jeudi 29 octobre 2020

Coup de poing contre notre apathie intellectuelle et culturelle

Le journaliste Louis Francoeur (1895-1941) et le Château Frontenac, à Québec.

(Sources : Louis Francoeur : magazine L'Œil, 15 juillet 1941 ; Château Frontenac : BANQ)





Louis Francoeur fut incontestablement l'un des plus grands intellectuels et journalistes de l'histoire du Québec. En fait, des gens de plume et d'esprit de sa trempe, il y a très longtemps qu'il n'y en a plus chez nous. Pour vous donner un aperçu de sa valeur, voyez ICI cette glanure que nous publiions, il y a cinq ans, pour rappeler les circonstances de sa mort tragique. On peut aussi consulter ICI avec profit un article biographique que lui a consacré l'historien Mathieu Noël

Le 7 décembre 1940, soit six mois avant son décès, Louis Francoeur donnait au Château Frontenac, à Québec, une causerie devant le Cercle universitaire local, sur le thème «De la culture de l'esprit». 

Il s'agit en fait d'un véritable coup de poing contre l'apathie intellectuelle et culturelle qui, depuis déjà trop longtemps, se révèle comme l'une de nos principales tares nationales, et ce, au point même de fragiliser nos chances de survie en tant que peuple héritier de Nouvelle-France. (Déjà, dans les années 1880, le jeune écrivain et éveilleur Charles-Marie Ducharme déplorait ce qu'il appelait notre «indifférentisme littéraire»). 

C'était vrai à l'époque où Francoeur livrait ce discours, soit il y a quatre-vingt ans, et c'est, tragiquement, encore plus vrai de nos jours, comme on ne le constate que trop, notamment avec le médiocre sinon pitoyable niveau intellectuel des élites médiatiques, de même qu'avec les résultats désastreux du système bureaucratisé d'éducation issu de la soi-disant «révolution tranquille» pour lequel d'aucuns se pètent les bretelles en considérant ce même système comme s'il s'agissait d'une nouvelle «Merveille du Monde», alors qu'en réalité ce Moloch bureaucratique produit un analphabète plus ou moins fonctionnel sur deux finissants du secondaire, en plus de favoriser une ignorance généralisée quant à notre histoire nationale, et ce, sans parler des carences graves pour ce qui concerne la transmission de notre héritage littéraire et de la langue française elle-même, avec ces trop nombreux enseignants diplômés en «sciences» de l'éducation qui ne savent même pas écrire correctement. 

Il n'est donc pas fortuit qu'en 2020, notre compatriote moyen montre toutes les allures d'un courailleux de Costco, d'IKEA ou de Wal-Mart, écoulant sa vie dans ces déserts spirituels que sont les banlieues aux maisons de style carton-pâte toutes pareilles, disposées en rangs d'oignons et qui constituent des métastases architecturaux qui se propagent en enlaidissant affreusement le territoire québécois.


Quand on lit le discours que Louis Francoeur livrait à Québec il y aura donc quatre cinquièmes de siècle dans quelques semaines, on mesure surtout à quel point on a au Québec manqué le bateau en matière d'instruction publique. C'est que depuis 1960 surtout, on a fait radicalement le contraire de ce que Francoeur prescrivait alors qu'il sonnait l'alarme devant le règne de la médiocrité qu'il voyait se répandre et s'incruster en nos contrées. 

Francoeur appelait à rehausser le niveau de nos exigences académiques, tandis que ce qu'on a fait depuis, c'est imposer le nivellement par le bas avec nos affreuses polyvalentes et ces usines à bourrage de crâne que sont trop souvent les cégeps, et maintenant avec nos universités qui, aux mains d'extrémistes de gauche plus ou moins délirants (en fait plus délirants que moins), imposent une censure idéologique aussi bête que stupide qui, entre autres funestes effets, tue la culture. Tout cela au nom de ce que plusieurs parmi nos beaux esprits d'aujourd'hui appellent benoîtement la «lutte contre l'élitisme»... comme si rôdait autour du Québec des années 2020 la menace de produire trop d'esprits d'élite... ! 

On en entend déjà ânonner qu'avant c'était pire encore qu'aujourd'hui. Les faits montrent qu'au contraire, c'est bien pire de nos jours qu'avant. Et de toute manière, si avant c'était tellement mauvais, ce n'était quand même pas une raison pour faire pire encore, comme on l'a fait au cours des six dernières décennies et à coups de dizaines de milliards de dollars gaspillés dans le système bureaucratisé d'éducation, avec les résultats que nous connaissons et qui sont désastreux au point de compromettre gravement nos chances de survie nationale, et ce, ne serait-ce que pour ce qui concerne la transmission quasi inexistante de notre héritage historique et littéraire. Et ne parlons pas de la propagation du « franglais », dans ce qui nous tient lieu d'élites, avec notamment l'une des plus furieuses adeptes de ce jargon des colonisés, l'ineffable Catherine Dorion, cette enfant de la haute bourgeoisie de Québec qui siège à l'Assemblée nationale et qui pousse sa farce, qui est pourtant déjà plus que grotesque, jusqu'à se pavaner en tant que porte-parole officielle de son parti en matière de langue française... 

Si donc Dorion incarne l'«elvisgrattonisation» de la gauche, ce n'est guère mieux du côté de la «droite-jambon», avec par exemple la plupart des animateurs de Radio X de Québec, qui, en plus de prôner un matérialisme hédoniste aussi bête que réducteur et simpliste, se font eux aussi un devoir de massacrer notre langue (ils sont même contre l'idée de la protéger) et qui, eux aussi, souffrent de carence de vocabulaire au point de se sentir obligé de truffer chacune de leurs phrases de trois ou quatre mots anglais... 



Voici donc de substantiels extraits du coup de poing que donnait Louis Francoeur il y aura bientôt quatre-vingts ans, en espérant, quoique sans se faire trop d'illusions, que cette décapante lecture puisse favoriser l'émergence d'une salutaire prise de conscience quant à ce qui ne va pas du tout au pays du Québec, et qui ne va certainement pas mieux en 2020 qu'en 1940. Esprits jovialistes et frileux, prière de s'abstenir : 


De la culture de l'esprit

par 

Louis Francoeur

Causerie donnée au premier déjeuner 
du Cercle universitaire de Québec, au 
Château Frontenac, le 7 décembre 1941.

(EXTRAITS)

Le texte de la causerie, dont des extraits
substantiels sont présentés ci-dessous, a
été publié en mars 1941 dans la revue
Le Canada français, quelques mois avant
la mort accidentelle de Louis Francoeur.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

[…] Avons-nous, dans ce que nous pouvons appeler notre élite, l’amour et le goût de la culture ? Avons-nous cette quasi-divine curiosité de l’esprit qui animait, par exemple, Thomas More, Érasme, Montaigne, Leibniz ou Bossuet, pour ne rien dire de Thomas d’Aquin ? Il en est quelques-uns qui la possèdent, mais constatons qu’ils sont rares.

Et, pourtant, quoi de plus beau, quoi de plus noble, quoi de plus bienfaisant pour soi-même, de plus utile pour les autres, que ce besoin de connaître, servi par la volonté de connaître ? Quelle joie plus pure que celle de s’affiner l’esprit, d’acquérir la méthode de penser, de parfaire sa faculté de juger ?

L’homme qui s’est meublé l’esprit et dressé le jugement, selon les préceptes d’une discipline raisonnée, est parmi les plus heureux qui soient. Il se suffit à lui-même ; il trouve en lui-même les consolations, les dérivatifs, les plaisirs raffinés, l’univers même. Rien ne le laisse indifférent, s’il s’est habitué à aller au fond des choses, à juger au mérite vrai, à se servir de son sens critique, à ne voir le détail qu’à sa place dans l’ensemble, à vivre ses symphonies intérieures.

S’il a beaucoup accumulé et quelque peu réfléchi, le thème le plus simple se développera chez lui en cyclorama, intarissablement riche. On parlait tantôt de Thomas More et d’Érasme ; la seule mention de ces noms, ou d’un seul, ouvre tout de suite des horizons illimités où les plans s’agencent, s’éclairent, se combinent en un paysage intellectuel aussi vaste que splendide. C’est le XVIe  siècle, c’est la Réforme, c’est le passage du Moyen Âge à l’époque moderne, c’est la traduction de la Bible, c’est Ronsard, c’est François 1er, c’est Rabelais, c’est Henri VIII, c’est Palestrina, ce sont les châteaux de la Loire. Songez seulement à ce que chacun de ces thèmes principaux offre de perspective à l’intelligence évocatrice.

L’homme qui se donne pour l’un des objectifs de sa vie d’atteindre à une certaine culture, a nécessairement l’esprit ouvert, ouvert à tout, dégagé des préjugés, des idées simplistes, des bobards qui courent les rues. Il veut connaître, mais connaître dans la vérité, connaître intensément, avec amour. C’est justement Montaigne qui l’a dit : « On se lasse de tout, si ce n’est de connaître ».

Mais pour connaître, il faut apprendre ; il faut apprendre à apprendre, c’est-à-dire se soumettre à une discipline qui fonctionne en même temps qu’on absorbe les notions des choses. L’autodidacte est une exception. On pourrait même dire une dangereuse exception. Pour apprendre, il faut des maîtres. Et cela nous amène à quelques autres aspects importants de notre problème.

Ce que les observateurs les plus sagaces et les mieux informés nous reprochent justement, c’est d’être, dans l’ensemble, un peuple tiède, plutôt nonchalant, sans beaucoup d’ardeur ou d’entrain, content de formules commodes, tendant à se satisfaire d’une confortable et facile médiocrité. Nous pouvons aisément compléter la pensée de nos amis étrangers, puisque nous avons droit de nous juger nous-mêmes, entre nous, dans le mauvais comme dans le bon. La médiocrité, c’est l’ennemie de la culture. Elle implique la timidité, l’horreur de la fatigue, l’inaptitude à la précision, la peur de l’effort, le manque de goût pour la persévérance. Elle se traduit dans la pratique, par l’à-peu-près, le bon garçonnisme, l’absence de passions fortes. On respecte les routines commodes, on tend à être de l’opinion de tout le monde, parce que c’est moins compliqué que de se former la sienne. Au lieu de vouloir exceller, on se pose comme idéal celui de ne pas se singulariser et d’être bien accommodant.

