lundi 14 février 2022

Joseph Létourneau, un instituteur qui a aimé et fut aimé

L'École normale Laval de Québec, où Joseph Létourneau (1828-1906)
fut instituteur. L'édifice fut démoli en 1892 pour laisser place à une aile
du Château Frontenac.

(Photos / École normale Laval  : BANQ
Joseph Létourneau : L'enseignement primaire, décembre 1899 ;
cliquer sur l'image pour l'élargir)



     Ces Glanures ont il y a quelque temps déjà rappelé le souvenir de Félix-Emmanuel Juneau (1816-1886), qui s'était dévoué pour l'instruction des enfants des quartiers populaires de Québec. Pour consulter la glanure consacrée à ce généreux compatriote et éducateur d'antan, cliquer sur cette image : 


    Natif de Sainte-Famille-de-l'île-d'Orléans, Joseph Létourneau (1828-1906) est un autre de ces héros de l'ombre qui ont consacré leur vie à l'instruction de notre peuple à une époque pionnière en ce domaine. Il a été instituteur durant cinquante-trois ans, dont vingt-huit à l'École normale Laval de Québec, une institution d'enseignement que Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, homme de lettres qui fut le tout premier des premiers ministres du Québec, ouvrit en 1856, et qui ferma ses portes en 1970. L'École normale Laval était jusqu'en 1892 logée dans l'ancien château Haldimand, tout près de la terrasse Dufferin et de la place d'Armes, dans la Vieille Capitale. Cet édifice a été démoli pour faire place à l'une des ailes du Château Frontenac

Sur cette photo, on aperçoit, indiqué d'un « X » rouge, l'édifice qui a
longtemps abrité l'École normale Laval, dont Joseph Létourneau fut
un instituteur. L'édifice fut démoli en 1892 pour faire place à l'une
des ailes de l'actuel Château Frontenac. On aperçoit en face la
 place d'Armes.

(Source : Wikipédia)

      Depuis sa mort en 1906, le nom de Joseph Létourneau n'a nulle part été évoqué, ayant sombré dans l'oubli depuis tout ce temps. Mais en découvrant à travers nos pérégrinations dans les publications anciennes d'ici sa contribution à l'avancement scolaire et intellectuel de notre peuple, nous nous sommes dit qu'aura assez duré ce silence sur la vie et l'œuvre de cet autre inspirant héros de l'instruction des nôtres, dont l'amour que lui vouaient ses élèves témoigne des grandes qualités morales qui l'inspiraient, parmi lesquelles le dévouement et la passion pour la formation scolaire et intellectuelle des jeunes n'étaient pas les moindres. 

     Les deux articles qui suivent ont été publiés dans la revue L'Enseignement primaire, à laquelle Joseph Létourneau a collaboré durant plusieurs années. Le premier, paru en décembre 1899, relate le déroulement de la fête en son honneur qui eut lieu lors de son départ à la retraite, et contient notamment l'émouvante adresse que lui firent les élèves à cette occasion, et le deuxième souligne son décès qui eut lieu en septembre 1906. Et tout au bas de cette glanure, vous pourrez lire un autre article paru dans Le Soleil de Québec à l'occasion du décès de Joseph Létourneau.

    En faisant revivre le souvenir de l'homme bon qu'était Joseph Létourneau, on se remémore également la noblesse d'âme et de cœur qui animait celles et ceux qui croyaient que le peuple canadien-français était appelé à secouer ses ailes pour s'élever vers les sommets, et qui pour cela ont donné tout ce qu'ils avaient et étaient, et qui n'étaient pas enlisés dans le pédagogisme à gogo qui, entre autres méfaits, est imposé par le système bureaucratisé d'éducation que l'on subit depuis les années 1960 au Québec, avec les tristes résultats qu'on connaît, notamment en matière de transmission de la langue française. 

