dimanche 21 mai 2017

Hermas Bastien, ou sortir les Québécois de la paresse intellectuelle qui les tue à petit feu

Hermas Bastien (1897-1977)

(Source : Biographies canadiennes-françaises, 1933)




    « Nous avons trop d'automates ; 
         Il faut restaurer l'esprit. 
                 La vie est plate 
         De tant d'homme rabougris. »  
                          —  Hermas Bastien, 
                                Les Eaux Grises, 1919


Il y a de cela maintenant quarante ans, soit le 21 mai 1977, décédait le philosophe, pédagogue et écrivain québécois Hermas Bastien, dont malheureusement très peu de gens se souviennent de nos jours, même si son œuvre intellectuelle et patriotique est considérable, sa plume ayant produit une quantité prodigieuse d'articles, de livres et d'écrits de toute sorte. 

Comme le rappelle le philosophe et écrivain Marc Chabot dans un fort beau portrait (voir le texte intégral ICI) en hommage à Bastien : 


«Qui se souvient encore d’Hermas Bastien ? Il existe peut-être quelque part dans quelques bibliothèques de collège ou d’université. Il a écrit beaucoup, mais il nous reste de lui bien peu. Quelques essais ont été sauvés des nombreux élagages. Des livres qui dorment et tremblent sur nos tablettes. 


Dans le livre Ces écrivains qui nous habitent, on retrouve notamment des textes sur Marie-Victorin, Olivar Asselin, Albert Laberge et Louis Dantin. Puis, à la toute fin du volume, une bibliographie des livres et articles publiés par Bastien. 1021 titres, rien de moins : des essais philosophiques, des romans, de la poésie, de nombreuses réflexions sur la pédagogie et l’enseignement, des articles sur Descartes, Nelligan, William James, Goethe, Proust, Kant, Locke, Zola, Thoreau et Emerson

Hermas Bastien habitait son époque et avait un souci pour les autres. N’est-ce pas justement ce qui fait le véritable philosophe : pouvoir commenter, critiquer, analyser, penser et repenser les idées qui demeurent, les idées qui vivent et même celles qui devraient avoir une meilleure postérité ? 

[...] Il faut savoir que Bastien fut le premier laïc à s’intéresser à la vie philosophique en faculté et dans la culture en général. Pour lui, la chose était claire, le philosophe devait abandonner sa "fonction de défense" du thomisme, de la tradition scolastique ou de la théologie. La philosophie n’était pas seulement une pensée en mode défensif. Il fallait créer, il fallait sortir de ce rôle de défenseur de la théologie». 



Comme Marc Chabot le rappelle aussi, « Hermas Bastien combattait l’insouciance de l’esprit, la paresse intellectuelle, les déficiences d’une culture superficielle et même l’américanisation qui prend les formes de la facilité ». 


En parcourant son œuvre, on constate effectivement que la lutte contre la paresse et la médiocrité intellectuelles, qui dominaient déjà dans le peuple québécois d'alors, faisait partie des principales préoccupations de Bastien, dont le patriotisme était indéfectible, comme en témoigne notamment son long engagement dans le mouvement nationaliste, et ce, dès la fin des années 1910 et le début des années 1920. 

Pour Bastien, la paresse intellectuelle engendre la servilité de l'individu et maintient le peuple dans la dépendance et la soumission. Comme il le soulignait déjà en 1923 dans son œuvre de jeunesse Les énergies rédemptrices,« le servilisme politique enlève toute perspective. Il engendre l'arriviste chez qui l'ambition ne dépasse pas le succès de l'idole dont la position lui servira de tremplin pour arriver. Pas d'autre souci que les préoccupations personnelles ».

En dédiant sa vie à interpeller les Québécois à sortir de la paresse intellectuelle qui, depuis trop longtemps, les rend politiquement analphabètes et tue notre nation à petit feu, et surtout en se portant à la défense de l'intelligence, Hermas Bastien faisait preuve d'une grande témérité, sinon carrément de bravoure, tellement notre peuple, y compris  voire surtout  ce qui lui tient lieu d'élites, se complaît depuis trop longtemps dans la médiocrité et la veulerie qui lui font bouder les choses de l'esprit et qui perpétuent les chaînes qui le maintiennent dans l'asservissement politique et culturel.

Tristement, force est d'admettre que Bastien n'aura pas gagné sa bataille, comme on ne le constate que trop de nos jours où c'est la médiocratie qui règne, pour reprendre le terme fort adéquat d'Alain Deneault. Mais au moins, Bastien aura donné tout ce qu'il pouvait pour nous réveiller collectivement.

Pour cela, il mérite certes le modeste hommage que ces Glanures lui rendent en ce quarantième anniversaire de sa mort, et, surtout, au pays dont la vraie devise devrait être, si nous étions honnêtes envers nous-mêmes : «Je ne me souviens de rien», il mérite que nous soyons plus nombreux à refuser que sa contribution à notre avancement intellectuel, social et politique reste pour toujours reléguée dans l'oubli. 

C'est pourquoi ces Glanures vous offrent les deux textes qui suivent, qui ne sont que des parcelles de l'immense et riche héritage intellectuel que nous aura légué Hermas Bastien, parcelles dont le contenu, à bien des égards, reste d'actualité dans un Québec qui tarde, de plus en plus dangereusement pour lui-même, à se déniaiser et à prendre en main ses destinées, c'est-à-dire à devenir adulte politiquement : 



Le chômage intellectuel


«C'est une crise qui, chez nous, sévit depuis toujours. [...] Le chômage intellectuel, la loi du moindre effort aidant, nous est devenu une seconde nature. [...] On s'en inquiète assez peu, attendu que cette crise n'affecte pas notre carnet de banque et ne trouble guère notre digestion.

