vendredi 8 avril 2016

Les Québécois en 1895 : un portrait toujours actuel

Dans une Glanure récemment consacrée à Honoré Mercier, nous présentions les curieuses péripéties d'où a émergé la publication du livre Sensations de Nouvelle-France, paru en 1895 et attribué à l'écrivain français Paul Bourget, mais dont le véritable auteur est Sylva Clapin, un linguiste, éditeur et journaliste né à Saint-Hyacinthe en 1853 et auteur d'un premier Dictionnaire canadien-français

Il peut être utile de prendre également connaissance des substantiels extraits qui suivent des Sensations de Nouvelle-France, car l'implacable portrait à la lourdeur déprimante que dresse Clapin des Québécois du temps, que l'on appelait Canadiens français, reste d'une saisissante actualité. En lisant ce texte on ne peut que constater que nous n'avons pas beaucoup changé depuis 120 ans. Et cela, certainement pas pour le mieux. 

Souhaitons tout de même que ce portrait « coup de poing », qui n'a pratiquement jamais circulé depuis 120 ans, puisse en dégourdir – pour ne pas dire en déniaiser – au moins quelques-uns parmi les nôtres... pendant qu'il en est encore temps.

Bonne et éclairante lecture, donc, même si elle n'est pas nécessairement réjouissante : 

Sylva Clapin, véritable auteur de Sensations de Nouvelle-France.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir). 


Vendredi, 26 octobre

Quelle est la dominante, c’est-à-dire la caractéristique de ces Français d’Amérique, en voie peut-être présentement de former un peuple nouveau, et quelles transformations l’éloignement, le temps, l’assujettissement étranger, l’influence de choses extérieures nouvelles, ont-ils pu apporter chez tous ces descendants de Normands, d’Angevins, de Picards, que je vois là s’agiter, passer et repasser sous mes yeux ? Tâche certes attachante, et bien digne d’arrêter l’attention du voyageur.

N’est-il pas évident, par exemple, que l’aspect généralement grave et recueilli de la nature canadienne devait bien vite mettre une sourdine à l’antique gaieté normande, venue du doux pays qu’arrose la Seine ? Et n’y aurait-il pas là, par hasard, nouveau motif à invoquer, pour s’expliquer l’air de détachement, d’insouciance, et de passivité, répandu ici sur la plupart des physionomies ?

Pourquoi, [aussi], ne pas attribuer, à la rigueur exceptionnelle des hivers canadiens, ce que je pourrais appeler une certaine « force d’inertie » – sorte de puissance à l’état dormant – qui s’annonce ici, chez la plupart, en des fronts aux lignes tenaces et obstinées, des fronts têtus de matelots, pour tout dire ? 

L’habitude, voyez-vous, de tenir ferme dans les tournoiements de « poudreries », et de se défendre de toutes pièces contre les morsures d’un froid impitoyable, a dû achever pour de bon de mouler âmes et corps dans l’enveloppe de l’homme de mer, l’homme du large toujours vivant entre deux abîmes, toujours prêt à piquer du front dans les ouragans déchaînés, toujours arc-bouté à travers flots, vents et tempêtes. 

Mais l’entêtement ne constitue pas la volonté, encore moins l’initiative, et c’est le manque presque absolu de ces deux puissants leviers, chez les Canadiens-Français, qui fait qu’ils n’ont pas plus donné jusqu’ici la mesure de ce qu’ils valent réellement. Ce peuple, il semble, aurait dû depuis longtemps s’être jeté, lui aussi, dans le tourbillon de vie de cette bruyante et neuve Amérique, qui veut et, partout enfante des nations débordantes d’ardeur et de vaillance. Et pourtant, j’ai beau écouter et pencher l’oreille, rien ne bruit et ne court, à travers ce pays, de cette idée de France Américaine, que l’on m’avait dit s’être réfugiée et toujours palpiter sur les bords du Saint-Laurent. 

Bien plus, on croirait vraiment parfois – mais n’est-ce pas là une monstruosité ? – que ce peuple, bien que né d’hier, penche déjà vers la tombe, et que même il y aspire de toute la force d’une morne et infinie désespérance.