Si l’on disait que notre pire défaut découle probablement de cet ensemble, serait-on dans l’erreur ? Notre groupe canadien-français a-t-il les nerfs affaiblis, l’esprit un peu ralenti par son climat ? Beaucoup le prétendent. Mais n’y a-t-il que cela ? Nous a-t-on donné le culte de la précision, l’amour indéracinable de la tâche bien faite du travail obstiné, de la hardiesse spirituelle, de la culture en soi ? 

L’idéal de notre pratique courante, c’est le monsieur qui n’a pas d’ennemis, celui dont tout le monde dit : « C’est un si bon garçon ». Celui ou celle qui sort du conformisme, qui ne pense ni n’agit comme le vulgaire, même qui dit « non » carrément, et « oui » avec flamme, attire sur soi l’attention. Il est facile de faire comme les autres, de dire comme tout le monde, de suivre les ornières qui portent toutes seules, de compter plutôt sur le hasard que sur le travail, d’être toujours bien-pensant, de flairer d’instinct les ennuis d’une discussion serrée, de ne pas dire blanc quand la masse dit noir… C’est facile, mais où cela mène-t-il ?

Appliquée, par exemple, à l’acquisition des connaissances, base de toute culture, la tendance à la médiocrité produit de désastreux effets. On se contente d’à-peu-près, on écrit à-peu-près, on raisonne à-peu-près, on sait à-peu-près, et des générations se suivent de parents à-peu-près satisfaits de ce que les enfants retiennent à-peu-près de maîtres qui savent à-peu-près. La vie se teinte de la même grisaille, en tout. Si l’on est à-peu-près bon chrétien, que l’on se comporte à-peu-près convenablement, si l’on est à-peu-près ponctuel à son bureau ou à ses affaires, ou à-peu-près ordonné dans la conduite de son foyer, on est à-peu-près sans reproche, puisqu’on est à-peu-près comme tout le monde, et que les commérages sont à-peu-près inexistants de la part de ceux qui sont des amis à-peu-près sûrs. À-peu-près…

Quand M. Taché donna à notre province sa devise, « Je me souviens », que n’a-t-il ajouté « à-peu-près » ? Ou serait-ce que, depuis lui et son époque, nous nous soyons amollis, émoussés, affadis, attiédis ? Les longues patiences, l’application laborieuse, le goût de la recherche, le culte de la précision, l’amour de la certitude, la notion claire agencée à sa vraie place, dans un ensemble de connaissances certaines, nous semblent de moins en moins familiers. Sans cela, pourtant, pas de culture. Faut-il se battre les flancs pour trouver d’autre explication que celle-là à certaines faiblesses, à certains échecs trop constants pour être accidentels ?

Il paraît que nos jeunes gens ne veulent plus de ces années d’apprentissage et d’application sans lesquelles on n’apprend vraiment rien. Les tâches dures les effraient ; la médiocrité immédiate semble, à plusieurs, préférable à l’aspérité immédiate, d’où sortira à son heure la prééminence.

Portrait de Louis Francoeur dans
J.-Arthur Lemay, Mille têtes, 1931.

On dirait que nous avons peur de nous salir les mains, fils de terriens que nous sommes tous. Du reste, le nombre de nos jeunes qui se refusent d’avance à toute lutte, qui se ferment l’esprit à toute future acquisition de bagages, qui s’arrêtent le mécanisme de vie, se traduit par d’innombrables demandes de postes faciles et d’emplois routiniers. Nous sommes quelques-uns à voir dans ce phénomène le plus inquiétant des mauvais présages. Si ceux-là qui entrent dans la vie se refusent à marcher sur la route, à remplacer ceux qui tirent le char depuis longtemps, le jour viendra où les vieux bras ne pourront plus haler en haut de la côte, et nous nous embourberons à tout jamais.

Remarquez-vous combien le nombre des spécialistes est restreint chez nous ? C’est toujours la même petite phalange, le même petit groupe qui travaille et qui produit : parce que ce sont les mêmes hommes et les mêmes femmes qui ont eu la patience de pousser leurs études, d’acquérir méthodiquement, bref de travailler, tout simplement de travailler. Et puis, par dessus le marché, de se discipliner l’esprit.

Il est un double aspect de l’état des choses intellectuelles chez nous, aspect qui me frappe et qui en frappe d’autres : c’est le petit nombre des maîtres, c’est le manque de direction. Nous avons beaucoup d’excellents professeurs, mais nous pouvons compter les maîtres, dans le sens européen, français du mot, de ces hommes doctes et forts, dont la science et l’autorité attirent, qui s’occupent de leurs disciples avec la vigilance de la poule qui surveille ses poussins. Les rares maîtres que nous avons ne reçoivent pas toujours l’auréole de prestige qui les consacre et qui leur est nécessaire. En d’autres termes, ils s’arrangent comme ils le peuvent, et d’habitude plutôt mal que bien. On les ignore outrageusement.

De leur côté, nos jeunes gens ne recherchent pas les disciplines âpres, souvent austères, qui leur apprennent à penser, à juger, à travailler, à produire. On dirait qu’on a peur de l’homme de prestige, comme on a peur de la vérité forte. On aime mieux l’honnête moyenne, celle qui ne casse rien, ne déroute personne, se conforme à toutes les routines et sombre dans toutes les prudences.

Vous avez peut-être rencontré l’homme instruit, professeur, journaliste, qui, dans l’intimité, voit juste et parle franc. Et quand vous lui dites : « Monsieur, que n’enseignez-vous publiquement ce que vous m’avouez dans le privé ? Que ne le prêchez-vous, au lieu de le cabaler sous le manteau ? » N’est-ce pas que neuf fois sur dix, vous vous faites répondre : « Y pensez-vous, on me lapiderait ; les esprits ne sont pas encore mûrs ». À ce compte, Monsieur, ils ne le seront jamais…

Et voilà bien le drame de la situation. Ceux qui devraient enseigner, ceux qui devraient précisément mûrir les esprits se dérobent trop souvent. Il leur manque cette qualité, spécifiquement virile, qu’est le courage manifesté par la franchise, la franchise des faits qui n’est autre que l’expression de la loyauté intellectuelle. Si, d’une génération à l’autre, on se comporte toujours un petit peu plus peureusement, notre élite, déjà si restreinte, s’amenuisera de plus en plus, au lieu de s’accroître.

Dans la situation politique et économique qui est la nôtre, il faut à tous les degrés, dans tous les domaines, des maîtres et des chefs ; il faut que leur action soit libre pour être utile ; il faut que leur rayonnement ne puisse être intercepté par un écran d’hypocrisie ou un voile de peur. En d’autres termes, on doit leur donner loisir et licence d’enseigner ce qu’ils savent. Pusillanimité n’est pas vertu. Ceux qui ont fait quelque chose, qui ont bâti quelque chose, qui ont créé quelque chose : les prophètes de l’Ancien Testament, les législateurs de la Cité Antique, les apôtres de l’Évangile, les maîtres de la science, les réformateurs de la société, n’ont eu d’autorité, d’influence, de force irrésistible, que parce qu’ils disaient ce qu’ils pensaient, avec audace, et qu’ils agissaient selon qu’ils parlaient. […]

Chez nous, nous avons un plus grand besoin de maîtres, de disciplines raisonnées, souples et modernes, orientées en vue d’une culture, qu’on n’en a besoin aux pays de vieille civilisation. Car nous devons lutter contre un handicap très sérieux, qui est l’absence de climat intellectuel, d’atmosphère. En France, en Angleterre, en Belgique, la tradition vit en des monuments historiques qui sont à tous les pas. L’enfant, à ses premières années, d’étude a le choix des bibliothèques, des musées, des salles de concert. Il n’y a pas pour lui le travail d’adaptation artificielle qui s’impose à nous. Rome et sa civilisation, le moyen âge et ses fastes de gloire, le XVIIe et le XVIIIe siècles, avec leurs richesses de littérature et d’art, ce sont des réalités qu’il côtoie tous les jours. La cathédrale est toute proche, il la connaît ; on lui en a expliqué le sens, le symbolisme et la splendeur. Dans la région, sinon dans la ville, il est un vieux palais, une abbaye, une route romaine, un château et presque toujours un emplacement qui évoque ou illustre un fait de l’histoire. De plus, il y a les traditions de famille : on est professeur de père en fils, et l’on fréquente les familles de même milieu, de même carrière, tout comme en France, on est général de père en fils, et en Angleterre, parlementaire de père en fils. On va à telle école, à tel lycée, pour la raison première qu’on n’aurait pas l’idée d’aller ailleurs. À la maison, presque toujours, le père et souvent la mère s’occupent de l’instruction des enfants ; le professeur est souvent un ami de la famille ; on s’habitue à causer, à lire. Causer, lire. . . Comme ces arts se perdent !

Des maisons comme Stanislas, comme Louis-le-Grand, Normale, Polytechnique ou comme Eton, Rugby, Magdalen, Downside, comme l’ensemble très particulier qu’est Louvain, perpétuent des us et coutumes de formation, d’éducation auxquelles le changement fréquent des programmes ne modifie rien.

Ici, nous souffrons vivement de l’inexistence de cette atmosphère qui incite les choses à marcher toutes seules en aidant les esprits à se meubler. Il nous faut acquérir de façon livresque, d’abord, ce que les petits Européens assimilent dans l’air qu’ils respirent. Le travail de la culture en devient tout de suite plus ardu. Nous avons le désavantage d’être astreints à de longues préparatoires pour aborder un enseignement où les petits voisins trouvent leur place prête. Cela n’aide pas à la multiplication du nombre des hommes cultivés. Il est bien difficile, par ailleurs, à ceux que nous avons parmi nous, d’exercer un grand rayonnement, parce que la culture n’intéresse pas grand monde.

Nous sommes, sous ce rapport, américanisés, dans le pire sens du mot. En voulez-vous un exemple ? Un avocat, un médecin, peut, sans le moindre inconvénient, passer ses soirées au cercle, à jouer au poker, ou ses après-midi au champ de golf ; personne ne l’en blâmera. Mais, s’il ne manque aucun concert, s’il s’occupe de littérature, s’il se plaît dans l’aimable compagnie où l’on passe trois heures à ergoter de philosophie ; s’il peint, s’il écrit, s’il fait de la musique, il y a des chances qu’on dise de lui en souriant : « C’est un artiste ; il n’est pas sérieux ». Ce qui excède la taille moyenne agace. On le déteste, on jalouse même ce qui excelle.

