dimanche 20 décembre 2015

Nérée Beauchemin, chantre de l'intime patrie

Nérée Beauchemin (1850-1931)
Fusain de Rodolphe Duguay

Au lendemain du carnage islamiste du 13 novembre dernier à Paris, une connaissance sympathique et estimable publia sur sa page Facebook un poème de Nérée Beauchemin, en hommage aux victimes et à la France meurtrie par la barbarie. En voici un court extrait : 

France, ô maternelle patrie,
Nos cœurs, qui ne font qu'un pour toi,
Encore palpitants d'émoi,
Saignent des coups qui t'ont meurtrie,
France, ô maternelle patrie ! 

Ici comme là-bas on pleure,

Dévorant le sanglant affront,
Baissant les yeux, courbant le front,
Silencieux, on attend l'heure. 
Ici comme là-bas on pleure.  

Quand finira l'horrible transe ?

Oh ! Quand de Versailles à Strasbourg,
Cloche, canon, clairon, tambour
Proclameront la délivrance
De la grande terre de France ?

Le poème, nommé tout simplement France, peut être lu en entier ICI. Son auteur est Nérée Beauchemin, l'un des meilleurs poètes que le Québec aura produits, mais qui, malheureusement  on oserait presque dire évidemment   est assez peu connu de nos jours. Sans doute parce que Beauchemin fait partie de ces poètes du terroir, une espèce dédaignée par les snobinards désincarnés et patriophobes, entre autres bobos autant insipides qu'ignares qui, souvent sans même savoir de quoi ils déblatèrent, se prennent pour la crème de la crème de l'intellect et de la conscience universelle.

Pour un aperçu de la poésie de Nérée Beauchemin, voyez ces poèmes présentés par les Poésies québécoises oubliées (cliquer sur les titres) :

Une sainte
France
Une correspondance poétique

- La bonne France
- Le vieux parler 

Voici toutefois ce que Samuel Baillargeon dit de ce poète, dans Littérature canadienne-française, son ouvrage de référence paru en 1967: 

«Beauchemin exploite comme Le May la veine du terroir, mais avec un art supérieur. Un heureux alliage de sentiments délicats et de nuances musicales communique à sa poésie une perfection qu'on ne trouve chez aucun poète de l'époque. Beauchemin n'est pas seulement un grand nom de cette période littéraire, il est l'un des écrivains remarquables de la littérature canadienne-française. 

Il passe presque toute sa vie à Yamachiche, son village natal. Il le quitte dans sa jeunesse pour faire ses humanités au Séminaire de Nicolet et son cours de médecine à l'Université Laval de Québec. Une fois médecin, il exerce pendant cinquante ans sa profession, ou mieux son apostolat à Yamachiche.

[...] Beauchemin est un sensible : «toute bonté et toute mansuétude», dit Mgr Tessier, son ami. Le dévouement quotidien qu'il a pratiqué dans sa vie de médecin de campagne a concouru à développer cette délicatesse d'âme, surtout son penchant à la tendresse ». 


(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Bien qu'étant l'un de nos écrivains les plus remarquables, ce n'est pas d'hier que Nérée Beauchemin est oublié. C'était le cas de son vivant même. En 1922, donc neuf ans avant la mort de Beauchemin, le jeune Claude-Henri Grignon, auteur plus tard du célèbre roman Un homme et son péché, déplora l'oubli qui frappait déjà Beauchemin dans un article qu'il lui dédia, sous le pseudonyme de Valdombre, dans une revue intitulée Les vivants et les autres

Voici donc les lignes vibrantes de vérité que Grignon écrivait alors, lignes qui, 93 ans plus tard, n'ont aucunement perdu de leur actualité, notamment au sujet des bedaines littéraires et autres péteux de broue et rabâcheurs de platitudes et d'insignifiances qui nous tiennent encore lieu d'intelligentsia : 

«Voici un poète oublié. Il a toujours vécu loin des villes, des cénacles. Loin des salons spirituels aussi. Connu des anthologues (oh ! combien, de quelle manière et pourquoi ?), Nérée Beauchemin reste ignoré de la foule, même des petites foules missionnaires. Sa vie s’écoule dans l’ombre comme sa poésie mystérieusement belle. Le poète des Floraisons matutinales n’a jamais désiré la vogue retentissante, et l’impureté des honneurs n’a point troublé son âme. Il resta simple devant la foule comme devant les pages qu’il avait écrites.

