jeudi 1 novembre 2018

Le devoir sacré de mémoire envers nos morts

Dans le texte ci-dessous, Rex Desmarchais évoque notamment sa visite du
2 novembre 1941 au monument funéraire d'Olivar Asselin au cimetière
Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal.

(Photo de la pierre tombale : Daniel Laprès, 21 juillet 2018 ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Les familiers de ces Glanures connaissent déjà l'écrivain Rex Desmarchais (1908-1974), puisqu'y ont été présentés deux portraits saisissants qu'il avait dressés de Jules Fournier et d'Olivar Asselin (pour consulter ces articles, cliquer sur leurs noms), deux des intellectuels québécois les plus marquants des premières décennies du vingtième siècle. L'article sur Fournier contient d'ailleurs une présentation de Desmarchais lui-même, qui, bien qu'il soit de nos jours complètement oublié, a exercé une influence marquante, quoique discrète, sur la culture québécoise, ayant notamment encouragé et soutenu la créativité naissante de divers noms devenus célèbres comme le clown Sol, personnifié par Marc Favreau.

Une biographie reste à faire de cet écrivain et intellectuel remarquable que fut Rex Desmarchais, et, comme il le souhaitait lui-même pour Olivar Asselin, il faudrait bien que ses oeuvres puissent un jour être rassemblées et bénéficier d'une réédition.

En ce premier novembre qui est le jour de la Toussaint et qui inaugure le mois des morts, il est fort à-propos de sortir des oubliettes ce texte aussi remarquable que percutant, interpellant, bouleversant même, que Rex Desmarchais publiait en 1941 et qui n'a rien perdu ni de sa pertinence ni de son actualité : 


Rex Desmarchais (1908-1974)
(Source : Camille Roy, Manuel d'histoire
de la littérature canadienne de langue
française
, 14e édition, Montréal, éditions
Beauchemin, 1950, p. 167)



Évocations du 2 novembre

Un texte de Rex Desmarchais 
(1941)


Aujourd'hui je prends congé des vivants. Les morts me tiendront compagnie, m'entretiendront familièrement, me conseilleront. Lorsque j'étais enfant, après la messe des morts, mon père m'emmenait au cimetière. Nous allions prier sur les tombes de ses parents. Ce pèlerinage m'ennuyait. La visite me paraissait interminable. J'avais froid, hâte de retrouver l'atmosphère du foyer. Je ne me souciais pas de nos morts et je priais du bout des lèvres.

Il y a onze ans, un soir de juin, mon père mourut. Brusquement, nos conditions de vie familiales changèrent. Je fis connaissance avec la vie, avec les hommes. Jours d'angoisse, jours de détente. Il m'arriva de m'abandonner. Mais je me resaisissais. La vie alternait les épreuves et les consolations. Je voulais vaincre, toutes mes forces protestaient contre l'éparpillement et la destruction. Au travers mille défaillances, j'accomplis la tâche quotidienne, je demeurai fidèle à ma vocation d'écrivain, je m'efforçai de servir la culture française, mon meilleur héritage.

Cet héritage, filtré par les générations, me vient de loin : d'un coin de France, de ce Poitou que je ne connais pas et d'où mon ancêtre Pierre Desmarchets est originaire. En 1673, il vint en Nouvelle-France, se maria, bâtit une cabane, colonisa. Il a humanisé une infime portion du sol de la patrie. Il fut un de ces opiniâtres dont M. Léo-Paul Desrosiers a évoqué la vie dans sa belle reconstitution historique : Les Opiniâtres.

Plus tard, à une date que je ne saurais préciser, mes grands-parents s'établirent dans le pays du Petit-Brûlé, entre les villages de Saint-Eustache, de Saint-Benoît et de Saint-Augustin. 1837 est une page d'histoire et, pour moi, un souvenir de famille. Deux de mes arrière-grands-oncles participèrent à l'engagement de Saint-Eustache. On pilla et brûla leurs maisons, on confisqua leurs biens. Un lien invincible me lie à ce coin de terre où les miens souffrirent la spoliation et versèrent leur sang. Ce que je trouve magnifique chez ces obscurs paysans, c'est le caractère qui les dressait, la fourche à la main, devant l'oppresseur. Je songe avec émotion à ces vieux morts : chairs décomposées, ossements en poussière, mémoires éteintes. Leur exemple n'a pas fini d'agir. Je leur dois l'amour de l'esprit, du gai courage, des saines traditions de la France. Le terrain de bataille et les armes changent, le combat ne cesse pas. Si j'ai le courage d'exprimer ma pensée, de lui donner la forme compromettante de l'imprimé, c'est que mes arrière-grands-oncles secouent ma lâcheté, me dictent les phrases, me forcent la main. 