Le capital intellectuel 
[...],  on oublie qu'il est la condition de l'avoir matériel. L'incuriosité de l'esprit, voué à la routine ou gêné par l'inadaptation, explique pour une large part notre infériorité économique. Que voulez-vous ? L'argument d'autorité a, pour nous, valeur totale. On nous dit si souvent que notre province est à la tête de la Confédération que nous nous croyons dans un Eden. En matière sociale, économique, intellectuelle, éducationnelle, nous avons, paraît-il, la formule suprême. Satisfaits, nous restons dans le statu quo

Il arrive cependant que de temps à autre une voix s'élève. Si elle secoue notre léthargie, elle ne provoque pas le ralliement sauveur, chacun comptant sur son voisin. Il y a des esprits cultivés qui veulent organiser une plus adéquate défense de l'intelligence. [...]

Lorsque l'on parle de déficience d'instruction, d'aucuns répondent déficience d'éducation. Ils n'ont pas complètement tort, mais ils ne doivent pas oublier que toute matière d'un programme, si elle est bien enseignée, contribue à l'éducation. La botanique, apprise exclusivement dans un manuel où rien ne figure de la flore locale, dans une ambiance indifférente sinon hostile aux "petites sciences", sous la direction d'un maître qui ne domine pas sa spécialité, aboutit à un exercice de mémorisation. Si, au contraire, elle comporte herborisation, indication de lectures pertinentes, cette science devient éminemment éducative puisqu'elle développe le sens de l'observation, l'esprit de méthode et de classification, l'amour de la nature [de chez nous]. Il en est de même de toutes les matières. Même celles qui sont abhorrées peuvent devenir captivantes et, partant, inspirer le goût du travail. 

Or, dans nos collèges, les studieux sont minorité. Le goût, la passion du travail intelligent sont qualités rarissimes. Sans doute, la besogne quotidienne s'accomplit, mais de manière fort différente. Les vrais travailleurs se reconnaissent bien plus à leur constance et à leur goût de la lecture qu'à leurs succès. 

Il est des premiers de classe qui sont des paresseux. C'est après le collège que l'on reconnaît ceux qui y ont acquis l'habitude du labeur. Les honneurs sont conquis avec facilité par les surdoués. C'est pour eux que La Fontaine a écrit Le Lièvre et la TortueLe second groupe réunit ceux qui travaillent par crainte. Ils se contentent de la médiocrité. Le pourcentage de la promotion, voilà leur objectif. 

Et une masse imposante traîne, comme un boulet de forçat, une existence désabusée et fainéante. Leur esprit est illuminé par les étoiles du sport et du film. La paresse les vieillit prématurément et d'aucuns, gâtés par une mélancolie que les maîtres connaissent, s'en vont répétant les vers du pauvre Verlaine, 

       « C'est bien la pire peine
          De ne savoir pourquoi
          Sans amour et sans haine
          Mon coeur a tant de peine...»

Des causes diverses expliquent cette paresse intellectuelle [...]. L'histoire les a consignées. Il en est d'autres qui sont spéciales à notre époque. La génération d'hier ne les a point connues : le cinéma, le sport, l'auto, la radio. Déjà indolent par nature, le jeune Canadien français est accaparé par ces plaisirs faciles. Il ne profite guère que des inconvénients de toutes ces inventions que la science de son siècle a mises à sa portée. Les études proprement dites en souffrent mais, en particulier, le goût de la lecture. 

La carence du goût de la lecture, voilà l'indice du chômage intellectuel. [...] Certes, si nous surpeuplons les faubourgs, nous désertons les bibliothèques. 

[...] Le goût de la lecture est l'indicateur de l'efficience de l'instruction. Celle-ci, en développant l'intelligence, en lui faisant entrevoir l'immense domaine de la science, crée un besoin, excite la curiosité naturelle de l'âme humaine et l'avive et l'affine. Elle incite l'esprit à chercher aliment et satisfaction. C'est la lecture qui les lui procure. Bien que l'on puisse lire pour divers motifs, le livre demeure indispensable. On peut lire pour se reposer du labeur quotidien, pour jouir de l'art de l'écrivain, pour s'édifier dans un monde idéalisé. Ces buts sont nobles et légitimes. «Je n'ai eu de chagrin qu'un quart d'heure de lecture ne m'ait consolé», disait Montesquieu. Émile Faguet, dans l'opuscule charmant et spirituel L'art de lire, donne des conseils pratiques à ceux qui cherchent dans le livre l'ami discret qui console, amuse ou instruit. 

On doit surtout lire pour s'instruire. Le genre didactique répond à ce besoin. Indispensables aux étudiants, les manuels indiquent une méthode et fournissent les rudiments. Mais qui oserait se croire instruit pour avoir lu des manuels ? L'instruction s'acquiert dans la lecture d'ouvrages plus complets à condition qu'on les lise de manière à assimiler, en s'aidant de l'analyse, de la méditation, de la synthèse. Cela n'est guère possible qu'après le cours d'études, et toujours dans la mesure où l'on y a acquis le goût du travail méthodique. La classe doit apprendre à apprendre. Cet apprentissage a besoin d'être guidé durant la période de la formation.

Nous ne connaissons que par classes de choses. Non est scientia de individuis, de particularibus (Note des Glanures : Le F. Réal Aubin c.s.v., que nous remercions, suggère la traduction suivante : «La connaissance des atomes, de leurs particules, n'est pas une science»). 
En tenant compte de ce principe, on ne saurait trop insister sur l'insuffisance du journal au point de vue lecture post-scolaire. Le journal fragmente et morcelle la vérité. Son information est particulariste, individualisée, émiettée. Le journal ne profite guère qu'à l'esprit déjà formé et capable de ranger les faits sous les principes généraux. [...] 

On prétend, avec une candeur satisfaite, que notre instruction est plus poussée ; qu'elle est plus progressive ; qu'elle est exemplaire. L'on hausse les épaules et l'on prend une mine sceptique lorsqu'un impertinent vante ce qui se fait ailleurs ou à côté de nous dans le domaine éducationnel. 

