mardi 23 février 2021

Le coureur de bois

Le coureur de bois.

Gravure de Noël-Eugène Sotain (1816-1874) parue dans le numéro
de mai 1862 du Journal de l'Instruction publique, à Montréal, et ornant
 le texte d'Adolphe de Puibusque que l'on peut lire ci-dessous. 

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 Ces glanures ont présenté ces dernières semaines deux textes d'Adolphe de Puibusque (1800-1863), cet administrateur public et homme de lettres français qui a séjourné à Montréal et Québec de 1846 à 1850 (voir la notice biographique mise à jour dans De Montréal à Québec en hiver). Les gens qui n'ont pas encore eu l'occasion de parcourir ces récits captivants, et qu'on lit avec plaisir tellement sont exquises les descriptions par Puibusque de nos paysages et mœurs de l'époque, peuvent y accéder en cliquant sur ces deux illustrations : 




   Voici maintenant une autre partie du Voyage inédit de Puibusque, cette fois consacrée à nos légendaires coureurs des bois. L'auteur fait ici œuvre d'historien. Selon le regretté analyste littéraire Jean Ménard :

 « Les travaux du chanoine Lionel Groulx, de Guy Frégault et de Marcel Trudel ont rendues périmées les œuvres de plusieurs aimables lettrés qui se sont, au dix-neuvième siècle, penchés sur l'histoire du Canada. Néanmoins, le témoignage de Puibusque ne doit pas être écarté, car il eut accès à des documents inédits. Ainsi il raconta, à l'aide d'un manuscrit, certains épisodes de la carrière du sieur du Lhut. Cent ans ne s'étaient pas écoulés depuis la cession et la date de l'arrivée de Puibusque au Canada. Même lorsqu'il se contente de généralités on le lit avec plaisir. […] Puibusque était un bon prosateur. Comment en douter, après avoir lu l'exquis récit qu'il fit d'un voyage d'hiver de Montréal à Québec ? Autant que Philippe Aubert de Gaspé et que Joseph-Charles Taché, cet essayiste savait observer avec acuité les mœurs canadiennes les plus pittoresques ». (Jean Ménard, Xavier Marmier et le Canada, Québec, Presses de l'Université Laval, 1967, p. 65-66).

 Tout comme pour les deux premiers récits de Puibusque présentés par ces glanures et qui ont suscité un intérêt aussi important qu'étonnant, il est possible de constater dans les lignes qui suivent la justesse de l'affirmation de Jean Ménard que vous venez de lire... 


Adolphe de Puibusque 

Le coureur de bois

 

Extrait d'un Voyage inédit aux
États-Unis et au Canada


Publié dans le 
Journal de l’Instruction publique
Montréal, numéros de 
mai et juin 1862





 

    Le coureur de bois est un type français que les premiers besoins de la colonisation ont fait naître au Canada et qui a disparu avec le progrès : c’était le missionnaire du commerce, le porte-balle de la civilisation ; que d’aventures, que de légendes, que de comédies naissaient sous ses pas et germaient autour de lui ! On pourrait résumer toutes ces existences curieuses en une seule et faire un livre charmant. On y montrerait l’homme hardi et rusé du vieux monde trompant sans cesse la cruauté du sauvage et opposant les subtilités de l’esprit à la férocité des instincts ; un caractère résigné à la peine, actuellement gai, et portant sur toutes ses faces l’empreinte française, mêlerait des rayons de joie aux plus sombres perspectives. Cette philosophie du savoir-vivre dans les bois au milieu de tous les dangers et de toutes les privations ne se manifesterait jamais par un vain étalage de paroles; elle éclaterait dans les faits.

    Le Canada, on le sait, ne fut d’abord qu’une mission apostolique ; on n’y allait que pour gagner des âmes : c’était sous Louis XIII, et l’influence d’Anne d’Autriche, qui dirigea ces premières expéditions, était éminemment religieuse ; mais bientôt survint une compagnie commerciale qui voulut faire des bénéfices. La seule source de trafics était le commerce des pelleteries ; on commença par prendre tout ce qui fut trouvé aux lieux où l’on s’établit. Cette ressource fut bientôt épuisée, on employa l’intervention des sauvages de ces localités pour obtenir les pelleteries des nations éloignées ; mais on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il résulterait de cette agence une grande augmentation dans les prix et que le plus simple était de faire la commission soi-même.

    Restait à savoir comment trouver les routes, de quelle manière se présenter sans être reçu à coup de flèches par des nations que l’on ne connaissait pas, desquelles on n’était pas connu, et dont on ignorait la langue. Et puis, il fallait porter des vivres et des marchandises.

    Toutes ces difficultés auraient arrêté les hommes les plus intrépides ; elles n’arrêtèrent pas les Français ; ils partirent courbés sous d’énormes balles ou traînant sur la neige de longues clisses de bois, mourant partout sans que le mouvement s’arrêtât ; ce sont là les vrais pionniers de la colonisation. Ils éclairèrent ensuite la marche de tous les voyageurs illustres qui allèrent soit au nord vers la baie d’Hudson, soit au sud vers l’Illinois ou le Mississipi, qu’on ne découvrit que plus de soixante ans après la fondation de Québec.

    Il y eut dans ce commerce aventureux de très bonnes et très mauvaises chances ; on comprend que ceux qui arrivèrent les premiers chez des nations inhabituées au commerce et riches en pelleteries en obtinrent tout ce qu’ils voulurent. Ils revenaient dans les villes de la colonie portant une riche ceinture, des plumes sur la tête et affectant un luxe prodigue ; en quelques jours ils dissipaient ce qu’ils avaient gagné ; mais ces quelques jours de profusion créaient de nombreux imitateurs qui ne demandaient qu’à repartir avec eux.

    Ce fut l’âge d’or des coureurs de bois. Les missionnaires, épouvantés des désordres auxquels ils se livraient, ne tardèrent pas à les dénoncer comme des corrupteurs publics, qui à force d’eau-de-vie, leur seule marchandise, perdaient les mœurs des sauvages. L’autorité rendit arrêté sur arrêté pour leur barrer le chemin ; elle construisit des forts dans les lieux de passage, et astreignit les coureurs de bois à prendre des congés qu’elle ne délivrait qu’aux marchands les plus honorables. Cette question de l’eau-de-vie a joué un grand rôle dans l’histoire du Canada ; elle divisa un moment l’autorité civile et l’autorité religieuse, ce qui amena de graves désordres. On trafiquait des congés, et rien ne pouvait les empêcher d’arriver aux plus mauvaises mains. Voici comment s’exprimait à ce sujet le gouverneur du Canada, comte de Frontenac, le 2 novembre 1672, dans une lettre à Colbert :

    “ [...] Les coureurs de bois deviendront à la fin, si l’on n’y prend garde, comme les bandits de Naples et les boucaniers de Saint-Domingue, leur nombre s’augmentant tous les jours, nonobstant toutes les ordonnances qu’on a faites et que j’ai encore renouvelées avec plus de sévérité qu’auparavant depuis que je suis ici. Leur existence, à ce qu’on m’a dit, va au point de faire des ligues et de semer des billets pour s’attrouper, menaçant de faire des forts et d’aller du côté de Manatte [Manhattan] et d’Orange [Albany, capitale de l’état de New York.] se vantant qu’ils seront reçus et auront toute protection… Mais j’irai dès le petit printemps à Montréal pour les observer de plus près, et je vous assure que j’essaierai d’en faire un exemple si sévère que cela servira pour l’avenir.

    Je vous supplie seulement de considérer que, quelque bonne volonté que j’aie d’exécuter vos ordres et d’accomplir toutes vos intentions, un gouverneur de la manière dont je me trouve ici, n’est guère en état de le pouvoir faire. Je suis sans troupes et sans aucunes munitions de guerre. Il n’existe qu’une barque qu’on appelle La Suisse ; je vais en canot, ce qui est plutôt la voiture d’un sauvage que d’un ministre du roi. Il faudrait construire un petit brigantin fort léger à 14 ou 16 rames ; on y emploierait les coureurs de bois ; ce serait une espèce de scola, comme on appelle à Venise la galère qui est toujours vis-à-vis la place Saint-Marc.