Nous avons parmi nous une demi-douzaine d’hommes de premier plan, formés aux sévères disciplines du laboratoire scientifique. Quelquefois on les exécute d’un mot : « Il est bien savant, mais c’est un sacré fou ; il ne fera jamais d’argent ». Dans la carrière des lettres, c’est encore pis ; l’homme de lettres, ici, ne peut être qu’un amateur, car il n existe absolument rien pour lui permettre de vivre de sa plume, s’il ne va dans le journalisme ou s’il n’accepte un poste de fonctionnaire. Or, l’atmosphère du fonctionnarisme n’incite pas toujours aux travaux de l’esprit.

Quant au journalisme, c’est un métier, une profession, qui ne garde avec la littérature, croyez-moi, que des rapports très lointains. Le journalisme devient vite tellement absorbant, il exige tellement de travail, de relations, de lectures, de temps perdu ; il force à tant d’occupations diverses qu’il ne laisse pas à celui qui veut en faire vraiment une carrière le repos de l’esprit et le calme extérieur sans lesquels le chef-d’œuvre ne s’écrit pas.

Dans cet aspect particulier, corollaire, si vous le voulez, de notre thèse générale, on pourrait s’arrêter à une bonne trentaine de constatations ; dispensons-nous en. Ce que nous venons d’ébaucher nous permet de voir combien difficile est la tâche, d’abord d’inculquer, puis de maintenir le goût des choses de l’esprit. Il faut avoir ce goût pour en comprendre l’importance, pour déplorer qu’il ne soit pas plus répandu, et pour constater comme il a besoin d’être éclairé, chauffé constamment pour ne pas s’affadir, s’assécher et disparaître.

Et nous voici dans un cercle vicieux. Nous manquons de maîtres : première constatation. La tâche de maintenir le flambeau est de plus en plus difficile ; donc, il nous faut des maîtres meilleurs : deuxième constatation. Et c’est entre ces deux pôles que le sens critique fait la navette. Si je dis un aphorisme, comme celui-ci : « Nous ne savons pas penser », cela veut dire que la discipline spéciale qui apprend à penser fait défaut chez nous. On nous a appris la logique comme une science morte, ceci dit d’une façon générale.

Or, qui ne sait penser a peine à juger. S’il ne juge, le sens critique manque ; et s’il n’a de sens critique, son discernement fait défaut. Il ne sait pas distinguer, il ne sait pas classer, il n’a pas l’idée claire, le verbe précis, la connaissance exacte. C’est toute la question. On a dit du Canadien-français qu’il juge d’après ses impressions sentimentales ; c’est souvent vrai. Et ceci nous amène à notre point de départ : il s’en tient volontiers à l’idée toute faite et à l’à-peu-près. C’est souvent qu’il ne peut faire autrement ; on ne le lui a point enseigné.

Apprenez-lui un fait qui le déroute. Quelle sera sa première réaction ? « Cela ne se peut pas, cela n’est pas vrai ». Pressez-le, tassez-le, serrez-le. Vous constaterez qu’il ne montre pas toujours la curiosité intellectuelle qui est l’un des signes certains de l’amour de la vérité. Ce que vous lui dites l’ennuie, lui déplaît ; il ne s’y attend pas. Et comme l’imprévu, le nouveau, l’inconnu trouvent habituellement dans son esprit un barrage, il est d’abord scandalisé et souvent il se choque. Il n’aime pas le novateur, et le doute méthodique lui est inconnu. Il est très heureux tel quel. Il se contente d’un nombre restreint d’idées et de notions vagues, de certitudes empiriques qu’il n’a pas vérifiées. Il confond l’accessoire avec le principal, il ne nuance pas. Nuancer est un effort qui exige une certaine souplesse intellectuelle: il ne l’a pas toujours acquise. Nuancer…

Un tel peut être excellent magistrat, et parler comme une bourrique ; un livre peut être de très noble inspiration, tout en s’avérant illisible ; le meilleur père de famille au monde peut bien, en d’autres domaines que la paternité, s’être acquis la réputation d’une buse stridente. Ce sont là choses sans rapport, dont chaque élément séparé ne se relie point à l’autre élément. Et c’est fréquent chez nous, dit-on, que de n’avoir point, faute de sens pratique, le véritable discernement des valeurs, le sens inné de la classification. On ne met tout de même pas au même niveau d’importance le caractère sacerdotal d’un homme et le talent poétique du même homme, quand il se croit inspiré par une muse gauchère. Pourtant cela se fait.

Ici se dessine notre conclusion. Rien ne sert d’apprendre si l’on ne reçoit en même temps une méthodologie qui apprenne à classer, à distribuer ce qui entre dans la tête. Il est inutile d’accumuler des notions premières si l’on n’a l’instrument qui permette d’en dériver le produit final. Peut-être savons-nous passablement de choses ? C’est assez facile. Combien en savons-nous de façon nette et juste ? L’accumulation pêle-mêle de connaissances disparates n’est pas la culture, non plus que ne l’est la spécialisation prématurée dans une seule connaissance. La culture, c’est le résultat d’un équilibre discipliné, harmonisé, dosé, balancé. C’est un état, comme dirait le philosophe, état où l’on n’entre pas si l’on n’a eu de maîtres pour en ouvrir la porte. Le flou, le vague, ce qu’on retient plus ou moins au hasard de lectures souvent mal digérées, le vernis superficiel, la teinte ne sont pas l’imprégnation en profondeur. Le chevalier de l’à-peu-près, du plus ou moins, du presque bien, du passable n’est pas l’homme cultivé. Même s’il a de l’esprit et le sens de l’à-propos rapide.

Ne commettons pas l’erreur simpliste d’esprits singuliers, mais sans culture vraie, qui font porter à quelques individus, à quelques groupements, la responsabilité première d’un état de chose sorti des circonstances. Ce n’est la faute de personne si l’histoire nous a dirigés comme elle l’a fait. C’est commettre une injustice grave que d’imputer à nos éducateurs passés, par exemple, tout ce que nous constatons de défectueux ou d’insuffisant dans notre vie intellectuelle. N’oublions pas que nos pères étaient de pauvres gens illettrés, et que pendant deux siècles ils ont dû convertir une terre nouvelle en pays habitable, et en vivre. Ils ont lutté contre les éléments, contre la pauvreté, contre les hommes, contre la distance ; il s’agissait pour eux de vivre. Ils l’ont fait.

Après la Conquête, ils ont continué de lutter, mais pour leur survivance ethnique, pour le maintien de leurs institutions. Ils ont combattu. Dans ces conditions, on ne peut les blâmer d’avoir, d’abord, bâti des séminaires pour assurer la continuité du flot des missionnaires et des prêtres de paroisse ; d’avoir donné le pas aux hôpitaux sur les musées, aux pensionnats de jeunes filles sur les théâtres, aux écoles d’artisanat sur la salle de concert. Si l’on oublie ce point de départ, on se fausse toute la perspective et l’on dit des sottises. Du reste, nos pères pouvaient-ils transporter avec eux la France, son climat et ses richesses ? Ils n’emportaient pas sur les mers l’esprit et l’atmosphère d’une société ancienne et raffinée qui, du reste, n’était pas la leur, puisqu’ils étaient de pauvres paysans. Ils vinrent sans le sou, contrairement aux Anglais qui colonisèrent la Virginie et la baie de Boston.

Cela posé, la conclusion s’en tire toute seule : nous sommes maintenant sortis de nos maladies d’enfance, ou du moins de la plupart d’entre elles. Nous devons nous mettre au pas, entrer dans le temps présent, nous outiller, nous fortifier, nous instruire, penser et juger comme des adultes. Ce qui était parfait en 1640 ne l’est plus en 1940. Nous sommes en un temps particulièrement dur de l’histoire humaine, où seuls les très forts ont chance de survivre. Il ne sert à rien de gémir de sa malchance vraie ou supposée, de blâmer les autres de ses propres faiblesses, de fermer les yeux quand on a peur que la vérité les crève. Nous avons, depuis une soixantaine d’années, vécu dans la tiédeur de toutes les routines, nous comportant comme si nous devions échapper aux conséquences de la marche du monde. Tous les jours, à la discussion des événements qui se déroulent à chaque minute, on rencontre des tenants de cette ineptie : « Nous, cela, ne nous regarde pas », ou d’autres qui refusent de vivre dans un pays réel d'un univers réel.

La vérité, c’est que le centre du monde se déplace. Il s’en vient vers l’Amérique, et le courant migratoire, qui est un besoin de la race humaine, se dirige de notre côté, que nous le voulions ou non. Si nous tenons à vivre, il va falloir beaucoup travailler, dans tous les domaines. Nous allons avoir un besoin de plus en plus grand d’hommes et de femmes formés, outillés, disciplinés et blindés.

Dans l’ordre de l’esprit, il y aura de moins en moins de place pour le conventionnel et le médiocre. Il va falloir apprendre à penser et à juger, comme il va falloir élargir le monde de nos connaissances personnelles, pour atteindre à ce point que rien d’humain ne nous soit étranger, que notre esprit soit libre des préjugés et des ignorances qui sont en train de ruiner l’Europe, que nous soyons renseignés à la minute sur tout ce qui se passe, afin de n’être jamais laissés pour compte. […]

La culture de l’esprit peut s’acquérir dans les universités, mais elle s’acquiert aussi ailleurs. Plus il y aura de groupements où l’on étudiera, où l’on travaillera, où l’on causera intelligemment, plus le commun niveau intellectuel remontera. Tous nous pouvons, autour de nous, par notre exemple et notre influence, donner à ceux qui nous entourent l’amour des choses de l’esprit, sous toutes les formes qu’elles peuvent prendre.

Ce que nous avons reçu, nous avons l’obligation de le transmettre, vous comme moi. N’oublions pas que nous ne sommes point nombreux et que nous avons des devoirs envers nos frères. Ils veulent apprendre, ils veulent savoir. Ils peuvent exiger beaucoup de nous, que les circonstances ont favorisés. Ils croient en nous. Est-ce honorable pour nous et charitable envers eux de nous enfermer dans le secret et de mépriser les multitudes ? C’est bien la pire forme d’égoïsme que celle qui porte à trouver son trésor trop beau pour le faire admirer à ceux qui en voudraient acquérir, par les mêmes moyens que nous, un semblable.