Au fait, nos progrès culturels ne semblent pas avoir enrichi notre vie intellectuelle de façon sensible. [...] Les Canadiens français ne lisent pas, voilà une vérité. Ils s'excusent en disant qu'ils n'ont pas le temps de lire. Le mal s'avère dès le collège, disent les éducateurs, où les collégiens lisent moins que jamais. Fait lamentable. Une instruction qui ne développe pas le goût de la lecture ne saurait être dite complète. Quel peut être son but si ce n'est d'inculquer des habitudes de vie intellectuelle ? 

[...] « Notre patrie, a écrit Bossuet, est composée de morts et de vivants », et Auguste Comte, plus catégorique : « L'humanité se compose de plus de morts que de vivants ». Le livre est donc la prise de contact indispensable avec l'humanité pensante. Le collège doit apprendre à s'assimiler ce qu'une civilisation renferme. Il faut initier la jeunesse à la fréquentation des auteurs en la dirigeant vers les oeuvres qui, d'abord, plairont à son imagination. Ensuite et graduellement, on l'orientera vers les ouvrages instructifs. Non pas qu'il faille ambitionner de faire de tous nos jeunes gens des rats de bibliothèque [...], mais pour que, les études finies, ils sentent le besoin d'alimenter leur esprit. Ouvriers ou professionnels, commerçants ou industriels, tels jeunes gens chercheront à se perfectionner dans les livres relatifs à leurs occupations.

Or, combien y a-t-il de personnes qui agissent ainsi ? Une fois sortis de l'usine ou du bureau, du magasin ou de la manufacture, les Canadiens français n'ont guère le souci d'enrichir leurs connaissances, enrichissement qui leur procurerait une noble jouissance, soit, mais qui les rendrait plus aptes à progresser dans la carrière qu'ils ont choisie. 

Plus que la conférence, les discours, le journal, la radio, la lecture est la grande éducatrice post-scolaire. À notre époque de concurrence effrénée, seuls les mieux outillés réussissent. À la base du succès, comme à la source des revers, on trouve infailliblement la curiosité ou l'apathie intellectuelles. 

[...] Le premier de classe au collège, bien doué, a cru que la fin de son cours d'études marquait le terme de ses études. Il a laissé son esprit s'empoussiérer. Il n'a pas songé que le savoir sanctionné par le parchemin n'est qu'une initiation et que, partant, il faut un complément, une alimentation intellectuelle soutenue durant toute la période de la formation personnelle qui se prolonge bien au-delà de la durée de la vie d'étudiant. Les pédagogues en fixent la limite vers la trente-cinquième année. Dans la société, il devient vite un retardataire, puis un amorphe.

Tel autre, qui inquiétait ses maîtres par sa légèreté, devient soudain leur honneur et leur gloire. C'est que, très souvent, celui-ci, après le collège, s'est remis à l'étude. De la salle de cours, il a emporté le goût de la lecture. C'est son bonheur et son salut. Le voilà dans la vie pratique et active une valeur, un spécialiste, un savant, un littérateur. Et ses maîtres le regardent maintenant avec orgueil, cet homme utile aux siens. Les oeuvres d'ordre social, philanthropique ou national, peuvent compter sur lui. Il est de bon service. Même dans l'ordre matériel, il est d'ordinaire celui qui réussit le moins mal. 

Rien d'étonnant qu'il en soit ainsi. [L'être humain] n'est pas une machine qu'il suffit de mettre en branle. Il est un être intellectuel et son esprit a un impératif besoin de nourriture. Ruskin l'a dit : «Les vraies veines de la richesse sont de pourpre et non d'or». Les cerveaux qui savent penser, voilà la vraie richesse, le trésor inépuisable. L'ambition du succès dépend de la générosité et cette générosité on la cultive, ou l'on peut la faire naître en soi, par la lecture. C'est la lecture qui donne des ailes. L'expérience prouve cette affirmation. Pas de plus grand apathique que l'homme dont l'intelligence est privée de lectures. 

Toutes les classes sociales souffrent de ce laisser-aller intellectuel. Les élèves de l'enseignement primaire, à la sortie des classes, ne savent choisir leurs lectures quand il leur arrive de lire. Le feuilleton et le journal sans tenue sont d'une décevante popularité. Et nos professionnels suivent la même loi du moindre effort. 

[...] Notre paresse intellectuelle paraît incurable. De tous les milieux, on entend le même aveu, le même regret. « Je n'ai pas le temps de lire...» Piètre excuse. On a du temps pour tout, le club, le cinéma, le sport, la flânerie. Ceux qui sont le moins occupés ne trouvent pas le temps de lire.

[...] La lecture, qui fut toujours une nécessité, devient un gage de succès ou de faillite pour l'individu et la société qui, sans elle, s'ankylosent dans la routine. À la campagne, à la ville, on ne lit pas. On ne soupçonne pas le profit à tirer du livre. Il serait illusoire de perfectionner notre système d'enseignement, d'élargir nos programmes scolaires, si une fois sortie du collège, notre jeunesse s'engourdit dans l'insignifiance. La formation qui ne donne pas le goût de se perfectionner, du moins de se sustenter intellectuellement, est-ce une formation réelle ?

Puisse le livre inviter le lecteur ! Il est parfois si bienfaisant de s'évader de la réalité pour se transporter dans un monde fictif plus beau et meilleur. Mais qu'on ouvre les livres sérieux, pour acquérir les notions, les principes, la science, les connaissances générales qui feront que la supériorité dont notre peuple se targue sera mieux qu'un mot de passe, à moins que ce ne soit une blague. 

Cette supériorité, faisons-la plutôt resplendir par la culture générale, dans notre pensée quotidienne pour qu'elle informe notre langage et magnifie notre action. »

Extraits de : Hermas Bastien, La défense de l'intelligence, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1932, p. 90-104. 