    M. de Frontenac, vieillard d’une rare vigueur, n’y allait pas de main morte, on le voit, à l’égard des coureurs de bois, mais il fit plus de bruit que de mal, parce qu’il se sépara de l’évêque, le digne Monseigneur de Laval, dans la question de l’eau-de-vie, et soutint un commerce qui était évidemment la cause de tous les abus. Je sais qu’une terrible concurrence était survenue, celle des Anglais, et que non seulement ils offraient partout de l’eau-de-vie comme nous, mais qu’ils la vendaient même à meilleur marché ; nous avions, il est vrai, d’autres marchandises auxquelles les sauvages s’étaient accoutumés et qui pouvaient la remplacer avec avantage dans le commerce. L’eau-de-vie, on ne saurait trop le répéter, était la ruine des mœurs, et les coureurs de bois ne savaient que trop bien s’en servir pour égarer la raison des sauvages qu’ils voulaient tromper.

    “Il y a deux sortes de coureurs de bois, écrivait l’intendant Duchesneau au ministre, le 13 novembre 1681. Les premiers vont à la source du castor chez les nations sauvages des Assiniboines, Nadoussieux [Sioux], Miamis, Illinois et autres, et ceux-là ne peuvent faire le voyage qu’en deux ou trois ans.

    Les seconds, qui ne sont pas en si grand nombre, vont seulement au-devant des sauvages et des Français qui descendent jusques au Long-Sault, la Petite-Nation, et quelquefois jusqu’à Michilimakinak, afin de profiter seuls de leurs pelleteries pour lesquelles ils leur portent des marchandises, et le plus souvent, rien que de l’eau-de-vie, malgré la défense du roi, dont ils les enivrent et les ruinent. Ceux-là peuvent faire leurs voyages à peu près dans le temps qui vous a été marqué (cinq ou six mois), et même dans un temps beaucoup plus court. Il n’est pas facile au prévôt de prendre les uns ou les autres, si l’on n’est pas appuyé de personnes sans intérêt ; pour peu qu’ils soient favorisés, ils reçoivent des avis ; les bois et les rivières leur donnent une grande facilité de se soustraire à la justice ”.

    Dans cette lettre, le nombre des coureurs de bois est estimé à 500, dont le sieur du Lhut est le principal. Ce sieur du Lhut, que l’on croit ancien mousquetaire, n’était pas un homme du commun ; c’est à lui qu’on dut la découverte des Sioux. Après l’expédition si fameuse de M. de Frontenac contre les Iroquois, il fut laissé avec le grade de capitaine dans le fort Cataracoui.

    Le 2 juillet 1679, encore par les ordres de M. de Frontenac, il planta les armes du roi dans le grand village des Nadoussioux appelé Izathio, où jamais Français n’avait été non plus qu’à Sougaskicou et Houetbatons, distants de ces premiers de 120 lieues, où il a aussi fait arborer les armes royales. Il fallait prévenir par ces prises de possession les Anglais et les Espagnols établis du côté de la Californie. Le 15 septembre de la même année, il fit donner aux Assenipoulaka et autres nations du nord un rendez-vous au fond du lac Supérieur pour leur faire faire la paix avec les Nadoussioux ; ils s’y trouvèrent tous et il les réunit ensemble.

    Au mois de juin 1680, il prit un canot avec un sauvage et quatre Français pour faire sa découverte par eau : il entra dans une rivière qui se décharge à huit lieues du fond du lac Supérieur du côté du sud, où il se rendit au fond de cette rivière, et ensuite gagna un lac qui se décharge dans une rivière qui le conduisit jusque dans celle du Mississipi.

   L’ascendant qu’avait pris du Lhut sur les sauvages était tel qu’il n’hésitait pas à sévir contre eux avec la dernière rigueur quand les circonstances l’exigeaient. En voici un exemple : étant commandant à Michilimakinac dans la région solitaire du lac Supérieur, il fut informé que deux sauvages avaient pillé et tué un Français, et on lui nomma les deux meurtriers. Lorsque toutes les nations y furent assemblées au nombre d’environ 800, aussitôt il fit prendre les armes à ses hommes qui n’étaient que trente et fut arrêter les deux assassins, qu’il fit attacher. Les chefs se réunirent pour savoir de quoi il était question ; puis quand ils surent le sujet, ils apportèrent nombre de paquets de castor pour rançonner les coupables. Du Luht leur dit que comme ils avaient tué un Français, il fallait que tous les deux périssent. Ils représentèrent que, puisqu’ils n’avaient tué qu’un Français, un seul devait mourir. Toutes représentations furent inutiles ; on tint un conseil de guerre où ils furent condamnés à avoir la tête cassée ; ce qui fut exécuté en présence de tous ces peuples qui n’osèrent faire aucun mouvement[1].

    Voici encore une autre action de du Lhut qui porta la terreur chez les Iroquois, la plus redoutée de toutes les nations sauvages : les Iroquois tenaient des partis considérables le long de la grande rivière (rivière des Outaouais) pour tâcher de prendre quelque canot montant ou descendant des Outaouais ; ce qui détermina le gouverneur de Montréal, M. de Callière, à envoyer un parti au lac des Deux-Montagnes, commandé par du Lhut.

    Comme il n’y avait ordinairement que deux ou trois hommes pour exploiter chaque canot de voyageurs, du Luht, pour tromper l’ennemi, partit du bout de l’île de Montréal pour traverser le lac des Deux Montagnes dans trois canots montés de dix hommes sur lesquels il en fit coucher huit, ne laissant paraître que deux hommes qui nageaient. Lorsqu’il eut traversé le lac et qu’il fut dans le détroit de la rivière, il vit venir à lui quatre canots ennemis de sept ou huit hommes chacun. Pour les engager au large, il fit semblant de fuir, lorsqu’ils furent à portée de pistolet, tous les Français se levèrent ; les Iroquois firent leur décharge sans tuer personne et se dirigèrent en toute hâte vers le rivage. Nos Français les eurent bientôt joints et culbutés dans l’eau ; ceux qui ne furent pas tués furent faits prisonniers. Un des canots qui ne s’était pas assez approché gagna terre et se sauva. Les prisonniers furent amenés à Montréal, où toute la populace et les sauvages domiciliés demandèrent que par droit de représailles ils fussent brûlés ; ils furent donc attachés au poteau et brûlés les uns après les autres. Cet exemple fît changer la conduite des Iroquois, qui n’osèrent plus faire brûler les Français [2].

Cornelius Krieghoff, Camp indien (1848).

(Source : Hughes de Jouvencourt, Krieghoff, Montréal,
Stanké, 1979 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

    Malheureusement pour les coureurs de bois, ils n’étaient pas toujours sous la protection de du Luht, et combien ont péri soit dans la profondeur des bois, sous des wigwams inhospitaliers sans qu’on ait pu savoir ce qu’ils étaient devenus. Un d’entre eux, menacé d’être mis à mort et entouré déjà de plus de vingt sauvages armés, imagina un plaisant stratagème :

    —Qu’allez-vous faire ? dit-il. Mes amis, en me frappant, vous vous frapperez vous-même ; sachez que je vous porte tous dans mon cœur.

      On s’étonne, on veut des preuves.

    —Soit, dit-il, vous en aurez. Il place un petit miroir sur sa poitrine et les fait approcher les uns après les autres ; chacun se reconnaît et ne doute plus ; le pauvre voyageur est sauvé.

    Vive l’esprit ! C’est une précieuse ressource qui a souvent servi aux coureurs de bois, mais parfois ils en ont abusé et se sont attiré de fort méchantes affaires. Un d’entre eux, un des premiers, ayant été très-bien reçu chez une nation sauvage qui n’avait jamais vu d’Européen, leur fit connaître l’usage des armes à feu ; il leur vendit des fusils communs et de la poudre. Ceux-ci firent une chasse fort abondante et eurent par conséquent beaucoup de pelleteries à vendre. Voulant tout acheter, sans bourse délier, le coureur de bois leur fit croire qu’il ne dépendait que d’eux de renouveler leur provision de poudre.

    —Il suffit, leur dit-il, de semer ce qui vous reste dans une savane ; cela poussera comme votre blé d’Inde.

