mardi 23 février 2021

Le coureur de bois

Le coureur de bois.

Gravure de Noël-Eugène Sotain (1816-1874) parue dans le numéro
de mai 1862 du Journal de l'Instruction publique, à Montréal, et ornant
 le texte d'Adolphe de Puibusque que l'on peut lire ci-dessous. 

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)



 Ces glanures ont présenté ces dernières semaines deux textes d'Adolphe de Puibusque (1800-1863), cet administrateur public et homme de lettres français qui a séjourné à Montréal et Québec de 1846 à 1850 (voir la notice biographique mise à jour dans De Montréal à Québec en hiver). Les gens qui n'ont pas encore eu l'occasion de parcourir ces récits captivants, et qu'on lit avec plaisir tellement sont exquises les descriptions par Puibusque de nos paysages et mœurs de l'époque, peuvent y accéder en cliquant sur ces deux illustrations : 




   Voici maintenant une autre partie du Voyage inédit de Puibusque, cette fois consacrée à nos légendaires coureurs des bois. L'auteur fait ici œuvre d'historien. Selon le regretté analyste littéraire Jean Ménard :

 « Les travaux du chanoine Lionel Groulx, de Guy Frégault et de Marcel Trudel ont rendues périmées les œuvres de plusieurs aimables lettrés qui se sont, au dix-neuvième siècle, penchés sur l'histoire du Canada. Néanmoins, le témoignage de Puibusque ne doit pas être écarté, car il eut accès à des documents inédits. Ainsi il raconta, à l'aide d'un manuscrit, certains épisodes de la carrière du sieur du Lhut. Cent ans ne s'étaient pas écoulés depuis la cession et la date de l'arrivée de Puibusque au Canada. Même lorsqu'il se contente de généralités on le lit avec plaisir. […] Puibusque était un bon prosateur. Comment en douter, après avoir lu l'exquis récit qu'il fit d'un voyage d'hiver de Montréal à Québec ? Autant que Philippe Aubert de Gaspé et que Joseph-Charles Taché, cet essayiste savait observer avec acuité les mœurs canadiennes les plus pittoresques ». (Jean Ménard, Xavier Marmier et le Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, 1967, p. 65-66).

 Tout comme pour les deux premiers récits de Puibusque présentés par ces glanures et qui ont suscité un intérêt aussi important qu'étonnant, il est possible de constater dans les lignes qui suivent la justesse de l'affirmation de Jean Ménard que vous venez de lire... 


Adolphe de Puibusque 

Le coureur de bois

 

Extrait d'un Voyage inédit aux
États-Unis et au Canada


Publié dans le 
Journal de l’Instruction publique
Montréal, numéros de 
mai et juin 1862





 

    Le coureur de bois est un type français que les premiers besoins de la colonisation ont fait naître au Canada et qui a disparu avec le progrès : c’était le missionnaire du commerce, le porte-balle de la civilisation ; que d’aventures, que de légendes, que de comédies naissaient sous ses pas et germaient autour de lui ! On pourrait résumer toutes ces existences curieuses en une seule et faire un livre charmant. On y montrerait l’homme hardi et rusé du vieux monde trompant sans cesse la cruauté du sauvage et opposant les subtilités de l’esprit à la férocité des instincts ; un caractère résigné à la peine, actuellement gai, et portant sur toutes ses faces l’empreinte française, mêlerait des rayons de joie aux plus sombres perspectives. Cette philosophie du savoir-vivre dans les bois au milieu de tous les dangers et de toutes les privations ne se manifesterait jamais par un vain étalage de paroles; elle éclaterait dans les faits.

    Le Canada, on le sait, ne fut d’abord qu’une mission apostolique ; on n’y allait que pour gagner des âmes : c’était sous Louis XIII, et l’influence d’Anne d’Autriche, qui dirigea ces premières expéditions, était éminemment religieuse ; mais bientôt survint une compagnie commerciale qui voulut faire des bénéfices. La seule source de trafics était le commerce des pelleteries ; on commença par prendre tout ce qui fut trouvé aux lieux où l’on s’établit. Cette ressource fut bientôt épuisée, on employa l’intervention des sauvages de ces localités pour obtenir les pelleteries des nations éloignées ; mais on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il résulterait de cette agence une grande augmentation dans les prix et que le plus simple était de faire la commission soi-même.

