mardi 23 novembre 2021

La bataille de Saint-Denis racontée par le petit-fils d'un patriote tué

Alphonse Lusignan (1843-1892)
Petit-fils d'un patriote mort au combat lors de la bataille
de Saint-Denis et auteur du récit présenté ci-dessous.
(Source : Fonds d'archives du Séminaire de Québec

Illustration : Défaite du colonel Gore par les insurgés
à Saint-Denis, 23 novembre 1837. (Source : BANQ)

(Cliquer sur l'image pour l'élargir)


En ce jour du 184e anniversaire de la victorieuse bataille des patriotes, le 23 novembre 1837 à Saint-Denis-sur-Richelieu, nous avons cru bon sortir des oubliettes un récit de cet événement dont l’auteur est le petit-fils de l’un des quelques patriotes qui ont perdu la vie lors de cet affrontement avec l’armée britannique, et dont le père prit lui aussi les armes.

Né lui-même à Saint-Denis six ans plus tard, soit le 27 septembre 1843,  de Jean-Baptiste Lusignan, marchand, et d'Onésine Masse, Alphonse Lusignan fut l’un des esprits les plus éveillés du Canada français de la deuxième moitié du 19e siècle. Journaliste et écrivain de talent, il ne craignait pas la polémique, et linguiste, il défendait vigoureusement l’usage correct de la langue française, un sujet auquel il consacra de nombreux articles et un ouvrage.

Alphonse Lusignan fit ses études classiques au Séminaire de Saint-Hyacinthe, suivies d’études en théologie à la même institution puis au Grand séminaire de Montréal. Ayant réalisé son peu d’attrait pour la vie sacerdotale, il entreprit l’étude du droit à l'Université Laval, à Québec. Admis au Barreau en 1872, il exerça la profession d'avocat quelque temps à Saint-Hyacinthe, puis obtint en 1874 le poste de secrétaire du ministère de la Justice à Ottawa. Il conserva ce poste jusqu’à sa mort.

Alphonse Lusignan

(Source : Archives publiques du Canada)

Lusignan se mêla de politique et prit part à plusieurs campagnes électorales. Mais c’est surtout comme journaliste et écrivain qu’il laissa sa véritable marque. De 1862 à 1868, il participa à la rédaction du périodique Le Pays. Il collabore également à plusieurs autres journaux et périodiques, notamment L'Opinion publique, Le Journal de Saint-Hyacinthe et La Patrie.

Il était reconnu pour la qualité de sa plume et pour ses connaissances linguistiques que louèrent ses contemporains et amis, notamment le poète Louis Fréchette et le polémiste Arthur Buies. Selon lui, la langue française constitue le cœur de l'identité canadienne-française. Dans les journaux, il s'attaqua fréquemment aux mauvais usages linguistiques de ses confrères journalistes, puis il se fit éducateur, en 1884 et 1885, par le biais d'une chronique intitulée « Fautes à corriger : une chaque jour », qu’il publiera en volume quelques années plus tard.

Il est l’auteur de divers volumes et brochures, dont : Recueil de chansons canadiennes et françaises (1859) ; L'école militaire de Québec (1864) ; La Confédération : couronnement de dix années de mauvaise administration (1867) ; Index analytique des décisions judiciaires, rapportées de 1864 à 1871 (1872) ; Coups d'œil et coups de plume (1884) et Fautes à corriger: une chaque jour (1890).

Dédicace manuscrite d'Alphonse Lusignan adressée au romancier
français Alexandre Dumas fils, dans son livre Coups d'œil et coups
de plume
, paru en 1884. L'exemplaire dans lequel cette dédicace
est inscrite a été trouvé à Paris puis rapatrié au Québec.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Alphonse Lusignan est mort prématurément à l’âge de quarante-huit ans, à Ottawa, le 5 janvier 1892. Il avait épousé, en 1869, Marie-Angélina-Malvina Mélançon. Au cours des mois ayant suivi son décès, ses nombreux amis ont publié un volume pour venir en aide à sa famille et intitulé À la mémoire d’Alphonse Lusignan (cliquer sur le titre).

Pour en savoir plus sur Alphonse Lusignan, 
cliquer sur cette image pour consulter le 
dossier de presse et les documents présentés 
sous le poème que Pamphile LeMay dédia 
à sa mémoire :  


Et maintenant, voyons le récit par Alphonse Lusignan de l'historique bataille de Saint-Denis-sur-Richelieu : 


L’Affaire de Saint-Denis

Un récit d'Alphonse Lusignan (1890)


Alphonse Lusignan, vers la fin de sa vie.