[...] Au reste, Beauchemin excita la jalousie de toutes les bedaines littéraires de l’époque. On ne voulut pas de lui. Sa poésie dans le temps, était trop simple, trop peu arrangée. [...] À l’époque si retentissante où le public réclamait comme une consolation le gras alexandrin, le boudin fortement épicé, Beauchemin, lui, écrivait des vers de huit syllabes (seulement huit; c’est extraordinaire), des vers où le rythme des vieilles chansons normandes et bretonnes module tristement l’histoire d’un peuple que la Mort flagelle depuis quelque cent ans. C’était trop beau, trop sombre ; c’était trop poétique. On ignora complètement le lyrique villageois.

[...] Nérée Beauchemin reste le grand Inconnu d’un siècle qui va s’éteindre. Mais, c’est même là une apothéose immaculée. Sa gloire, elle est belle. Dans un chant, vrai comme la nature, le poète berce une solitude aimante. [...] La poésie de Nérée Beauchemin est heureuse comme sa vie. Je crois même qu’elle enseigne la sagesse et le bonheur, au contraire de tant de livres qui vomissent le malheur et puent simplement la charogne sociale.

Cette poésie est simple et touchante. Il faut dire cela avec splendeur. Elle rappelle les rythmes d’autrefois. Elle va par les chemins du village, alerte, vive, naturelle. [...] Si vous lisez les poésies de Nérée Beauchemin, vous vous apercevrez avec étonnement que l’auteur a dû les écrire avec la plus grande facilité du monde, tellement les images, entraînées par le rythme et la musique du vers, se tiennent et se lient, pour s’enrouler à la fin autour d’une idée triomphante. C’est un enchantement perpétuel.

[...] Beauchemin est seul ; il ne s’apparente à aucune école, à aucune théorie. C’est le signe d’un talent pur».

La très haute estime que Claude-Henri Grignon, un pamphlétaire dont la verve me plaît fort, vouait à Nérée Beauchemin est pour beaucoup dans l'intérêt que j'ai développé ces dernières années pour l'oeuvre et la vie du poète d'Yamachiche. J'ai ainsi pu faire avec le temps l'acquisition de rarissimes exemplaires de ses recueils dédicacés de sa main, dont certains ont pu depuis être remis entre bonnes mains, c'est-à-dire à des personnes qui, trop rares hélas, savent goûter une telle oeuvre tout en l'appréciant à sa juste valeur, permettant ainsi à Beauchemin d'à nouveau toucher âmes et coeurs, donc de vivre encore. (NOTE : Le recueil de Nérée Beauchemin, Patrie intime, a été réédité en 2000 aux éditions Les Herbes Rouges, et peut encore être commandé chez votre libraire). 

J'ai récemment eu énormément de chance : en effet, j'ai pu mettre la main sur un exemplaire de Patrie intime, le deuxième et dernier recueil publié par Beauchemin en 1928, exemplaire dont la valeur est inestimable, tel que vous pourrez le comprendre en lisant les lignes qui suivent. 

Camille Ducharme (1909-1984)

D'abord, il y a le fait que cet exemplaire a appartenu au grand comédien Camille Ducharme, disparu il y a déjà plus de trente ans, mais dont plusieurs parmi nous se souviennent encore, à cause des rôles marquants qu'il joua, notamment celui du notaire Le Potiron dans Les belles histoires des pays d'en haut, l'adaptation télévisée du roman Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon que nous venons de citer. Ducharme fut également le Philibert de l'émission pour enfants Les 100 tours de Centour, en plus d'avoir été de la distribution de la série Duplessis, de Denys Arcand, dans laquelle il personnifia le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau. Bref, Camille Ducharme aura été l'un des comédiens majeurs du vingtième siècle québécois.

Cet exemplaire contient aussi une dédicace aussi belle que touchante, dans laquelle Beauchemin exprime ce qui suit à l'intention de Camille Ducharme : 

«Je ne puis refuser mon autographe au beau diseur qui, par je ne sais quel charme, m'a fait si follement pleurer, au récit de mes propres vers.  L'auteur, Nérée Beauchemin, 14 mars MCMXXXI» 

La dédicace date donc du 14 mars 1931, soit un peu plus de trois mois avant le décès de Beauchemin, qui survint le 29 juin suivant. Quant à Camille Ducharme, il était alors encore jeune, 23 ans à peine, et sa carrière artistique n'avait pas encore débuté. 

Dédicace de Nérée Beauchemin à Camille Ducharme

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir
).

Mais ce n'est pas tout. Sur la couverture intérieure du recueil est collé un article de journal qui raconte la visite que Camille Ducharme fit à Beauchemin et au cours de laquelle Ducharme lut les vers de Beauchemin de sorte que celui-ci en eut les larmes aux yeux, tel que le poète l'affirme dans sa dédicace à son jeune admirateur.