    Restait à savoir comment trouver les routes, de quelle manière se présenter sans être reçu à coup de flèches par des nations que l’on ne connaissait pas, desquelles on n’était pas connu, et dont on ignorait la langue. Et puis, il fallait porter des vivres et des marchandises.

    Toutes ces difficultés auraient arrêté les hommes les plus intrépides ; elles n’arrêtèrent pas les Français ; ils partirent courbés sous d’énormes balles ou traînant sur la neige de longues clisses de bois, mourant partout sans que le mouvement s’arrêtât ; ce sont là les vrais pionniers de la colonisation. Ils éclairèrent ensuite la marche de tous les voyageurs illustres qui allèrent soit au nord vers la baie d’Hudson, soit au sud vers l’Illinois ou le Mississipi, qu’on ne découvrit que plus de soixante ans après la fondation de Québec.

    Il y eut dans ce commerce aventureux de très bonnes et très mauvaises chances ; on comprend que ceux qui arrivèrent les premiers chez des nations inhabituées au commerce et riches en pelleteries en obtinrent tout ce qu’ils voulurent. Ils revenaient dans les villes de la colonie portant une riche ceinture, des plumes sur la tête et affectant un luxe prodigue ; en quelques jours ils dissipaient ce qu’ils avaient gagné ; mais ces quelques jours de profusion créaient de nombreux imitateurs qui ne demandaient qu’à repartir avec eux.

    Ce fut l’âge d’or des coureurs de bois. Les missionnaires, épouvantés des désordres auxquels ils se livraient, ne tardèrent pas à les dénoncer comme des corrupteurs publics, qui à force d’eau-de-vie, leur seule marchandise, perdaient les mœurs des sauvages. L’autorité rendit arrêté sur arrêté pour leur barrer le chemin ; elle construisit des forts dans les lieux de passage, et astreignit les coureurs de bois à prendre des congés qu’elle ne délivrait qu’aux marchands les plus honorables. Cette question de l’eau-de-vie a joué un grand rôle dans l’histoire du Canada ; elle divisa un moment l’autorité civile et l’autorité religieuse, ce qui amena de graves désordres. On trafiquait des congés, et rien ne pouvait les empêcher d’arriver aux plus mauvaises mains. Voici comment s’exprimait à ce sujet le gouverneur du Canada, comte de Frontenac, le 2 novembre 1672, dans une lettre à Colbert :

    “ [...] Les coureurs de bois deviendront à la fin, si l’on n’y prend garde, comme les bandits de Naples et les boucaniers de Saint-Domingue, leur nombre s’augmentant tous les jours, nonobstant toutes les ordonnances qu’on a faites et que j’ai encore renouvelées avec plus de sévérité qu’auparavant depuis que je suis ici. Leur existence, à ce qu’on m’a dit, va au point de faire des ligues et de semer des billets pour s’attrouper, menaçant de faire des forts et d’aller du côté de Manatte [Manhattan] et d’Orange [Albany, capitale de l’état de New York.] se vantant qu’ils seront reçus et auront toute protection… Mais j’irai dès le petit printemps à Montréal pour les observer de plus près, et je vous assure que j’essaierai d’en faire un exemple si sévère que cela servira pour l’avenir.

    Je vous supplie seulement de considérer que, quelque bonne volonté que j’aie d’exécuter vos ordres et d’accomplir toutes vos intentions, un gouverneur de la manière dont je me trouve ici, n’est guère en état de le pouvoir faire. Je suis sans troupes et sans aucunes munitions de guerre. Il n’existe qu’une barque qu’on appelle La Suisse ; je vais en canot, ce qui est plutôt la voiture d’un sauvage que d’un ministre du roi. Il faudrait construire un petit brigantin fort léger à 14 ou 16 rames ; on y emploierait les coureurs de bois ; ce serait une espèce de scola, comme on appelle à Venise la galère qui est toujours vis-à-vis la place Saint-Marc.