Nous sommes quelques-uns à croire que la santé de sa vie intellectuelle est aussi importante à un peuple que la santé économique. Du reste, qui dira que les deux s’excluent ? La plus grande prospérité des peuples a correspondu, de tout temps, avec le plus bel essor de ces peuples dans le domaine de l’esprit. Pensez à l’Angleterre d’Elizabeth ou de Victoria, à la France de Louis XIV. Pensez à toute la Renaissance, à la période américaine de 1920, que la postérité jugera autrement que nous ne le faisons.

N’oublions pas que la fameuse phrase d’il y a 150 ans : « La République n’a pas besoin de savants », se disait au moment des assignats et de la ruine économique de la France. -FIN-


En 1924, Louis Francoeur avait publié, avec son ami l'écrivain Philippe Panneton 
dit Ringuet, Littératures à la manière de..., un recueil de pastiches d'auteurs et de
personnalités diverses du Québec d'alors. L'exemplaire ci-dessus est dédicacé par 
Francoeur et Panneton à leur ami le Dr Roméo Boucher.

(Collection Daniel Laprès)


Publications en hommage à Louis Francoeur, suite à son décès accidentel le 31 mai 1941.

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lundi 18 mai 2020

Charles-E. Harpe, l'un de nos plus beaux esprits, mais si méconnu...

Charles-E.Harpe (1908-1952)

(Source : courtoisie Gaston Deschênes)



Quand on scrute et fouille les œuvres littéraires publiées dans le Québec d'antan, on est étonné du nombre de bijoux petits ou grands que l'on déniche, et ce, bien plus souvent que ce que nous ont laissé croire ceux selon qui la vie de l'esprit et la création au Québec seraient nées en 1960 avec la soi-disant "révolution tranquille" alors qu'avant, tout ou presque n'aurait été que "grande noirceur". 

Il arrive même que l'on découvre alors quelques-uns des plus beaux esprits que notre peuple issu de Nouvelle-France aura produits, mais dont, pour toutes sortes de raisons dont certaines laissent perplexes, on n'a jamais entendu parler. 

Il en va ainsi de Charles-E. Harpe, né en 1908 à Lévis et mort, âgé d'à peine 43 ans, en 1952. Auteur de trois volumes (contes, poésie, récit), Harpe était poète, musicien, chanteur, dramaturge, metteur en scène, en somme un artiste polyvalent qui se démenait sans compter pour faire vivre chez nous les arts et la culture, notamment dans nos campagnes. Ses pièces de radio-théâtre s'attiraient un vaste auditoire dans la région de Québec. En 1952, quelques semaines avant sa mort subite, il était élu président de la Société des poètes canadiens-français. Son nom était donc bien connu de son vivant.

Ses pièces de théâtre étaient jouées partout au Québec et même au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Angleterre, même si elles étaient snobées à Montréal, comme on peut le lire ci-dessous dans l'article de Jeanne Grisé-Allard. Il créa aussi et organisa un nombre important de grandes reconstitutions historiques théâtrales, que l'on appelait à l'époque des « pageants », auxquelles participaient des acteurs et actrices qui pouvaient se compter par dizaines et même par centaines, selon les besoins du spectacle, et qu'il entraînait et dirigeait tous. 


Comme nous en informe Le Soleil du 2 août 1952 (voir l'article reproduit au bas de la présente glanure), c'est d'ailleurs lors d'une représentation d'une de ces pièces à grand déploiement qu'il est mort, d'une crise cardiaque et carrément dans les bras de ses acteurs, à la manière des Molière et Louis Jouvet, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska, le 31 juillet 1952. Juste avant d'expirer, sachant que sa mort était imminente, il a demandé que les représentations prévues soient quand même jouées en souvenir de lui, puis ses derniers mots furent : « C'est beau, c'est beau... continuez... » 

Et alors qu'il reposait, mort, en coulisses, les acteurs ont donné du meilleur d'eux-mêmes sur scène, devant le public qui n'était pas conscient du drame réel qui continuait de se jouer. N'y aurait-il pas là une scène sublime de film, n'y aurait-il pas quelque créateur de cinéma québécois qui puisse être assez inspiré par cette vie hors du commun que fut celle de Charles-E. Harpe et par sa mort tout à fait à l'image de la vie qu'il mena pour stimuler et propager l'amour des arts, de la culture, des lettres, et aussi de la patrie, partout dans nos contrées ?


Charles-E. Harpe à l'oeuvre, quelques minutes avant d'être
fatalement foudroyé par une crise cardiaque. Moins de cinq
minutes après, il était mort. Cet émouvant document est
paru dans Le Soleil du 2 août 1952.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Découvrir Charles-E. Harpe, c'est faire connaissance avec un auteur de génie dont l'écriture se révèle aussi vivifiante que foisonnante de beautés, par une maîtrise de la langue française dont certains passages confinent au sublime. C'est se laisser saisir ― sinon décrasser l'esprit   par l'élan de générosité qui animait cet homme de lettres au cœur grand comme l'univers. C'est aussi se sentir touché par son amour partout palpable pour la patrie et le peuple qui l'a faite et qui la continue. À preuve, cliquez sur chacun des titres de ces quelques poèmes issus de sa plume, et constatez le calibre de cet homme de lettres et le souffle de sa poésie qui donne des ailes : 



    Voix de la solitude


   ― Clair de lune

En somme, ce qui animait tout l'être et qui inspirait toute la création littéraire et artistique de Charles-E. Harpe, c'était de sentir grandir en lui « un infini bonheur de partager le songe des étoiles », comme il le dit dans son poème Guirlandes aux éprouvés.

Il faut le dire sans détour : le fait que, sauf dans son village de Saint-Aubert-de-l'Islet où la bibliothèque publique porte son nom, Charles-E. Harpe soit totalement inconnu et ignoré au Québec d'aujourd'hui, et cela depuis très longtemps, est profondément injuste, sinon choquant. Il y a des raisons à cela, et on peut soupçonner que la profonde foi catholique de Harpe y est pour quelque chose, ayant sans doute contribué à inciter certains "révolutionneux tranquilles" à l'enterrer à jamais dans l'oubli en lui déniant tout intérêt littéraire ou autre, privant ainsi le peuple québécois du legs de l'un des plus beaux esprits et l'un des créateurs les plus prodigieux qu'il aura produits.

D'ailleurs, il peut être judicieux de souligner le fait que Harpe était certainement beaucoup moins bigot que ses censeurs qui se targuent de "modernité", de "liberté de création", "d'ouverture d'esprit", etc., lui dont la culture générale était tout simplement imposante et qui n'hésitait pas à citer dans ses écrits des auteurs aussi éloignés des sacristies que l'étaient le poète communiste Louis Aragon ou même un écrivain sulfureux comme André Gide...

Un exemple concret de cette censure moderniste se trouve dans le Manuel de la petite littérature du Québec, qu'a publié en 1974 l'écrivain et auteur de téléromans à succès Victor-Lévy Beaulieu, qui de nos jours est encore une sorte d'icône à vénération obligatoire qu'il serait téméraire, sinon périlleux, de ne pas encenser.

Dans cet ouvrage voué à dénigrer de manière plus ou moins grotesque et souvent injuste la littérature d'esprit catholique produite au Québec d'antan, Beaulieu, à la manière peu subtile d'un anticatholique convulsionnaire, ne manque pas de caricaturer d'une manière tout aussi grossière que réductrice à l'extrême un livre de Charles-E. Harpe, Les croix de chair, paru en 1946 et dans lequel sont exposées les réflexions de l'auteur suite à son expérience de trois années dans un sanatorium, ayant souffert de la tuberculose qu'il finira par vaincre. Ce livre, qui recèle des pages d'une beauté à couper le souffle sur le plan littéraire, se révèle comme un cri d'espoir, un appel à la fraternité et à la solidarité envers les personnes, dont nombre d'enfants, atteintes par cette cruelle maladie, qui alors était souvent fatale. Harpe y sonne aussi le clairon de la lutte contre les préjugés qui ostracisaient les tuberculeux, qui aussi nuisaient à leurs chances de guérison et qui, trop souvent, bloquaient leur avenir une fois guéris.

Mais c'est ce même livre dans lequel Beaulieu prétend voir ― attachez votre tuque ― rien de moins que « tout le sadomasochisme religieux québécois de notre grande noirceur ».

C'est comme ça, par cette censure par dénigrement, qu'on disqualifie et qu'on enterre une deuxième fois après sa mort un auteur dont on ne partage pas certaines vues et valeurs, en lui déniant ou en taisant tous ses mérites littéraires qui pourtant sautent aux yeux dès qu'on a la chance de lire de ses écrits. C'est comme ça aussi qu'on prive un peuple de l'héritage de certains de ses meilleurs esprits et de ses plus talentueux créateurs.

Voici des passages substantiels et tout-à-fait représentatifs de l'esprit véhiculé dans le livre dont Beaulieu juge le contenu si obscurantiste et morbide :

« Quelle erreur de se croire plus malheureux que les autres, plus affligé que ceux dont le courage est assez puissant pour dissimuler les larmes et les défaillances sous des mines superbes et des sourires épanouis ! Les surfaces les plus calmes cachent parfois des gouffres de tristesse, et nul ne peut imaginer les tragédies qui se jouent quotidiennement au fond des âmes résignées » (p. 59).


« La contemplation de l'enfance incite aux plus nobles reculs dans le domaine de la pensée. La jeunesse, c'est la vie en marche, c'est l'avenir prometteur, c'est le rêve que l'âme garde précieusement comme un viatique et qui doit nous révéler, plus tard, une étonnante splendeur. 
C'est en se penchant, à un certain âge, sur cette merveille passée en d'autres yeux, que nous retraçons les joies inappréciées au temps des pleurs faciles et des ignorances dorées. Oui, en contemplant ces vies en fleurs, il nous vient infailliblement un goût de pureté au cœur, un baume qui rafraîchit les plaies développées par les ans dans la chair vive de nos destinées. C'est comme si l'on passait nos doigts sur la poussière d'un clavier, jadis sonore, où s'est joué le prélude des ascensions et des faillites de notre existence. Et devant cet arche d'alliance qu'est un petit enfant, devant ce tabernacle où se perpétue le don de vie, on jongle amèrement avec ses rêves brisés, ses espoirs déçus, anéantis, fixant d'un œil mélancolique le sentier fermé des jouissances paradisiaques. Hélas ! tant de petits ne savent plus sourire... Et tant de vies se fanent avant leur épanouissement... » (p. 83-85).