(Source : BANQ)

 

    Pourquoi me mets-je, ce soir, en frais de raconter sous une nouvelle forme un fait d'armes aussi généralement connu que l'affaire de Saint- Denis ? Les patriotes ne l'ont-ils pas réédité cent fois, et M. David ne lui a-t-il pas consacré des pages aussi sincèrement émues que fidèlement détaillées ? Eh oui! Mais c'est aujourd'hui le cinquante-deuxième anniversaire d'un trait de bravoure audacieux, d'un acte d'héroïque témérité qui, sans être unique dans notre jeune histoire, a conquis pour ses auteurs une admiration dont leurs adversaires même n'ont pu se défendre.

    Car cet engagement participe plutôt de l'aventure que du combat raisonné, froidement voulu. Il n'y a pas de surprise de l'ennemi ; celui- ci ne s'imagine pas qu'il se bat contre des forces supérieures ; sûr de vaincre des paysans improvisés soldats, sans discipline, sans munitions, presque sans armes de portée, surtout sans chefs militaires, il s'avance en nombre, confiant dans le canon, le fusil, la tactique. Les nôtres attendent de pied ferme, avec de simples et primitives armes de champs clos : faux, fourches, pieux, quelques sabres rouilles, – réunis qu'ils ont été subitement aux sinistres appels du tocsin.

    C'est cette aventure que j'ai méditée tout le jour, ruminant les faits et gestes, les noms, les dires des insurgés, et cherchant à me rappeler ces détails particuliers, intimes, authentiques, qui ont intéressé mon enfance, mais sur lesquels, à cette distance, la mémoire ne saurait que difficilement mettre le doigt de la certitude. Et c'est cela que je vais écrire, non qu'il en soit besoin, tant de livres l'ayant consigné, mais afin que la relation d'une levée de piques, ou plutôt d'une barricade, parvienne en plus de mains, rafraîchisse des souvenirs semi-séculaires, et perpétue dans sa mesure une tradition glorieuse.

    Quelle influence eut la défaite de l'Anglais sur nos destinées ? À l'historien de répondre à cette question. Ce n'est pas cela qui occupait aujourd'hui ma pensée : on a tout dit là-dessus. Mais je songeais à mon grand-père tué, à mon père qui aurait pu l'être, et je me demandais, dans ce cas, où se seraient logés l'âme et le cœur de celui qui se nomme, depuis quarante-six ans, Alphonse Lusignan ! Existerais-je déjà, ou encore? Serais-je chrétien ou zoulou ? Tiendrais-je une plume ou la charrue ? Autant de points d'interrogation, et mille autres, que l'interminable cyclorama des possibilités déroulait devant les yeux de mon esprit.

    Il est bien futile, le prétexte pour mal traduire une belle page d'histoire. Mais, que voulez-vous ! Je revivrai pendant quelques heures aux lieux où furent le foyer des miens et mon berceau ; je reverrai ma sainte mère si tôt disparue, ainsi que mon jeune père dont les allègres soixante-douze ans semblent encore aujourd'hui défier les balles anglaises qui l'ont respecté en 1837.

À Saint Denis au matin du vingt trois novembre

    Froid gris, temps sombre, chemins durs et raboteux, sans neige. Tout le village est sur pied ; les patrouilles ont arrêté le lieutenant Weir, qui est porteur de dépêches, et l'ont amené chez le docteur Nelson. Weir confirme la nouvelle de l'arrivée prochaine des soldats anglais sous les ordres du colonel Gore. Le chef des patriotes va faire une reconnaissance sur le chemin de Saint-Ours, et se convaincre de l'approche des troupes. Il tourne bride, jette l'alarme sur la route, fait couper les ponts et se renferme dans le village, – si l'on peut se renfermer dans une place ouverte. Beaucoup de personnes s'enfuient dans les champs jusqu'à la première concession, celle de la Miotte ; quelques-unes se rendent même jusqu'à la troisième. Les cloches, les belles cloches de l'église, sonnent là-haut à toutes volées. Elles appellent les braves au combat, et les braves arrivent à leur voix, armés qui d'un gourdin, qui d'une faux, qui d'un fusil à pierre.

    Deux ou trois personnes sont occupées à fondre des balles ; on s'y est pris tard, il faut avouer. J'ai longtemps conservé un moule à balles qui avait alors servi à mon père, et je m'en suis souvent servi moi-même dans mon enfance : on ne sait pas ce qui peut arriver ! Mon père avait aussi deux boulets anglais de cette fameuse journée, mais ils se sont perdus dans un déménagement, en 1852.