    M. de Frontenac, vieillard d’une rare vigueur, n’y allait pas de main morte, on le voit, à l’égard des coureurs de bois, mais il fit plus de bruit que de mal, parce qu’il se sépara de l’évêque, le digne Monseigneur de Laval, dans la question de l’eau-de-vie, et soutint un commerce qui était évidemment la cause de tous les abus. Je sais qu’une terrible concurrence était survenue, celle des Anglais, et que non seulement ils offraient partout de l’eau-de-vie comme nous, mais qu’ils la vendaient même à meilleur marché ; nous avions, il est vrai, d’autres marchandises auxquelles les sauvages s’étaient accoutumés et qui pouvaient la remplacer avec avantage dans le commerce. L’eau-de-vie, on ne saurait trop le répéter, était la ruine des mœurs, et les coureurs de bois ne savaient que trop bien s’en servir pour égarer la raison des sauvages qu’ils voulaient tromper.

    “Il y a deux sortes de coureurs de bois, écrivait l’intendant Duchesneau au ministre, le 13 novembre 1681. Les premiers vont à la source du castor chez les nations sauvages des Assiniboines, Nadoussieux [Sioux], Miamis, Illinois et autres, et ceux-là ne peuvent faire le voyage qu’en deux ou trois ans.

    Les seconds, qui ne sont pas en si grand nombre, vont seulement au-devant des sauvages et des Français qui descendent jusques au Long-Sault, la Petite-Nation, et quelquefois jusqu’à Michilimakinak, afin de profiter seuls de leurs pelleteries pour lesquelles ils leur portent des marchandises, et le plus souvent, rien que de l’eau-de-vie, malgré la défense du roi, dont ils les enivrent et les ruinent. Ceux-là peuvent faire leurs voyages à peu près dans le temps qui vous a été marqué (cinq ou six mois), et même dans un temps beaucoup plus court. Il n’est pas facile au prévôt de prendre les uns ou les autres, si l’on n’est pas appuyé de personnes sans intérêt ; pour peu qu’ils soient favorisés, ils reçoivent des avis ; les bois et les rivières leur donnent une grande facilité de se soustraire à la justice ”.

    Dans cette lettre, le nombre des coureurs de bois est estimé à 500, dont le sieur du Lhut est le principal. Ce sieur du Lhut, que l’on croit ancien mousquetaire, n’était pas un homme du commun ; c’est à lui qu’on dut la découverte des Sioux. Après l’expédition si fameuse de M. de Frontenac contre les Iroquois, il fut laissé avec le grade de capitaine dans le fort Cataracoui.

    Le 2 juillet 1679, encore par les ordres de M. de Frontenac, il planta les armes du roi dans le grand village des Nadoussioux appelé Izathio, où jamais Français n’avait été non plus qu’à Sougaskicou et Houetbatons, distants de ces premiers de 120 lieues, où il a aussi fait arborer les armes royales. Il fallait prévenir par ces prises de possession les Anglais et les Espagnols établis du côté de la Californie. Le 15 septembre de la même année, il fit donner aux Assenipoulaka et autres nations du nord un rendez-vous au fond du lac Supérieur pour leur faire faire la paix avec les Nadoussioux ; ils s’y trouvèrent tous et il les réunit ensemble.

    Au mois de juin 1680, il prit un canot avec un sauvage et quatre Français pour faire sa découverte par eau : il entra dans une rivière qui se décharge à huit lieues du fond du lac Supérieur du côté du sud, où il se rendit au fond de cette rivière, et ensuite gagna un lac qui se décharge dans une rivière qui le conduisit jusque dans celle du Mississipi.