Mais alors, enfin, que devient la légende, cette légende d’irrédentistes canadiens avec laquelle on nous berce, en France, depuis si longtemps, légende accrue, enflée de tout un fracas de grands mots sonnant dans les journaux, emplissant les joues des tribuns ? Que devient surtout la fameuse devise Gesta Dei per Francos tonnant du haut des chaires des cathédrales, et secouant toute cette population de coups de clairons tapageurs et guerriers ? Serait-ce vraiment – comme me l’a laissé pressentir mon ami de Trois-Rivières – que de ce sol du nord sourdraient partout de nouveaux Tartarins, gonflés de vent et de jactance, toujours partant en guerre et n’abattant que des ânes, et ne faut-il voir en tout cela qu’une énorme tarasconnade, n’attendant plus qu’un autre Daudet pour atteindre l’immortalité ?

Dimanche, 28 octobre 

J’en étais là, hier soir, à ce point de mon enquête, et je me remémorais, l’une après l’autre, toutes mes « sensations » de ces derniers dix-huit jours, attaché à les rassembler sur une formule synthétique qui fût comme l’expression finale même de ces notes de touriste psychologue. Bien que me sentant en bonne voie, je ne laissais pas cependant d’être assez perplexe, car mon voyage en ce pays durait depuis trop peu de temps pour que je pusse espérer tenir en mains toutes les données qui m’étaient nécessaires.

À tout reste, donc, ma tâche eût pu se prolonger indéfiniment, lorsque soudain, hier soir, elle se trouva singulièrement simplifiée grâce au concours que vint spontanément m’offrir un magistrat éminent de cette ville – lui-même écrivain, à ses heures –, pour qui j’avais un mot de présentation à mon arrivée, et avec lequel je n’ai pas tardé à me lier assez intimement.

L’éclipse – ne serait-ce pas plutôt la disparition ? – du Canada français, depuis quelques années, a été pour la France une énigme si incompréhensible, si douloureuse même, que je vais faire appel ici à toute ma mémoire pour rapporter fidèlement les paroles de mon interlocuteur, paroles qui, tout en confirmant plusieurs de mes déductions, m’ont semblé se rattacher aussi à des considérations sociales et politiques de la plus grande importance, pour la compréhension des hommes et des choses de ce coin d’Amérique.

* * * 

Nous étions tous deux, hier soir, ainsi que cela nous était déjà arrivé deux ou trois fois, à faire une promenade d'après dîner sur la Terrasse Dufferin, au moment même de sa plus grande animation   l'heure où tremblotaient les premières étoiles  et je venais de faire part à cet aimable compagnon de toutes les étranges suppositions qui m'obsédaient, lorsque tout-à-coup, s'arrêtant et s'accoudant à la rampe, face à la foule

« Vous avez deviné juste, dit-il. Toutes nos velléités françaises n’existent plus qu’à la surface. Au fond nous tendons, par un acheminement libre et naturel, à la fusion avec la race dominante, et nous glissons nous aussi par une pente rapide au gouffre anglo-saxon. Si encore cela ne dépendait pas de nous, et que nous fussions les victimes de circonstances incontrôlables, on aurait beau jeu à mettre tout simplement ce qui se passe sur le compte de la fatalité. Mais non, nous agissons, je le répète, librement, bien qu’inconsciemment.

Pour tout dire, et en me servant d’un exemple récent, cette sorte de patriotisme local qui, en Europe, a fait accomplir des prodiges aux Serbes et aux Bulgares, et qui tient ces petits peuples sans cesse hérissés devant les Turcs, ce patriotisme, dis-je, est ici fibre morte, et cela, ce qui est plus grave, du haut en bas de l’échelle, c’est-à-dire non seulement dans les masses, mais même dans les classes cultivées, jusque parmi ceux qui ont mission de nous diriger et de nous gouverner. 

Seul, de tous nos hommes d’État contemporains, Mercier voulut une fois tenter de réveiller l’étincelle sacrée. Mal lui en prit, et vraiment il fit beau alors voir l’acharnement rageur avec lequel on se rua sur cet importun, sur ce fâcheux, et comme on le fit bien vite tomber de son rêve d’illuminé pour le pousser sans merci vers cette couche de moribond, où en ce moment le pauvre malheureux se débat, perclus et meurtri, les yeux figés dans les premières affres de l’agonie. 