    Les patriotes qui ont des fusils, – ils sont bien une centaine en tout et partout, – se barricadent dans le premier étage, ce que nous appelons ici le deuxième étage, d'une maison en pierre, dans un magasin et dans la distillerie du docteur Nelson. Les autres sont près de l'église, à quelques arpents de là ; ils forment une réserve qui viendra prendre les armes des morts et des blessés, s'il y en a, et au besoin fauchera dans les rangs ennemis si la troupe pénètre au cœur du village. De leur position les rebelles commandent la rivière et le chemin, mais peu la campagne, où cependant le commandant anglais enverra une colonne. C'est là qu'est le danger ; si la position des nôtres est tournée, si les soldats passent au large, par les champs, le village sera certainement envahi.

Wolfred Nelson (1791-1863)

(Source : Abbé J.-B.-A. Allaire, Histoire
de Saint-Denis-sur-Richelieu
, Saint-
Hyacinthe, Imprimerie du Courrier
de Saint-Hyacinthe, 1905).

    Les trois principaux chefs de la rébellion sont à Saint-Denis ; Papineau et O'Callaghan ont été depuis quelques jours les hôtes de M. Nelson. L'heure du combat approche, les troupes sont en vue. Depuis longtemps Nelson fait mille efforts pour éloigner Papineau ; celui-ci tient à rester : « Je n'ai jamais prêché la révolte armée, mais seulement l'agitation constitutionnelle, disait-il ; mais puisque aujourd'hui le vin est tiré, il convient que je le boive ». Ce à quoi Nelson répliquait : « Vous n'êtes pas un homme de combat, vous ; vous êtes notre tête, nous sommes vos bras ; laissez-nous nous battre, et mettez-vous en sûreté. Nous aurons besoin de vous après la victoire ». Ces conseils, appuyés par tous les assistants, eurent raison de la résistance de M. Papineau, qui partit dans la direction de Saint-Hyacinthe, après s'être armé de deux pistolets que mon grand-père maternel, M. Jean-Baptiste Masse, lui donna.

La déroute des Anglais

    Le colonel Gore arrivait avec cinq compagnies d'infanterie, un détachement de cavalerie et une pièce de campagne. Il se dirigeait vers Saint-Charles, où s'était tenue l'assemblée des Six-Comtés (Richelieu, Saint-Hyacinthe, Chambly, Rouville, Verchères et L'Acadie), qui avait adopté d'enthousiasme des propositions foncièrement révolutionnaires. Il allait faire sa jonction avec le colonel Wetherall, et il avait pour mission de disperser les patriotes et d'arrêter leurs chefs. Le shérif adjoint, porteur des mandats d'arrestation, l'accompagnait dans ce but. Gore était loin de s'attendre à se battre en route, mais quand il sut à n'en pouvoir douter qu'il en serait ainsi, il divisa ses forces en trois détachements, l'un qui suivrait le rivage, l'autre la grande route, et le troisième qu'il dirigea dans l'intérieur, et qui devait cerner les positions des nôtres. Ce dernier était sous les ordres du capitaine Markmam.

Plan de la bataille de Saint-Denis. 

(Source : Abbé J.-B.-A. Allaire, Histoire de Saint-Denis-sur-Richelieu,
Saint-Hyacinthe, Imprimerie du Courrier de Saint-Hyacinthe, 1905 ;
cliquer sur l'image pour l'élargir)

    Il est maintenant près de dix heures. Les trois cloches sonnent toujours dru, sous la direction d'un bedeau patriote. Nelson visite les braves qui sont chez Mme Saint-Germain, et les exhorte à faire leur devoir. Les premiers coups de feu éclatent. Qui les a tirés ? On n'en est pas certain, mais toujours est-il qu'un boulet de canon tue deux patriotes aux côtés de Nelson, pendant que deux balles tuent deux éclaireurs anglais. Les artilleurs veulent continuer leur jeu, ils rechargent leur canon, l'un va pour y mettre le feu, à bas ! Un second s'empare de la mèche, à terre ! Un troisième s'avance, foudroyé ! Nelson fait descendre ses compagnons à l'étage inférieur, où l'on est moins exposé aux boulets.

    On se bat ferme jusqu'à midi. Alors les Anglais cessent de se découvrir autant ; ils s'abritent derrière des cordes de bois et des clôtures, et ne tirent plus qu'à bon escient. C'est ainsi qu'ils tuent C.-O. Perrault, de Montréal, un jeune avocat de talent, qui tenait à faire le coup de feu, au moment où il traversait le chemin pour aller recommander à un groupe de patriotes de ne pas s'exposer. Mais aussi, sitôt qu'un habit rouge se montre, on le culbute. Mon grand-père, Antoine Lusignan, vieillard de soixante-sept ans, est frappé par une balle, dans une embrasure de fenêtre, et aux côtés de mon père, alors âgé de dix- neuf ans. On va chercher le vicaire, M. Laforce, qui administre les blessés ; dans l'intervalle de ses fonctions, on le tient, par prudence, blotti sous un lit.