    Les Missouris furent enchantés de cette indication ; ils l’en récompensèrent comme de la plus belle découverte, et ne manquèrent pas de semer toute la poudre qui leur restait ; ce qui les obligea à traiter de toute celle du voyageur français, qui en retira un bénéfice considérable en peaux de castors, en loutres et en hermines. Puis, il descendit la rivière jusqu’aux Illinois, où commandait alors M. de Tonty. Les bons Missouris allaient de temps en temps dans la savane pour voir si la poudre levait : ils avaient eu soin de mettre un gardien pour empêcher les bêtes malfaisantes de ravager leur prétendue récolte : mais ils finirent par reconnaître la duplicité du Français.

    Il est bon d’observer qu’on ne trompe les sauvages qu’une fois, et qu’ils s’en souviennent ; ceux-ci résolurent de se venger sur le premier de notre nation qui viendrait chez eux. Cela ne tarda pas. L’appât du gain excita notre coureur de bois à envoyer son associé avec un assortiment de marchandises. Dès que les Missouris eurent appris qu’il était l’associé de celui qui les avait dupés, ils lui prêtèrent la cabane publique qui est au milieu du village pour y déposer ses ballots, et dès que sa marchandise fut étalée, ils entrèrent en tumulte et la mirent au pillage ; de sorte que le pauvre traiteur fut défait de toute sa pacotille sans aucun retour de la part des sauvages: il courut porter plainte au grand chef de la nation, qui lui répondit d’un air grave :

    —Ami, on te fera justice, mais il faut pour cela attendre la récolte de la poudre que nos frères ont semée par le conseil de ton compatriote ; tu peux compter, foi de Sagomas, que j’ordonnerai alors une chasse générale, et que toutes les pelleteries du gibier seront la récompense d’un secret si important.

    Le voyageur eut beau alléguer que peut-être la terre des Missouris n’avait pas les propriétés de la terre de France, où la poudre vient très bien ; il fallut qu’il se retirât fort allégé et bien confus d’avoir reçu une telle leçon de pareils gens.

    Mais il y eut une revanche, car les coureurs de bois ne se laissaient point battre aisément : l’un d’eux arma une pirogue qu’il chargea de bagatelles ; il remplit un baril de cendre et de charbon pilé au-dessus desquels il mit un peu de poudre. Arrivé au pays des Missouris, il étala toutes ses babioles dans la grande cabane pour voir si les sauvages seraient tentés de les enlever ; ceux-ci, en effet, les pillèrent. Le Français fit alors beaucoup de bruit, injuria fort les pillards et courant au prétendu baril de poudre qu’il avait préparé, il le défonça, prit un tison allumé et cria :

    —Je vais faire sauter la cabane ; ne faites point un pas ou je mets le feu ; vous viendrez tous avec moi au pays des esprits.

    Les sauvages effrayés ne savaient que faire ; les Français qui étaient hors de la cabane disaient que leur frère avait perdu l’esprit et qu’il ne le retrouverait que quand on lui aurait rendu ou payé ses marchandises. Les chefs coururent haranguer par le village pour faire rendre gorge aux habitants. Le peuple fut ému ; chacun apporta dans la cabane tout ce qu’il avait de pelleterie. Alors le Français déclara que l’esprit lui était revenu ; le chef lui présenta le calumet ; ils fumèrent ensemble, et notre coureur de bois emporta pour près de mille écus en bonnes pelleteries ; les sauvages émerveillés de sa résolution lui donnèrent le nom de Vrai Homme ou Homme de valeur.

    Bossu, auteur des Nouveaux Voyages des Indes occidentales, livre extrêmement curieux, raconte des faits qu’il dit lui être arrivés et qu’on peut croire dérobés à l’histoire des coureurs de bois :

    “Un jongleur des Allibamons me rencontra sur la rivière de ce nom, dit-il, tandis que je faisais force de rames pour remonter le courant. Il me demanda de l’eau-de-vie, je lui en donnai une bouteille, et il la but à l’instant avec les sauvages et sauvagesses qui l’accompagnaient ; il me pria de lui donner une seconde bouteille, je refusai ; cela le fâcha, et pour m’intimider, il me déclara que si j’insistais dans mon refus, il allait faire la médecine contre moi, c’est-à-dire, m’enchanter avec mon canot.

    —Bien, répondis-je, je suis médecin moi-même, nous verrons qui en sait le plus long.

    Un peu interloqué, mon jongleur ne put dissimuler son étonnement...

    —Je ne te croirai, me répliqua-t-il, que lorsque je t’aurai vu faire ; commence.

    —Après toi.

    —Non, je suis connu pour médecin, et toi tu ne l’es pas ; fais-toi connaître...

    Il eût été inutile de prolonger cette querelle de préséance ; mon sauvage avait d’excellentes raisons pour ne point prendre le pas. Je me décide donc et je débute par des contorsions effrayantes. Je parle au papier parlant, et cette conversation mystérieuse prépare à merveille la scène que je veux jouer.

    —Retire-toi, retire-toi, criai-je à mon sauvage ; je veux être seul un moment ; dès que l’esprit sera revenu, je t’appellerai.

    Le jongleur s’éloigne et me laisse seul, c’est l’usage, et plus que tout autre, il a intérêt à s’y conformer ; cinq minutes suffisent à mes préparatifs.

    —Approche, mon frère, dis-je à mon antagoniste ; vois-tu cette peau de chat-tigre ?

    —Oui.

    —Elle est plate comme un gant.

    —Oui...

    —Il n’y a plus dessous un seul morceau de chair ni un seul os ; tout est sorti par cette incision que tu aperçois sur le col.

    —Eh bien ! Je te défie de rendre la vie à l’ancien habitant de cette peau, de le faire voir et marcher.

    Le jongleur sourit et renifle, double manière d’exprimer l’incrédulité et l’ironie.

    —Tu penses que tu badines et que tu te moques de moi ; vas, tu n’es pas médecin ; tu n’es qu’un ignorant. Regarde ! Déjà la peau remue ; je vais toucher les yeux avec cette gomme de pin et ils brilleront comme deux étoiles au firmament.

    En parlant ainsi, j’enchâsse dans un cercle résineux deux yeux d’émail, et je pique avec une épingle un gros écureuil que j’avais glissé dans la peau, et qui naturellement se porte vers la tête où brille un rayon de lumière. À cet aspect, le faux magicien est saisi d’effroi ; il crie que je suis médecin et très médecin. Mais je ne m’en tiens pas là. Je lâche l’animal qui s’agite entre mes bras, et il se précipite dans la direction des sauvages en faisant rouler d’une manière surnaturelle la peau qui le renferme. C’est à qui fuira : les femmes crient et les hommes sautent à terre. J’avais un compère qui s’élance aussitôt, saisit la bête et me la rend en faisant mine de la frapper ; je la prends de nouveau, je la serre contre mon corps pour escamoter l’écureuil et les yeux d’émail ; puis je pousse un grand cri, feignant d’être mordu ; mon compère frappe encore ; l’animal semble résister ; mais je le saisis à mon tour, et je jette aux pieds des sauvages sa peau redevenue plate comme avant. Ce second prodige ne les étonna pas moins que le premier.

    —Ce chat ne méritait pas de vivre, m’écriai-je, je l’ai replongé dans le néant pour avoir osé mordre son maître et sauter aux jambes des hommes rouges, nos frères amis ; cependant, si ta médecine vaut la mienne, essaie, et, en cas de danger, je te secourrai comme cet homme m’a secouru.

    —Je n’en ferai rien ; ma médecine n’a pas de pouvoir sur les chats morts.

    —Et mon canot ; n’as-tu pas dit que tu pouvais l’arrêter ?

    —Oui, je le pouvais tout à l’heure ; je ne le peux plus maintenant. Médecin contre médecin, il n’y a plus rien à faire.

    Pour un sauvage, la réponse était d’un goût très subtil. “Corsaires contre corsaires, ne font pas leurs affaires”, a dit La Fontaine, et mon jongleur ne l’a certainement pas lu ; mais il est tout simple que les vérités naturelles se retrouvent dans les bois.