Parlant des enfants qui jouaient dans la cour du sanatorium, Harpe nous sert cette petite pépite d'or littéraire : 

« Le chant des oiseaux du ciel se confondait avec celui des oiseaux de la terre » (p. 94).

Sur les préjugés qui ostracisent les tuberculeux et empoisonnent leur vie : 

« Quelle idiotie ! Comme si le bacille était un pou volant. Et n'allez pas croire que j'exagère. On n'invente rien en rapportant les propos abracadabrants de ces porteurs et porteuses de germes autrement plus dangereux que l'autre ; car les hommes, comme les femmes, se nourrissent, se délectent des mêmes plats et deviennent les obèses de la bêtise » (p. 118). 

Charles-E. Harpe, photo à la « une »
du Photo-Journal du 6 avril 1950.

(Source : BANQ)

Voyez également ces autres extraits tout aussi révélateurs de l'esprit qui animait l'auteur et de la qualité de sa plume : 

« Le stage sanatorial nous aura appris, entre autres choses, qu'une fraternité plénière, sans ombre d'intrigues, est un magnifique présent des dieux dans la zone ou elle déploie ses indulgences » (p. 127). 

« Il y a aussi les soirées de famille, le billard, le jeu de cartes, le cinéma, la musique... la musique magicienne, imprécise, et qui déroule son rêve dans notre langage individuel » (p. 133). 

« Hélas ! par la force des choses et, avouons-le, par nos défectibilités, il fallut renoncer à ces aspirations, s'arrêter en plein vol et traîner dans la poussière des ailes déchirées... » (p. 137). 

« Assemblons-nous ce soir, mieux que jamais, serrons les rangs, troupeau des buissons épineux, il fera plus chaud quand passera tout à l'heure la poudrerie des souvenirs. Car nous ne sommes pas, oh non ! des matriculés quelconques : parce que la même émotion nous fait un petit nœud dans la gorge, parce que les mêmes nostalgies s'entassent dans nos pensées, pour tout cela et parce que nous souffrons les uns par les autres, nous nous aimons, sans distinction, en cette nuit où toute l'humanité ne devrait être qu'un immense brasier d'amour » (p. 161-162). 

S'adressant à des bénévoles qui avaient organisé une fête de Noël au sanatorium : 

« Vous êtes venus comme les Mages, les bras chargés de présents, mais surtout les yeux remplis de lumière, afin d'allumer dans nos regards un firmament d'étoiles, nous faire oublier l'exil du foyer, les angoisses de la maladie et, pour plusieurs, le délaissement moral si pénible à l'âme et au cœur » (p. 172).

En conclusion, alors que Harpe est sorti du sanatorium, la maladie ayant été vaincue : 

« Tu entres dans la vie... me dit le soleil dorant les ruissons de la rue fumante ; tu entres dans la vie... me disent les oiseaux gonflés de trilles dans la fraîcheur des arbres en bourgeons ; tu entres dans la vie... semble me crier la terre entière que je regarde du sommet de ma nouvelle liberté avec des yeux d'enfant ébloui par la somptuosité des choses, avec l'enthousiasme d'un prisonnier relâché, soudainement pris de vertige dans la densité de la lumière.  Libre ! je suis libre ! Et, le cœur tressaillant, je marche sans me presser, me laissant entraîner par les vagues humaines dans le chenal de l'existence... » (p. 179-180)

C'est donc dans le livre où se trouve tout ce qui précède et plus encore dans la même mouture, que Victor-Lévy Beaulieu a prétendu voir ― il vaut la peine de répéter son outrance ― « tout le sadomasochisme religieux québécois de notre grande noirceur ». Difficile de sombrer plus creux dans l'imposture... 

Mais bon, on peut se consoler de tant de mauvaise foi et, surtout, en apprendre plus et mieux sur le remarquable écrivain et artiste qu'était Charles-E. Harpe, en nous tournant vers les témoignages d'une émouvante sincérité qu'une femme et un homme de lettres qui, eux, ont connu Harpe et son œuvre, ont cru important de livrer afin de commémorer à la fois son passage sur notre terre québécoise et tout ce qu'il a donné à son peuple, le nôtre. D'abord Jeanne Grisé-Allard, poétesse et écrivaine dont on peut lire une notice biographique sous son poème Quand tu seras partie, en 1953 dans la revue Amérique française, suivie de Jean-C. Plourde, de l'Union des jeunes écrivains, en 1955 dans La Gazette des campagnes, le tout suivi de quelques articles d'époque : 


Mon ami Charles Harpe

par Jeanne Grisé-Allard

Jeanne Grisé-Allard (1904-1997)
poétesse et écrivaine.

(Source : Madeleine Gleason-Huguenin,
Portraits de femmes, tome 1, Montréal,
éditions La Patrie, 1938, p. 150).


Poète délicat, excellent épistolier, conteur intéressant, écrivain radiophonique, conférencier, auteur de pièces théâtrales, de « pageants » (grandes reconstitutions historiques théâtrales), et d'un remarquable jeu de la Passion. Il était de chez nous et trop peu l'ont connu.

Pourquoi existe-t-il des cloisons étanches entre des régions proches — Québec et Montréal par exemple — des cloisons où ne passent par de petites portes dérobées que certains dévots aimant respirer l'encens des chapelles ? Faut-il porter en écharpe son talent, pour qu'il soit reconnu, et partir en campagne, le bâton à la main, pour aller frapper à toutes les portes?

Charles-E. Harpe n'était pas de ceux-là, et pourtant, mieux doué que bien d'autres, il aurait pu chercher à s'imposer, nouer des intrigues pour arriver plus vite et plus haut, se bâtir un piédestal à même le granit rose de succès qui ne lui manquaient pas.

Il s'est contenté d'être le poète inspiré, écrivant par besoin et par amour, donnant pleinement sa vie à tout ce qui était beauté dans le domaine de la littérature et de la musique ; il lui a suffi d'être un fils aimant, cherchant dans l'art les premières joies de sa jeunesse. Patriote [...], il s'était donné comme mission de magnifier le théâtre populaire. [...]

Quand je l'ai connu... il portait peut-être sa première culotte longue, et j'avais des anglaises (longues boucles de cheveux nouées en spirale) sur le cou. On fêtait à Québec les noces d'argent littéraires de Ginevra (Georgiana Lefaivre), nous étions là pour avoir risqué dans les pages féminines du temps — les pages littéraires des journaux étaient bien des pages féminines par leur direction  — nos premiers essais, lui sous le pseudonyme de René DeBray, moi sous le modeste nom de Goutte d'eau. Il habitait Lévis, sa ville natale, où le hasard plaça son berceau en août 1908, alors que de l'autre côté du fleuve, on célébrait le troisième centenaire de la fondation de Québec par Samuel de Champlain.

À peine de retour dans mon village, je recevais sa première lettre. Ce fut le début d'une amitié littéraire aussi belle qu'il soit possible d'en rêver. Pourtant, à l'âge des émois du cœur, tous les liens au-dessus de ceux-là se nouaient, se renforcissaient avec les années, et quand j'appris brusquement la nouvelle de sa mort, par la radio, en juillet dernier, j'ai pleuré plus qu'un ami. Charles Harpe était devenu un frère auquel j'étais très attachée et dont j'admirais le talent sans cesse renouvelé. Sa dernière lettre était sur ma table de travail, je m'étais reprochée la veille de ne pas y avoir donné plus tôt une réponse.

Brisée, cette vieille amitié à peine marquée de sept ou huit rencontres en trente ans, brisée par l'impitoyable faux ! Je pourrais écrire, certes, tout un livre à sa mémoire. Mais je tenterai seulement d'élever un petit mausolée littéraire à la gloire de cet écrivain doué, trop tôt disparu, et d'ensemencer le tertre des fleurs du souvenir. Il les aimait tellement, les fleurs, surtout, m'écrivait-il un jour :

« Le lilas, la marguerite, et la pensée que j'appelle un petit museau de pékinois ».

Charles-E. Harpe était né artiste. Le Beau n’avait pour lui aucun secret, car il savait le découvrir partout. Il avait un nom bien prédestiné qu'il aimait, et je me souviens qu'il y a vingt ans, il l'écrivait presque toujours en image. Au bas de ses lettres, son prénom est suivi d'une petite harpe dessinée en quelques traits de plume.

Son écriture était elle-même tout un poème, on dirait une jolie guipure, régulière et serrée, mailles riches et pleines à nulle autre pareilles. Et chaque phrase était riche d'idées, chaque mot lourd de sens. Il était certainement un de ces maîtres rares en style épistolaire si négligé à notre époque. Et c'était pour lui aussi naturel que de respirer.

Charles-E. Harpe

Il va sans dire qu'il avait la parole facile. Je n'ai jamais entendu un conférencier plus vivant. Il était d'ailleurs servi par un regard étrangement brillant où l'intelligence et la gaieté mêlaient leurs feux, et par un timbre de voix prenant. Que d'aisance, de facilité de geste et d'élocution, soutenues par un sourire perpétuel. Sur une trame très solide, la phrase poétique était toujours d'une simplicité et d'une clarté inouïe. Dans son entourage, on a su en profiter sans doute, mais on aurait dû davantage se l'arracher pour la joie des auditoires. Je regretterai toujours que des efforts infructueux de ma part n'aient pas permis de le faire entendre à Montréal à la tribune de [l’émission radiophonique]  Votre auteur préféré. Il était de ceux qu'on aurait dû mettre à la première page du palmarès, ce n'était ni le talent ni les œuvres publiées, ni la réputation d'écrivain qui lui manquaient.

C'est au Collège de Lévis, évidemment, qu'en peut retrouver le petit écolier. Un grand désir d'étudier la littérature, de la comprendre, le poussa à s'inscrire plus tard au cours du professeur Viatte, à l'Université Laval.