     En somme, la commémoration de cet honorable et exemplaire éducateur d'antan a de quoi nous remonter le moral par ces temps de grisaille que nous vivons, parce qu'elle montre que si notre peuple a su jadis produire des Joseph Létourneau, peut-être qu'il pourrait se remettre le cœur à l'ouvrage pour en faire advenir d'autres : 



M. le professeur Joseph Létourneau

Une belle carrière

Revue L'Enseignement primaire, décembre 1899


Le 23 octobre dernier, M. J. Letourneau disait adieu à l’École normale Laval, où il a passé vingt-huit laborieuses années de sa noble carrière. Le vénéré doyen des instituteurs de la province se retire de l’enseignement après cinquante-trois ans de service actif ; c’est dire que M. Létourneau a bien mérité le congé que les autorités lui ont gracieusement accordé.

Joseph Létourneau naquit à Sainte-Famille-de-l’île-d’Orléans le 6 octobre 1828, de Jacques Létourneau, cultivateur, et de Marguerite Létourneau. Il étudia à l’école primaire de sa paroisse puis, durant trois années, au presbytère de Saint-Urbain, sous la direction de feu l’abbé Jean-Baptiste Chartré qui lui fit surtout piocher le latin.

L'abbé Jean-Baptiste Chartré, avec qui Joseph Létourneau fit une
partie de ses études primaires et apprit le latin. Né à Jeune-Lorette
le 10 juin 1814, de Jacques Chartré et de Josephte Falardeau, il fit ses
études à 
Québec, où il fut ordonné prêtre le 11 août 1839. D’abord
desservant de Sainte-Famille-de-l’île-d’Orléans (1841-1884), il devint
tour à tour curé de 
Saint-Urbain de Charlevoix (1841-1844) ; Sainte-
Ursule de Maskinongé
 (1844-1849) ; Saint-Pierre-les-Becquets (1849-
1855) ; Saint-David-d’Yamaska de 1856 à sa mort le 27 août 1875.
(Sources : Abbé J.-B.-A. Allaire, Dictionnaire biographique du clergé 
canadien-français : les Anciens, Montréal, Imprimerie de l'École des 
Sourds-Muets, 1910, p. 116 / Photo: Archives du Séminaire de Québec)

Le 22 février 1847, il débuta dans l’enseignement à Charlesbourg d’où il passa bientôt à Sainte-Famille, son village natal.

Au mois de septembre 1857, il entra comme élève à l’École normale Laval, d’où il sortit, un an plus tard, avec un diplôme de première classe qu’il avait brillamment conquis. Il alla alors se fixer à Saint-Jean-Deschaillons, qu’il quitta ensuite à la requête des citoyens de Sainte-Foy, qui le voulaient chez eux.

Enfin, le 10 novembre 1871, il était nommé professeur à l’école Normale, à Québec, où il a dirigé, jusqu’à sa retraite, des cours de français, d’histoire et de littérature.

Le 29 mai 1897, l’Association des instituteurs catholiques de la circonscription de l’École normale Laval célébrait avec éclat sa cinquantième année d’enseignement.

À cette occasion, un des biographes de M. Létourneau disait : « Unissant à une grande douceur une égale fermeté, il a toujours su s’attirer l’estime et l'affection de ceux qui ont l’avantage de le connaître ; son excessive modestie va jusqu’à le rendre timide, parfois, mais n’amoindrit pas ses mérites. Il y a quelques semaines, lors de la célébration de ses noces d’or, il résumait ainsi simplement sa vie : Qu’ai-je fait pendant ces cinquante années écoulées ? Ce que j’ai fait ? J’ai cru ; j’ai espéré ; j’ai aimé ! »

« Heureux mille fois, ceux qui, au soir de la vie, se tournant vers le passé, peuvent se rendre ce témoignage ! Avec ces trois grandes vertus au cœur, un homme n’est pas inutile et peut-il y avoir dans le monde plus noble ambition pour la jeunesse que celle d’être utile, et plus douce consolation pour la vieillesse que celle de l’avoir été ? »

 Ces remarques sont encore parfaitement vraies. Et M. Létourneau pourrait aujourd’hui y ajouter : « J’ai été aimé et je suis aimé ».

Oui, M. Létourneau était aimé de ses élèves, de ses collègues et de ses confrères. Il en a eu la preuve le 23 octobre dernier, lors de la touchante fête du départ que M. le Principal de l’École normale Laval a organisée en l’honneur du digne démissionnaire.