    Une fois reconnu médecin, et médecin supérieur à tous les médecins allihamons, je fus assailli de questions et de prières ; on m’apportait des malades et l’on ne se lassait pas de me demander des miracles. Le jeu était dangereux. Les sauvages n'aiment pas plus les devins qui se trompent que les manitous qui restent sourds à leurs vœux. Plus d’un médecin pris en flagrant délit d’homicide par imprudence, par impuissance ou autrement, a été condamné à suivre son malade au pays des esprits ; on supposait qu’il retrouverait là celui qu’il avait perdu. Pour éviter un pareil sort, je déclarai qu’averti par la blessure que j’avais reçue de mon chat, j’avais fait complète abjuration d’un art si périlleux, et que je renvoyais respectueusement tons les malades au maître de la vie, qui saurait beaucoup mieux les guérir”.

    Un coureur de bois fit un tour de médecine qui, bien qu’infiniment plus simple que le précédent, le mit en grande considération auprès des sauvages. II leur montra une petite fiole remplie de mercure; cela leur parut magnifique, et ils voulurent l’avoir.

    —Je vous donnerai tout très volontiers, à l’exception de la fiole, qui m’est nécessaire.

    Et aussitôt il versa le vif-argent sur le plancher.

    —C’est à vous, leur dit-il ; ramassez-le.

    Ils n’en purent jamais venir à bout ; le mercure s’aplatissait sous leurs doigts, se divisait, s’éparpillait et roulait en tous sens. Ébahis à cette vue, ils soupçonnèrent que c’était un esprit qui se transformait ainsi pour leur échapper. Le coureur de bois prit une carte et ramassa les globules de mercure éparses sur le plancher et qui s’amalgamèrent de nouveau dans la fiole. Cette concentration ne parut pas moins merveilleuse que la division en perles liquides. Mais ils regardaient encore l’esprit avec inquiétude, quoique rentré dans sa prison de verre, quand le coureur de bois versa un peu d'eau forte dans la fiole ; tout alors entra en dissolution et disparut. Les sauvages reniflèrent à qui mieux-mieux ; leur admiration était au comble.

    Heureux ces jours de naïveté et d’ignorance ! Hélas ! ils ne passèrent que trop tôt ; il ne fallait que de l’audace au coureur de bois pour se présenter aux nations inconnues et de l’adresse pour s’insinuer sous leurs wigwams ! Il se faisait recevoir guerrier et chef dans toutes les tribus en se faisant imprimer un chevreuil sur la cuisse. Protégé par les femmes, qu’il aidait dans leurs rudes travaux, quels bons repas il faisait ! Il avait du pain de maïs cuit sous la cendre, des poulets et dindes rôtis, des grillades de chevreuil, des beignets frits dans de l’huile d’ours, des langues de buffalos, des nez d’orignaux, des œufs de tortue.

    Le bon temps finit avec la Conquête. Non seulement les Anglais firent disparaître les nations sauvages, dont ils refoulèrent les débris dans les prairies de l’ouest, mais ils fondèrent la compagnie des fourrures, vaste monopole établi à la baie d’Hudson, et qui, de là, exploite toute la région du nord.

Adolphe de Puibusque

Journal de l'Instruction publique, Montréal, numéros de mai et juin 1862.

Le texte est d'abord paru le 22 septembre 1861 dans le Courrier des familles, à Paris.


Cornelius Krieghoff, Indiens chippewas au lac Huron.

(Source : Hughes de Jouvencourt, Krieghoff, Montréal,
Stanké, 1979 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)



[1] Extrait d’un recueil inédit de ce qui s’est passé au Canada au sujet de la guerre depuis 1682 ; ms.

[2] Extrait d’un manuscrit inédit. 

mercredi 17 février 2021

Un savant au Séminaire de Nicolet

Le Séminaire de Nicolet, vers 1895, et l'abbé Thomas Maurault (1839-1887)

(Source : J-A.-Ir. Douville, Histoire du Séminaire de Nicolet, tome 2, Montréal, Éditions Beauchemin, 1903 ;
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   Quand on s'est longtemps pris pour un voltairien finfinaud et qu'on a adhéré et même professé sur tous les toits la rengaine qui prétend qu'au Québec, le clergé catholique, tout au long de notre histoire, se serait acharné à maintenir le peuple dans les ténèbres de l'ignorance, on risque d'être quelque peu ébranlé lorsque l'on découvre, dans un livre d'occasion acheté il y a quelques années à la sympathique librairie L'histoire sans fin, aux Trois-Rivières, ces lignes manuscrites non signées : 

« Ce livre m'a été donné en 1958 par Sœur Marie Claude-Marcel, Fille de Jésus. Elle fut mon professeur du mois de septembre '57 à juin '58. Son nom civil est Alberte Julien. Elle m'a enseigné les mathématiques, le français, la religion et le dessin. J'ai été profondément marquée par la personnalité attachante de cette femme ». 

L'exemplaire des Gloses critiques de Louis Dantin dans lequel sont  écrites les
 lignes manuscrites ici commentées, avec la notice nécrologique de Sœur Alberte
 Julien, Fille de Jésus, dans Le Nouvelliste du 12 mars 1986.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


   On est alors en 1958, donc avant que le modernisme, dogme qui règne sans partage sur notre temps, ne se propage formellement dans l'Église catholique sous l'impulsion du concile Vatican II. La religieuse qu'évoque l'ancienne et anonyme propriétaire du livre où elle avait couché ces lignes portait encore l'habit religieux traditionnel de la congrégation des Filles de Jésus, qui, surtout consacrée à l'enseignement, dirigeait quelques écoles au Québec, surtout en Mauricie et aux Trois-Rivières en particulier, de même qu'à Rimouski.

   Son nom civil, nous dit encore notre anonyme auteure, était Alberte Julien. Ayant appris qu'une membre des Filles de Jésus œuvrait dans la vie paroissiale de Saint-Séverin, en Mauricie, je me suis rendu sur place avec le volume en question afin de lui demander des renseignements sur son ancienne consœur, que je devinais décédée depuis quelque temps. J'étais à la fois curieux et fasciné d'en savoir plus sur une religieuse qui avait eu un impact suffisamment important sur la vie d'une jeune fille pour que celle-ci, sans doute plusieurs années plus tard et pour ne pas l'oublier à l'époque de son grand âge, ait tenu à laisser dans un volume cet hommage à la mémoire de celle qui lui a fait don de ce même bouquin.

   De plus, qu'une religieuse ait offert à une étudiante un livre dont l'auteur est Louis Dantin (1869-1945), homme d'une culture riche, ample et profonde, un esprit raffiné et ouvert, principal mentor d'Émile Nelligan, incontestablement le meilleur critique littéraire que notre peuple aura produit et dont la lecture des fruits de sa plume, même à notre époque, reste un pur festin pour l'esprit, voilà qui m'intriguait doublement, car, dis-je, qu'une religieuse ait donné un tel livre de Louis Dantin à une étudiante, cela ne correspond pas tout à fait à la doxa de nos jours dominante et selon laquelle le clergé, par les écoles qu'il contrôlait, n'aurait eu d'autre dessein que de boucher les esprits pour faire de notre peuple un ramassis d'ignorants et de sots.

   C'est donc au presbytère de Saint-Séverin que, par un bel après-midi de fin d'été 2017, cette sympathique membre des Filles des Jésus me conforta dans mes intuitions à l'effet que non seulement sa consœur avait quitté ce monde depuis déjà longtemps, mais surtout qu'elle était une femme tout à fait remarquable, brillante, passionnée par sa vocation consistant à faire découvrir les richesses de la culture et de l'esprit aux jeunes filles dont l'éducation lui était confiée, et qu'elle a, à l'instar des membres de sa congrégation, durablement inculqué le goût des connaissances, du Bien, du Beau et du Vrai à d'innombrables élèves, filles et garçons, qui lui en ont toujours gardé une reconnaissance indéfectible. 

   Mais la consœur de Sœur Alberte Julien me révéla aussi un fait qui n'a rien de banal : celle-ci était la sœur de nulle autre que la légendaire chanteuse Pauline Julien, elle aussi de regrettée mémoire. 