La forteresse Saint-Germain. 

(Source : Abbé J.-B.-A. Allaire, Histoire de Saint-Denis-sur-Richelieu,
Saint-Hyacinthe, Imprimerie du Courrier de Saint-Hyacinthe, 1905).

    La bataille durait depuis cinq heures peut-être, lorsque le colonel Gore se décida de cerner nos gens ; il confia l'opération au capitaine Markmam. Celui-ci était brave, il essaya trois fois, et trois fois il dut retraiter sous la grêle des balles canadiennes. Il tente un dernier effort, mais il est blessé, ses soldats l'emportent derrière la grange de Mme Saint-Germain, où ils s'abritent. Ils sont là depuis quelques instants quand ils sont surpris par une bande d'une centaine de patriotes des paroisses environnantes, Saint-Antoine, Contrecœur et Saint-Ours. L'arrivée de ce secours inattendu met du cœur au ventre de ceux des nôtres qui n'ont pas de fusils, et qui brûlent de combattre. Ils se joignent au renfort providentiel, fondent sur les soldats, se battent à dépêche-compagnon, les mettent en fuite, les poursuivent, leur enlèvent leur canon qu'ils jettent à la rivière, leur font quelques prisonniers qu'ils ramènent au village en chantant.

Bataille de Saint-Denis.

(Source : Wikipedia)

    La victoire nous coûta cher ; nous eûmes douze hommes tués et quatre blessés. Nos morts sont : Antoine Lusignan, mon grand-père ; Charles Saint-Germain, cousin de ma mère ; Pierre Minet ; Joseph Dudevoir ; Jean-Baptiste Patenaude ; Eusèbe Phaneuf ; François Lamoureux, tous de Saint-Denis. L. Bourgeois ; Benjamin Durocher ; Charles-Ovide Perrault, de Montréal. Honoré Bouthillier, J. Mandeville, de Saint-Antoine.

    Quatre autres patriotes furent blessés. On estime que les Anglais eurent trente hommes de tués, et autant de blessés.

    Si le canon anglais a été repêché, et ce qu'il est devenu, je l'ignore. Pour ce qui concerne les prisonniers, ils étaient au nombre de huit, qui furent on ne peut mieux traités par les patriotes. J'ai bien connu les vieilles demoiselles d'Ormicourt (et non pas Darnicourt, comme dit M. David) qui les logèrent et les nourrirent. Enfant, elles me prirent souvent sur leurs genoux ; et chaque fois que ma famille, qui avait quitté Saint-Denis, y revenait pour affaire ou en promenade, nous nous faisions un devoir de les aller voir. Les prisonniers furent remis aux Anglais au bout de huit jours. La bataille de Saint-Charles, qui se livra deux jours après celle de Saint-Denis, tourna contre nous, et les Anglais, victorieux, revinrent punir Saint-Denis de sa résistance et de leur défaite, mais plus particulièrement venger le meurtre du lieutenant Weir.

Le meurtre du lieutenant Weir

    Car Weir avait été assassiné. Amené comme je l'ai dit devant Nelson, celui-ci ordonna qu'on le traitât bien et qu'on le transférât à Saint-Charles. Il partit dans une voiture conduite par un hôtelier du nom de François Mignault, et escortée par deux hommes au départ, et quelques pas plus loin par le nommé Maillet seulement. Weir avait donné sa parole d'honneur qu'il ne chercherait pas à s'échapper, mais ayant aperçu les troupes anglaises, qui n'étaient qu'à une douzaine d'arpents, il se jette hors de la voiture et tombe. Maillet le frappe du plat de son épée ; survient un nommé Pratte qui lui donne une quinzaine de coups de sabre, et le hache littéralement.

La mort de James Weir. Dessin d'Henri Julien.

(Source : revue Histoire Québec, mars 2001 ;
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    Le capitaine Jalbert, à cheval crie : « Rachevez-le, rachevez-le !» et un nommé Lussier lui donne le coup de grâce avec son pistolet. Le cadavre est jeté à la rivière. Jalbert se promène dans la rue principale en brandissant son sabre, et en criant : « Voici un sabre qui est teint de sang anglais ». Il se vantait, car il n'avait pas frappé l'officier. Les coupables se sauvèrent aux États-Unis, quand les cartes eurent tourné ; mais Jalbert fut pris, et subit, quelques années après, un procès retentissant, dont il sortit innocenté par un jury moitié anglais moitié français, – ce qu'on nomme ici un jury mixte.