   L’ascendant qu’avait pris du Lhut sur les sauvages était tel qu’il n’hésitait pas à sévir contre eux avec la dernière rigueur quand les circonstances l’exigeaient. En voici un exemple : étant commandant à Michilimakinac dans la région solitaire du lac Supérieur, il fut informé que deux sauvages avaient pillé et tué un Français, et on lui nomma les deux meurtriers. Lorsque toutes les nations y furent assemblées au nombre d’environ 800, aussitôt il fit prendre les armes à ses hommes qui n’étaient que trente et fut arrêter les deux assassins, qu’il fit attacher. Les chefs se réunirent pour savoir de quoi il était question ; puis quand ils surent le sujet, ils apportèrent nombre de paquets de castor pour rançonner les coupables. Du Luht leur dit que comme ils avaient tué un Français, il fallait que tous les deux périssent. Ils représentèrent que, puisqu’ils n’avaient tué qu’un Français, un seul devait mourir. Toutes représentations furent inutiles ; on tint un conseil de guerre où ils furent condamnés à avoir la tête cassée ; ce qui fut exécuté en présence de tous ces peuples qui n’osèrent faire aucun mouvement[1].

    Voici encore une autre action de du Lhut qui porta la terreur chez les Iroquois, la plus redoutée de toutes les nations sauvages : les Iroquois tenaient des partis considérables le long de la grande rivière (rivière des Outaouais) pour tâcher de prendre quelque canot montant ou descendant des Outaouais ; ce qui détermina le gouverneur de Montréal, M. de Callière, à envoyer un parti au lac des Deux-Montagnes, commandé par du Lhut.

    Comme il n’y avait ordinairement que deux ou trois hommes pour exploiter chaque canot de voyageurs, du Luht, pour tromper l’ennemi, partit du bout de l’île de Montréal pour traverser le lac des Deux Montagnes dans trois canots montés de dix hommes sur lesquels il en fit coucher huit, ne laissant paraître que deux hommes qui nageaient. Lorsqu’il eut traversé le lac et qu’il fut dans le détroit de la rivière, il vit venir à lui quatre canots ennemis de sept ou huit hommes chacun. Pour les engager au large, il fit semblant de fuir, lorsqu’ils furent à portée de pistolet, tous les Français se levèrent ; les Iroquois firent leur décharge sans tuer personne et se dirigèrent en toute hâte vers le rivage. Nos Français les eurent bientôt joints et culbutés dans l’eau ; ceux qui ne furent pas tués furent faits prisonniers. Un des canots qui ne s’était pas assez approché gagna terre et se sauva. Les prisonniers furent amenés à Montréal, où toute la populace et les sauvages domiciliés demandèrent que par droit de représailles ils fussent brûlés ; ils furent donc attachés au poteau et brûlés les uns après les autres. Cet exemple fît changer la conduite des Iroquois, qui n’osèrent plus faire brûler les Français [2].

Cornelius Krieghoff, Camp indien (1848).

(Source : Hughes de Jouvencourt, Krieghoff, Montréal,
Stanké, 1979 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

    Malheureusement pour les coureurs de bois, ils n’étaient pas toujours sous la protection de du Luht, et combien ont péri soit dans la profondeur des bois, sous des wigwams inhospitaliers sans qu’on ait pu savoir ce qu’ils étaient devenus. Un d’entre eux, menacé d’être mis à mort et entouré déjà de plus de vingt sauvages armés, imagina un plaisant stratagème :

    —Qu’allez-vous faire ? dit-il. Mes amis, en me frappant, vous vous frapperez vous-même ; sachez que je vous porte tous dans mon cœur.

      On s’étonne, on veut des preuves.

    —Soit, dit-il, vous en aurez. Il place un petit miroir sur sa poitrine et les fait approcher les uns après les autres ; chacun se reconnaît et ne doute plus ; le pauvre voyageur est sauvé.

    Vive l’esprit ! C’est une précieuse ressource qui a souvent servi aux coureurs de bois, mais parfois ils en ont abusé et se sont attiré de fort méchantes affaires. Un d’entre eux, un des premiers, ayant été très-bien reçu chez une nation sauvage qui n’avait jamais vu d’Européen, leur fit connaître l’usage des armes à feu ; il leur vendit des fusils communs et de la poudre. Ceux-ci firent une chasse fort abondante et eurent par conséquent beaucoup de pelleteries à vendre. Voulant tout acheter, sans bourse délier, le coureur de bois leur fit croire qu’il ne dépendait que d’eux de renouveler leur provision de poudre.