La chanteuse Pauline Julien (1928-1998) était
la cadette de Sœur Alberte Julien (1919-1986)

(Source : Voir.ca)


    Ce témoignage que l'anonyme auteure a inscrit au crayon de plomb dans l'exemplaire que lui a offert il y a plus de soixante ans Sœur Alberte Julien, et dont je suis devenu le privilégié et reconnaissant propriétaire, a déclenché chez moi une curiosité qui m'a conduit à explorer et fouiller au cours des dernières années l'histoire des écoles, couvents, collèges et séminaires tenus par les congrégations ou associations de prêtres, religieux et religieuses tout au long de notre histoire, et ce, jusqu'à leur disparition dans la foulée de la prise de contrôle de l'enseignement par l'État québécois, avec les résultats pour le moins discutables que l'on connaît aujourd'hui. J'étais d'autant plus intéressé par ce sujet que, comme je le racontais il y a quatre ans dans Mémoires de pierre ; souvenirs d'esprit et de coeurj'avais moi-même été pensionnaire dans un collège qui à l'époque conservait encore quelques relents, du moins dans l'ambiance, des collèges classiques d'antan.

   Je me suis donc mis à parcourir des livres que pratiquement plus personne ne lit depuis longtemps et que, justement pour cette raison, on peut souvent dénicher pour pas cher dans les librairies d'occasion. J'ai pu ainsi lire, entre autres, des volumes sur l'histoire du Petit séminaire de Québec, des collèges Sainte-Anne-de-la-Pocatière et Sainte-Marie de Montréal, lequel était tenu par les Jésuites et dont je fais état dans une récente glanure sur la scolarité d'Honoré Mercier (voyez ICI), de même que les ouvrages, en deux tomes chacun, consacrés à l'histoire des séminaires de Saint-Hyacinthe et de Nicolet. 

   Contrairement à ce qu'on peut avoir tendance à croire de nos jours, le contenu de ces volumes n'a vraiment rien d'ennuyant ou d'aride. Bien au contraire, en plus de pénétrer un univers fascinant qui est disparu, on y découvre une variété inouïe de personnages qui sortent de l'ordinaire, fervents des arts, des sciences et de tout ce qui constitue le domaine du savoir, qui étaient tous, chacun à sa manière, pris de la passion de transmettre leurs connaissances aux jeunes qui leurs étaient confiés et qui allaient former les élites canadiennes-françaises dont, jusqu'à l'avènement de ces institutions d'enseignement, les rangs étaient aussi clairsemés qu'anémiques. Et bien entendu, la pérennité de la langue française en nos contrées était au coeur des préoccupations des membres, hommes et femmes, du personnel enseignant de ces institutions que l'Église, comme on l'apprend dans les récits sur les origines de ces collèges, séminaires et couvents, a su envers et contre tout imposer contre un régime britannique qui était hostile à l'éducation française dans le Dominion

   La lecture de ces milliers de pages étayées par une riche documentation amène à constater le paradoxe à l'effet qu'il faut une puissante dose d'ignorance pour, comme d'aucuns le font de nos jours en ânonnant à travers leur chapeau, accuser le clergé catholique d'antan d'avoir voulu maintenir le peuple canadien-français dans l'ignorance afin de créer ici une société de béotiens soumis et serviles. L'évidence fondée sur la connaissance de l'Histoire montre l'ampleur de la bêtise d'une telle affirmation. On peut certes critiquer notre clergé catholique, qui était, on l'oublie souvent, constitué des membres de nos familles, mais, quelles que soient nos convictions religieuses ou philosophiques, cela ne peut ni ne doit nous dispenser du devoir de rendre justice à la vérité, voire de ne pas commettre d'injustice mémorielle à l'égard de compatriotes qui se sont dévoués en faveur du mieux-être de notre peuple et de sa pérennité historique.

   C'est donc ainsi que j'en suis arrivé à découvrir le personnage prodigieux, fascinant, haut en couleurs, ultra-allumé et unique en son genre qu'était l'abbé Thomas Maurault, qui œuvra dans les années 1860-1880 au Séminaire de Nicolet et à qui sont consacrés les textes présentés ci-dessous. 

  Pour mieux démontrer que l'enseignement dispensé par l'abbé Maurault et ses confrères du Séminaire de Nicolet était fort loin de produire des cancres ou des décervelés, le premier texte que vous lirez ici-bas a pour auteur Edmond de Nevers (1862-1906), natif de Baie-du-Febvre, journaliste et écrivain qui est considéré, encore de nos jours, comme ayant été l'intellectuel canadien-français le plus brillant de son époque. Inutile de souligner que l'abbé Thomas Maurault fut l'un des éducateurs qui inspira et stimula le plus le développement intellectuel du jeune de Nevers.

   Notons également que l'abbé Maurault est celui qui a initié au dessin Charles Gill (1871-1918), lorsque celui-ci, âgé de 14 ans, fut inscrit pour une année au Séminaire de Nicolet. Gill deviendra artiste-peintre réputé et, poète, il sera une figure marquante de l'École littéraire de Montréal.

Le peintre et poète Charles Gill (1871-1918)


   Et si vous voulez effectuer des découvertes plus en profondeur sur ce phénoménal savant nicolétain qu'était l'abbé Maurault, lequel d'ailleurs pourrait inspirer maints personnages de films ou séries télévisées ayant cette époque pour contexte, vous trouverez au bas de la présente glanure des hyperliens qui conduisent à des documents plus exhaustifs.

   De plus, nous avons cru utile de vous offrir l'accès à une copie numérisée de l'Album du centenaire du Séminaire de Nicolet, paru en 1903 et dans lequel vous trouverez plusieurs photos qui donnent un aperçu des allures du séminaire peu de temps après le décès de l'abbé Maurault, qui eut lieu en 1887. 

   Ainsi donc, on pourra dire que le témoignage écrit par une main anonyme dans le volume du critique littéraire Louis Dantin qui lui fut offert il y a 63 ans par Sœur Alberte Julien, m'aura fait faire beaucoup de chemin, de lectures passionnantes et de découvertes aussi étonnantes qu'éclairantes sur ce qui a favorisé l'émergence de nos élites nationales, qui furent par leurs éducateurs et éducatrices conviées à approfondir et développer ce qu'elles avaient de meilleur à donner, notamment l'attachement au Beau, au Bien et au Vrai, des notions malheureusement dévalorisées, voire dénigrées à notre époque d'enlaidissement généralisé du monde. 

   Je tenais à rendre hommage un de ces jours, d'une manière ou d'une autre, à Sœur Alberte Julien lorsque j'avais, tel que relaté ci-haut, inopinément découvert sa contribution à l'éducation des nôtres et à leur éveil aux belles choses de l'esprit. C'est maintenant chose faite. 

   Sur cet élan de reconnaissance, allons maintenant à la découverte de ce personnage lumineux que fut l'abbé Thomas Maurault. À l'instar de tant d'autres comme lui et Sœur Alberte, l'on s'est fait collectivement un tort considérable en n'infligeant qu'oubli et ingratitude à l'héritage de savoir et de culture qu'ils nous ont légué en y dédiant tout ce qu'ils avaient et étaient : 
 
   
L’humilité d’un savant 

par 

Edmond de Nevers

Né Abraham-Edmond Boisvert à Baie-du-Febvre le 12 décembre 1862,
Edmond de Nevers a fait ses études au Séminaire de Nicolet. Il résida
en Europe de 1888 à 1894, d'où il fut correspondant de La Presse sous
le nom d'Edmond de Nevers, inspiré de l'histoire de sa famille. Il 
publia à Paris, en 1896, son important ouvrage L'Avenir du peuple 
canadien-français
, récemment réédité et que l'on peut se procurer
en cliquant ICI. Edmond de Nevers est mort à Central Falls
(Rhode Island) le 15 avril 1906.



Voici un nom qui probablement n'éveillera d'écho que dans le cœur d'un bien petit nombre d'amis des lettres canadiennes, et pourtant ce nom aurait dû s'inscrire à côté de ceux des plus renommés de nos littérateurs, de nos savants, de nos artistes. Voici une vie qui vient de s'éteindre humblement, sans bruit, au fond d'un collège de campagne, et qui aurait pu être brillante parmi les plus brillantes, mais ça été la vie d'un humble, d'un saint, et le monde qui n'a pas été admis à pénétrer dans les radieuses profondeurs de cette âme ne peut rendre à sa mémoire les honneurs qu'il a toujours dédaignés.