Il publia d'abord, sous le pseudonyme de René DeBray (auquel il ajouta ensuite le nom de Stéphane), des poèmes et des chroniques en prose dans divers journaux et revues qui donnaient volontiers l'hospitalité de leurs colonnes à cette collaboration bénévole. C'est ainsi que se créaient et survivaient les pages littéraires. Mais c'est ainsi également que l'on vient au monde... au monde des lettres.

Ses poèmes étaient déjà beaux et pleins de souffle. Il s'enhardit donc un jour jusqu'à en adresser un à l'une de nos poétesses, alors en pleine gloire, lui demandant respectueusement, humblement, si elle jugeait qu'il avait un peu de talent et s'il devait travailler avec espoir de connaître le succès... On lui a retourné le poème froidement, tranchant dans le vif des plus beaux rêves, sans souligner même une rime, un mot, en lui disant de cultiver des choux, des navets, mais d'abandonner la poésie. Méchanceté, envie sans doute, hélas !

Protégé par les Muses, le jeune poète ne se découragea pourtant pas. Il adressa le même poème en Europe à un concours de jeux floraux... et gagna une fleur de genêt d'or. La discrétion m'empêche de révéler le nom de la poétesse qui se fit son implacable juge, et je n'ai pu malheureusement retrouver les dates et les précisions sur ce premier succès à l'étranger. J'ai vu dans le temps, les pièces justificatives, ayant passé une journée dans sa famille.

Je me souviens de son étroite chambre de garçon, avec lucarne en plein ciel. Il l'appelait « sa cage verte », elle était encombrée de livres, de papiers, de bouquets, mais il l'aimait bien. Il y passait tant d'heures à rêver. C'est de là qu'il m'écrivait le 7 juin 1936 :

« Vous avez raison, je suis un grand rêveur ! Est-ce un tort ? Je crois que le Rêve est le vêtement que, charitable, nous offre la vie, si décevante parfois, pour habiller nos misères et nos désillusions. D'ailleurs, le poète ne doit-il pas voir pour les aveugles, entendre pour les sourds, parler pour les muets ? Ne doit-il pas jouir pour les ignorants et souffrir pour les insensibles ? »

Il y avait la musique... Je sais qu'il l'aimait beaucoup, moins cependant que la littérature. C'était un peu son gagne-pain. Organiste de sa paroisse (Sainte-Jeanne-d'Arc, à Lévis), il donnait aussi des leçons de piano.

Il s'est amusé à mettre en musique un de mes premiers poèmes, Mon cœur est un village, dont je possède une copie de sa main. Ce poème, harmonisé plus tard par Jacques Aubert, fut chanté à la radio maintes fois.

Il travailla surtout sur un poème de Médailles de cire [recueil de poésies de Jeanne Grisé] qu'il aimait particulièrement. Il m'écrivait en juillet 1936 :

« Je souhaite que la musique de Mon cœur et mon espoir  vous plaise. C'est d'abord une plainte mineure dans le style quatorzième siècle, qui se fond — comme la glace — dans un accord majeur pour exprimer la foi aux amours éternelles. Puis, c'est un gazouillis d'oiseaux, c'est l'espoir qui chante, et pour finir le thème reprend sa gravité pour chanter, rire, pleurer tout à la fois ».

Il chantait à CKCV [station de radio de Québec], mais c'était le théâtre surtout qui l'attirait. Il rêvait d'en faire sa vie. Il voulait faire le plus de bien possible, recréer, instruire et édifier par le spectacle.

En 1930, Charles-E. Harpe faisait partie de la troupe de Julien Daoust ; il fut attaché à une troupe parisienne pour une saison d'opérette française. Mais il rêvait de pièces nouvelles, drames, comédies, revues et les sentait sourdre sous sa plume. Il se mit à la tâche et devint bientôt le régisseur d'une nouvelle troupe qui jouait exclusivement ses textes. Son théâtre, hors commerce, est abondant. Voici quelques-unes de ses pièces qui furent les plus populaires :

L'angélus de la mer, 3 actes ; La gardienne du foyer, 3 actes ; Le semeur de haine, 4 actes ; Le cœur d'un homme, 3 actes ; La croix d'une mère, 3 actes ; L'homme rouge, 4 actes ; La déserteuse, 3 actes ; La femme enchaînée, 3 actes ; L'amour pardonne, 3 actes ; La fin du rêve, 3 actes ; Chômeurs de luxe, comédie-bouffe en 3 actes ; et surtout : Sœur blanche, pièce en 5 actes, qui connut de grands succès particulièrement dans la Gaspésie, la Beauce, les Cantons de l'Est, la Matapédia, la région de Québec, au Témiscouata, au Nouveau-Brunswick et dans le Maine. Il a vainement tenté de faire jouer ses pièces à Montréal.

Charles-E. Harpe

Au cours d'une de ces tournées théâtrales, il fut victime d'un accident d'auto qui l'impressionna vivement, blessures peu graves mais choc nerveux terrible. En convalescence, il m'écrivait :

« J'ai encore bras et jambes, grâce au ciel et, sans doute, à la médaille miraculeuse que maman avait eu soin de coudre, secrètement, dans la poche intérieure de mon manteau et dont la découverte m'a fait pleurer ».

Plus tard, il fonda la troupe « Les artistes du terroir », oeuvre continuée sous le nom : « Les Copains de l'art ».

Poète des malades

Et voici qu'il devint « le barde des tuberculeux », comme dit si bien Gilles Morand dans Le Temps, il a chanté dans les strophes d'un pur lyrisme et de la meilleure veine poétique les sentiments des isolés. Sa carrière féconde, sa vie bien remplie, furent interrompues par son entrée à l'hôpital Laval où il séjourna durant trois ans.

« Que vous dire de mes trois années de réclusion, m'écrivait-il quelques temps après, renouant le fil de notre correspondance ralentie à l'époque de mon mariage. Les Croix de chair vous l'apprendront. Elles ont influencé ma vocation littéraire. Leurs causes ? La mort de maman, le 26 avril 1941. Je chantais à CKCV lorsque j'appris par téléphone qu'elle venait d'être foudroyée par une congestion cérébrale. Je crus devenir fou ».

En convalescence à Saint-Aubert-de-l'Islet, son médecin lui ayant recommandé la campagne, il publia ce recueil de magnifiques chroniques sanatoriales intitulées Les Croix de chair (éditions Marquis), où la prose et la poésie s'entrelacent merveilleusement. [...] Une version anglaise, The Human Cross, est restée je crois dans le domaine « À paraître » où se perdent tant de rêves.

Aux éditions Marquis également paraissaient, en 1947, un livre de contes et de poèmes sous le titre Le jongleur aux étoiles, ainsi dédicacé :

      Au labeur obscur de mon père,
      À la mémoire de ma mère
      Qui sut si bien porter la vie
      Comme une chape de lumière,
      Et qu'il m'est doux de retrouver
      Lorsque je m'évade du monde
      Pour jongler aux feux des étoiles.

L'année suivante, Charles-E. Harpe présentait un très beau recueil de vers, Les Oiseaux dans la brume, dédié à sa femme Gabrielle (éditions Marquis). M. l'abbé Arthur Lacasse, [lui aussi poète], en fit une juste et très élogieuse préface. Charles m'écrivait le premier août 1948 :

« J'ai reçu une visite chère : l'abbé Lacasse. Un beau vieillard de 80 ans, d'une étonnante verdeur. Pendant deux jours, ce fut un feu roulant d'anecdotes, de bons mots, de souvenirs... et de conseils. Musicien, il nous a charmés de ses propres œuvres. Et puis, j'ai communié à sa messe. Le parrain semblait fier de ce fait et quant à moi, c'est comme s'il était resté quelque chose de divin dans notre foyer depuis qu'il est venu ».

J'ai essaye de retrouver dans Les oiseaux dans la brume, mais en vain, quelque chose de ce premier recueil de poèmes prêt à paraître en 1936, et dont il me disait :

« N'est-ce pas qu'Harvey (Jean-Charles) sera un parrain magnifique ? Les cloches sonneront en septembre pour la rentrée des pâtres et des rêves ! Le titre : L'Oiseau de feu. Le recueil contient 65 poèmes, soit 1 227 vers. Vous serait-il agréable de lire le manuscrit en primeur ? »

Vers le même temps, il me parlait souvent de son Hébraïde. « Ce sera l'œuvre de ma vie ! » disait-il... « Elle est prête, j'attends un signe de Harvey ». (Je m'excuse auprès de M. Harvey de le mêler à ces souvenirs, sans lui en avoir demandé la permission, mais mon ami Charles avait pour lui une si haute estime et une confiance sans borne ).

Les trois livres publiés par Charles-E. Harpe, devenus introuvables depuis longtemps :
Le jongleur aux étoiles (contes et poésie, 1946) ; Les croix de chair (souvenirs et poésie,
1945) ; Les oiseaux dans la brume (poésie, 1948).

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Guéri tout à fait, Charles-E. Harpe épousait en juin 1947 Gabrielle Arsenault, de Saint-Aubert-de-l'Islet, et prenait possession d'une grande maison ancestrale qu'il décrivait ainsi :

« Changement d'atmosphère avec le sanatorium. Je possède un cabinet de travail, genre solarium, avec horizons magnifiques sur la campagne de Saint-Jean-Port-Joli, sur le large fleuve et sur les montagnes de la Baie St-Paul. Un grand jardin, un verger, un parterre précédant ce dernier, j'ai tout ce qu'il faut pour rimer dans l'extase des fleurs ou de la belle neige blanche qui ouate les branches du gros cormier encore en possession de ses grappes de corail. Je vis donc heureux dans le travail, dans un décor ravissant ».

On ne pouvait voir, en effet, plus beau cadre que cette maison hospitalière et trouver meilleure ambiance. C'était déjà un ravissement d'y vivre deux jours ! Le piano, des fleurs, de jolis meubles, des livres surtout, et cette paix si bienfaisante. Il semble que la vie aurait dû se continuer encore trente ou quarante ans dans un sillon si bien tracé.

La maison de Charles-E. Harpe au 17 rue Principale à Saint-
Aubert-de-l'Islet, telle qu'elle apparaît de nos jours.

(Photo Daniel Laprès, juillet 2019 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Charles Harpe avait une grande vénération et un filial souvenir pour sa maman d'ici-bas. Il ressentait une forte émotion aux dates anniversaires de sa naissance, de son décès, en la Fête des Mères. Sa photo était constamment sous ses yeux. [...]