    Que Jalbert ait été coupable ou non, je n'ai pas à me prononcer – mais le devoir s'impose à tout écrivain de condamner comme absolument inutile et injustifiable le meurtre de Weir. Maillet lui avait passé une courroie autour du corps, et le tenait ainsi captif : pourquoi le tuer, puisqu'il ne pouvait pas s'échapper ? Mais jamais, dans les tempêtes populaires, dans les soulèvements sociaux, moins encore qu'en temps de guerre, ces erreurs et ces crimes ne peuvent être évités. Si dans une simple escarmouche comme celle de Saint-Denis l'on a un meurtre à déplorer, il est facile de comprendre pourquoi tant d'excès souillent les annales de toutes les révolutions, même les plus nobles et les plus glorieuses. Combien, tout en marchant avec droit à l'affranchissement, l'on est incapable de s'arrêter à temps et de subordonner à la raison froide la passion chaude du moment ! Que cet exemple nous dispose à l'indulgence quand nous lisons le récit des fautes de ce genre dans l'histoire des autres peuples !

La vengeance des Anglais... et celle de ma mère

    Donc les Anglais revinrent à Saint-Denis huit jours après leur défaite, bien décidés à tirer une vengeance éclatante. Je vous prie de croire qu'ils ont tenu parole. Ils ont pillé et incendié à leur goût. M. David dit que la maison des demoiselles d'Ormicourt, et la maison voisine, avec la grange de M. Saint-Germain, sont à peu près tout ce qui reste du village de 1837. Il se trompe ; je connais plusieurs maisons qui furent épargnées, celle de mon grand-père Masse par exemple. C'était une forte et grande maison de pierre, une maison à croupe, comme on dit, où il y avait beaucoup de logement. C'est là que les officiers descendirent, du droit du plus fort ; je crois même que des soldats y campèrent.

    Ce qu'il y a de certain, c'est que la soldatesque visita soigneusement la cave, et qu'il n'y resta pas goutte de ce bon rhum d'il y a cinquante ans, au souvenir duquel les vieillards se pourlèchent encore, et dont mon grand-père, qui tenait un commerce général, faisait un débit considérable. Les soldats en remplissaient les veltes, les gallons, toutes les mesures de capacité qui leur tombaient sous la main, et s'en allaient le boire dans la grange et les autres dépendances. Ils déchiraient les étoffes, ils perçaient les chapeaux, s'emparaient de tous les menus articles de valeur. Et encore cette maison était-elle sous la protection des officiers. Ceux-ci en arrivant avaient assuré la famille qu'il ne lui serait rien fait, à la condition qu'on leur donnât le logement et la nourriture.

    La nourriture fut bonne comme le logement, sauf un matin. La veille au soir, ma mère, ses sœurs et la servante avaient préparé viande et légumes pour je ne sais quelle gibelotte, quel ragoût, et elles étaient allées se coucher. Un officier voulut pénétrer durant la nuit dans la chambre de la cuisinière ; celle-ci avait entassé chaises sur chaises auprès de sa porte, et quand elles culbutèrent l'officier se sauva, la bonne cria, tout le monde fut sur pied, le coupable reconnu et mis aux arrêts par le capitaine Douglas. La servante se leva de chaud matin, et descendit dans sa cuisine. Après avoir mis son chaudron sur le poêle et de l'eau dans son chaudron, elle y versa le contenu d'un plat qui était sur la table. Soit excitation, soit obscurité, elle se trompa de plat, et mis au feu les pelures de pommes de terre et de poireaux, les queues d'oignons et les grattures de carottes, en un mot tous les débris de légumes et de viande qui devaient être jetés.

    On se figure sa consternation quand elle découvrit son erreur, à l'heure du déjeuner. Les officiers se mettaient à table, elle ne voulait plus les servir, elle tremblait de tous ses membres. Quel plat pour un plat de résistance ! Ma mère, qui n'avait alors que dix-huit ans, – la seule des femmes de la maison qui comprit quelques mots d'anglais, – prit son courage à deux mains et fit le service de la table. Vous dire qu'elle était rassurée vous ferait hausser les épaules ; c'est en tremblant qu'elle apporta la fameuse fricassée. Elle s'attendait à une tempête d'indignation quand les convives goûteraient au margouillis. Il était trop tard pour le remplacer. Les officiers furent bien un peu surpris à première vue de ce qu'on mettait dans leurs assiettes ; aussi prenaient-ils l'un après l'autre, soit avec leurs doigts, soit au bout de leur fourchette, qui une pelure, qui une queue d'oignon, qui un autre restant, et demandaient-ils à ma mère ce que c'était.