L'abbé Maurault naquit à L'Isle-Verte le 20 septembre 1839. Il fit son cours classique au Séminaire de Nicolet et fut ordonné prêtre le 18 septembre 1864, à Saint-Thomas-de-Pierreville. Il retourna de suite à Nicolet et y consacra tout le reste de sa vie à l'enseignement, d'abord professeur de musique, puis des Belles-Lettres et enfin de Philosophie. Mort le 9 octobre 1887 à l'âge de quarante-neuf ans. Voilà tout.

Tout le monde ou à peu près ignore que M. l'abbé Maurault était le premier savant du pays, un littérateur distingué, un artiste hors ligne, si l'on considère seulement le don naturel, une de ces intelligences d'élite comme un peuple peut se glorifier d'en posséder bien peu, et avec cela un cœur dont tous les mouvements n'ont jamais été dictés que par la charité la plus pure, une âme toute de lumière et de bonté.

Je ne crois pas qu'il y ait dans le vaste domaine de la science, de la littérature, de l'art, de la philosophie, une parcelle d'espace qui n'ait été explorée par ce travailleur infatigable ; outre le latin, le grec et l'hébreu dont il s'était rendu maître dès ses premières années d'études théologiques, il s'était amusé à apprendre toutes les langues vivantes, l'italien, l'anglais, l'allemand, voire même l'abénaquis ; il connaissait par cœur les plus belles pages de tous les littérateurs et philosophes anciens et modernes et les récitait dans le texte même.

Il était encore botaniste, musicien, peintre : il avait dû, comme il le disait lui-même, renouveler ou à peu près, l'invention de la peinture, attendu qu'il n'eut jamais l'avantage d'avoir de leçons dans ce dernier art, même pour les procédés ; on peut admirer à Nicolet plusieurs tableaux à l'huile et aquarelles pleins de grâce, de coloris et de fraîcheur, dont il a fait cadeau à des amis. Et qu'on remarque, ce qui est presque incroyable, qu'il n'avait pas seulement effleuré en passant chacune de ces branches de la science et de l'art, mais qu'il les avait toutes approfondies.

Jamais une pensée d'ambition, de vanité, n'a germé dans cette âme : l'étude était pour lui une jouissance, un bonheur et un but: augmenter son trésor de connaissances, repousser de plus en plus loin les ténèbres, l'ignorance qui sont le partage de notre pauvre humanité, c'était tout son orgueil.

Pourtant cette science n'a pas été inutile, puisque pendant vingt ans les élèves de Nicolet ont pu profiter de ses admirables leçons.

Il ne voulut jamais rien publier, bien qu'il ait écrit beaucoup, pense-t-on. « À quoi bon, me disait-il un jour, je n'ai pas envie de faire une législation, je ne me sens ni le goût ni la force de résoudre les grands problèmes sociaux, et je n'écrirai certainement pas de romans. Voyons, si j'écrivais, à qui cela profiterait-il ? » Et puis il ajoutait en souriant : «  Ça coûte cher les frais de publication et ça ne paie pas ». Et ce qu'il ne disait pas, c'est que l'argent qu'il aurait donné à un éditeur appartenait aux pauvres en faveur desquels il se dépouillait de tout, jusque de ses habits. Nous n'avons de lui qu'un discours intitulé : Éloge de saint Thomas d'Aquin, qui a été tiré à 200 exemplaires et distribué à quelques membres du clergé et élèves de Nicolet. Nous en citons quelques lignes qui pourraient s'appliquer à l'abbé Maurault lui-même :

    « Le sage doit donc établir en lui-même une paix divine. Il doit la fonder sur le calme des passions vaincues, afin que son mobile esprit, immobilisé sous le regard de Dieu, s'étende en un calme miroir où le ciel et la terre viennent se peindre, sans confusion, sans disproportion de parties, dans la majestueuse harmonie de leurs proportions et de leurs rapports. Telle est bien aussi l'image de l'état intellectuel de notre grand docteur, miroir fidèle d'un immense et radieux spectacle, où nul souffle des passions ne creusa jamais un ride, ciel où nul nuage n'apporta la tempête, que tout rayon venu d'en haut traverse, sans jamais ni se courber ni se ternir.
     La raison, flambeau de la nuit, n'éclaire qu'un horizon restreint à sa clarté : le monde apparaît comme un faisceau de lignes brisées, dont une mystérieuse obscurité ne permet pas de suivre les prolongements jusqu'à la main dont tout émane. Sous cette insuffisante lumière, l'ordre paraît rompu, incomplet, discordant. Mais que le soleil vienne à illuminer les espaces infinis du ciel, que la science divine, l'astre qui luit dans l'éternité, se lève avec majesté au-dessus des ténèbres, tout s'éclaire, tout resplendit, tout se révèle dans l'indéfectible harmonie du beau et du vrai. Pythagore prétendait saisir de son oreille la mélodie des sphères ; la science sacrée découvre et plus haut et plus loin. Car depuis la pierre et le brin d'herbe jusqu'aux sommets où la matière déploie ses formes les plus exquises, depuis l'instinct grossier de la brute jusqu'aux magnificences intellectuelles des purs esprits, tout se rattache, à sa lumière, en une hiérarchie sublime, en une chaîne de perfections croissantes et ordonnées dont le premier anneau est en Dieu, hiérarchie des êtres, hiérarchie des forces, et dans le monde moral, hiérarchie des droits et des devoirs.
     Enfant, il aspirait de Dieu. Jeune homme, il le défendait en lui-même contre les tendres artifices d'une mère en pleurs. Homme fait, religieux et docteur, il tendait à lui par toutes les voies qu'ouvrait le cloître à ses aspirations, par la pureté, par le détachement, par l'obéissance, par la multiple et incessante immolation de sa grande âme ; il le voyait par delà les craintes et les espérances humaines, au delà des joies et des douleurs, ne pensant qu'à l'atteindre, indifférent du reste à tout chemin de roses, à tout sentier d'épines qui pouvait conduire au but.
    La science elle-même, ce délicieux repos de tant d'esprits élevés, lui paraissait n'être qu'une étape, ou plutôt il la dressait de tous les points du monde comme une radieuse échelle pour s'élever à Dieu ».
 
  Si la connaissance de ses admirables facultés, de son universel talent est limitée à un petit nombre, au moins tous ceux qui ont connu l'abbé Maurault lui gardent dans le cœur un bon souvenir, et lui donnent des regrets sincères. Seulement, comme Canadiens, nous regrettons qu'il n'ait pas daigné sacrifier son humilité à la gloire de sa patrie et donné quelques chefs-d'œuvre de plus à notre littérature nationale. 

      Full many a gem of purest ray serene,
      The dark unfathomed caves of ocean bear ;
      Full many a flower is born to blush unseen,
      And waste its sweetness on the desert air…

                                             ― Thomas Gray

      Traduction française par Tollemache Sinclair

      Plus d’un bijou de la beauté la plus pure et la plus sereine,
      Dans les cavernes de l’Océan par le sable est tout couvert ;
      Plus d’une fleur naît sans être jamais vue, sa grâce est vaine
      Et va dissipant son parfum si délicieux dans l’air désert. 

                                                           Edmond de Nevers, ancien élève.
 
Extrait de : J.-A.-Ir. Douville, Histoire du collège-séminaire de Nicolet, tome 2, Montréal, Librairie Beauchemin, 1903, p. 158-161. Source de la traduction française par Tollemache Sinclair de la strophe de Thomas Gray : René Meertens. 


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Un savant original et lumineux

par

l'abbé Joseph-Antoine-Irénée Douville

dans son ouvrage Histoire du Séminaire de Nicolet
(1903) 


(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


« Il ne s'écoula pas de longues années avant qu'un nouveau deuil assombrît les jours tranquilles que l'on goûtait au Séminaire, depuis rétablissement du diocèse de Nicolet. La mort vint lui enlever, dans la vigueur de l'âge, un homme précieux, qui jetait à cette époque le plus d'éclat et de crédit sur l'institution, et dont les talents et les vastes connaissances faisaient espérer encore davantage pour l'avenir, M. l'abbé Thomas-Marie-Olivier Maurault, professeur de philosophie, décédé le 9 octobre 1887.

