dimanche 29 mai 2016

Il y a 75 ans : l'élite québécoise décimée

Les quatre victimes d'une tragédie qui décima l'élite intellectuelle et culturelle du Québec, il y a 75 ans. De gauche à droite : Louis Francoeur, journaliste ; Léo-Pol Morin, critique musical et pianiste ; Wilfrid Morin, prêtre et essayiste indépendantiste ; Fernand Leclerc, animateur de radio. 


Il y a 75 ans aujourd'hui, soit le 29 mai 1941, vers 8 heures du soir, une voiture percutait un arbre sur un chemin situé près du lac Guindon, dans les Laurentides au nord de Montréal. Quatre des cinq personnes à bord perdirent la vie des suites de l'accident.

C'est l'élite culturelle et intellectuelle du Québec de l'époque qui se voyait ainsi décimée. Deux sont morts sur le coup, soit le critique musical et pianiste Léo-Pol Morin, reconnu alors comme une importante figure québécoise de l'art musical, de même que le populaire animateur de Radio-Canada, Fernand Leclerc. Le conducteur de la voiture, l'abbé Wilfrid Morin, est mort peu après son arrivée à l'hôpital. Le grand journaliste Louis Francoeur était quant à lui transporté à l'hôpital Saint-Luc, à Montréal, où il décédera deux jours plus tard. Un seul passager survivra, Louis Bourgouin, chimiste et professeur à l'École Polytechnique de Montréal. 

Les victimes étaient des chefs de file dans leurs domaines respectifs. Ils participaient tous à une émission de vulgarisation scientifique, littéraire, artistique et politique, intitulée «S.V.P.», diffusée sur Radio-Canada et très prisée du public. Au moment où survint la tragédie, ils venaient de passer l'après-midi dans un chalet afin de préparer le contenu des prochaines émissions.

Louis Francoeur était un journaliste d'une stature remarquable. On peut d'ailleurs le considérer comme le plus grand journaliste que le Québec aura produit. Esprit vif et éminemment cultivé, il savait rendre ses connaissances accessibles aux gens du peuple, qui l'appréciaient hautement. C'est que Francoeur détestait le nivellement par le bas et misait sur l'intelligence des gens, quel que soit leur niveau d'instruction. Les importantes cotes d'écoute qu'il s'attirait avaient tout pour le conforter dans cette approche.

Par exemple, à partir de l'été 1940, Francoeur présenta sur les ondes de Radio-Canada une série de causeries intitulées La situation ce soir, dans lesquelles ce journaliste chevronné expliquait les événements de la Deuxième guerre mondiale qui faisait rage en Europe. Ces causeries étaient fort goûtées du public, y compris celui des classes ouvrières et populaires. On ne sera alors pas étonné d'apprendre que c'est plus de 70 000 personnes qui se déplaceront pour rendre hommage à Louis Francoeur, dont le corps était exposé dans le hall d'entrée de l'Institut des Sourdes et Muettes de Montréal, sur la rue Saint-Denis près de la rue Cherrier, ce qui atteste du haut degré d'appréciation du peuple à l'égard de ce journaliste d'exception.

Le magazine L'Oeil rapporte, dans son édition du 15 juillet 1941, que l'écrivaine Marie-Claire Daveluy a entendu, le matin des funérailles de Francoeur, ce mot d'un homme du peuple : « Louis Francoeur, c'était un savant, mais ça ne devait pas être un savant comme les autres parce que nous autres, les ignorants, on le comprenait ! ». Nous étions alors, il est vrai, à des années-lumières de la médiocrité et de l'insipidité qui sont les marques peu reluisantes de la profession journalistique telle que nous la subissons dans les années 2000... et il paraît qu'on appelle encore « La Grande Noirceur » l'époque du Québec d'avant 1960 !

En tout cas, quand on pense que, de nos jours, les représentants les plus en vue de la profession journalistique sont des pitres insignifiants et ignares à la Patrick Lagacé, et ce, quand on sait que le Québec a déjà su produire un journaliste de la trempe et du calibre d'un Louis Francoeur, disons que ça donne le goût de brailler...

Les responsables des archives de Radio-Canada ont eu la bonne idée de rendre disponibles plusieurs des causeries livrées par Francoeur dans le cadre de son émission La situation ce soir. On peut donc entendre la voix et les analyses du grand journaliste en cliquant ICI. La chronique du 15 juillet 1940 est disponible ICI

L'historien Mathieu Noël, à qui l'on doit notamment un ouvrage éclairant sur Lionel Groulx et les mouvances indépendantistes de son temps (voyez ICI), a produit en 2013 un article bien fouillé qui permet de prendre la mesure de l'impressionnant parcours de Louis Francoeur et de sa stature intellectuelle et professionnelle (voyez ICI). 