« Vous croyez peut-être, poursuivit-il, que j’assombris à dessein le tableau. Mais aussi vous n’êtes dans le pays que depuis trop peu de temps pour avoir pu déjà constater jusqu’à quel point nous manquons ici de ce grand ressort national, qui partout ailleurs soulève et transporte les nationalités.

« Et la raison, me demandez-vous. Cela tient à des causes assez complexes, et que je vais essayer de vous démêler de mon mieux. « La principale, et se rattachant du plus loin à ce peuple par des racines extrêmement vivaces, est ce que je pourrais appeler un abus de « paternalisme » ecclésiastique. L’un de vos publicistes, M. Victor du Bled, a déjà écrit sur nous, dans la Revue des Deux Mondes, un assez long travail intitulé « Un Essai de colonie féodale en Amérique. » Il aurait dû, selon moi, changer féodale par théocratique, et son titre eût été parfait. 

« Je m’explique. Quand le Canada fut cédé à l’Angleterre, nobles, fonctionnaires et marchands étaient presque tous repassés en France, et les prêtres se trouvèrent naturellement amenés – de par le fait de leur éducation et de leur ascendant moral – à prendre en mains la conduite des Canadiens-Français. Ils s’emparèrent donc, comme de leur chose, des soixante-dix mille habitants restés au pays, et il se trouva que le système de théocratie qu’ils leur appliquèrent, et qui était leur grand rêve secret depuis les démêlés de Frontenac et de Mgr de Laval, contribua énormément, en gardant au catholicisme toute sa ferveur, à maintenir intactes les traditions et la langue de la France.

« Mais alors, c’est admirable, allez-vous me répliquer. C’est bien aussi ce que tout le monde pense en ce pays, sans s’arrêter à scruter le fond des choses. Les examens de surface sont d’ailleurs la règle parmi la population, habituée à une grande paresse d’esprit. On ne s’est jamais dit, par exemple, que ce qui était excellent à la suite de la conquête – à cette époque si sombre de notre histoire où nous étions comme des enfants abandonnés – pourrait ne pas s’adapter aussi bien par la suite à notre adolescence, puis à notre âge mûr. 

Et, confiants, nous avons glissé, presque sans nous en apercevoir, à ce que les Anglais appellent Too much of a good thing, nous complaisant indolemment dans une existence dépourvue d’initiative, nous reposant sur d’autres du soin de nous ouvrir une carrière et de diriger nos moindres actions, jusqu’au jour où nous avons fini par ressembler à ces garçonnets élevés fort tard par leurs mères, et qui se reconnaissent facilement à leurs mouvements gauches, timides, à leurs regards sans cesse redoutant une gronderie, une semonce. 

« Voyez par exemple nos collèges classiques, où grandissent les générations qui auront plus tard à porter les poids les plus lourds. Eh ! bien, ces collèges, et cela en dépit de quelques efforts isolés pour en modifier le caractère, restent surtout des séminaires, et nous en sortons tous avec le pli séminariste. Ce n’est pas là un défaut, je sais fort bien, au sens absolu du mot, mais ce ne peut être aussi d’autre part, je crois, qu’une bien piètre qualité dans cette fin-de-siècle si batailleuse, si agressive, où le Vae victis sonne bien vite inexorablement aux oreilles des timides, des irrésolus, des résignés.

« Oh ! oui, résignés surtout, car c’est de résignation – vertu théologale et séminariste – que nous sommes présentement en passe de mourir, et c’est cela même qui plaque sur la figure de la plupart de ces promeneurs ce masque de lassitude qui vous a tant frappé. Arrière, ici, le principe de l’affirmation des nationalités. II faut accepter son sort de vaincus. Il faut, selon que le prescrit l’Évangile, tendre la joue gauche sitôt que la droite a été souffletée. 

Il y a plus encore : cette résignation, on nous l’a tellement martelée en tête, que nous avons fini par en recevoir, dans le cou, comme une cassure qui nous donne l’attitude passive de bêtes de joug. Le moyen, après cela, je vous le demande, de sonner la fanfare de la nation canadienne française. 