Bataille de Saint-Eustache, 14 décembre 1837.

(Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

J'évoque les morts plus récents. Mes grands-pères paternel et maternel furent des hommes libres. L'un, maraîcher à la Côte-des-Neiges, éleva une famille de neuf enfants. Il cultivait avec art les légumes et les fruits. Je ne l'ai point connu. On me l'a peint comme un homme de jugement droit, craignant Dieu, dévoué à sa famille, aimant la terre nourricière. Mon grand-père maternel chérissait la vie, la liberté, la fantaisie. Il tenait un commerce qui lui rapportait beaucoup d'argent mais il manquait tout à fait d'esprit mercantile. Il ne faisait que de brèves apparitions à son établissement. Le porte-monnaie bourré de quelques centaines de dollars, il fréquentait les marchés de la ville, palabrait avec les cultivateurs et les commerçants, hantait les champs de course. Les chevaux trotteurs et les voitures le passionnaient. Il dépensa une moyenne fortune à ces plaisirs coûteux. Il consacrait ses veillées à la lecture, conservait plusieurs livres, s'abonnait à des revues et à des journaux. Il mourut à 66 ans, trois années avant ma naissance. Je sais très bien ce que m'a légué cet artiste et je ne déplore pas le legs.

Les vieux morts, les morts plus récents. Enfin, ceux qui ne sont pas refroidis, qui ne refroidiront jamais en moi. En ce 2 novembre 1941, le cimetière offre un aspect de poignante désolation. Un brouillard coiffe le ciel d'un plafond bas. Une bruine tenace endeuille le paysage, ronge le squelette des arbres, polit les stèles, pourrit les feuilles au creux des chemins. J'arrête l'auto devant une petite croix sur laquelle se détache en noir ce nom : Olivar Asselin.

J'ai connu Asselin durant ses dernières années. D'avril 1932 à la fin de sa vie, je le rencontrai une trentaine de fois. Je ne fus pas de ses intimes. Je collaborai sous sa direction au journal Le Canada et à L'Ordre. Il aimait les jeunes, discernait et encourageait les talents naissants. Sur la fin de sa vie, pleine de superficielles contradictions mais magnifiquement unifiée par son amour du génie français, il jugeait les hommes et les événements sans illusion, d'un oeil pénétrant et pitoyable. Un mince sourire, mélange de finesse, d'ironie, de charité, flottait sur ses lèvres ; sous ses paupières mi-closes veillait un regard incisif dont la pointe perçait les attitudes et les mensonges. Asselin n'avait pas besoin d'une chaire et d'un décor théâtral pour enseigner à ses amis à n'être point dupes.

Les paroles d'Olivar Asselin ont nourri mon esprit et mon coeur, affermi mon caractère. Il m'a révélé l'irrévérence et l'ironie qui sont des armes nécessaires ; sans emphase, il m'a rendu sensible la grandeur des grandes choses. Il m'a enseigné où loger la raillerie, où placer la vénération. Je rapporterai ce simple mot, qui m'a barré une route dangereuse et sans issue : « L'anticléricalisme n'est intéressant sous aucune latitude, et particulièrement sous la nôtre ». 

Un autre endroit du cimetière. Au bord d'une étroite allée tortueuse, une petite stèle effondrée, le renflement d'un tertre baigné de pluie. Mon père !  Je me découvre, je fais effort pour prier. Sous cette couche d'humus, mon imagination ne sait pas le voir, j'ai la certitude qu'il ne repose pas ici. Souvent le jour ou la nuit lorsque je m'éveille, il se tient à mon côté. Il me parle comme autrefois, il me gronde doucement, il me réconforte. Il se réjouit de mes légers succès, il s'afflige de mes échecs. Il suit de près mes travaux, le déroulement de ma vie. Je lui raconte mes ennuis, mes démêlés, mes espoirs. Il porte une partie de mon fardeau.