Joseph Létourneau

(Source : BANQ)

Le soir de ce jour, à 6 heures, il y eut souper de gala chez M. le Principal. Après le souper, les élèves-maîtres, réunis dans la salle de récréation, présentèrent la jolie adresse qui suit à leur vieux professeur. C’est M. Joseph Tremblay, le doyen des élèves, qui communiqua les sentiments délicats de la communauté au héros de la fête :

« À notre très cher et très vénéré professeur Monsieur Létourneau, bien cher professeur,

On lit, dans l’histoire des Grecs, que le philosophe Anaxagore, blessé dans son cœur de la conduite plus qu’inattentive de Périclès, son jeune élève, résolut, pour le punir, d’abandonner le jeune Athénien à ses seules ressources.

À cette nouvelle, Périclès, qui, malgré ses étourderies d’écolier, aimait tendrement son maître, fondit en larmes. En un instant, tout le bien que son précepteur lui avait fait passa devant ses yeux, tandis que l’ingratitude de sa conduite l’accable de remords.

Le jeune disciple reconnut ses torts, obtint son pardon, et grâce aux sages leçons d’Anaxagore, devint le grand général que l’on sait.

Nous n’ignorons pas, très cher professeur, que d’autres motifs que ceux d’Anaxagore vous ont déterminé à nous quitter ; cependant, comme Périclès, ce départ nous a fait réfléchir...

Nous avons jeté un coup d’œil sur le passé, et ce regard rétrospectif nous a rendus tout confus. Avec une émotion qu’il nous serait difficile de rendre, nous avons vu défiler sous nos yeux vos innombrables bienfaits ; nous nous sommes rappelé votre dévouement sans bornes, votre patience angélique, votre bonté proverbiale, tandis que d’autre part nous apparaissaient toutes les espiègleries avec lesquelles nous avons quelquefois payé le zèle et l’ardeur du bon M. Létourneau.

Vous avez été pour nous plus qu’un professeur, vous nous avez montré l’affection et l’attachement d’un père. Vous saviez mêler à vos leçons de sages conseils et nous inculquer les meilleurs principes. Que de fois… et ce souvenir est bien doux à notre âme… que de fois il vous est arrivé d’interrompre le récit des aventures d’un héros de l’Histoire, pour nous montrer dans la suite des événements le doigt de Dieu qui, tôt ou tard, sait punir les méchants ou récompenser la vertu. Que de fois, emporté par le désir de nous faire du bien, n’écoutant que votre grand cœur, vous avez laissé là l’histoire et ses hauts faits pour nous signaler les écueils que nous aurions à éviter plus tard sur la mer du monde, nous montrant ainsi que vous n’attachiez pas moins d’importance à former notre cœur qu’à enrichir notre intelligence. Nous avons revu tout cela et, jusqu’à ces promenades printanières sur l’autre rive où vous nous apparaissiez tous les ans le sourire aux lèvres et les mains chargées, débordantes de douceurs, tout nous criait votre insigne bonté et notre irréflexion.

Vous allez partir…après avoir pendant plus d’un demi-siècle versé à pleines mains dans de jeunes intelligences la semence qui fait des hommes utiles à leur pays et d’honnêtes citoyens ; doutant de vos forces, vous songez à prendre un repos certes, bien mérité.

Ah ! Laissez-moi vous dire du moins combien ce départ nous afflige ; combien nous aurions voulu vous garder encore longtemps au milieu de nous pour nous faire pardonner, à l’instar de Périclès, les petites étourderies de nos dix-huit ans.

Mais puisque cette espérance ne peut se réaliser, comptez du moins, et c’est là la seule manière qu’il nous reste de vous prouver notre affection et nos regrets, comptez sur notre sincère et éternelle reconnaissance. Le temps effacera peut-être de notre mémoire les dates, les batailles et les autres faits de l’Histoire que vous nous avez enseignés, mais il ne pourra faire disparaître de notre cœur votre nom qui y est à jamais gravé en lettres d’or.

Les élèves-maîtres de l’École normale Laval, 23 octobre 1899 »

Cette adresse était accompagnée d’un magnifique bouquet.