Le sentiment national 

(extraits)

« À l'inconsistance de notre sentiment national on peut assigner bien des causes. Il faut cependant admettre que la plus efficiente est d'ordre historique. C'est tout notre passé de conquis qui pèse sur notre âme d'un poids bien lourd. Le fatalisme nous répugne. Aussi croyons-nous que, mieux guidée, notre nationalité trop longtemps tenue en lisière aurait secoué sa torpeur. Un sentiment collectif aurait lié les volontés et le patriotisme aurait cessé d'être un thème de cavalcade. Rien d'étonnant que l'individualisme ait dégénéré en neutralité patriotique. 

Une autre raison, d'ordre psychologique celle-ci, a agi dans le même sens que la première. À partir de 1867, la scène politique fédérale a accaparé notre meilleure énergie parlementaire. La vanité et l'ambition personnelle aidant, on a pensé que l'action politique à Ottawa servait mieux la nationalité qu'à la législature provinciale. Pourtant, n'est-ce pas à Québec que notre avenir se prépare ? La législation civile ou scolaire qui s'y élabore n'a-t-elle pas sur nous une influence directe ? Cette prépondérance politique a eu pour effet d'habituer notre [nationalité] à considérer le gouvernement fédéral comme l'unique centre de direction nationale. 

L'attrait invicible de la politique fédérale et le passé de conquis ont anémié chez nous tout sentiment collectif, en affligeant notre mentalité d'une nonchalance faite de scepticisme amer et de pessimisme débilitant. Que d'âmes inquiètes se demandent même si nous sommes une nationalité ! 

[...] Certes, la dispersion et la désunion ont pu nous affaiblir. Qu'importe, si la communauté de sang, d'histoire et d'aspirations n'a pas cessé d'informer notre irrédentisme. Telle est la situation. Mis en demeure d'opter pour une autre culture, dès le traité de Paris, nos ancêtres répondirent : non possumus. Leur attitude de 1763 et leur résistance aux instructions de Murray leur valurent l'émancipation de 1774 qui achemina à celle de 1791. Le même geste de défense au coup de force de 1841 leur mérita l'émancipation moins parcimonieuse de 1842, puis celle de 1848 qui prépara l'autonomie de 1867. 

[...] La plus sotte aberration serait de nous croire chez nous des étrangers. [...] On dira, peut-être, en instance, que le sentiment national canadien suffit puisque l'État fédéral est notre grand protecteur et la principale égide de notre identité. Trève d'ergoties. Nous concédons que le fait d'appartenir à l'État canadien nous vaut une protection ; mais elle est indirecte. La plus puissante sauvegarde d'un vivant, elle est en lui. Les premiers protecteurs, les protecteurs directs et à vrai dire les seuls protecteurs de notre culture, c'est nous. 

[...] Il faut donc développer le sentiment national, parce que nous constituons une nationalité.

[...] La défense de notre droit français contre l'envahissement graduel du common law, le désencombrement de notre législation alourdie par des lois calquées sur des lois d'autres provinces, voilà pour les juristes, les avocats, les magistrats et les législateurs, une besogne urgente. En effet, les lois figurent parmi les caractéristiques essentielles d'une nationalité. 

La langue, comme la loi d'ailleurs, illustre la permanence d'une pensée et d'une action. L'idiome national implique l'identique intelligence des fins de la vie, de la conception de l'existence, du prix et de la valeur de l'effort. Les vocables d'une langue, c'est l'âme de la nationalité intellectualisée, enrichie des émotions et des sentiments qui enjolivent les idées revêtues par les syllabes des mots. 

Mais la langue, illustrée par tous ceux qui la parlent, est surtout défendue par les oeuvres écrites. C'est l'élite pensante qui peut par la littérature, en faisant aimer la figure de la patrie, attacher les âmes au pays laurentien. Si le sens national s'alimente d'idées, il sera pour une bonne part ce que seront les oeuvres de l'esprit. [...] Les manifestations littéraires peuvent enraciner dans les âmes la fierté et buriner dans les intelligences la juste notion de nationalité. 

[...] Le développement du sentiment national est une question d'éducation. Il commence, à l'école, par la juste idée du drapeau que l'on inculque au bambin, afin que plus tard le drapeau ne soit pas une simple guénille bariolée. L'idée du drapeau bien comprise, on lui apprend à le saluer, puis à distinguer celui de son pays d'avec le drapeau du voisin. Ces notions très simples sont à la base de la formation civique. 

Mais nous croyons que le développement du sentiment national est avant tout la tâche de l'élite, de eux à qui le talent, la situation, l'influence imposent des devoirs spéciaux. À eux de se convaincre des motifs décisifs de la survivance. La survie n'est soumise à aucun déterminisme. 

Si le grand homme, par sa claire vision de l'avenir, peut orienter la vie nationale, si le milieu économique est capable de modifier la hiérarchie des facteurs de victoire, il reste qu'avant tout c'est la volonté collective qui sauve les nationalités. Or, la volonté a besoin de l'intelligence. Tenons compte de toutes les directives. 

N'allons pas oublier cependant que la justice sociale entre les générations nous impose, avec la force d'un impératif catégorique, le devoir de transmettre à ceux qui viennent, avec une énergie multipliée, le vouloir-vivre collectif. L'accroissement du patrimoine matériel, nous y sommes tenus. Nous ne sommes pas exemptés d'augmenter l'héritage moral dont une autre génération sera l'usufruitière. 

Élevons notre pensée. Afin que l'effort requis soit sans intermittence, [...] travaillons à notre épanouissement intégral par le développement du sentiment national  ».


Extraits de : Hermas Bastien, Itinéraires philosophiques, Montréal, Librairie d'Action canadienne-française, 1929, p. 196-211. 



Dédicace d'Hermas Bastien, dans son livre
Témoignages, Études et profils littéraires, 1933.