Combien de nouvelles et de contes, d'études et de critiques littéraires principalement dans [a-t-il publiés dans] différents autres journaux et revues. On l'a trouvé, un certain temps dans Photo Journal et dans Le Bulletin des Agriculteurs.

Charlcs-E. Harpe avait certainement un don particulier pour les jeux scéniques. Il en écrivait les paroles et la musique avec un souffle poétique qui tenait de l'irréel. Et c'est avec un art consommé que l'auteur devenait ensuite réalisateur. Il créa pour l'Union catholique des cultivateurs Le Credo du Paysan, puis ce furent de remarquables « pageants » historiques, si bien que le juge E. Marquis l'avait surnommé « le troubadour de la vie paroissiale ».

Après un premier pageant à la mémoire de Philippe Aubert de Gaspé, il écrivit : Mon pays, mes amours ; Les Anciens Canadiens (à l'occasion du troisième Congrès de la langue française) ; Vive mon pays, vive la Canadienne ; Terre de nos aïeux (réalisation inachevée) et La moisson du souvenir. C'est au cours d'une répétition de ce spectacle que Charles Harpe tomba, foudroyé par une attaque d'angine, au milieu de ses acteurs pour qui il était vraiment un jeune dieu.

La moisson du souvenir... Combien ce titre lui-même devient prophétique ! Et document très émouvant, un photographe amateur, membre de sa troupe a merveilleusement réussi une photo, trois minutes avant sa mort, alors qu'il apportait les dernières retouches au narrateur du pageant.

Nous avons cru bon de reproduire cette introduction que Charles-E. Harpe avait rédigée 
et incluse dans la brochure de présentation de son « pageant » Les Anciens canadiens. 
On peut y percevoir non seulement la passion contagieuse de Harpe pour son métier 
d'artiste, mais également les valeurs qui l'animaient et qu'il véhiculait par ses œuvres, 
dont une évidente générosité, la coopération entre citoyens d'un même coin de pays, 
l'attachement à notre histoire autant locale que nationale et la célébration de la valeur 
morale et de la grandeur patriotique des fondateurs de la nation québécoise. À lire un 
tel texte, on comprend à quel point nous manquent, de nos jours, des artistes de la 
trempe d'un Charles-E. Harpe qui, il vaut aussi la peine de le souligner, avait travaillé 
bénévolement à la réalisation du « pageant » Les Anciens canadiens.

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La Vie de Jésus, de François Mauriac l'avait à ce point impressionné qu'il m'écrivait en juin 1936 :

« Quel chef-d'œuvre ! La religion ne m'a jamais fait comprendre plus humainement le Calvaire de l'Homme Dieu. Je n'ai jamais si bien compris la magnanimité de Son sacrifice et la scélératesse de notre ingratitude. Comme je l'aime son Jésus ! Que de souffrance et que d'amour dans sa vie ! »

En 1950, Charles-E. Harpe réalisa donc un grand jeu sacré de La Passion du Christ à Saint-Jean-Port-Joli. Ce fut un triomphe qu'il salua en disant : « La Vierge est contente de son poète! » Les dialogues sont basés sur les textes évangéliques, sauf la si belle prière des narrateurs à la Mère des douleurs. Ce tableau de Mater Dolorosa était d'une poignante beauté, et il avait tenu à ce que sa femme personnifie la Vierge dans ce beau drame biblique.

Sans remonter à plus de vingt ans, alors qu'il chantait et écrivait des sketches pour les postes de radios CKCV (à Québec) et CHGB (à La Pocatière), il avait au moment de sa mort des émissions humoristiques hebdomadaires et cinq fois par semaine, un roman-fleuve radiophonique, Les Trottoirs de Québec, à CKCV. [...]

Il était président de la Société des Poètes canadiens-français, membre des Écrivains canadiens, des Écrivains pour la jeunesse, et il appartenait à de nombreuses sociétés. À peine quelques semaines avant sa mort, les Écrivains pour la jeunesse lui avaient consacré un quart d'heure dans une série d'émissions à la station CHLP.

Sa brillante carrière est maintenant terminée. Devant sa tombe, on considérera maintenant son inépuisable talent et son rayonnement littéraire. Il était un grand et bel écrivain.

S'il avait été de ceux qui se payent des publicistes, Charles-E. Harpe aurait connu de son vivant la gloire, le triomphe et l'encens. Mais il avait l'âme trop grande, trop modeste et n'ambitionnait que d'être un apôtre du beau, du bien, de l'art.

On peut s'incliner très bas devant le souvenir d'un tel homme et c'est un devoir de placer son nom en lettres d'or sur un mausolée de marbre. Son œuvre littéraire le mérite, il est de ceux qui ont créé, de ceux dont peut s'enorgueillir la culture canadienne-française. 

Annexes à l'article de Jeanne Grisé paru dans
Amérique française, numéro de juillet-août 1953 :  

Deux lettres inédites de Charles-E. Harpe

Charles-E. Harpe

(Source : Radiomonde, 9 août 1952)


À Jeanne Grisé.

Le 1er juillet 1936

Bonjour chère amie,

J’espère que vous jouissez de vos vacances et j’ai hâte d'en entendre parler. Ici, nous parlons de votre venue. Ma famille sera honorée de vous connaître et ma mère vous fera manger une soupe dont vous me donnerez des nouvelles. Les miens sont très simples. Je prends plaisir à leur réciter de vos vers qu'ils aiment beaucoup.

Hier, c'était le jour de la confirmation de nos petits et la traditionnelle bénédiction des barques, pittoresque, comme vous verrez, et qui n'a son égale que la Sainte-Anne telle que célébrée dans la Beauce.

Elle est jolie la petite chapelle de Sainte-Jeanne avec sa toilette blanche, sa coiffe dentelée et sa croix d'or, une craie bretonne, quoi, adossée contre la falaise et regardant le fleuve un peu houleux à cause du nordet, où dansent les barques, pavillonnées, illuminées de lanternes, fleuries comme des corbeilles, des chemises colorées comme des pétales de tulipes, des bérets ressemblant à des boutons de soleil. Elles ont l'air, ces barques de pêcheurs « de bois », de dessins de couverts de faïence comme on en voit encore sur les vieux vaisseliers. La foule s’agenouille sur le passage de l’Évêque, et c'est l'entrée dans le sanctuaire, reposant par l’atmosphère de bonheur et de simplicité qui règne dans ses murs parfumés d'encens. Les petits autels sont surmontés des membres de la famille du Bon Dieu, des saints, dont le visage a des expressions  d'enfants tranquilles.

Après ta confirmation, le cortège se forme : bannières au vent et chantant l'Ave Maria Stella, il se dirige, précédant l’Évêque, entre deux haies de sapins, vers le quai de la Pointe. Les barques aux noms jolis : (sauf Nausica), La Mouette, L’Espérance, La Dauphine, L'Essor, La Trois-Couleurs, sont serrées les unes contre les autres et l’eau sainte trace sur elles le signe de croix... Puis, comme l'ombre cerne délicieusement ce petit coin providentiel, les cierges s’allument et c'est le retour au chant de Notre-Dame du Canada... Des étoiles brillent partout : dans le ciel, sur la mer, aux fenêtres. Suit le Salut du Saint-Sacrement et après le Magnificat chacun s’en revient vers sa demeure tandis que les gondoles d’un soir assiègent la roule des eaux donnant à la nuit un aspect de carnaval. J’ai regardé, aimé, compris, pour deux, pour vous et pour moi. [...]

J'ai reçu une lettre de M. Fontainas, du Mercure de France, qui me dit grand bien de mes derniers poèmes qu'il publiera bientôt. N’est-ce pas un bel honneur ?

Je vous envoie une photo du char des Muses que j’avais imaginé pour la Saint-Jean, et croqué par l’appareil dans la rue de l'église Saint-Antoine de Bienville. Fait de fleurs, il  souleva beaucoup d'applaudissements. La Reine tenait dans ses mains les livres de Louis Fréchette, natif de Lévis.

Aussi, pour accompagner le grand Victor de ma tante France, une lithogravure de Shakespeare.

Bonjour, amie Jeanne, et ne tardez pas trop à me donner de vos nouvelles. Je continue la musique de Mon cœur et mon espoir, et ça marche bien.

Une poignée de mains,

Charles-E. Harpe

***

À Jeanne Grisé.

Le 21 décembre 1937

Chère amie,

Je sors enfin de ma tanière. Les nuages sombres tentent de disparaître et quelques gouttes de soleil raniment un peu ma pauvre existence : existence de bohème écœuré et dont l’idéal, un certain temps menacé par la maladie, le découragement, les propos malveillants de dénigreurs inhumains, apparaît encore très loin, mais accessible.

Savez-vous ce que je pense ? Le monde est une scène universelle sur laquelle les peuples, blancs ou noirs, interprètent leurs œuvres, burlesques, dramatiques, sanglantes. Les individus s’arrachent littéralement les rôles sublimes, honorifiques, dérisoires, en vertu des qualités réelles ou factices, des vices plus ou moins visibles de chacun dans l’ascension et la faillite des existences. Il y a des vedettes, des cabotins, des utilités, comme il existe des génies, des routiniers, des créateurs, des défaitistes.

La vie est comme un festin. La table est dressée. Les convives savourent les plats successifs. Ils doivent manger selon la fantaisie de leur goût, la censure de leur appétit. Le succès, tel un nectar, grise l’esprit, l’ambition engraisse la convoitise. Plusieurs tombent fatalement en cours de route, saouls de vanité et d’orgueil. Mais, relégués dans les coins, se taisent les jeûneurs, ceux dont les entrailles sont vides et qui n’ont pas la force ni le courage de réclamer. Ils se régaleraient, pourtant, de l’os qu’on jette au chien. Ils seront toujours les figurants, les clowns, qui activent les rouages de la machine sociale, sous les yeux des spectateurs aux mains qui applaudissent, aux ongles qui déchirent, sans aucune pitié, les vies qui s’usent, les cœurs qui se tarissent, les âmes qui s’éteignent, à pétrir la pâte du destin.