    —Il suffit, leur dit-il, de semer ce qui vous reste dans une savane ; cela poussera comme votre blé d’Inde.

    Les Missouris furent enchantés de cette indication ; ils l’en récompensèrent comme de la plus belle découverte, et ne manquèrent pas de semer toute la poudre qui leur restait ; ce qui les obligea à traiter de toute celle du voyageur français, qui en retira un bénéfice considérable en peaux de castors, en loutres et en hermines. Puis, il descendit la rivière jusqu’aux Illinois, où commandait alors M. de Tonty. Les bons Missouris allaient de temps en temps dans la savane pour voir si la poudre levait : ils avaient eu soin de mettre un gardien pour empêcher les bêtes malfaisantes de ravager leur prétendue récolte : mais ils finirent par reconnaître la duplicité du Français.

    Il est bon d’observer qu’on ne trompe les sauvages qu’une fois, et qu’ils s’en souviennent ; ceux-ci résolurent de se venger sur le premier de notre nation qui viendrait chez eux. Cela ne tarda pas. L’appât du gain excita notre coureur de bois à envoyer son associé avec un assortiment de marchandises. Dès que les Missouris eurent appris qu’il était l’associé de celui qui les avait dupés, ils lui prêtèrent la cabane publique qui est au milieu du village pour y déposer ses ballots, et dès que sa marchandise fut étalée, ils entrèrent en tumulte et la mirent au pillage ; de sorte que le pauvre traiteur fut défait de toute sa pacotille sans aucun retour de la part des sauvages: il courut porter plainte au grand chef de la nation, qui lui répondit d’un air grave :

    —Ami, on te fera justice, mais il faut pour cela attendre la récolte de la poudre que nos frères ont semée par le conseil de ton compatriote ; tu peux compter, foi de Sagomas, que j’ordonnerai alors une chasse générale, et que toutes les pelleteries du gibier seront la récompense d’un secret si important.

    Le voyageur eut beau alléguer que peut-être la terre des Missouris n’avait pas les propriétés de la terre de France, où la poudre vient très bien ; il fallut qu’il se retirât fort allégé et bien confus d’avoir reçu une telle leçon de pareils gens.

    Mais il y eut une revanche, car les coureurs de bois ne se laissaient point battre aisément : l’un d’eux arma une pirogue qu’il chargea de bagatelles ; il remplit un baril de cendre et de charbon pilé au-dessus desquels il mit un peu de poudre. Arrivé au pays des Missouris, il étala toutes ses babioles dans la grande cabane pour voir si les sauvages seraient tentés de les enlever ; ceux-ci, en effet, les pillèrent. Le Français fit alors beaucoup de bruit, injuria fort les pillards et courant au prétendu baril de poudre qu’il avait préparé, il le défonça, prit un tison allumé et cria :

    —Je vais faire sauter la cabane ; ne faites point un pas ou je mets le feu ; vous viendrez tous avec moi au pays des esprits.

    Les sauvages effrayés ne savaient que faire ; les Français qui étaient hors de la cabane disaient que leur frère avait perdu l’esprit et qu’il ne le retrouverait que quand on lui aurait rendu ou payé ses marchandises. Les chefs coururent haranguer par le village pour faire rendre gorge aux habitants. Le peuple fut ému ; chacun apporta dans la cabane tout ce qu’il avait de pelleterie. Alors le Français déclara que l’esprit lui était revenu ; le chef lui présenta le calumet ; ils fumèrent ensemble, et notre coureur de bois emporta pour près de mille écus en bonnes pelleteries ; les sauvages émerveillés de sa résolution lui donnèrent le nom de Vrai Homme ou Homme de valeur.