(Collection Daniel Laprès)

Hermas Bastien, dans sa jeune vingtaine ;

(source : Archives de l'Université de Montréal)

Quelques-uns parmi les nombreux ouvrages publiés par Hermas Bastien : Témoignages ; études et profils littéraires, 1933 ; Conditions de notre destin national, 1935 ; Olivar Asselin, 1938 ; Ces écrivains qui nous habitent, 1969 ; (cliquer sur l'image pour l'agrandir).  

Deux oeuvres de jeunesse d'Hermas Bastien : Les Eaux Grises
recueil de poèmes, 1919 ; Les énergies rédemptrices, 1923 ;

(cliquer sur l'image pour l'agrandir).

Sur la photo de cet article de février 1966 paru dans La Presseon voit Hermas Bastien 
en compagnie de l'historien Lionel Groulx et de Guy Sylvestre et Roger Duhamel,
 membres de l'Académie canadienne-française. (Source : BANQ).

Notice nécrologique parue
dans Le Devoir, 24 mai 1977.

lundi 8 mai 2017

Une nuit sur le cap Tourmente (vers 1845)

Le cap Tourmente, vu du Petit Cap (Source : Wikipedia Commons).

Dans Donner un sens à la montagne, qui est l'une des toutes premières de ces Glanures, on peut lire des extraits substantiels d'un texte lumineux du grand universitaire, économiste et homme de lettres québécois Édouard Montpetit, dans lequel il prône l'importance de susciter et de nourrir l'amour de la patrie en « enseignant la nation sous la forme d'une géographie cordiale, suivant le mot de Georges Duhamel »

Pour Montpetit, cette manière de faire apprécier la nation revêt « une importance capitale si l'on veut bien s'élever jusqu'à la philosophie de notre destinée ». Il précise : 

« Voilà ce dont il s'agit, donner un sens à la terre et à l'histoire. Le détail, recueilli avec patience et piété, nous y conduira, tous les détails et pas seulement celui qui traduit l'activité politique, tous les détails qui expriment notre humanité. [...] Pour connaître et aimer ce territoire que nous avons formé, qui est nôtre encore, rien ne vaut pour nos esprits latins, comme d'en pénétrer, par l'observation constante, la beauté et les traditions».

De nos jours, malheureusement, il n'y a que bien peu d'auteurs de livres ou même d'articles qui mettent en application le vœu de Montpetit consistant à faire « aimer ce territoire que nous avons formé, qui est nôtre encore », et encore moins à en découvrir « la beauté et les traditions ». À ce chapitre, on ne nous sert que de redondantes proses récréotouristiques d'un ennui mortel, sinon de plates descriptions aseptisées. Rien donc qui touche le coeur, rien qui élève l'esprit, rien qui éveille ce sentiment d'appartenance à cette nation qui, non sans avoir dû mener de dures luttes pour son existence et ses droits, a pris racine sur ce territoire qu'elle a modelé à son image tout comme elle a été modelée par lui. 

Mais quand on fouille dans les ouvrages publiés antérieurement à cette faillite qu'aura été la modernisation du Québec, c'est-à-dire en gros avant la soi-disant "révolution tranquille", il arrive que l'on découvre de ces écrits qui remplissent la mission qu'Édouard Montpetit souhaitait être assumée par nos institutions d'enseignement — du primaire à l'université —, de même que par nos institutions culturelles, y compris médiatiques. Et plus on remonte loin dans la passé, plus on y découvre de véritables et lumineux joyaux, bien qu'ils soient, souvent depuis longtemps, enfouis dans l'oubli, et ce, à notre plus grand détriment. 

C'est ainsi que j'ai déniché un tel joyau littéraire qui décrit une excursion nocturne d'un petit groupe de jeunes ecclésiastiques du diocèse de Québec sur le cap Tourmente, vers 1845. Son auteur est l'abbé Charles Trudelle (1822-1904), et les informations biographiques que l'on trouve à son sujet, notamment sur le site de la Ville de Québec (voyez ICI), nous révèlent son intérêt pour l'histoire et la littérature. Ainsi, alors qu'il était curé dans Charlevoix, Trudelle a fondé une singulière association de poètes qui avaient en commun d'être ecclésiastiques et dont le nom était le «Congrès de la Baie-Saint-Paul». 

À ce sujet, l'historien-ethnologue Serge Gauthier, qui préside la Société d'histoire de Charlevoix, écrit:


«C'est à l'abbé Charles Trudelle que revient l'idée de mêler victuailles, franche camaraderie et poésie. L'abbé Trudelle est nommé curé de la paroisse de Baie-Saint-Paul en 1856. C'est un homme cultivé intéressé par la littérature, l'histoire et même le folklore. Il rédige une monographie historique de Baie-Saint-Paul où se mêlent les faits d'histoire et la description des pratiques locales des habitants. Ce texte est publié en 1878 sous le titre de Trois Souvenirs. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que l'abbé Charles Trudelle invite ses confrères et convives séjournant à son presbytère pour les Quarantes heures à écrire de la poésie, créant ainsi le Congrès de la Baie-Saint-Paul » (article complet de M. Gauthier ICI)

Pour en savoir plus sur le Congrès de la Baie Saint-Paul,
cliquer sur cette image : 


C'est précisément dans le livre Trois souvenirs que se trouve le captivant, mais aussi émouvant récit de l'excursion sur le cap Tourmente par la petite troupe de l'abbé Trudelle et qui s'est déroulée il y a maintenant plus de 170 ans.

Quand on a lu, sinon médité comme il se doit le récit de l'abbé Trudelle que vous pouvez parcourir ci-dessous, il devient impossible de continuer de contempler de la même manière qu'avant le cap Tourmente, l'un des plus beaux sites naturels de chez nous. Et il devient impossible aussi de regarder de la même manière qu'auparavant les multiples beautés que recèle partout notre patrie, qui mérite certes que nous lui soyons bien davantage attachés que nous ne le sommes de nos jours.