Article collé sur la couverture intérieure du recueil Patrie intime

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

J'ai cru bon de retranscrire ci-dessous l'article entier, car il est très révélateur du type d'homme et de poète qu'était Nérée Beauchemin, cet inspirant chantre de notre intime patrie. C'est aussi une manière de sortir de l'oubli et de faire revivre à travers vous, lectrices et lecteurs, cette belle et émouvante page de la fin de vie du poète. Et j'avoue que c'est non sans émotion et avec un profond sentiment de reconnaissance que j'ai conscience du fait que l'exemplaire de Patrie intime que je détiens maintenant est précisément celui à partir duquel Camille Ducharme lisait les poèmes qu'il déclama à leur auteur en ce jour de mars 1931, à Yamachiche : 


Le poète Beauchemin donne 
une entrevue à M. Ducharme


Notre représentant a rencontré hier après midi M. Camille Ducharme, qui, au cours d’un voyage à Yamachiche, a eu la bonne fortune de causer durant deux heures avec Nérée Beauchemin, notre poète régional, qui, en dépit de son âge avancé, trouver encore le moyen de cultiver les muses et d’écrire des vers d’une fraîcheur et d’une souplesse que la plupart des jeunes poètes lui envient.

M. Ducharme, qui, en outre d’être de nos plus habiles diseurs, possède de réels talents artistiques, a été vivement impressionné par cette trop courte visite au vieux barde de Yamachiche, qui l’a surtout impressionné par sa simplicité et sa très grande sensibilité.

« C’est par un heureux effet du hasard, dit M. Ducharme, que j’ai eu le bonheur de passer deux heures exquises en compagnie de Beauchemin. C’est grâce à l’amabilité de sa nièce, Mlle Germaine Pellerin, chez qui j’étais de passage, que je pus pénétrer auprès du vieux poète dont je désirais faire la connaissance depuis longtemps.

Dès la première poignée de main, [poursuit M. Ducharme], je fus conquis par la cordialité de l’accueil et la figure sympathique du bon vieillard. Il commence d’abord par s’excuser de me recevoir allongé sur son canapé, car la vieillesse ne lui permet plus de vaquer à toutes ses occupations comme autrefois.

C’est dans son cabinet de travail que l’entretien eut lieu. Puis la conversation s’amorce. Après avoir causé un peu, il me montre ses pièces dont quelques-unes sont inédites, écrites dans des calepins, presque tout couverts de ratures, tant il conserve encore le souci de la perfection dans ses poèmes.

Beauchemin écrit encore de temps à autre, et il a dans ses cahiers des vers qui ne le cèdent en rien aux meilleures poésies de Patrie intime. « Je n’écris pas souvent, dit-il, car cela me fatigue beaucoup, mais lorsqu’une poésie me vient à l’esprit, il faut que je la compose car je suis oppressé tant que je ne l’ai pas terminée et, dit-il avec un sourire moqueur, c’est une véritable hantise de poète ».

Après avoir parlé quelque temps de ses poésies, Beauchemin me demanda, avec toute la simplicité qui le caractérise et à laquelle on se sent incapable de résister, de lui dire quelques-unes de ses pièces.

Ce n’est pas sans appréhension, disait M. Ducharme, que je me mis en devoir de lui dire ses vers, car je craignais de ne pas les rendre tels qu’il convenait et de ne pas exprimer la pensée qu’il avait en les écrivant. Je me rappelais trop le mot qu’il avait dit à propos d’un acteur qui avait récité à la radio La cloche de Louisbourg. C’est la cloche de Louisbourg qui vient d’être déclamée, disait-il, mais on l’a pas mal fêlée, cette pauvre cloche. Cependant, je me mis à l’oeuvre et lui récitai trois ou quatre de ses pièces, et cela eu l’heur de lui plaire, ce qui me combla de joie.

Il me demande de lui dire La petite Canadienne. Encouragé par mon succès du début, je commençai. À la fin de la première strophe, il me dit, tout heureux : « C’est ça, continue! » Et je continuai, y mettant toute mon âme, mais à la dernière strophe, quel ne fut pas mon embarras de voir Beauchemin pleurer. Après une courte indécision, je continuai et ce n’est pas sans peine que je terminai, en voyant toujours l’émotion toujours croissante du poète, dont la poitrine se soulevait sous les sanglots. Je retournai m’asseoir tout ému, ne sachant que faire et, devant l’émotion du vieillard, je me mis moi aussi à pleurer, ainsi que les intimes qui étaient avec nous.