M. Létourneau répondit avec émotion aux bonnes paroles de ses élèves, du Principal et de ses collègues.

Lorsque M. Létourneau quitta la salle au bras de M. le Principal, accompagné de tous les professeurs, les élèves-maîtres entonnèrent un chant à la Sainte Vierge : Nous vous invoquons tous. Le cœur du vénérable congréganiste fut profondément touché, et l’auditoire était visiblement ému : preuve évidente de la place importante que M. Létourneau occupait dans le cœur de ceux qui avaient le bonheur de vivre avec lui.

________________________

Feu M. Joseph Létourneau

Revue L'Enseignement primaire, décembre 1899

 

    Le vénérable, le bon M. Létourneau n’est plus ! Il s’est éteint doucement dans sa paisible retraite de Saint-Flavien, à l’âge avancé de 78 ans. Sa mort fut l’écho de sa vie : il a rendu son âme à Dieu après avoir reçu toutes les consolations de l’Église.

     M. Létourneau fournit une longue et utile carrière : cinquante-trois ans durant, il se consacra à l’éducation de la jeunesse.

      […] La bonté faisait le fond de son caractère. Aussi une discipline toute paternelle régnait-elle dans ses classes. Le 29 mai 1897, l’Association des Instituteurs de la circonscription de l’Ecole normale Laval célébrait avec éclat sa cinquantième année de professorat. À cette occasion, on a su dire avec raison « qu’unissant une grande douceur à une égale fermeté, M. Létourneau sut toujours s’attirer l’estime et l’affection de ceux qui ont eu l’avantage de le connaître ; son excessive modestie allait jusqu’à le rendre timide parfois, mais n’amoindrissait pas ses mérites, néanmoins ».

     Lors de la célébration de ses noces d’or, M. Létourneau résuma sa vie avec une grande simplicité : « Qu’ai-je fait pendant ces cinquante années écoulées ? Ce que j’ai fait ! J’ai cru, j’ai espéré, j’ai aimé ! »

   M. Létourneau aurait pu ajouter : « J’ai été aimé et je suis aimé ». Oui, ce bon professeur, cet excellent chrétien, il était aimé de ses élèves, de ses confrères et de ses collègues. Il en eut la preuve le 23 octobre 1899, lors de la touchante fête du départ que M. le Principal de l’École normale Laval. M. l’abbé Rouleau, avait organisée en l’honneur du digne démissionnaire. Le souvenir de cette fête de famille est encore tout vivant dans notre mémoire, il nous semble encore la plus douce récompense que puisse recevoir un éducateur de la jeunesse.

      M. Létourneau fut non seulement un professeur consciencieux, mais il s’adonna aussi à la littérature. Il collabora à La Semaine, revue pédagogique fondée vers 1857 par MM. C. J. L. Lafrance et N. Thibault. [La revue] L’Enseignement primaire bénéficia aussi de son talent d’écrivain de 1880 à 1890.

    Le vénérable professeur fut l’un des fondateurs de la première Association des Instituteurs catholiques de Québec. Contemporain des Juneau, des Marquette, des Lafrance, des Dugal, des Légaré, des Toussaint, des Lacasse et des Cloutier, il contribua dans une large mesure au progrès pédagogique réalisé dans le domaine de notre enseignement primaire.

       Au point de vue religieux et civique, feu M. Létourneau fut durant sa longue existence un modèle parfait. Animé d’une foi forte et éclairée, sincèrement attaché à l’Église catholique, M. Létourneau resta toujours un paroissien accompli. Congréganiste de la Très Sainte Vierge, membre du Tiers-Ordre de Saint-François et de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, toutes les pieuses associations recommandées par l’Église l’attiraient naturellement. Aussi, sa vie entière fut-elle une longue suite d’exercices de piété où la routine n’avait aucune place. Comme citoyen, il donna toujours l’exemple du dévouement, du zèle et de l’abnégation.

     Les restes de M. Létourneau reposent dans le cimetière de Sainte-Foy, paroisse qui profita pendant onze ans de son dévouement inaltérable. Son souvenir vivra longtemps dans le cœur de ses confrères et de ses anciens élèves.