À votre tour donc de goûter le bon moment de lecture que nous offre la prose de l'abbé-poète...

L'abbé Charles Trudelle (1822-1904)
(Source : Encyclobec)
Une nuit sur le cap Tourmente
(vers 1845)

par l'abbé Charles Trudelle

«Un écolier en vacances, c'est souvent un nouveau chevalier de la Manche à la recherche de quelques aventures, courant au devant d'un péril, aimant à faire des marches, des promenades extraordinaires, des tours de force ou d'adresse, quelque chose enfin de remarquable qu'il se plaît ensuite à raconter pendant les congés et les récréations de l'année, au milieu d'un cercle d'amis où la gaieté préside. 

Témoins de la vérité de ce que j'avance, ces six vaillants compagnons (au nombre desquels j'aurai toujours la gloire d'être compté) qui voulurent un jour aller voir lever le soleil du haut du cap Tourmente. La pensée était neuve selon nous, et à ce titre seul elle méritait notre plus sérieuse considération. Aller passer la nuit sur le cap Tourmente ! Pour y voir lever le soleil !! Les joyeuses traditions des vacances passées au Petit-Cap de Saint Joachim ne parlaient d'aucun fait semblable. Mais pour tenter une aussi grande entreprise, il fallait un courage plus qu'ordinaire.

Quand une promenade s'annonçait pour la cime du Cap, l'usage voulait dans le temps que l'on fît dès la veille tous les préparatifs dont le principal était de se coucher plus tôt que les autres jours : puis aussi  [tôt le] matin que possible se faisait la toilette d'ordonnance que l'étiquette prescrivait en pareil cas, et le départ sonnait aussitôt afin de profiter de l'air frais du matin. «Bon voyage», disaient ceux qu'un goût plus pacifique retenait au Château Belle-Vue, et le joyeux escadron, n'ayant pour tout bagage qu'un bâton et la boîte aux bluets que fournit la nature, s'élançait alors, impatient d'arriver au bout de sa course et réglait sur le chant ses pas précipités : En avant fanfan Latulippe... !

Et les voix, fortes d'abord, allaient s'affaiblissant rapidement à travers les ormes et les noyers sous lesquels disparaissait la troupe bruyante. 

Mais il n'en était pas ainsi de nous, obligés de faire notre ascension au beau milieu du jour. Il nous fallait affronter, ou plutôt charger à dos le soleil brûlant du midi, par une chaleur accablante du mois d'août, puis apporter le vivre et le couvert. Mais peut-il y avoir des obstacles insurmontables pour des coeurs généreux ? 

Donc, chacun chargé de son paquet, nous nous mettons en quête, joyeux comme des rois d'Yvetot. Ceux qui gardent la maison, tout en nous souhaitant un heureux voyage, rient sous cap (sic) et semblent désirer pour nous quelque désappointement ; au moins, s'il nous en arrive, tous unanimement se promettent de rire à nos frais et dépens. 

Cependant, jusqu'au pied du cap Tourmente nous allions à volo, riant, chantant à faire envie, mais une fois là, plus de chant et par temps (sic) plus de joie. L'un devant l'autre, courbés en avant, appuyés sur nos bâtons, nous allions à petits pas, suant, soufflant et écrasés par un soleil ardent, — nous montions les falaises

Enfin, après nous être laissés tomber par terre vingt fois de lassitude, après avoir étanché notre soif aux eaux du Simoïs et du Scamandre, après nous avoir rafraîchis sur les bords du Pactole au sable d'or (doux souvenir des champs où fut Troie attaché à trois petits ruisseaux par nos heureux devanciers en vacances), nous arrivons sur la cime du cap. Nous nous jetons d'abord à genoux au pied de la croix plantée en 1844 en mémoire d'un projet de promenade à Saint-Joachim qui n'eut lieu que l'année suivante. 

Puis, nous reposant et nous rafraîchissant au souffle du vent toujours frais qui règne sur cette élévation de 1800 pieds, nous contemplons à loisir le vaste panorama qui s'offre aux regards étonnés. Oh ! que l'on est bien dédommagé des peines qu'il faut se donner pour en jouir ! On sent alors son coeur battre d'un nouveau sentiment d'amour pour sa patrie et l'on ne peut s'empêcher de répéter avec un de nos poètes (note des Glanures : il s'agit du poète Isidore Bédard) : 

          Qu'elles sont belles nos campagnes ! 
          [...] Salut, ô sublimes montagnes, 
          Bords du superbe Saint-Laurent !
          
Car tout cela se présente à la vue en même temps. 

D'abord devant soi, une immense nappe d'eau parsemée d'îles que l'on prendrait pour autant d'oasis verdoyants, sillonnée en tous sens et par la frêle embarcation du pilote canadien, et par la barque du pêcheur, et par l'énorme trois-mâts sous pavillon de toutes couleurs, s'étend jusqu'au pied même du cap. C'est notre majestueux Saint-Laurent descendant des mers intérieures de l'ouest et portant à l'Atlantique le riche tribut de ses eaux et de celles de ses nombreux tributaires. Tout y réjouit et repose agréablement la vue ; soit que les vents, retenant, leur haleine, permettent aux eaux d'aplanir leur surface où vont se refléter comme dans un miroir les nuances variées de la voûte des cieux ; soit qu'un doux zéphir effleure cette plaine, ou que les vents furieux soulèvent et conduisent au rivage des vagues écumantes. 

«D'abord devant soi, une immense nappe d'eau parsemée d'îles que l'on prendrait pour autant d'oasis verdoyants [...] C'est notre majestueux Saint-Laurent descendant des mers intérieures de l'ouest et portant à l'Atlantique le riche tribut de ses eaux et de celles de ses nombreux tributaires» ; (Source de la photo : Randonnée Plein Air).