    « C'est de la sarriette », répondait-elle à l'un ; « du persil » à l'autre, « du cerfeuil» à un troisième ; et tous reprenaient à tour de rôle, en claquant de la langue : « Bonne, bonne, bonne ! »

    Ils croyaient sans doute que c'étaient des herbes indigènes dont ils n'avaient pas encore goûté. Les patriotes venaient d'avoir à leur insu leur petite vengeance, car les pillards et les incendiaires avaient mangé avec délices ce qui fait les délices de nos basses-cours. C'est, ce que je sache, la seule note gaie des événements de Saint-Denis.

*****

Vous me pardonnerez d'avoir parlé des miens, d'avoir évoqué des souvenirs que je pourrais pour ainsi dire appeler personnels. Que voulez- vous ? J'ai le culte des humbles qui font de grandes choses en se sacrifiant, et dont l'histoire n'a pas le temps de s'occuper. Il y eut des Lusignan qui ont fait plus de bruit dans le monde et tiennent plus de place dans les annales des peuples, mais je leur préfère les deux inconnus dont l'un est mon grand-père, et l'autre mon père.

La petite bataille de Saint-Denis est plus glorieuse à mes yeux, elle qui fut livrée pour la liberté, que les exploits, brillants quelquefois, pas toujours, qui ont pour but l'usurpation ou la conservation des trônes.

Mon grand-père a eu l'honneur de sceller de son sang la conquête d'un trésor bien autrement précieux que l'autorité, je veux dire la liberté, et de contribuer à constituer cet état de choses politique qui nous permet aujourd'hui de nous dire un peuple et de modeler nos propres destinées.


Tiré de : revue Le Canada-Français, volume troisième, Québec, Imprimerie de L.-J. Demers et Frère, 1890, p. 213-221.

Le récit ci-haut d'Alphonse Lusignan sur la bataille 
de Saint-Denis est paru pour la première fois en 
1890 dans la revue Le Canada-français. Il est 
paru beaucoup plus tard, en mars 2001, dans la
revue Histoire Québec, de la Fédération des 
sociétés d'histoire du Québec (cliquer ICI).


(Sources de notre notice biographique d'Alphonse Lusignan : À la mémoire de Alphonse Lusignan, Montréal, Desaulniers et Leblanc Éditeurs, 1892 ; Patrimoine culturel du Québec ; ChroQué). 

mardi 2 novembre 2021

Adagio Lamentoso

Cimetière Saint-Charles de Québec. 

(Source : Le Soleil)



    Quand on tombe sur un petit joyau littéraire tel celui qui est présenté ci-dessous et qui n'a jamais circulé nulle part depuis sa première publication il y a 94 ans, on se dit qu'il serait bien triste de ne pas le faire connaître aux gens d'aujourd'hui, qui pourront y puiser ample matière à méditation sur le sens des choses de la vie et de la mort, comme on n'en rencontre que trop rarement au Québec de ce vingt-et-unième siècle déjà bien entamé. Bref, voilà un écrit qui est trop beau, et dont la réflexion qu'il peut inspirer est trop essentielle, pour qu'il reste plus longtemps oublié, caché.

    Il s'agit d'une lettre parue dans le numéro de décembre 1927 de la revue littéraire Le Canada français, publiée par l'Université Laval de Québec. Signée par un certain « Jean Garnier », elle est adressée à un cousin prêtre qui, comme on le comprend à travers les lignes, œuvre en Ontario où, sous le coup de l'infâme Règlement 17, la population canadienne-française est durement persécutée. Mais tel n'est pas le sujet de la lettre. Il s'agit essentiellement de souvenirs dans lesquels l'auteur raconte deux visites qu'il fit, l'une avec sa mère lorsqu'il était enfant et l'autre en tant que jeune adulte, à la tombe des membres de sa famille au cimetière Saint-Charles, à Québec. 

  Voilà donc une lecture appropriée en ce 2 novembre, jour où on est censé  commémorer nos morts, une noble et édifiante tradition que nos familles se faisaient jadis un devoir de perpétuer. À notre époque frénétiquement consumériste et hédoniste, notre peuple de « courailleux » de Costco et de Walmart préfère évacuer la réalité de la mort, en faisant comme si elle n'existait pas, puis quand elle arrive, « Hop ! brûlez-moi donc cette carcasse et vite que l'on redevienne des homos festivus ! », faisant ainsi de la mort un moment tout aussi banal et insignifiant que la manière dont la plupart de nos contemporains mènent leur vie.

Dans son œuvre littéraire, Émile Bégin alias « Jean Garnier » fait
souvent référence aux écrits d'Henri d'Arles, avec qui il partage
une évidente communauté de pensée.  Pour en savoir plus sur
Henri d'Arles, prêtre, historien, écrivain, premier critique d'art
de l'histoire du Québec, cliquer ICI.