C'est mon compagnon de chaque heure, mon meilleur ami, mon sûr conseiller. Je le vois, je l'entends. L'intonation de sa voix, les traits de son visage, la ligne de sa silhouette n'ont jamais changé, jamais ne bougeront. Pourquoi regarderais-je sa photo, parlerais-je de lui, l'évoquerais-je avec tristesse ? Je refuse d'admettre qu'il soit mort. Aussi longtemps que je vivrai, il ne saurait mourir. Nous disparaîtrons tous deux à la même heure du même jour. Mon père n'écrivait pas. Et pourtant ! J'ai découvert, dans nos papiers de famille, une page écrite de sa main à l'occasion de la mort de sa mère. Cette page que personne, sauf moi, n'a lue vaut mieux que tous mes manuscrits. 


Stéle funéraire de la famille de Rex Desmarchais
au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal.
Décédé en 1974, il y est lui-même inhumé.

(Photo : Daniel Laprès, juillet 2018 ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)

En face de ce tertre, je synthétise le souvenir de tous mes morts. Je m'agenouille dans l'herbe mouillée et, confondant ma faible voix dans l'émouvante lamentation de la Liturgie, je prie pour le repos éternel de tous ceux qui me transmirent l'héritage physique, moral, spirituel. Et, à la fin de l'oraison, la profonde parole de Barrès me jaillit des lèvres : « Nos seigneurs, les morts ! » À travers la vitre de l'automobile, ma fillette me regarde... L'Église a défini les dogmes de la communion des saints et de la réversibilité des mérites. Les historiens philosophes, au terme de leur méditation, ont conclu que l'être vivant n'est qu'un maillon dans la chaîne ininterrompue des générations. La sagesse éternelle et la sagesse humaine s'accordent. Les lois de la vie sont simples. Je les accepte, je sens mon coeur et mon esprit pacifiés. Celui qui sait que le tombeau a la forme même du berceau ne s'épuise plus en vaines révoltes. 

Rex Desmarchais, Évocations du 2 novembre, dans La Nouvelle Relève, numéro 3, décembre 1941, p. 160-163. 

Le numéro de décembre 1941 de la
revue La Nouvelle Relève, d'où est
tiré le texte  Évocations du 2 novembre,
 ci-haut, de Rex Desmarchais.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Croquis de Rex Desmarchais par son frère Guy.

(Source : Almanach de la langue
française
, Montréal, 1933 ; 

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Rex Desmarchais tel que vu par le
grand caricaturiste LaPalme.

(Source : Almanach de la langue
française
, Montréal, 1934 ; 

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Dédicace manuscrite de Rex Desmarchais
dans son livre France éternelle, paru en 1941.

(Collection Daniel Laprès)

jeudi 12 avril 2018

Alfred DesRochers : pleins feux sur nos lumières poétiques occultées

Alfred DesRochers (1901-1978)
(Source : Un poète et son double)



On connait tous l'unique et irremplaçable Clémence DesRochers, dont les talents multiples d'actrice, de scénariste, d'écrivaine, de chanteuse et d'humoriste charment, voire épatent depuis longtemps des générations de Québécois. Celle que ses compatriotes appellent tout simplement et avec affection « Clémence » est certes reconnue pour la pétillance et la liberté de son esprit. 

Mais il faut aussi connaître son père, le poète Alfred DesRochers, dont l'esprit pétillait autant que celui de son illustre fille, ce qui permet de constater que Clémence a vraiment de qui tenir. 

Clémence DesRochers
(Source : NordInfo)

Né à Saint-Élie d'Orford le 5 août 1901 et mort à Montréal le 12 octobre 1978, Alfred DesRochers est l'un de nos poètes dont le nom reste encore relativement familier à plusieurs Québécois, son principal et excellent recueil, À l'ombre de l'Orford, ayant bénéficié de plusieurs rééditions. 

À l'ombre de l'Orford est le recueil le plus connu
d'Alfred DesRochers. On peut aisément se
procurer dans toute bonne librairie cette édition
qui comprend également le premier recueil du
poète, L'offrande aux vierges folles.
(Pour informations, cliquer ICI)

Les gens qui n'ont pas eu la chance de connaître l'oeuvre ni la personnalité aussi originale que captivante qu'était Alfred DesRochers peuvent toujours jouir de la chance de le découvrir grâce à deux témoignages filmés qu'il a laissés, soit un documentaire réalisé en 1960 par Claude Fournier et ayant pour titre Alfred DesRochers, poète, de même qu'une entrevue réalisée par des étudiants de l'Université de Montréal en 1974, soit quelques années avant sa mort. On peut visionner ces envoûtants documents en cliquant sur chacune des deux images que voici : 