      Charles-Joseph Magnan,
       Directeur, revue L'Enseignement primaire


Charles-Joseph Magnan (1865-1942)
Auteur des deux articles ci-haut en
hommage à Joseph Létourneau. 

Le Soleil (Québec), 8 septembre 1906.

(Source : BANQ ; cliquer sur l'article pour l'élargir)


mardi 1 février 2022

Chandeleur

La quête des cierges à l'occasion de la Chandeleur.

(Source : L'Action catholique (Québec), 7 février 1943)


   Le 2 novembre 2021, fête des morts, ces glanures ont présenté un très beau morceau de littérature intitulé Adagio Lamentoso. Son auteur, l'abbé Émile Bégin (1896-1976) fut notamment enseignant de Belles-Lettres au Petit séminaire de Québec et son talent littéraire était manifeste. La remise en circulation de ce texte, après plus de quatre-vingt-dix ans d'oubli, a d'ailleurs été appréciée par un public étonnamment large. Pour prendre connaissance de ce bijou de texte, et aussi pour en savoir plus sur l'abbé Bégin en plus de découvrir d'autres écrits de sa plume, cliquer sur cette image : 


   Le texte qui suit est un autre bonheur de lecture que, par-delà les plus de quatre-vingt-dix ans qui nous séparent de sa première parution, nous offre l'abbé Bégin. Il nous fait revivre la Chandeleur, une fête liturgique catholique traditionnelle qui a lieu le 2 février. Plusieurs générations de nos ancêtres ont célébré cette fête qu'ils appréciaient.

   La Chandeleur est peu connue de nos jours ; pour quelques-uns, elle évoque surtout un repas de crêpes. Ce n'est pas ce dont parle l'abbé Bégin, qui, pour notre plus grand intérêt, évoque plutôt ses souvenirs d'enfance, notamment à titre d'enfant de chœur. De manière savoureuse, il nous présente certaines figures pittoresques de son village de Saint-Étienne-de-Lauzon au début du vingtième siècle, tout en nous faisant parcourir le déroulement de moments clés de cette fête liturgique. Comme pour son Adagio Lamentoso, Émile Bégin sait nous captiver dès le début de son récit qui nous donne l'impression d'être nous-mêmes de la fête, ou à tout le moins nous donne le goût d'y être. 

   Sous le texte, vous trouverez des hyperliens vers deux articles, parus à Québec dans les années 1950, qui exposent la signification de la célébration de la Chandeleur, le tout enrichi d'illustrations. Ces documents permettent donc de mieux saisir l'un des moments marquants parmi les mœurs et coutumes de nos ancêtres. 



CHANDELEUR

Un texte d'Émile Bégin, ptre
tiré de la revue Le Canada Français,
Québec, février 1928


L'abbé Émile Bégin (1896-1976),
en septembre 1921.

(Source : Fonds d'archives du
Séminaire de Québec
)