Né à l'Île-Verte le 27 septembre 1839, il avait été élevé depuis l'âge de neuf ans chez son oncle, M. Joseph Maurault, curé de Saint-François, puis, après le partage de cette paroisse en deux, curé de la nouvelle paroisse de Saint-Thomas de Pierreville, comprenant la partie de l'ancienne située à l'est de la rivière Saint-François. Avant de venir au collège, il avait fréquenté l'école du village des Abénaquis (Odanak) où son oncle était aussi le missionnaire. Cette école était tenue alors par M. Edge, jadis professeur de l’école française de Nicolet. Les petits compagnons indiens du jeune Maurault, qui apprit bien et assez vite leur langue, se croyaient bien supérieurs à lui et, dans leur fierté nationale, ils ne lui ménageaient pas les compliments à rebours, comme celui-ci, par exemple, qu’ils lui adressèrent plus d’une fois : « T’es b… comme un Canayen ! »

Il entra au Séminaire de Nicolet à l'âge de 12 ans, et il donna de suite des preuves de talents plus qu'ordinaires. En deux ans il fit les quatre premières classes, mais avec des succès qui étonnèrent ses confrères et ses professeurs. Dans chaque classe il prenait invariablement la tête, laissant loin derrière lui les plus forts. Pendant ses deux années de philosophie, il brilla moins, parce que la maladie l'obligea de s'absenter plusieurs fois et longtemps. 

Il prit la soutane en 1857 et, comme il était jeune et d'une faible santé, il passa sept ans au Séminaire avant de recevoir la prêtrise, s'appliquant à l'étude de la théologie et des autres parties de la science sacrée. Il put cependant se livrer à l'enseignement les dernières années de sa cléricature : ainsi en 1860-61 et 1861-62, il fut professeur de musique, et l'année suivante il prit la classe de Rhétorique, qu'il continua à professer quatre ans encore après son ordination en 1864. Sa santé s'affaiblit au point qu'il fut obligé de laisser l'enseignement pendant deux ans, en 1867-68 et 1868-69.

Quand il se crut assez bien pour se remettre à professer, il demanda la classe de belles-lettres, de préférence à celle de rhétorique, à cause du surcroît de travail que cette dernière imposait à son professeur pour la préparation des examens du baccalauréat. Il garda cette besogne douze ans de suite, à l'exception de l'année 1874-75 passée en repos. Il laissa la classe de Belles-Lettres, en 1882, pour prendre celle de philosophie, qu'il enseigna jusqu'en 1887, année de sa mort.

Une maladie de cœur, dont il avait eu des atteintes assez fortes vingt ans auparavant, mais dont il s'était cru guéri, l'empêcha de reprendre sa classe après les vacances de cette année, et le conduisit au tombeau en peu de semaines. Il expira le 9 octobre, an commencement de sa quarante-neuvième année, emportant les regrets de tous ses confrères du Séminaire et du clergé en général des deux diocèses de Nicolet et des Trois-Rivières, dont un bon nombre avaient été ses élèves et conservaient une hante opinion de sa science comme aussi de ses bonnes et amicales manières.

Un savant hors du commun

M. Maurault ne brillait pas seulement par quelques beaux talents ordinaires, qu'il est encore assez rare de rencontrer réunis chez le même homme, mais il était tout à fait exceptionnel par l’étendue et la variété de ceux dont il était doué. Sa mémoire était aussi prodigieuse que son intelligence était vaste, et ces deux facultés développées chez lui par des années d'un travail constant, passionné même, sur une grande partie des sciences sacrées et profanes, en avaient fait un savant hors ligne, qu'il est bien rare, croyons-nous, de rencontrer avec des connaissances aussi profondes et surtout aussi variées. Car, nous pouvons le dire, ce qu'il entreprenait d'apprendre, il ne le laissait jamais à demi-fait ; mais il allait jusqu'au bout, jusqu'aux limites les plus reculées que cette étude pouvait lui offrir, en dévorant les difficultés qu'il rencontrait et qui ne servaient qu'à exciter son désir et sa volonté de tout pénétrer. Et ce qu'il avait appris une fois, il le retenait toujours et avec une fidélité telle qu'il pouvait, après bien des années, citer de mémoire de longues pages de latin ou de grec. Aussi était-il toujours prêt à appuyer ce qu'il disait ou soutenait par des citations textuelles de divers auteurs. Livres saints, Pères de l'Église, écrivains grecs et latins, français ou anglais, italiens ou allemands même, tous lui revenaient au besoin, car il les avait tous étudiés.

Linguiste de premier ordre, et dont il aurait été bien difficile de trouver le semblable, au moins dans notre pays, il savait parfaitement, outre le français et l'anglais, les deux langues classiques, le latin et le grec, pour les parler et les écrire avec facilité et élégance, et de plus l'italien et l'allemand, qu'il lisait habituellement dans les meilleurs ouvrages écrits dans ces deux langues. Il possédait aussi assez bien l'hébreu et même un peu la langue des Abénaquis, au milieu desquels il avait passé quelques années de son enfance, comme il vient d'être dit.

Littérateur, philosophe, théologien, il était tout cela et à un haut degré. Il avait lu tous les grands écrivains, tous les chefs-d'œuvre des littératures grecque, latine, française et anglaise, italienne et allemande. La théologie, l'écriture sainte et l'histoire de l'Église avaient fait le sujet de ses études suivies, en même temps que ses délices, pendant bien des années, pour mieux dire, toute sa vie depuis son entrée dans l'état ecclésiastique. Il se mit un peu plus tard à l'étude de la philosophie de saint Thomas, il s'y plongea passionnément et il s'en rendit maître d'une manière étonnante. Son plus grand bonheur, il le trouvait dans l'étude des œuvres de l'Ange de l'École (saint Thomas), dont il approfondissait la doctrine avec une insatiable ardeur, pour mieux la faire comprendre et goûter à ses élèves. Cette étude absorba les dernières années de sa vie et ne fut peut-être pas étrangère à la maladie qui l'enleva, à cause du travail trop prolongé qu'il s'imposait, entraîné comme par un charme irrésistible.

Il fut encore artiste, peintre et musicien. Il a montré son talent pour le dessin et la peinture dans les jolis petits tableaux qu'il a faits, paysages pris sur nature et autres sujets, tous bien appréciés des connaisseurs. La musique lui fut familière de bonne heure et il excellait comme pianiste et organiste. Après avoir été professeur de musique deux ans, il n'aima pas à se livrer davantage à cet art, qui le détournait d'études plus sérieuses. Plus tard, quand il s'y adonnait, c'était en amateur.

Pour se distraire pendant ses récréations et ses moments de loisir, il apprit la botanique, qu'il posséda sur le bout de son doigt, et la photographie qui lui servait à prendre des vues de paysages, pour les copier ensuite à l'aquarelle ou à l'huile. Et puis il cultivait avec art les fleurs du parterre, en face de la maison (du Séminaire de Nicolet), et avec succès son petit champ de tabac, dont il faisait chaque année une bonne récolte, pour lui-même et ses amis.

Peu de savants, il nous semble, ont parcouru une aussi vaste étendue du domaine des sciences et des arts, et avec plus de succès. Son talent, presque universel, était facile et sûr, au point qu'il ne rencontrait pas ou bien peu d'obstacles insurmontables dans les études qu'il entreprenait. Il n'eut pas néanmoins au même degré que pour les autres, le goût, peut-être aussi le talent, des sciences mathématiques. Elles ne lui offrirent que peu ou point d'attrait, et il disait souvent, quand on en parlait devant lui, qu'il ne se sentait pas né pour tenir la règle et le compas. Il avait bien parfois des velléités de s'y appliquer, mais jamais il ne tenta sérieusement de le faire.