    Bossu, auteur des Nouveaux Voyages des Indes occidentales, livre extrêmement curieux, raconte des faits qu’il dit lui être arrivés et qu’on peut croire dérobés à l’histoire des coureurs de bois :

    “Un jongleur des Allibamons me rencontra sur la rivière de ce nom, dit-il, tandis que je faisais force de rames pour remonter le courant. Il me demanda de l’eau-de-vie, je lui en donnai une bouteille, et il la but à l’instant avec les sauvages et sauvagesses qui l’accompagnaient ; il me pria de lui donner une seconde bouteille, je refusai ; cela le fâcha, et pour m’intimider, il me déclara que si j’insistais dans mon refus, il allait faire la médecine contre moi, c’est-à-dire, m’enchanter avec mon canot.

    —Bien, répondis-je, je suis médecin moi-même, nous verrons qui en sait le plus long.

    Un peu interloqué, mon jongleur ne put dissimuler son étonnement...

    —Je ne te croirai, me répliqua-t-il, que lorsque je t’aurai vu faire ; commence.

    —Après toi.

    —Non, je suis connu pour médecin, et toi tu ne l’es pas ; fais-toi connaître...

    Il eût été inutile de prolonger cette querelle de préséance ; mon sauvage avait d’excellentes raisons pour ne point prendre le pas. Je me décide donc et je débute par des contorsions effrayantes. Je parle au papier parlant, et cette conversation mystérieuse prépare à merveille la scène que je veux jouer.

    —Retire-toi, retire-toi, criai-je à mon sauvage ; je veux être seul un moment ; dès que l’esprit sera revenu, je t’appellerai.

    Le jongleur s’éloigne et me laisse seul, c’est l’usage, et plus que tout autre, il a intérêt à s’y conformer ; cinq minutes suffisent à mes préparatifs.

    —Approche, mon frère, dis-je à mon antagoniste ; vois-tu cette peau de chat-tigre ?

    —Oui.

    —Elle est plate comme un gant.

    —Oui...

    —Il n’y a plus dessous un seul morceau de chair ni un seul os ; tout est sorti par cette incision que tu aperçois sur le col.

    —Eh bien ! Je te défie de rendre la vie à l’ancien habitant de cette peau, de le faire voir et marcher.

    Le jongleur sourit et renifle, double manière d’exprimer l’incrédulité et l’ironie.

    —Tu penses que tu badines et que tu te moques de moi ; vas, tu n’es pas médecin ; tu n’es qu’un ignorant. Regarde ! Déjà la peau remue ; je vais toucher les yeux avec cette gomme de pin et ils brilleront comme deux étoiles au firmament.

    En parlant ainsi, j’enchâsse dans un cercle résineux deux yeux d’émail, et je pique avec une épingle un gros écureuil que j’avais glissé dans la peau, et qui naturellement se porte vers la tête où brille un rayon de lumière. À cet aspect, le faux magicien est saisi d’effroi ; il crie que je suis médecin et très médecin. Mais je ne m’en tiens pas là. Je lâche l’animal qui s’agite entre mes bras, et il se précipite dans la direction des sauvages en faisant rouler d’une manière surnaturelle la peau qui le renferme. C’est à qui fuira : les femmes crient et les hommes sautent à terre. J’avais un compère qui s’élance aussitôt, saisit la bête et me la rend en faisant mine de la frapper ; je la prends de nouveau, je la serre contre mon corps pour escamoter l’écureuil et les yeux d’émail ; puis je pousse un grand cri, feignant d’être mordu ; mon compère frappe encore ; l’animal semble résister ; mais je le saisis à mon tour, et je jette aux pieds des sauvages sa peau redevenue plate comme avant. Ce second prodige ne les étonna pas moins que le premier.

    —Ce chat ne méritait pas de vivre, m’écriai-je, je l’ai replongé dans le néant pour avoir osé mordre son maître et sauter aux jambes des hommes rouges, nos frères amis ; cependant, si ta médecine vaut la mienne, essaie, et, en cas de danger, je te secourrai comme cet homme m’a secouru.

    —Je n’en ferai rien ; ma médecine n’a pas de pouvoir sur les chats morts.

    —Et mon canot ; n’as-tu pas dit que tu pouvais l’arrêter ?

    —Oui, je le pouvais tout à l’heure ; je ne le peux plus maintenant. Médecin contre médecin, il n’y a plus rien à faire.