   Quand nous étions jeunes, le dimanche de la Chandeleur nous apportait grande liesse. Ce dimanche-là, il était entendu que malgré la distance, nous allions tous à la grand’messe. L’église était bien à cinq milles de la maison ; mais, sur la neige durcie, nous, les petits garçons, nous jouions des jambes avec allégresse. Les filles, avec notre mère, prenaient la voiture. Elles emmenaient avec elles le plus jeune de nous, Robert, âgé de six ans. Nous nous moquions sans pitié de leur équipage : manteaux doubles, cache-nez, crémones, nuages, tourmalines, et jusqu’aux briques chaudes qui pavaient le fond de la vaste carriole rouge. Nous, nous partions par les raccourcis, avec notre père.
   Oui, ce dimanche-là, nous l’aimions particulièrement. Tout d’abord la messe était plus longue : elles étaient toujours trop courtes les messes, en ce temps où le dimanche était la journée du bon Dieu et de la famille. D’ailleurs, à l’église mieux que partout, il y avait du chant, du vrai chant, de la vraie musique, et cette odeur d’encens, odeur de paradis qui caressait nos jeunes sensibilités. Et d’entendre l’harmonium, — ils étaient si rares, — cela nous jetait dans l’extase ; d’ouïr le vieux père Zidore traîner sa voix tonitruante à travers les sinuosités vocaliques des Introït et des Graduel, à travers les Kyrie, les Gloria et les Credo, nous ravissait d’aise. Nous étions loin des chorales de mauviettes où il n’y a plus moyen de pousser une finale respectable, ni d’y aller à son aise dans le Credo du deuxième ton.
   Donc, ce jour-là, la messe était plus longue.
   Mais il y avait aussi la bénédiction des cierges. Oh ! cette bénédiction des cierges !
   En arrivant à l’église, tandis que notre père prenait sa place au banc d’œuvre, nous, les quatre garçons, nous filions à la sacristie par le “chemin-couvert”. Prestement, nous nous coulions dans nos soutanelles d’alpaga, nous nous engouffrions dans les immenses surplis d’autrefois, et vite, avec les autres enfants de chœur, nous allions contempler, tassés avec un respect de commande, près du petit autel de saint Joseph, le défilé de toute la paroisse qui venait à la sacristie chercher son cierge.
   Ce défilé ne comportait pas de protocole. Les marguilliers l’ouvraient sans doute, mais ensuite il n’était plus question de hiérarchie : les notables y coudoyaient le menu peuple. Il fallait voir le père Zidore avec sa capote en chat-sauvage extrêmement usagée et qui muait de façon menaçante ; le père Gaspard qui s’amenait en clopinant, dans ses bottines qui avaient toujours craqué ; la mère Aurélie perdue dans ses jupes losangées de carreautages si bizarres ; la tante Alexis dont le chapeau violet chargé de plumes d’autruche de même couleur, faisait l’admiration de tout le monde ; le père et la mère José, limés, usés, luisants, raidis, distants, glacés, et que, pour leur attitude confite, on appelait irrévérencieusement les “petits papes”. Quelle joie de voir apparaître la petite Esther qui traînait tous ses mouchoirs dans un énorme manchon ancestral aux couleurs indécises : ce manchon avait été du vison, de la loutre, du rat-musqué... suivant les générations.
   La fièvre nous prenait de ne rien dire devant le cortège... Mais Monsieur le curé était là !
   Le bonhomme André s’avançait ensuite, en fauchant de ses longs bras décharnés, et en clignant terriblement de l’œil : l’église l’avait toujours un peu effrayé. Suivaient… la tante Élise, femme bonne comme le jour, assuraient les voisines, mais qui aurait tondu une faïence tant elle était regardante ; la vieille Séraphine, forte en couleur sous sa capeline aux interminables gorgettes, et qui parlait en sortant la langue ; le grand Ignace Tardif qui échappait toujours toutes ses cennes à terre ; les trois maîtresses d’école, dignes, avec leurs robes quasi traînantes et leurs tresses attachées de ruban noir, (robes et cheveux n’existent à peu près plus aujourd’hui !) ; la tante Demerise en blouse d’astrakan et large comme un confessionnal !...
  S’échelonnait encore à la queue leu leu tout le rang de Beauséjour avec ses airs préhistoriques, le rang de Belair, précédé de l’oncle Francis qui avait déjà, — tout le monde le savait, — marchandé son billet à la station du Québec Central !
   Monsieur le curé, souriant, aidé du sacristain, vendait ses cierges avec une patience de saint. Il connaissait ses “âmes” et leur inestimable prix, tandis que nous…

Un moment de la cérémonie liturgique de la Chandeleur.