Alfred DesRochers tel que vu par son premier éditeur 


On peut également découvrir DesRochers le jeune poète par le portrait débordant d'admiration qui suit et que son premier éditeur, Albert Lévesque (père du célèbre Raymond Lévesque), avait écrit sous l'effet de l'enthousiasme qu'il ressentit en découvrant À l'ombre de l'Orford

Alfred DesRochers à trente ans, tel que vu
par l'artiste J.-Arthur LeMay. Ce dessin, publié
dans l'édition 1931 de l'Almanach de la langue
française
, orne le portrait que l'éditeur Albert
Lévesque fit de sa nouvelle recrue et que l'on
peut lire ci-dessous. (Cliquer sur l'image pour
l'agrandir)

« Enfin, un poète nous est né !  C'est l'exclamation qui m'a échappé en refermant les recueils de poésies du jeune écrivain des Cantons de l'est. 

L'auteur de L'Offrande aux vierges folles et d'À l'Ombre de l'Orford, me semble en effet le plus personnel, le plus imaginatif, le plus vigoureux, le plus sincère, le plus compétent de nos poètes, avec Robert Choquette et Nérée Beauchemin. Il a pour moi été une révélation, d'abord parce que ses vers suggèrent des idées, expriment les élans d'une vigoureuse imagination, en reflétant l'âme de chez nous, dans un langage savoureux, qui correspond fidèlement à celui de nos gens. 

DesRochers est, par ses qualités mêmes, et sans le chercher, le poète [...] le plus national que nous ayions. Sa [québécitude] ne sent pas l'artificiel. Il est tel qu'il est, c'est-à-dire pleinement lui-même, dans ses visions, ses auditions, ses émotions, ses descriptions, ses comparaisons, ses élans, ses inquiétudes, etc., etc. Le poète n'a pas plus le souci du public, de la critique, du qu'en-dira-t'on, des cliques, des écoles et des hiérarchies, que des habitants de la lune. 

Voilà l'artiste de race, celui que notre vie littéraire réclame, celui qui ne se fabrique pas en série, et que nos universités n'ont encore guère réussi à nous donner. Car DesRochers est le fils intellectuel de ses propres énergies. Né et élevé dans une famille de colons, à Saint-Élie d'Orford, près de Sherbrooke, il apprit à lire, écrire et compter à l'école du rang. 

À quatorze ans, il commençait son apprentissage de mouleur en fonte à la compagnie Jenckess, à Sherbrooke. À dix-sept ans, se croyant une vocation de missionnaire, il entra au Collège Séraphique des Trois-Rivières, en sortit au bout de trois ans pour retourner au monde industriel, en attendant que le monde intellectuel le réclamât dans ses rangs. Après avoir été mouleur, canteur de moulin à scie, fileur, commis de quincaillerie, fidèle lecteur de Leconte de Lisle et d'Hérédia, DesRochers échoua soudain en 1923 à La Tribune comme rédacteur sportif, fonda un journal, L'Étoile de l'Est, à Coaticook, et revint à La Tribune comme chef du service de publicité. 

DesRochers est un solide gaillard, chevelure forte, crinière en broussaille, teint basané, démarche fière, rires éclatants, conversation abondante, émaillée de réparties gaies, inattendues, souvent ironiques. Il a des ambitions pour satisfaire une génération et des projets pour remplir dix vies humaines. C'est une personnalité robuste au physique et au moral, un esprit sain dans un corps sain, un jeune homme que je préfère à vingt bacheliers qui caressent comme un talisman le sceau de leur parchemin ».  ― Albert Lévesque, éditeur

Tiré de : Almanach de la langue française, Montréal, Librairie d'Action Canadienne-Française, 1931, p. 164-165. 
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Pleins feux sur nos lumières poétiques occultées


Le texte de la conférence livrée par Alfred
Desrochers le 20 avril 1954, et qui est
reproduit ci-dessous, a été publié dans ce
volume par le Club musical et littéraire de
Montréal. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) 


Le 20 avril 1954, à l'Hôtel Ritz-Carlton, à Montréal, Alfred DesRochers donna une conférence sous l'égide du Club musical et littéraire de Montréal. Le thème : « Quarante ans de poésie au Canada français » (à l'époque, les « Canadiens français » signifiaient les descendants de Nouvelle-France que nous sommes, c'est-à-dire les Québécois d'aujourd'hui). 