    Pour un sauvage, la réponse était d’un goût très subtil. “Corsaires contre corsaires, ne font pas leurs affaires”, a dit La Fontaine, et mon jongleur ne l’a certainement pas lu ; mais il est tout simple que les vérités naturelles se retrouvent dans les bois.

    Une fois reconnu médecin, et médecin supérieur à tous les médecins allihamons, je fus assailli de questions et de prières ; on m’apportait des malades et l’on ne se lassait pas de me demander des miracles. Le jeu était dangereux. Les sauvages n'aiment pas plus les devins qui se trompent que les manitous qui restent sourds à leurs vœux. Plus d’un médecin pris en flagrant délit d’homicide par imprudence, par impuissance ou autrement, a été condamné à suivre son malade au pays des esprits ; on supposait qu’il retrouverait là celui qu’il avait perdu. Pour éviter un pareil sort, je déclarai qu’averti par la blessure que j’avais reçue de mon chat, j’avais fait complète abjuration d’un art si périlleux, et que je renvoyais respectueusement tons les malades au maître de la vie, qui saurait beaucoup mieux les guérir”.

    Un coureur de bois fit un tour de médecine qui, bien qu’infiniment plus simple que le précédent, le mit en grande considération auprès des sauvages. II leur montra une petite fiole remplie de mercure; cela leur parut magnifique, et ils voulurent l’avoir.

    —Je vous donnerai tout très volontiers, à l’exception de la fiole, qui m’est nécessaire.

    Et aussitôt il versa le vif-argent sur le plancher.

    —C’est à vous, leur dit-il ; ramassez-le.

    Ils n’en purent jamais venir à bout ; le mercure s’aplatissait sous leurs doigts, se divisait, s’éparpillait et roulait en tous sens. Ébahis à cette vue, ils soupçonnèrent que c’était un esprit qui se transformait ainsi pour leur échapper. Le coureur de bois prit une carte et ramassa les globules de mercure éparses sur le plancher et qui s’amalgamèrent de nouveau dans la fiole. Cette concentration ne parut pas moins merveilleuse que la division en perles liquides. Mais ils regardaient encore l’esprit avec inquiétude, quoique rentré dans sa prison de verre, quand le coureur de bois versa un peu d'eau forte dans la fiole ; tout alors entra en dissolution et disparut. Les sauvages reniflèrent à qui mieux-mieux ; leur admiration était au comble.

    Heureux ces jours de naïveté et d’ignorance ! Hélas ! ils ne passèrent que trop tôt ; il ne fallait que de l’audace au coureur de bois pour se présenter aux nations inconnues et de l’adresse pour s’insinuer sous leurs wigwams ! Il se faisait recevoir guerrier et chef dans toutes les tribus en se faisant imprimer un chevreuil sur la cuisse. Protégé par les femmes, qu’il aidait dans leurs rudes travaux, quels bons repas il faisait ! Il avait du pain de maïs cuit sous la cendre, des poulets et dindes rôtis, des grillades de chevreuil, des beignets frits dans de l’huile d’ours, des langues de buffalos, des nez d’orignaux, des œufs de tortue.

    Le bon temps finit avec la Conquête. Non seulement les Anglais firent disparaître les nations sauvages, dont ils refoulèrent les débris dans les prairies de l’ouest, mais ils fondèrent la compagnie des fourrures, vaste monopole établi à la baie d’Hudson, et qui, de là, exploite toute la région du nord.

Adolphe de Puibusque

Journal de l'Instruction publique, Montréal, numéros de mai et juin 1862.

Le texte est d'abord paru le 22 septembre 1861 dans le Courrier des familles, à Paris.


Cornelius Krieghoff, Indiens chippewas au lac Huron.

(Source : Hughes de Jouvencourt, Krieghoff, Montréal,
Stanké, 1979 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)



[1] Extrait d’un recueil inédit de ce qui s’est passé au Canada au sujet de la guerre depuis 1682 ; ms.

[2] Extrait d’un manuscrit inédit. 

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