Vous voyez dans quel état d’esprit je suis tombé ! Mais quand je songe à votre indulgente et fidèle amitié, c’est comme un souffle de brise qui me caresse le visage. Muette depuis plusieurs mois, la mienne n’en est pas moins vivace, je vous prie de le croire et je m’intéresse à votre épanouissement littéraire. Moralement atteint, en quarantaine, je ne voulais pas écrire. Une certaine pudeur me retenait, vous êtes femme et vous vous souvenez de ce vers : « Il n’est pas beau qu’un mâle pleure ».

Parti le 6 juin, je suis arrivé le 15 octobre. La Gaspésie, la Côte Nord, la Baie des Chaleurs, le Nouveau-Brunswick, le Lac Saint-Jean, la Nouvelle Angleterre, nous avons parcouru toutes ces régions. Si je vous dis qu’en tournée, je suis le régisseur, l’auteur, le chanteur, le pianiste, l’interprète, le secrétaire, vous comprendrez qu’il m’est parfois difficile d’écrire. Le déplacement quotidien, les longues veilles m’épuisent les nerfs et, après le spectacle, je tombe terrassé par la fatigue.

Mon voyage me fut une source précieuse d’inspiration. J’ai vu des paysages que je voudrais éterniser.

Vous avez dû recevoir la musique de votre poème ? Je ne sais pas bien écrire la musique. C’est pourquoi la plupart des improvisations que je joue sont sans lendemain. Toutefois, vous pouvez déchiffrer la mélodie et vous pouvez aussi la faire harmoniser par quelqu'un de compétent en la matière.

Vous trouverez inclus un poème que vous publierez si vous le jugez digne de publication. À cette condition seulement, c’est promis ? 

En terminant, veuillez accepter, chère amie, mes voeux les plus sincères, je ne trouve pas de mots pour vous exprimer tout ce que je désire pour vous, de beau, de bon, de grand, d’heureux. Ma famille se joint à moi dans ce témoignage d’amitié.

Toujours vôtre,

Charles-E.

***

Un poème inédit de Charles-E. Harpe :


                Vœu 


Lorsque je partirai pour l'éternel voyage
Tu seras près de moi, je sentirai ta main
Et tes doigts caresser mes cheveux, mon visage ;

Mon cœur te restera, mon pauvre cœur humain,
Et moi j'emporterai le tien comme un otage,
Lorsque je partirai pour l'éternel voyage.

                                    Saint-Aubert, avril 1947, janvier 1948


Dédicace manuscrite de Jeanne Grisé-Allard dans son recueil
Médailles de cire, mentionné dans l'article ci-haut.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

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Charles-E. Harpe, ce grand inconnu

par Jean-C. Plourde
de l'Union des jeunes écrivains


Dans la revue Amérique française de juin 1953Jeanne Grisé-Allard disait dans son article sur Charles-E. Harpe : « Il était de chez nous et trop peu l'ont connu ».

Lorsque Mme Allard écrivit cette phrase, en sentait-elle vraiment toute la portée ? S'imaginait-elle qu'elle venait de qualifier exactement le mal dont a souffert pendant toute sa vie Charles-E. Harpe ?

« Donner à son peuple du vrai théâtre et de la vraie poésie, toute remplie des arômes de notre terroir », telle semblait être la devise de cet écrivain émérite ; y travailler sans relâche, sans arrêt, jour et nuit, ne jamais regarder en arrière, avancer toujours pour atteindre son noble but : voilà en résumé ce que fut la vie de Charles-E. Harpe. Cependant, nous ses contemporains, nous qui le côtoyions chaque jour, malgré ses souffrances, malgré ses nuits d'insomnie, malgré ses œuvres mêmes, nous ne l'avons pas connu.

Que fallait-il pour rétablir ce déséquilibre (car il faut bien l'avouer que c'en était un) ? Seule la Terrible Faux pouvait accomplir cette tâche surnaturelle. Une fois de plus sa main glaciale se choisit une victime ; et pendant une de ces belles soirées paisibles de nos campagnes alors que le soleil rougeoyant caressait une dernière fois les monts Notre-Dames avant de disparaître sous leur masse imposante, elle frappa.... et les yeux de Charles-E. Harpe se sont clos à jamais.

C'est alors que nous ressentîmes pour la première fois la perte irréparable que venait de nous infliger le destin ; chacun y alla de son bon mot et même nos critiques les plus envieux qui, hier encore, le nommaient le « Jongleur inutile », surent lui trouver des qualités de grand écrivain.

Si vous le voulez bien, nous soulèverons aujourd'hui le noir catafalque de l'oubli, pour repasser, très brièvement sans doute, les faits saillants de la vie de Charles-E. Harpe. Ce sera notre manière à nous de fleurir la tombe du grand poète.

***

 « Ce siècle avait huit ans... » dirait probablement Victor Hugo ; car c'est en effet à Lévis, en 1908, qu'il naquit, l'année même où l'on célébrait dans les vieux murs de Québec le troisième centenaire de l'immortel débarquement de Samuel de Champlain au milieu des peuplades barbares. 

La vieille ville quasi légendaire donnait, comme elle le fit pour Louis Fréchette, asile à un autre artiste. Artiste : tel est le qualificatif qui convient le mieux à Charles-E. Harpe ; il est né ainsi, et il a su le demeurer toute sa vie. Il fut d'ailleurs l'un des seuls de sa génération à ne pas confondre ces deux mots : artiste et pédantisme. La nature, le beau et le sublime n'avaient pour lui aucun secret, il vivait heureux et paisible au milieu d'eux.

Après des études classiques au collège de sa ville natale, où il se fit tout spécialement remarquer par son incessante bonne humeur, il s'achemina vers l'Université Laval et s'inscrivit aux cours de littérature. Ce dernier stage accompli, il s'enhardit à publier dans différents journaux et revues, sous les pseudonymes de René DeBray et de Stéphane, des contes, des nouvelles et des poèmes. C'est grâce à cette collaboration bénévole que Charles-E. Harpe parvint à connaître à fond le métier d'écrivain. 

Rêver était son passe-temps favori. Voici un extrait d'une de ses lettres où il en est question : 

« Je suis un grand rêveur ! Est-ce un tort ? Je crois que le Rêve est le vêtement que, charitable, nous offre la vie, si décevante parfois, pour habiller nos misères et nos désillusions. D'ailleurs, le poète ne doit-il pas voir pour les aveugles, entendre pour les sourds, parler pour les muets ? Ne doit-il pas jouir pour les ignorants et souffrir pour les insensibles ? »

Sa carrière si bien remplie fut cependant interrompue par un séjour de trois ans à l'hôpital Laval de Québec. Cette dure épreuve nous a valu son plus beau livre. Les Croix de chair sont dès le début un cri de désespoir. Nous y retrouvons d'ailleurs dans la page liminaire ces trois cris de désespoir dus à des auteurs célèbres : « Qu'il nous faut donc du temps pour nous apercevoir que nous sommes nés crucifiés » ; « Quand on n'aura vu la douleur que dans les livres et non dans la chair et dans le sang, on ne connaîtra vraiment pas ceux qui souffrent » ; « Rien ne nous fait si grands qu'une grande douleur ». C'est sous ce thème que se développe la première partie du livre. Dans la deuxième, cependant, nous retrouvons un homme transformé et qui, avec le dédain de la terrible maladie, reprend goût à la vie. [...] 

Il offrit sa collaboration à différentes annales. Il écrivit des nouvelles et des critiques littéraires dans Photo Journal, Le Bulletin des Agriculteurs et L'Action catholique. Il fut aussi l'auteur de plusieurs pièces de théâtre.

C'est en 1950 qu'il réalisa pour la première fois à Saint-Jean-Port-Joli La Passion du Christ. Cette pièce remporta un succès foudroyant, qui dépassa toutes les espérances de l'auteur. On accourait de toutes les parties de la province, et même des États-Unis, pour y assister, on s'arrachait les billets.

Il est le fondateur de la troupe « Les artistes du Terroir », connue à présent sous le nom « Les copains de l'Art ». 

Il avait à sa mort un roman-fleuve à la radio CKCV, de Québec, intitulé Les trottoirs de Québec.

Au moment de sa mort, il était membre des Écrivains canadiens, des Écrivains pour la jeunesse, président de la Société des Poètes canadiens-français, et il appartenait à une foule de sociétés. 

Il mourut en 1952, pendant la représentation d'un de ses « pageants » historiques, La Moisson du Souvenir, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska. Comme Molière et Jouvet, il s'envola pour un monde meilleur du sein de ses artistes qu'il aimait tant.

Charles-E. Harpe, ce grand inconnu, s'est éteint très humblement au milieu des siens, sans même avoir connu le semblant de la gloire. Ce fut une lourde perte pour la littérature canadienne-française, c'était l'un de ses plus brillants génies. Mais nous avons tout de même lieu de nous en consoler, car si l'homme n'est plus, l'œuvre demeure, pour attester la grandeur d'âme et le génie de son créateur. Elle demeure pour propager son nom à travers les âges à venir ; elle demeure pour démontrer cette maxime restée populaire et toujours vraie : « Qu'un grand homme ne meurt jamais entièrement ». 

Article paru dans La Gazette des campagnes, 30 juin 1955.

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Article paru dans le journal L'Action catholique, de Québec, du 10 juillet 1947 pour souligner
le mariage, le 14 juin précédent, de Charles-E. Harpe avec Gabrielle Arsenault. 

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Monument funéraire de Charles-E. Harpe, à l'entrée,
à droite, du cimetière de Saint-Aubert-de-l'Islet.

(Photos : Daniel Laprès, août 2018 ;
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Recension par Jeanne Grisé-Allard, auteure de l'aticle présenté
ci-haut, du livre de Charles-E. Harpe, Le jongleur aux étoiles,
dans le journal Le Canada Français du 26 février 1948.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Quelques semaines avant sa mort,
Charles-E. Harpe devenait président
de la Société des poètes canadiens-
français, comme le mentionne le
journal L'Action catholique dans
son édition du 23 juin 1952. Cinq
semaines plus tard, Charles-E. Harpe
était terrassé d'une crise cardiaque.

(Source : BANQ)


Article paru dans Le Soleil du 2 août 1952,
à l'occasion de la mort de Charles-E. Harpe.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Le Soleil, 1er août 1952.

(Source : BANQ ; cliquer
sur l'image pour l'agrandir)

Le Soleil, 2 août 1952.

(Source : BANQ)