(Source : L'Action catholique (Québec), 7 février 1943)

   Le défilé fini, la messe commençait sans tarder. Nous suivions dans nos livres le rite de la bénédiction. Monsieur le curé allait vite. Nous avions peine à suivre la traduction écrasée en “écriture fine” dans le bas des pages. Nous pouvions comprendre que l’on bénissait les cierges pour l’usage des hommes, contre les maladies des corps et des âmes, contre les dangers de la terre et des eaux. (Le texte ne parlait pas des dangers de l’air.) Cela se faisait au nom de la sainte Vierge Marie, au nom de la splendeur de l’Esprit-Saint. On y parlait aussi du vieillard Siméon que nous étions tentés d’identifier avec le deuxième chantre du jubé, de Moïse, de ténèbres éclairées par la divine Lumière venue en ce monde pour l’enseignement des nations.
   Cette cérémonie achevée, Monsieur le curé nous donnait à chacun un cierge qu’il fallait allumer. Le sacristain, devant nos gestes gauches, venait à la rescousse avec une superbe mèche. Quand tous les cierges étaient allumés, l’on partait en procession autour de l’église. Gare alors l’escalier du chœur ! L’on était hypnotisé par la flamme toujours près de s’éteindre, et il y avait toujours des soutanes trop longues sur les queues desquelles on mettait les pieds. Je me rappelle avoir vu une fois mon cousin Arthur glisser brusquement au bas des quatre marches, à la joie scandalisée des enfants qui trônaient sur la balustrade. Ce jour-là aussi, en arrière de l’église, en tournant des piliers du jubé, le grand Grégoire avait bouté le feu dans la tête rouge-carotte du petit Phédor Tremblay. Monsieur le curé avait mis le grand niais à genoux, dix minutes, au retour, devant le buffet de la sacristie.
   La messe continuait, pieuse, à travers le chuchotement des prières. L’encens montait avec les chants à travers les colonnes qui essayaient d’être corinthiennes et vers la voûte aux mille motifs de décorations byzantines.
   Le remords nous prenait d’avoir tant ri tantôt, au défilé et à la procession. Je pensais avec terreur aux péchés probables commis devant la présence divine ; je ne savais pas, ni les autres non plus, que la malice est dans l’intention, que le style du bon Dieu canadien n’est pas le style calviniste, que l’Église permettait aux ancêtres français du onzième siècle de rire dans les temples, de s’esbaudir quand les colombes tombaient de la voûte sur les antiphonaires et le camail moiré des chanoines.
  Nous rapportions nos cierges à la maison. Notre mère les serrait, précieusement enveloppés de papier rose soyeux, dans un tiroir de sa vieille commode, près du coffret en frêne qui gardait nos documents et quelques portraits jaunis.
   Ils ne sortaient de là qu’aux heures d’affolement, quand aux mois d’été les grands orages survenaient. Car le tonnerre grondait fort chez nous. Ses échos se répercutaient effrayants le long des écores de la rivière, à travers la vallée et les bois mystérieux de Saint-Étienne. Pour calmer notre épouvante, ma mère allumait un cierge. La lueur frissonnante du flambeau bénit, bien fixé sur son bougeoir bronzé, nous rassurait. Nous nous pensions à l’église, avec la lampe du sanctuaire que notre foi naïve croyait miraculeuse. Avec mon imagination toujours en quête d’images, je revoyais les acolytes, pendant le Canon de la messe, se coller tous les doigts avec la cire brûlante et montrer avec des airs de triomphe leurs mains de palmipède aux plus jeunes ahuris. Pas de frayeur qui tienne avec ces visions !
   Longtemps chez nous, les cierges de la Chandeleur n’eurent pas d’autre office que de calmer les détresses transitoires, oubliées si vite aux premiers sourires du soleil ou des étoiles. Un jour cependant ils y passèrent tous, nos cierges, pour veiller la première agonie que voyait notre foyer. . . On les renouvela. . .
   D’eux, il ne me reste plus que deux bouts piteux de cire vieillie, durcie avec le temps ; leur mèche noire en dit long sur nos ruines familiales et me fait rêver sans fin aux Chandeleurs d’autrefois.
   
   Jean Garnier (nom de plume de l'abbé Émile Bégin)


Tiré de : revue Le Canada français, Université Laval, Québec, février 1928, p. 423-427.


Pour télécharger ou imprimer le texte ci-haut, 
cliquer sur la couverture de la revue : 



Sur la fête de la Chandeleur, voyez l'article paru 
dans le journal L'Action catholique (Québec) le
7 février 1943, en cliquant sur cette image :  



Voyez également cet article paru dans le même 
journal le 8 février 1942 (cliquer sur l'image) :