À droite, la Côte de Beaupré, avec ses rivières, ses chutes, ses vergers de prunes de Damas, ses maisons du temps des Français, s'élevant du fleuve en amphithéâtre et encadrée par les Laurentides dont la chaîne, après avoir décrit une longue courbe, va se terminer à l'horizon par un point brillant qui semble une riche perle placée là pour attacher ensemble la nappe d'eau du Saint-Laurent et le cordon verdoyant de ces montagnes. C'est le cap Diamant, couronné de ses tours, de sa citadelle et de ses remparts, la cité de Champlain avec ses toits, ses dômes et ses clochers de fer-blanc, Québec, le Gibraltar du Nouveau-Monde. 

Puis, revenant de cette lointaine excursion, avec quel plaisir l'oeil se repose encore à droite sur l'Ile d'Orléans qu'il embrasse presqu'en entier ! Sur le Petit Cap et sur le riche plateau qui forme la plus grande partie de la paroisse de Saint-Joachim. 

«...avec quel plaisir l'oeil se repose encore à droite sur l'Ile d'Orléans qu'il embrasse presqu'en entier ! Sur le Petit Cap et sur le riche plateau qui forme la plus grande partie de la paroisse de Saint-Joachim »  ; (Source de la photo : Rodolph Balej).

Mais voyez donc devant vous et par-delà le fleuve ce vaste tableau qui s'étend à gauche aussi loin que la vue peut atteindre ; comme elles sont belles ces campagnes ! Admirez donc l'élégance et la propreté de ces demeures ! Les voyageurs n'ont-ils pas raison de dire que la Côte du Sud est la plus belle partie du pays ? Puis examinez l'Ile-Madame, l'Ile-aux-Ruaux, la Grosse-Ile, l'Ile-aux-Grues et loin, —loin, là-bas, —les Pèlerins

À gauche, c'est la suite des caps de la côte du nord qui semblent, en s'avançant dans le fleuve, vouloir en retarder la marche, de concert avec l'Ile-aux-Coudres que l'on voit sortir de l'eau à l'horizon. Derrière, toujours les mêmes montagnes dont l'aspect sauvage fait ombre au tableau. 

Mais que fais-je ? J'essaie de tracer un tableau que le pinceau le plus habile ne pourrait jamais représenter dans toute sa beauté naturelle. Occupons-nous donc plutôt de ce qui nous importe en ce moment. 

Déjà le soleil allait disparaître et il était temps de penser à dresser la tente qui devait nous abriter contre la maligne influence de l'air pendant la nuit : à l'œuvre donc, compagnons !

À l'instant, des perches sont suspendues sur des poteaux et une toile, qu'une pluie torrentielle pourrait à peine pénétrer, est tendue sur cette charpente et forme une tente dont Achille se fut bien trouvé au temps de sa colère. Les sapins sont dépouillés de leurs branches et chacun à l'envi l'un de l'autre apporte la provision nécessaire pour se faire un lit. Au milieu de la tente, une table dressée sur une couche épaisse de feuillage reçoit les mets de notre frugal repas. 

À la porte, un feu sans cesse alimenté par un bois résineux pétille et semble vouloir prendre part à la gaieté franche qui règne dans tous les esprits, et qui se produit au dehors par de fréquents éclats de rire. Le repas fini, nous sortons à la hâte pour goûter l'air rafraîchissant de la soirée et jouir du spectacle des étoiles et surtout de la lune qui vient de paraître sur l'horizon. 

Cependant, depuis que le jour avait fait place à la nuit, des nuages obscurs s'étaient élevés vers le nord ; des éclairs, faibles encore, s'y faisaient voir de temps en temps. Personne n'y faisait grande attention : ce sont des éclairs de chaleur, disons-nous, et nous nous asseyons sans inquiétude. Nous causons et fredonnons aux accords de la flûte ; nous écoutons les sons mâles de la trompette que l'un de nous avait apportée ; quelquefois, nous nous prenons d'admiration pour le spectacle que nous avons devant nous. Cette lune, dont la douce lumière argentait tout au loin dans la Côte du Sud et se reflétait sur la surface aplanie du fleuve ; le calme parfait de la nature : tout était propre à faire naître en nous cette agréable mélancolie que donne la solitude et qui dispose à la prière. Aussi, avec quel bonheur chacun de nous se mit-il à genoux pour faire en commun notre prière du soir. 

Pour moi, pendant que mes compagnons de voyage se donnaient le plaisir de la conversation, je laissais avec complaisance mon esprit se reposer sur un lieu à jamais cher à mon souvenir et que je devais bientôt laisser peut-être pour toujours : le Petit-Cap de Saint-Joachim, espèce d'île enchantée au milieu de prairies verdoyantes sur laquelle la lune semblait se plaire en ce moment à verser les rayons de sa lumière argentine. Fut-il jamais lieu plus propre à passer agréablement le temps des vacances ? Quelle belle solitude et en même temps quelle bruyante activité ! Non, il n'y a pas de jour où, rêvant à ce que j'ai été, je ne revoie en pensée jusque dans ses plus petits détails ces heureux théâtres des plus doux amusements, et je sens renaître en moi les impressions que j'éprouvais alors. 

[...] Je me promène encore en esprit dans ces beaux sentiers si proprement entretenus sous les arbres du bocage. Je pars par la Wellington, je m'arrête au fort Saint-Louis, pour jeter un coup d'œil sur le Saint-Laurent, je reviens par la Waterloo, puis je descends la Côte Champlain et je vais me désaltérer à la Fontaine à Bouchard

Mais qu'entends-je et quels bruyants préparatifs ? Où allez-vous donc ?... À la promenade. Etes-vous des nôtres ?... Allons vite, partons !... En roulant ma boule, roulant... N'est-ce pas ainsi qu'armés de nos instruments de pêche et de nos ustensiles de cuisine, nous partions pour faire des fêtes au Petit Moulin, célèbre par des traditions de crêpes plus ou moins mal tournées et par son pommier sur les bords de la Friponne ; au Petit Sault de la rivière Sainte-Anne, merveille de la nature ; à la Chapelle aux Hirondelles ; au lac ; aux masures et aux débris du séminaire de Mgr de Laval ; aux ruines, souvenir de Champlain, que l'histoire nous représente allant faire du foin à Saint-Joachim, dans les prairies naturelles qu'arrose le Marsolet

N'oublions pas non plus d'aller après le souper faire un tour de canot sur l'étang de la Petite Ferme, et revenons en faisant répéter au Petit Cap les hilarantes expressions de notre joie. Puis, de retour au Château Belle-Vue, assis en cercle à la porte, conversons, faisons quelques jeux, chantons... quelles charmantes veillées ! surtout quand il y avait bal chez Boulé !