(Cliquer sur l'image pour l'élargir)


    Qui est « Jean Garnier » ? Dans Pseudonymes québécois, ouvrage de Bernard Vinet paru en 1974 (Québec, éditions Garneau), on apprend qu'il s'agit du nom de plume de l'abbé Émile Bégin (1896-1976), qui fut notamment professeur de Lettres au Séminaire de Québec, où il avait fait ses études classiques, puis à l'Université Laval. Cet homme à la plume remarquable mais qui est malheureusement totalement oublié a publié divers écrits dans des revues littéraires, en plus d'être l'auteur d'une biographie de Mgr François de Laval. Il fut aussi directeur de la revue Le Canada français du début des années 1940 jusqu'à 1946, puis il dirigera la Revue de l'université Laval (qui succéda à la précédente) jusqu'en 1966. Il prit dès lors sa retraite et mourut à Québec le 1er décembre 1976. 

    Donc, voici cette magnifique et poignante lettre d'Émile Bégin alias « Jean Garnier », suivie de quelques photos et documents sur son auteur, de même que quelques autres écrits de lui accessibles tout au bas de la présente page : 


Émile Bégin (1896-1976)
Photo de finissant au Séminaire
de Québec, année 1919-1920.

(Source : Fonds d'archives du 
séminaire de Québec
/ Musée
de la civilisation du Québec)


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Adagio Lamentoso 

Lettre signée « Jean Garnier », nom de plume d'Émile Bégin

Revue Le Canada français, Québec, décembre 1927


    Charlesbourg, 20 novembre 1927.

    J’ai accompli, cher ami, le vœu que tu m’avais exprimé de la terre d’exil. 
   Sous le ciel plombé de ce dimanche de fin novembre, j’ai fait le pèlerinage promis à la ville des morts, près des eaux tristes de la rivière Saint-Charles. J’ai visité les deux tombes voisines où dorment dans la paix souveraine si péniblement acquise ta mère et la mienne.
  Les cloches lointaines de Saint-Sauveur pleuraient dans la tombée du jour humide, égrenant une à une les notes mouillées de leur prière sans variété, lente, douloureuse et lancinante.
   Sur la pierre tombale, je me suis agenouillé. J’ai voulu prier avec les cloches de là-bas. Mais la solitude des lieux m’avait déjà tout pris, et ma pauvre pensée était déjà partie vers le passé, vers les ruines qui ont si brusquement borné notre jeunesse. J’ai revu nos années d’écolier, les automnes d’autrefois, nos joies vite fauchées par des deuils successifs. Avec une puissance de réalité effrayante, j’ai de nouveau vécu mes jours les plus sombres, et surtout une heure, une fin de journée que mes souvenirs n’ont jamais perdue.
    Tu me pardonnes, n’est-ce pas, d’évoquer ce passé ?
   C’était le soir de la journée des morts. Ma mère avait mis sa mante noire et son long voile de crêpe ; elle allait sortir. A l’église, on faisait un office public vers cinq heures et demie : c’était là sans doute qu’elle voulait se rendre. « Tu vas venir avec moi, me dit-elle ; dépêche-toi de t’habiller convenablement... » Je pris vite mon pardessus sombre des dimanches et ma casquette dernièrement achetée, puis nous partîmes.
    Ma mère me tenait par la main. Je m’aperçus que son bras tremblait : il ne faisait pas froid pourtant. Le ciel était brumeux. Dans l’air automnal courait un grand frisson mystérieux qui nous pénétrait jusqu’à l’âme.
   À l’église peu distante de la maison, nous arrivâmes bientôt comme un prêtre allait commencer l’exercice du « chemin de la Croix ». Ma mère se plaça près d’une colonne, tout en arrière de la nef ; je me tenais près d’elle, toujours. Il faisait assez sombre dans l’église. À part la lueur des deux cierges portés par les acolytes accompagnant le prêtre et la petite flamme tremblotante du sanctuaire, aucune lumière. Le chapelet fut récité, à la suite du chemin de la Croix ; puis, après une dernière oraison pour les morts, tout le monde sortit.
     Ma mère suivit un moment la foule recueillie quand soudain elle changea de direction et m’emmena avec elle au cimetière où quelques rares visiteurs nous avaient devancés. Il était à peu près six heures ; le jour se mourait tristement. Dans le champ des morts, le Calvaire dressait ses bras douloureux au milieu des tombes ; nous nous y arrêtâmes une minute.

«... Dans le champ des morts, le Calvaire dressait ses bras douloureux 
au milieu des tombes ; nous nous y arrêtâmes une minute ». 

Calvaire du cimetière Saint-Charles de Québec. Photo prise le 5 novembre 2021.