« Et le pire, c’est que cette théocratie, dont l’action fut si salutaire à l’origine – quand prêtres et peuple battaient à l’unisson du même souffle, des mêmes aspirations – en est arrivée aujourd’hui à sa dernière évolution, qui la rapproche de sa sœur jumelle, l’autocratie. N’est-ce pas Mgr Ireland qui a déjà dit qu’au Canada le clergé et le peuple étaient maintenant comme deux flots – l’un d’huile et l’autre d’eau – coulant contigus l’un à l’autre, mais sans jamais se mêler. 

« Mais il vous reste bien la campagne, allez-vous me dire, la campagne au peuple sain et fort, et qui partout est le back-bone d’un pays ? Ah ! bah, notre campagne, le beau billet, vraiment. Pour le touriste, rien de reposant, de bucolique, comme l’habitant canadien : vous diriez un paysan de Millet, croqué sur le vif. Mais pour l’économiste, quel changement ! Le type devient alors bien vite une quantité négligeable, voire dangereuse. Rien ne perce à travers l’épaisseur de l’habitant : ce n’est qu’un ilote courbé vers la terre, qu’il cultive du reste fort mal. 

« Il s’est présenté, pourtant, au cours de ce siècle, une occasion où l’habitant aurait pu nous être utile, et cette occasion a été notre soulèvement de 1837. Si ceux qui détenaient alors cette force des campagnes – d’autant plus brutale qu’elle était aveugle – l’eussent déchaînée contre nos oppresseurs, nous aurions joliment balayé toute cette province. Comme les Vendéens de 93, nos habitants, menés à coups de crucifix, auraient fini par remplir l’office d’un énorme catapulte, broyant et écrasant tout. Qui sait, la France Américaine notre seule Patrie canadienneaurait peut-être alors pu être fondée, et cela sans déroute de Savenay.

Mais, hélas ! nous aussi, nous l’avons eu notre Savenay. Que dis-je ! Quiberon, non plus, ne nous a pas été épargné, et le désastre est devenu complet. Et maintenant, le cœur vide, désabusés, surtout résignés, nous descendons à la tombe, baisant quand même la main qui nous y poussecette main, il faut le dire encore, s’est ouverte autrefois pour tant de bienfaits – et bientôt nous entrerons au néant, les membres étroitement emmaillotés dans le suaire du drapeau britannique, et alors la nation canadienne-française, accablée de bénédictions et de promesses de vie éternelle, aura cette fois pour de bon vécu».

* * * 

Sur nos têtes un fracas de tonnerre, au milieu d’une zébrure rouge trouant le noir de la nuit, venait de se faire entendre. C’était le coup de canon de neuf heures, à la Citadelle, annonçant le couvre-feu. Bientôt la foule, comme obéissant à un signal convenu, commença de se disperser. Mon compagnon, alors, la désignant d’un même geste circulaire, et dans des tons d’une réelle, d’une infinie tristesse : 

« Résignés, vous dis-je ! tous résignés. »

N.B. : On peut lire, et même télécharger, le texte intégral du livre Sensations de Nouvelle-France ICI

Québec, Terrasse Dufferin, à l'époque de la scène décrite dans les extraits ci-haut.

vendredi 1 avril 2016

Honoré Mercier : un destin tragique qui reste le nôtre

Honoré Mercier (1840-1894) 
Photo : Studio Livernois, Québec

Premier ministre du Québec de 1887 à 1891, Honoré Mercier fut l'un des plus grands chefs d'État que le Québec aura produits. Ardent défenseur de nos droits et de notre nationalité, il était un tribun très populaire durant la majeure partie de sa carrière politique, mais il aura fini ses jours dans une infinie tristesse, après avoir été trahi et outrageusement calomnié, comme hélas nous avons trop souvent tendance à le faire au Québec envers ceux qui nous appellent à nous assumer, à nous dépasser, à nous élever.

Pour tout dire, Mercier a vu sa réputation lâchement attaquée par une sale cabale et il perdit alors le peu de fortune qu'il avait, y compris ses «chers livres», comme il l'avait déclaré dans son dernier discours à l'Assemblée législative, où, miné par la maladie qui allait sous peu l'emporter, il confronta en pleine face ceux qui, le plus souvent tapis dans l'ombre, s'étaient acharnés à lui porter nuisance. En fait, cette cabale ignoble a littéralement eu la peau de Mercier, qui n'avait que 54 ans quand il est mort, peu après.