Lorsque ce moment d’émotion fut passé, il s’excusa auprès de nous d’être aussi sensible, et la conversation porta quelque temps sur Rostand. Mais comme j’étais là pour entendre parler de Beauchemin, je fis dévier la conversation pour l’amener sur le terrain que je désirais. Avec une simplicité touchante, il me montra quelques-unes des lettres d’appréciation reçues des meilleurs écrivains de France, et, surtout, celle de Mgr Beaudrillart, qu’il semble estimer plus que tout autre. Il consent à me donner une de ses pièces inédites, Le tricolore. Il s’excuse de ne pouvoir l’écrire lui-même car, dit-il, « ma main n’est plus aussi sûre et mon écriture devient plus difficile à lire ».

Puis nous prenons Patrie intime, que nous feuilletons. Ici encore, je dus, pour répondre à son aimable invitation, faire appel à mes pauvres talents pour la déclamation. Pendant que sa nièce jouait une douce mélodie au piano, je dus réciter Le Branle du Sanctus, qui est sans contredit la meilleure pièce d’harmonie imitative écrite par les écrivains du Canada. Comme il me le disait lui-même, chaque son dans cette pièce vise à décrire et à peindre davantage les idées exprimées dans les vers. Il fallait le voir là, devant nous, battre la mesure, me reprendre et me faire recommencer une strophe, ou dire à la musicienne de jouer plus doux, pianissimo.

Mais toutes les belles choses ont une fin et il me fallut me retirer à regret pour ne pas abuser de l’hospitalité aussi accueillante du poète, et ne pas le fatiguer.

J’emporte de ces deux heures exquises un souvenir ineffaçable que je conserverai toute ma vie, dussé-je vivre cent ans. Je n’en revenais pas de me voir admis au près du plus grand de nos poètes et de constater l’accueil si aimable qu’il me faisait, moi, un jeune homme qui avait le seul avantage de lui réciter ses vers et, surtout, de les comprendre, et je crois que c’est cela qui m’a valu d’être reçu si chaleureusement, car rien ne fait tant plaisir à un écrivain, et surtout à un poète, que de rencontrer quelqu’un qui sait le comprendre. 

En terminant, M. Ducharme nous dit qu'il n'a pas pu s'empêcher de nous confier ses impressions pour prouver son admiration et toute sa reconnaissance à M. Beauchemin. «Si j'accepte que vous publiez ces quelques lignes, dit-il à notre représentant, ce n'est pas par orgueil. Loin de là, car lorsqu'on a passé quelques instants avec un tel modèle de simplicité dans la grandeur, on n'a pas la moindre prétention de poser pour le public. Ce qui m'a fait le plus plaisir, disait-il, c'est de constater que le vieux poète de Yamachiche a approuvé ma manière de réciter ses vers».  

Camille Ducharme, à gauche, jouant le notaire Le Potiron dans la série télévisée
Les belles histoires des pays d'en haut, avec Jean-Pierre Masson, à droite,
dans le rôle de Séraphin.

Un an après sa rencontre avec Nérée Beauchemin, on aperçoit ici
Camille Ducharme, à droite, près d'Émile Nelligan (assis) et en compagnie,
de gauche à droite, du juge-écrivain Gonzalve Desaulniers, de la fille de
celui-ci et de l'écrivaine Anne-Marie Hughenin, alias Madeleine.

Nérée Beauchemin, à gauche, chez lui à Yamachiche avec son ami l'abbé
Albert Tessier, qui contribua beaucoup à faire connaître son œuvre.

Nérée Beauchemin au milieu de villageois d'Yamachiche, années 1910.
Son fils Fernand est à sa droite, tenant un parapluie. (Source : J.-Alide
 Pellerin, 
Yamachiche et son histoire ; 1672-1978, Trois-Rivières, Éditions
du Bien Public, 1980, 785 pages ; cliquer sur l'image pour l'agrandir).

Nérée Beauchemin devant sa maison d'Yamachiche, en 1928,
déclamant des poèmes de son recueil Patrie intime.

Nérée Beauchemin, en 1900, âgé de 50 ans.

La maison de Nérée Beauchemin, à Yamachiche.
Photo datant de vers 2015.

Monument funéraire de Nérée Beauchemin, cimetière d'Yamachiche.

Les éditions Les Herbes Rouges ont publié en 2000 une nouvelle édition
de Patrie intime, qu'il est toujours possible de commander chez votre libraire.