(Courtoisie de Johanne Gagnon, de la Compagnie Saint-Charles)


     Puis à travers les pierres tumulaires alignées, nous gagnâmes l’endroit bien connu où, depuis deux mois, nous venions chaque soir. Nous priions et nous pleurions sur la terre où le gazon n’avait pas eu encore le temps de repousser. Là, tu le sais, cher ami, là reposaient ensemble ta mère, la sœur aînée de maman, que tout le monde aimait chez nous, et une petite sœur, le soleil et le bonheur de la famille, emportée à l’été par un mal inconnu.
    Au matin, après l’office de la commémoraison, j’étais venu déposer sur le pied de la stèle funèbre une gerbe de mes dernières fleurs arrachées à la gelée: elles étaient déjà toutes fanées. Sur la terre jaunie nous nous agenouillâmes ; ma mère me tenait toujours par la main. Pieusement elle baisa la terre durcie ; je fis comme elle, me sentant monter du cœur une irrésistible poussée de larmes.
     Malgré le soir qui descendait toujours et un vent froid qui commençait à souffler, notre station fut longue. Ma mère ne semblait plus appartenir à la terre. Abîmée dans une fervente oraison, elle dût demander beaucoup de choses au Ciel, aux âmes des deux mortes : courage et résignation dans les peines, du secours pour supporter une épreuve nouvelle qui la menaçait — mon père « passa » dans la grande « grippe espagnole » qui faisait alors ses ravages—, de la confiance, un peu d’espérance en des jours meilleurs. Et moi, en récitant les Ave coutumiers, j’écoutais gémir le vent dans les saules et les peupliers sans feuilles qui s’espaçaient, éplorés, à travers les tombes.
    « Partons », me dit soudain ma mère : « Comme il est tard déjà ! » Quelque chose d’étrange avait passé dans sa voix. Je levai les yeux vers son visage et je m’aperçus qu’elle pleurait. Nous revînmes à la maison. L’église détachait dans les ténèbres sa masse noire, écrasée. « Nous ne reviendrons plus le soir », me dit encore ma mère ; « non, la terre s’est faite trop triste sur elles... mon cœur ne peut plus supporter… »
    Nous arrivâmes bientôt à la maison. Je ne veillai pas tard ce soir-là. Je me sauvai dans ma chambre bleue, au bout du dernier étage, d’où je pouvais entendre pleurer la rivière. Tout ce passé m’est revenu dans un instant pour s’enfuir enfin devant la prière.
    Les événements ont marché. Depuis, le « lot de famille » a reçu l’un après l’autre les êtres chers. Vous autres, la vie vous a traînés là-bas, dans le pays que certain fanatisme vous rend si inhospitalier. Il y a de la souffrance partout. Sans poser au Jean-Jacques, nous avons un peu « l’âme dehors », et tout vient la heurter.
    Mais « pour chaque fleur il y a une goutte de rosée et pour chaque jour un rayon de soleil ». Si les rayons sont fugaces, les rayons de là-haut ne finiront point. Je les entrevois déjà ces rayons dans ta vie de luttes là-bas, et dans le brouhaha des journées trépidantes d’ici. Ils vont nous aider à mener jusqu’au bout l’œuvre de mystérieuse expiation à laquelle, tu le sais, cher ami, nous sommes attachés pour longtemps.

    Au revoir,

    Jean Garnier (nom de plume d'Émile Bégin)


Tiré de : revue Le Canada français, Université Laval, Québec, décembre 1927, p. 263-265. 


Pour télécharger ou imprimer le texte, 
cliquer sur la couverture de la revue : 

Émile Bégin, en 1924, finissant en théologie
au Grand séminaire de Québec. 

(Source : Fonds d'archives du Séminaire de Québec/
Musée de la civilisation du Québec)
L'abbé Émile Bégin lisant sur le bord du Saint-Laurent, non loin de Québec. 

(Source : Archives du Séminaire de Québec)

Émile Bégin, à droite, séminariste du Grand séminaire
de Québec, au domaine Maizerets, à Québec, le 29
septembre 1921. Il est en compagnie de son confrère
séminariste Paul-Émile Pelchat. À l'époque, le domaine
Maizerets appartenait au Séminaire de Québec.

(Source : Fonds d'archives du Séminaire de Québec/
Musée de la civilisation du Québec)

Le Soleil, 3 décembre 1976.


Quelques autres écrits d'Émile Bégin
(parfois signés « Jean Garnier »)
dans la revue Le Canada français :

(Pour accéder aux textes en format PDF, 
cliquer sur les couvertures)


 Chandeleur 
(Février 1928)



La poésie des grands vols
(Octobre 1928)



Notules sur la poésie 
claudelienne
(Décembre 1928)



La littérature du Moyen-Âge
(Janvier 1932)



Un morceau d'âme de Goethe
(Septembre 1932)



Garneau et le romantisme
(Octobre 1941)