La tragédie que subit alors Mercier est malheureusement trop semblable à celle qui, encore de nos jours, continue de frapper le peuple canadien français comme on disait du temps de Mercier, ou québécois comme on dit de nos jours. Nous avons effectivement trop souvent tendance à rabaisser et diffamer ceux qui, sur la scène politique ou dans d'autres sphères déterminantes, nous appellent à nous ressaisir et à nous secouer les puces, voire à nous botter le derrière­. Et comme si ce n'était pas déjà assez, nous confions trop souvent les rênes de notre destinée nationale à des médiocres, à des minables, pour ne pas dire à des québécophages, comme on n'en a vu que trop tout au long de notre histoire, même récente.

Saurons-nous produire de nouveaux Honoré Mercier ? Ces Glanures ont déjà présenté plusieurs figures de semblable stature. Mais on dirait qu'il devient de plus en plus difficile d'en trouver. Et si on en voit de temps en temps émerger ça et là, on se dépêche de leur taper dessus, que ce soit de face ou par derrière, afin de les écoeurer comme il faut, comme le montre trop bien ce qui est arrivé à Mercier.

Pour bien illustrer le destin tragique de Mercier, lequel, malheureusement, reflète trop bien celui de notre nationalité, j'ai cru bon de vous présenter un chapitre entier d'un curieux livre paru en 1895, «Sensations de Nouvelle-France», lequel est attribué à l'écrivain français Paul Bourget, mais dont le véritable auteur est le linguiste Sylva Clapin, né à Saint-Hyacinthe en 1853 et décédé à Ottawa en 1928.

Clapin, qui est l'auteur du premier dictionnaire canadien-français, vivait alors au Massachusetts, comme bien des travailleurs et intellectuels canadiens français du temps. Il avait été passablement irrité du fait que Paul Bourget, dans le récit qu'il publia en France de son voyage en Amérique du Nord, avait complètement omis de mentionner son séjour au Québec, où pourtant il fut reçu de manière grandiose.

Clapin décida alors de pasticher le style littéraire de Bourget en décrivant un séjour imaginaire de celui-ci en nos contrées québécoises, puis de publier le tout sous le nom de l'écrivain français, ce qui offusqua le premier intéressé, qui choisit toutefois de passer outre. 

Il demeure que le livre de Sylva Clapin alias Paul Bourget, dont on peut lire l'intégralité sur le très utile site Beq.ebooksgratuits, est un formidable coup de poing quant à notre condition nationale et aux tendances auto-destructrices qui gouvernent trop souvent la conduite de notre peuple. Et cela, on ne le voit pas seulement dans le chapitre consacré à Honoré Mercier. Il s'agit d'une lecture essentielle, dont plusieurs passages percutants n'ont absolument pas perdu de leur actualité. En somme, une dure lecture, dont on ne sort pas indemne. Vous voilà prévenus.

Vous trouverez donc ci-dessous la prose bouleversante et poignante que Clapin rédigea sur Honoré Mercier alors qu'il était entré en agonie. Puissions-nous être le plus nombreux possible à méditer sur le sens profond du tragique destin de Mercier et à en tirer les conséquences. Il est bien vrai que l'Histoire nous enseigne... si du moins on se donne la peine de lui prêter l'oreille.

Sylva Clapin (1853-1928)
Photo parue dans le magazine "Le monde illustré", décembre 1900.
Livre d'où est tiré l'extrait qui suit.
Le véritable auteur est Sylva Clapin et non Paul Bourget.
(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Lundi, 29 octobre 

Un long gémissement traverse aujourd’hui le Canada français : « Mercier se meurt ! Mercier va mourir ! » Cela revient, va, court à tout instant, avec une persistance de plainte navrée, cette plainte des douleurs sourdes, angoissantes, qui remonte naturellement des cœurs devant le premier effleurement de la mort. 

Pour un grand nombre, aussi, me dit-on, l’agonie de M. Mercier se double, au Canada, de ce remords d’une intensité crucifiante, qu’on éprouve toujours devant la dépouille de l’homme envers qui l’on sait avoir mal agi de son vivant. Comme on voudrait alors, enfin, dire au pauvre mort, qu’on l’a mal jugé, mésestimé ! Avec quelle allégresse mouillée de larmes on recevrait de sa bouche l’assurance de l’oubli, du pardon ! 