La transcription de la conférence que l'on peut lire ci-dessous laisse deviner un Alfred DesRochers passionné par son métier de poète, tout en verve, plein d'esprit et d'humour, de sorte que nous avons l'impression de nous retrouver nous-mêmes dans l'assistance.

Mais surtout, DesRochers y révèle que, malgré la légende extrêmement réductrice et fallacieuse prétendant qu'avant la soi-disant « révolution tranquille » tout n'aurait été au Québec que « Grande Noirceur », il y avait bel et bien chez nous une riche et effervescente vie culturelle et littéraire, dans laquelle la poésie occupait une place prépondérante. Mais la plupart des nombreux poètes mentionnés par le barde de l'Orford sont de nos jours inconnus, sinon totalement oubliés depuis longtemps. À lire la conférence de DesRochers, l'on comprend pourtant que peu parmi ces mêmes poètes méritent l'oubli dans lequel ils ont été plongés, et ce, contrairement à ce qu'ont laissé croire nombre de ceux qui, depuis en gros les années 1960, se sont accaparés le magistère littéraire au Québec ― particulièrement dans les facultés universitaires. 

Un bon, ou plutôt un triste exemple de cette réalité est le sort qui a été imposé au poète Alphonse Désilets : dans le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, qui est considéré comme étant la principale source d'informations sur les auteurs québécois et leurs oeuvres, la notice biographique de Désilets est rédigée de sorte qu'aucune mention ni de son oeuvre poétique, ni de son implication dans les milieux littéraires de son époque, n'y est faite. On ne le dit même pas écrivain ou poète, le rédacteur s'étant contenté de mentionner le poste de fonctionnaire qu'occupait Désilets pour gagner sa vie et qu'il était féru de « terroir ». Pourtant, dans sa conférence d'avril 1954, Alfred DesRochers nous révèle l'important rôle d'animateur qu'exerça Désilets dans la vie poétique de la première moitié du vingtième siècle québécois :

« J'ai connu, plus ou moins intimement depuis, neuf sur dix, j'oserais dire, de tous les poètes canadiens-français vivants entre 1926 et 1954. Je dois ce plaisir d'abord à M. Alphonse Désilets, secrétaire, puis président de la Société des poètes, qui invitait chez lui quiconque avait commis quelques vers passables, jeunes ou vieux, traditionnalistes ou innovateurs. Cet excellent poète, dont les meilleures réussites restent, hélas ! inédites, fut, à Québec, la contrepartie de Clémence Isaure à Toulouse. Sans en utiliser le nom, il a créé de véritables Jeux Floraux. C'est avec plaisir et un profond sentiment de reconnaissance que je lui ai dédié À l'Ombre de l'Orford et je n'ai jamais posé de geste dont je sois si fier. Aujourd'hui même, approchant, si je ne me trompe, ses 70 ans, il est encore tout feu, tout flamme pour la poésie, les arts et toutes les autres manifestations qui font la grandeur réelle d'un peuple ». ― Alfred DesRochers

Cette injustice infligée au souvenir de cette véritable cheville ouvrière de la vie poétique québécoise que fut Alphonse Désilets durant des décennies, et qu'Alfred DesRochers corrigea avec une générosité et une largeur de vues dignes du grand poète qu'il était, a récemment été mise en lumière sur le site des Poésies Québécoises Oubliées. Après en avoir pris connaissance, un jeune écrivain, Vincent Filteau, récemment diplômé en Études littéraires, n'a pu réprimer ce commentaire émis sous le coup d'une juste colère : 

« Nos "élites" culturelles servent depuis longtemps de subalternes d’outre-tombe à Lord Durham pour nous maintenir dans la mort ethnique et spirituelle – au sens d’une vie de l’esprit qui adhère aux principes de la verticalité et de l’élévation morale – et cette exclusion intentionnelle de Désilets de notre mémoire littéraire ne fait que confirmer la violence institutionnelle de ce désaveu. Cette caste d’illettrés hautains se porte trop bien présentement pour que nous puissions espérer une solution institutionnelle à ce mépris qui perdure à travers le mythe de la Révolution tranquille, comme le rappelle brillamment Christian Saint-Germain (un pamphlétaire digne de Valdombre), qui ne peut que nous conduire à la déchéance physique des CHSLD et l’aide médicale à mourir. Il le dit en des termes similaires, notre devise n’est plus "Je me souviens", mais plutôt "Aidez-nous à mourir !" Ce mépris à l’endroit de notre "littérature du terroir" – un terme dont se gaussent les élites urbaines en proie à la schizophrénie esthétique de l’exotisme, l’autre nom de cette tentation de la mort qu’Hubert Aquin appelait notre "fatigue culturelle" – pour déprécier, voire faire disparaître, le monde duquel elles provenaient. Cette esthétique de la honte d’exister ne fait que prendre des formes encore plus médiocres et appauvries que jadis. Et on distribue des prix pour célébrer le démantèlement de notre littérature ». – Vincent Filteau