Bon musicien, comme nous venons de le dire, sur le piano et sur l'orgue, il s'était mis en tête de devenir violoniste aussi, par pur amusement. En dépit de ses efforts et d'exercices répétés, il ne put réussir, ses doigts ne trouvaient pas la souplesse voulue, sur les cordes du violon, comme sur les touches du piano et de l'orgue. C'est le seul échec que nous lui ayons connu. Ses amis se plaisaient à le railler, en badinant, sur ce point faible, parce qu'il n'en avait point d'autre en fait de succès. Quelqu'un s'étant permis un jour de lui dire qu'il ne jouait pas du violon aussi bien que Basile Cloutier, le portier du Séminaire à cette époque — piètre violoniste s'il en fut, qui raclait son instrument de temps à autre pour amuser la gent culinaire, — cette plaisanterie ne plut pas à notre savant et artiste, et dès lors il mit son malencontreux instrument aux oubliettes.

Un savant trop modeste

Un homme aussi extraordinaire par ses talents et sa science aurait dû, tous le penseront, laisser après lui des œuvres importantes ; il ne l’a pas fait néanmoins. Cela est dû d'abord à sa grande modestie et à une certaine timidité de caractère qu'il conserva toute sa vie. Toujours M. Maurault aima la solitude, avec la fréquentation des humbles et d'un petit nombre d'amis, au milieu desquels il se plaisait à vivre et à converser. Il évita tout ce qui pouvait attirer les regards sur lui ou le mettre en scène aux yeux du public. Puis, il avait un tel goût du beau et du parfait, et une telle répugnance des lieux communs et des voies trop battues, qu'il ne trouvait jamais ses écrits assez châtiés pour la forme et assez nourris pour le fond, et par là même dignes d'être publiés ; ce qui le conduisit à un style peut-être un peu trop recherché. 

Toutefois ce qu'il a laissé après lui, par exemple, son discours sur saint Thomas, qui a été imprimé à un petit nombre d'exemplaires, celui sur Mgr Plessis, les adresses ou les réponses à des adresses qu'il a composées en diverses circonstances, spécialement celle du supérieur aux anciens élèves lors de la fête du 21 mai 1866, montre un grand talent d'écrivain.

« Sa pensée toujours ferme, noble, élevée, surabondante d'érudition sans pédanterie, se développe dans une phrase nombreuse, colorée, ennemie de toute vulgarité. La distinction dans la pensée comme dans la diction, voilà, selon nous, ce qui caractérise ses écrits. Cette distinction qu'il affectionnait tant, donne peut-être quelquefois à son style une apparence de recherche et de travail ; mais comme notre esprit se complaît dans cette noble élégance de l'expression et dans cette phrase souvent jaillissante d'éclairs ! » Telle est l'appréciation de M. Maurault, comme écrivain, par un littérateur distingué.

Aux belles qualités de l'esprit dont il était si largement doué, il joignait celles du cœur, non moins estimables. Sa charité surtout était très grande et lui faisait distribuer aux pauvres son modique revenu, pour une bonne partie. Sa piété alimentée par la foi la plus vive ne se démentit jamais et, en face de la mort qui venait l'enlever au milieu de sa carrière, elle lui fit entrevoir ce redoutable passage sans crainte et sans regret.

Ces éloges et cette appréciation des talents et de la science de M. Maurault paraîtront peut-être exagérés aux yeux de ceux qui l'ont peu ou point connu. Cependant ils sont l'expression de l'exacte vérité et s'appuient sur une connaissance personnelle et intime de trente-six ans. Aussi nous ne craignons pas d'être contredit par ceux qui eurent l'avantage de le connaître comme nous, soit pendant son cours d'études, soit après, ou par ceux qui furent ses élèves, ou par ses confrères du Séminaire. Les différentes notices de sa vie publiées à sa mort, ou longtemps après, toutes dues à la plume d'anciens élèves ou confrères, s'accordent à le reconnaître pour un homme qui, par ses talents et sa science, tenait du prodige.

Le Séminaire de Nicolet, tel qu'il paraissait à l'époque où l'abbé Thomas Maurault
y enseignait et y vivait. L'édifice existe encore de nos jours.

(Source : Abbé J.-A.-Ir. Douville, Histoire du collège-séminaire de Nicolet, Montréal,
Librairie Beauchemin, 1903. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Sa mort créa un vide immense

On le comprend aisément, la disparition d'un tel homme d'une maison d'éducation crée un vide immense, que le temps ne peut combler qu'à demi, en laissant un souvenir et des regrets qui ne s'effacent pas. Quand le lieutenant-gouverneur Angers vint rendre visite à Nicolet, deux ans plus tard, il se plut, dans la charmante causerie qu'il fit aux élèves en réponse à leur adresse, à rappeler le souvenir de celui qui avait été son ami et son confrère de classe, et à rendre témoignage aux talents et à la science de M. Maurault. Il déplora avec tous les Nicolétains la perte que le Séminaire avait subie. Après avoir évoqué bien des souvenirs de son temps d'écolier, il se suppose revenu tout à coup à la classe de Rhétorique d'il y a trente-deux ans :

« Voici l'heure de la classe, je m'y rends lentement. Des regrets, comme un crêpe, gardent la porte. J'entre… La chaise du professeur est vide, les bras tournés à la muraille où est suspendu le vieux crucifix d'ivoire… Sur le pupitre, je trouve la liste du lundi. J'appelle le premier ; les pleurs de mes camarades sont la réponse… Le premier, Thomas Maurault, est absent… 
Le premier, il le fut toujours. Premier dans notre amitié, premier en répétition, en version, en thème. Quand nous apprenions le latin, il étudiait le grec, quand nous étions au grec, il étudiait l'hébreu... Maurault, quoiqu'il fût notre supérieur à tous, ne montra jamais d'orgueil ; il était pour nous plein de déférence. Au lendemain d'un concours où il était sorti victorieux, pour nous consoler, il faisait valoir les bons endroits de notre composition, et nous encourageait de ses conseils. 
Le cours classique fini, Thomas Maurault se voua au professorat. Toutes les carrières lui étaient ouvertes, tous les succès l'attendaient... Il choisit pour arène une chambre de vingt pieds carrés, sans auditoire pour l'applaudir ; pour élèves, des enfants de quinze ans. 
Mais il continua ses études. Il savait les langues mortes, il lisait la Bible dans le texte hébraïque ; il apprend l'italien, même l'allemand. Il s'enfonce dans les sciences théologiques et philosophiques ; il savait saint Thomas par cœur ; il donne les heures de loisir à la musique, à la peinture. 
Mais l'activité de son désir d'apprendre le mine ; son organisme n'est pas proportionné à ses facultés. Il a trop de cerveau pour l'enveloppe ; il a le cœur trop chaud, il lui bat trop vite dans la poitrine, et Thomas Maurault s'éteint comme une mèche qui se noie dans son huile ».

Extrait de : J.-A.-Ir. Douville, Histoire du collège-séminaire de Nicolet, tome 2, Montréal, Librairie Beauchemin, 1903, p. 125-133.


Près d'un an après sa mort, un long témoignage anonyme sur
l'abbé Thomas Maurault parut dans Le Monde illustré, un
périodique montréalais très populaire. Le fait que le journal
ait cru utile de publier ce texte si longtemps après la mort 
de son sujet, et sur trois numéros consécutifs, atteste de 
l'importance du personnage pour nos compatriotes de cette
 époque. Pour consulter ou télécharger ce texte, 
cliquer sur cette illustration : 



En octobre 1944, au Séminaire de Nicolet, eut lieu un important
colloque sur plusieurs figures historiques nicolétaines. Ancien
élève du séminaire, Mgr Georges-A. Courchesne, alors archevêque
de Rimouski, présenta un portrait substantiel de l'abbé Thomas
Maurault. On y accède en cliquant sur cette illustration : 


Pierre tombale de l'abbé Thomas Maurault (son patronyme y est
mal orthographié) au cimetière des prêtres du diocèse de Nicolet.
Ses restes, ainsi que ceux de trois de ses confrères, y ont été
 transportés après les années 1950 ; ils reposaient auparavant 
dans le cimetière du Séminaire de Nicolet, qui est disparu.

(Photo : Daniel Laprès, 11 avril 2021)


Cliquer sur cette illustration pour consulter ou télécharger
gratuitement l'Album du centenaire du Séminaire de
Nicolet, paru en 1903 et qui présente plusieurs photos 
montrant le séminaire à l'époque où l'abbé Thomas 
Maurault y enseignait et y vivait :