Né à Cap-Saint-Ignace en 1892, Léo-Paul Morin était quant à lui, comme nous l'avons mentionné ci-haut, un critique musical et pianiste de haute renommée, qui a profondément marqué la vie culturelle et artistique de la première moitié du vingtième siècle québécois. Il était notamment un ami du compositeur Maurice Ravel. Il y a quelques années, la musicologue Claudine Caron lui consacrait un très intéressant ouvrage aux éditions Leméac (voyez ICI). La revue Agora a pour sa part mis en ligne les textes des hommages que l'écrivain Robert de Roquebrune et le diplomate Jean Désy rendaient à Léo-Pol Morin quelques mois après sa mort (voyez ICI). 

Enfin, l'abbé Wilfrid Morin (aucun lien de parenté avec le précédent) a été l'un de nos premiers auteurs à mettre de l'avant l'idée d'indépendance du Québec, ce qu'il fit en publiant, en 1938, Nos droits à l'indépendance politique. Des gens inspirés par ses idées fondèrent, en 1957, l'Alliance laurentienne, un mouvement politique ouvertement indépendantiste qui a laissé sa marque sur le mouvement nationaliste québécois. Pour en savoir plus sur la pensée politique de l'abbé Morin, on lira avec profit le chapitre que l'excellent historien Xavier Gélinas lui consacre dans le premier tome d'un ouvrage collectif paru il y a quelques années, Histoire intellectuelle de l'indépendantisme québécois.  

C'est donc quatre figures marquantes de la vie intellectuelle et culturelle du Québec d'alors qui disparurent brutalement des suites de ce fatal accident survenu le 29 mai 1941 sur un chemin bien banal des alentours du lac Guindon. 

Ces quatre hommes de culture et d'esprit auront contribué à nous façonner, et dans leur cas ce fut pour le meilleur. Donc, souvenons-nous d'eux, et même mieux encore : revisitons les écrits et paroles qu'ils nous ont laissés et laissons-nous inspirer par leur manière exemplaire de mener leurs vies professionnelles et de contribuer au mieux-être de notre société, comme un appel à nous secouer et à nous élever, sur le plan individuel comme sur le plan national. 

Louis Francoeur, au début de  
sa carrière journalistique.

(Source : BANQ)
Louis Francoeur à l'oeuvre. 
Louis Francoeur, à gauche, et son grand ami le Dr Roméo Boucher, l'un
des piliers de l'hôpital Saint-Luc, à Montréal et un pionnier des émissions
radiophoniques consacrées à la vulgarisation médicale
Ce rarissime cliché de Louis Francoeur a été publié dans l'édition du 15 juillet
 1941 du magazine L'Oeil. Cette photo n'a jamais été publiée ni diffusée nulle part depuis,
donc ces Glanures historiques québécoises la rendent de nouveau accessible. 
Quelques brochures commémoratives en hommage à Louis Francoeur.
L'écrivain Claude-Henri Grignon, qui était un ami d'enfance de Francoeur,
lui consacra un numéro entier de ses Pamphlets de Valdombre.
(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

En 1924, Louis Francoeur avait publié, avec son ami l'écrivain Philippe Panneton
dit Ringuet, «Littératures à la manière de...», un recueil de pastiches d'auteurs et de
personnalités diverses du Québec d'alors. L'exemplaire ci-dessus est dédicacé par
Francoeur et Panneton à leur ami le Dr Roméo Boucher (collection Daniel Laprès). 

Les causeries de Louis Francoeur, intitulées La situation ce soir,
ont été publiées en douze fascicules, dont deux posthumes.  
Monument Louis Francoeur, sur la place Louis-Francoeur,
à l'encoignure des rues Saint-Denis et Cherrier, Montréal.

(Photo : Jean Gagnon
Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Peu après la mort de Léo-Paul Morin, les éditions Beauchemin publièrent un recueil de ses écrits. Puis en 2013, la musicologue Claudine Caron lui consacrait un très intéressant ouvrage, aux éditions Leméac. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir)
Exemplaire du livre de l'abbé Wilfrid Morin, Nos droits à l'indépendance politique, dédicacé à l'abbé et historien Lionel Groulx (collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir).
L'abbé Wilfrid Morin (1900-1941)
(Source : Anastase Forget, Histoire du
Collège de l'Assomption
, 1933, p. 511).

CI-DESSOUS : Diverses coupures d'articles parus dans le journal La Patrie, où Louis Francoeur était journaliste, sur la tragédie du 29 mai 1941 et les funérailles des victimes (cliquer sur les images pour les agrandir). 

On peut consulter en ligne les archives de La Patrie en cliquant ICI