«...de retour au Château Belle-Vue, assis en cercle à la porte, conversons,
faisons quelques jeux, chantons... quelles charmantes veillées ! surtout
quand il y avait bal chez Boulé !»

(Source 
de la photo du haut, vers 1910 : Archives de Montréal ;
photo du bas, 2016 : 
Renée Taraso
). 

Mais où êtes-vous donc, confrères aimés, amis sincères, visiteurs aimables avec qui j'ai passé de si beaux jours ? Il y a plus de vingt ans que les heureux jours dont je rappelle le souvenir sont passés, et on ne vous revoit plus, pour la plupart, dans ces lieux qu'un voyageur appelait jadis le Paradis Terrestre. Dispersés en tous lieux ou moissonnés par la mort, il ne nous sera jamais donné de nous revoir ensemble en ces lieux. L'inscription placée au-dessus de la porte du Château Belle-Vue du Petit Cap nous a bien souvent avertis de profiter d'un temps qui ne devait pas durer : "Eia age, nunc salta, non ita, musa, diu", nous disait-elle, et vous savez comme moi si elle a dit vrai ! 

Mais que fais-je encore une fois ? Et où m'entraîne mon imagination égarée ? Remontons sur la cime du cap. 

Déjà les nuages que l'on avait remarqués au nord s'étaient élevés et couvraient près de la moitié du firmament ; les éclairs redoublaient d'intensité et le tonnerre commençait à gronder avec force. Nous allions assister à une tempête sur le cap Tourmente : c'était une circonstance que nous n'aurions jamais cru pouvoir rencontrer. Oui, une tempête telle qu'il est rarement donné à l'homme d'en éprouver. Les préparatifs en sont imposants et grandioses, et notre admiration est quelque temps partagée entre le calme et la tempête. 

Devant nous, la lune continuant à nous prodiguer sa lumière, et au nord l'obscurité la plus épaisse, partagée en tous sens par la lumière vive et rapide des éclairs, semblaient vouloir se partager l'empire de cette nuit et formaient le plus grand contraste. 

Mais bientôt tout fut voilé et l'obscurité fut complète. Heu ! quinam tanti cinxerunt oethera nimbi ! s'écrie l'un de nous, et une crainte involontaire vint se mêler au plaisir que nous ressentions de voir cette scène imposante. C'est que le tonnerre roulait alors, terrible, au-dessus et autour de nous, et il nous semblait à chaque instant voir fendre le cap sur lequel nous étions. Le vent, devenu furieux, sifflait avec force à travers les arbres et les fentes des rochers ; les éclats de la foudre, sans cesse renouvelés et répétés par les échos des montagnes environnantes, se mutipliaient avec un fracas épouvantable. 

Enfin, la pluie commence à tomber et nous force à rentrer sous notre tente pour y passer la nuit, et quelle nuit s'il fallait par malheur que l'eau parvînt à traverser notre couverture ! Mais non, malgré la pluie torrentielle qui ne cessa de tomber tant que la nuit dura, nous fûmes préservés et nous pûmes dormir assez bien après avoir joué la partie de cartes. 

Mais pendant que nous nous livrions au sommeil, une autre scène se passait au Petit Cap. On s'apitoyait sur notre sort ; on savait que sans lumières il nous était impossible de descendre et on nous croyait imbibés de pluie : il fut donc décidé d'envoyer à notre secours. Alors deux graves fermiers sont expédiés avec des torches à la main. À ceux restés au Château Belle-Vue, il leur semblait voir des feux-follets monter sur le cap Tourmente. 

Arrivés sur la Cime, les deux libérateurs nous appellent de toute la force de nos poumons, mais leurs cris se perdent dans le bruit du vent, de la pluie et du tonnerre. Notre doyen, cependant, crut entendre des voix et vit des lumières. Voilà, se dit-il en lui-même, des hiboux qui crient comme des hommes, et il prit pour des éclairs les flambeaux qu'il aperçut à travers les branches. Tout en finit par là et les deux espions descendirent comme ils étaient montés. Pour nous, nous achevâmes de dormir le reste de la nuit, et le matin arrivé, nous plions notre tente, toujours sous les coups de la pluie averse, et nous descendons précipitamment, avec des pensées et des impressions bien différentes de celles que nous avions la veille. 

La pluie continuait à tomber par torrent lorsque nous montâmes dans les charrettes qui nous attendaient au bas des falaises pour nous transporter au Petit Cap, où l'on nous attendait avec une grosse provision de bons mots à notre adresse : Le soleil était-il beau à son lever ?..... Paraît-il aussi gros sur la cime du cap qu'ici ?..... 

Que faire ?..... Accepter de la meilleure grâce possible notre joyeuse réception était ce que nous avions de mieux à faire. Ils ont bien ri et rient peut-être encore : réunissons-nous à eux, lecteurs, et rions tous ensemble». 

Récit tiré de : Abbé Trudelle, Trois souvenirs, Québec, Imprimerie de Léger Brousseau, 1878, p. 155-172. Pour télécharger le livre en format PDF et gratuit, cliquez ICI


(Source de la photo de l'abbé Trudelle : 
Répertoire du Patrimoine culturel du Québec ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)