Mais, hélas ! rien plus ne doit fuser à travers ces lèvres à jamais scellées. Rien plus ne peut tomber de ce regard éteint, à jamais refermé en dedans sur le grand «Au delà». C’est l’immuabilité éternelle qui commence, cette immuabilité des choses prodigieuses qu’on sait être inexorablement closes à notre faible entendement. Et de cela, pour avoir été quelquefois si durs au pauvre mort, et de savoir que désormais rien plus de nous ne peut l’atteindre, le toucher, et en faire jaillir le pardon, les âmes bien nées en gardent toute leur vie une plaie saignante, que dis-je ! souvent même vont jusqu’à en mourir.


* * * 

Et comme si la nature ne voulait pas rester étrangère au deuil général, toute la nuit dernière les arbres se sont tordus dans le déchaînement d’une effroyable tempête, soudain venue du nord, et les rafales de la pluie ont fait rage. Du coup, ce qui restait de feuilles a été balayé, et ce matin c’est, tout autour de moi, d’un lugubre empoignant, sous la menace de neige de gros nuages noirs courant ça et là affolés, l’air restant quand même d’une netteté étrange, comme lavé à grande eau, puis avivé par le froid, ce froid des régions du Grand Nord qui s’en vient ici en maître, en souverain, que l’on sent souffler sans obstacles depuis les solitudes boréales.

Et bientôt, je le sais, ce sera pour de bon l’hiver canadien, l’infinie congélation, partout, des blancheurs immaculées, sous des cieux profonds, lumineux, faits de ce bleu intense qui semble celui-là même des abîmes cosmiques.


* * * 

Ce sera plus tard une histoire bien triste à écrire, bien dramatique aussi, que celle de M. Honoré Mercier, il y a peu de temps encore Premier Ministre de cette Province, homme d’état excellemment doué, aux envolées très hautes, et sur qui avaient semblé se concentrer un moment toutes les destinées du peuple canadien-français. 

Puis subitement, devant une misérable question de chiffres – une accusation de détournement de fonds dont il fut plus tard reconnu innocent – toute cette puissance, à grande peine édifiée, s’affaissa, s’effondra comme un château de cartes. 

Puis le peuple d’ici, grand enfant comme toujours, brutal aussi comme souvent l’enfant, s’acharna sur lui, le piétina, jusqu’à ce que tant d’ingratitude eut enfin raison de cet homme – qu’on m’a dit s’être montré pourtant d’une grandeur de demi-dieu, dans le temps même de son plus grand accablement – et le jeta sur cette couche de misère, d’où maintenant le malheureux ne se relèvera plus. 

Et c’est de cela qu’il se meurt, de toute cette ingratitude, tout son être angoissé d’un étonnement profond, douloureux, immense, cet étonnement des messies à l’heure du martyre, devant les exagérations de la férocité et de la bêtise humaines.


* * *

Je n’ai rencontré M. Mercier qu’une seule fois, et cela durant l’été de 1893. À cette époque, une discussion très vive se poursuivait, depuis quelque temps déjà, sur la question de savoir si le moment n’était pas enfin arrivé, pour le Canada, de réclamer son indépendance auprès de l’Angleterre. L’un des premiers, M. Mercier s’était jeté corps et âme dans le mouvement, espérant y trouver une occasion de ressaisir son prestige perdu. Le Canada français une fois abordé, et afin d’imprimer à sa propagande un ébranlement plus étendu, ce tribun déchu s’était ensuite décidé à tenter de rallier à sa cause les groupes canadiens de la Nouvelle-Angleterre, et il venait à l’époque dont je parle, d’arriver à Boston, lorsque moi-même, de passage en cette ville, je fus prévenu qu’il devait y donner une conférence.

Je le revois encore, sortant du cercle d’admirateurs qui l’entouraient, et apparaissant soudain, devant tous, dressé dans toute sa fière hauteur, avec sa fine tête aux traits déjà touchés par le mal secret qui le dévorait, et qu’éclairait quand même un regard d’une acuité perçante.

De suite, il entra dans le vif de son sujet. Peu d’éloquence, du moins dans le sens attaché généralement à ce mot. Des chiffres et des faits, mais tout cela amené, groupé avec une extrême habileté, tassé parfois, pour ainsi dire, sur un point donné, afin de mieux enfoncer ce point dans la tête de ses auditeurs.

Mais aussi, comme on sentait bien que, sous toute cette aridité voulue, couvait une flamme ardente capable de devenir, à l’occasion, le foyer d’incendie auquel les multitudes prendraient feu. S’il ne s’en servait pas, c’était évidemment parce que le besoin ne s’en faisait pas sentir.

Ou bien peut-être – qui sait ? – déjà revenu de tout, en était-il alors à se dire, comme tous les désespérés : « À quoi bon ? » L’avouerai-je ? C’est même là l’impression principale que, pour ma part, je rapportai de cette conférence de Boston. Oui, plus j’y pense, et plus je suis persuadé que M. Mercier dut achever, ce soir-là, de vider jusqu’à la lie la coupe de ses désenchantements. 

Je le revois toujours, se mouvant lentement en demi-cercle, dans un balancement régulier de pièce montée, l’avant-bras se levant et s’abaissant comme sous la poussée d’un mécanisme ; et j’entends encore cette voix sourde aux résonances navrantes – la voix d’un porteur de mauvaises nouvelles – s’essayant sans cesse et quand même à porter la conviction chez ses auditeurs, à réveiller en eux quelque fibre secrète et ignorée. Et tout cela allait, roulait, dans tous les coins et recoins de l’immense salle, inutilement, comme des choses mortes et vides de sens, sans échos sympathiques chez tous ces gens aux tempéraments desséchés de Yankees, qui ne comprenaient pas, qui ne pouvaient pas comprendre. 

Cela, voyez-vous, ce fut vraiment trop. M. Mercier avait dû, évidemment, [beaucoup miser] sur ses compatriotes habitant les États-Unis, où, semblait-il, le soleil de l’indépendance et de la liberté avait certes fait d’eux de nouveaux hommes. Il leur avait même, on pourrait ajouter, confié les derniers atouts de son jeu, dans la partie suprême qu’il venait d’engager. 

Et voici que, de toujours – là-bas [au Québec] comme ici – ne rencontrer qu’âmes fermées à tout ce qu’il sentait tressaillir en lui de grand et d’élevé. Voici que, aussi, de se heurter sans cesse à de faux et bruyants témoignages d’amitié, qui n’étaient au fond que des accolades de Tartarins en quête de notoriété tapageuse, soudain une infinie désespérance l’avait étreint, et tout son être intime avait sombré – celui-là même où palpitait l’âme d’un second Bolivar – ne laissant plus debout, à la surface, qu’un automate chargé de réciter une leçon.» 

Extrait de Sensations de Nouvelle-France, de Sylva Clapin alias Paul Bourget, 1895, p. 80-86. 

Mise à jour 26 janvier 2017 : Récemment, le politologue Claude Corbo a publié deux livres qui permettent de découvrir et d'approfondir la vie de Mercier et les idéaux qu'il a promus. Cliquez sur les images pour plus de renseignements : 

http://delbussoediteur.ca/publications/honore-mercier-par-lui-meme/

Le corps d'Honoré Mercier exposé dans sa résidence, à Montréal,
au coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine, le 1er novembre 1894. 
Source : BANQ (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) 
Début de la procession funéraire d'Honoré Mercier, rue Sainte-Catherine Ouest, Montréal
Source : BANQ (Cliquer sur l'image pour l'agrandir)
Lettre manuscrite d'Honoré Mercier. Elle est adressée à un partisan
qui voulait l'aider en vue d'une élection partielle dans la circonscription de Joliette.
Il y est écrit :«Mon cher Lebel, On me dit que vous êtes disposé à nous donner
un coup de main dans Joliette. Merci ! Pouvez-vous venir avec moi cette
après-midi à 5 1/4 ? Si vous ne pouvez venir cette après-midi,
venez demain avec les autres à 5 1/4 P.M. Bien à vous, signature.» 
(Collection Daniel Laprès)
Maison natale d'Honoré Mercier, à Sabrevois sur la route du Richelieu.
On peut la visiter gratuitement. Informations ICI. (Photo : Daniel Laprès)


Monument Honoré Mercier, face à l'édifice du Parlement de Québec (photo : Daniel Laprès)