Donc, la conférence d'Alfred DesRochers qui suit démontre de manière on en peut plus nette que ce n'est pas parce qu'elles sont depuis trop longtemps occultées ou dénigrées par une certaine caste intellocratique et universitaire, dont l'ineptie et la médiocrité ont conduit des générations à s'éloigner de la poésie, que les lumières poétiques du Québec de la première moitié du vingtième siècle seraient pour autant éteintes. Elles restent donc là, disponibles et à notre portée, pour peu qu'on se donne la peine d'y regarder d'un peu plus près, comme nous le montre d'une manière particulièrement convaincante un Alfred DesRochers au meilleur de sa forme.

Lors de la soirée du 20 avril 1954 où Alfred DesRochers prononça cette allocution, la comédienne Huguette Uguay, connue plus tard pour son rôle de Madame Bec-Sec dans l'émission pour enfants Le pirate Maboule, fut chargée de la lecture de quelques poèmes composés par le conférencier, de même que d'une oeuvre de Jean Narrache, ce poète du peuple dont DesRochers était l'ami et le complice littéraire. 

Les soirées organisées par le Club littéraire et musical de Montréal se déroulaient en deux parties, soit l'allocution de l'écrivain invité, suivie d'un programme musical dont ces Glanures vous invitent à prendre connaissance juste après le texte de la conférence d'Alfred DesRochers ; en cliquant sur les titres des oeuvres musicales présentées ce soir-là, vous pourrez les entendre, ce qui vous permettra, par-delà le temps, de jouir de l'écoute de ce contenu musical comme le firent les convives qui prirent part à ce festin culturel il y a maintenant soixante-quatre ans. 

Et maintenant, que le programme de la soirée commence :  


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Club musical et littéraire de Montréal 

Mardi 20 avril 1954


Quarante ans de poésie au Canada français

M. Alfred DesRochers, poète



Monsieur DesRochers a choisi de faire parler sa mémoire de 1920 avant celle de 1954. Mademoiselle Huguette Uguay, professeur de diction, artiste de la scène, de la radio et de la télévision, a gracieusement consenti à se faire l'animatrice de ce souvenir ― beaucoup plus âgé qu'elle ! ― comme aussi du poème qui termine la causerie. 

Inédit :

          Je naquis une nuit pluvieuse d'Octobre,
          Dans une maison basse au toit prêt à crouler,
          Parmi le tournoiement des feuilles, et l'opprobre
          D'être pauvre, perdu dans un bourg isolé. 

          La tristesse du temps s'empreignit de mon âme
          Où je porte depuis la brume et le vent froid ; 
          Et malgré mes deux bras étendus vers la flamme,
          Je sens toujours l'automne, hélas ! pleurer en moi. 

          Ceux qui virent le jour dans les apothéoses
          Que Mai, dans les jardins, conférait aux lilas, 
          Ceux-là sont bienheureux : le soleil et les roses
          Ont orné le chemin où s'avancent leurs pas. 

          Des amis sont venus devers eux, les mains pleines ; 
          Des coeurs se sont ouverts pour accomplir leurs vœux ; 
          Semblables aux moissons qui germent dans les plaines,
          Au printemps, on voyait des fruits futurs en eux. 

          Pour moi, qui ne reflète en mes yeux que l'automne, 
          Que la feuille séchée et le ciel bas et gris, 
          Les ans suivent leur cours blafard et monotone
          Et nul n'amène à jour fixe de vieux amis. 

          Ceux à qui j'ai donné le meilleur de moi-même
          N'ont plus le souvenir du jour où je suis né ;
          Et mon anniversaire a le visage blême
          D'un mendiant qu'on prend vif plaisir à berner. 

          Il arrive aujourd'hui, brisé par dix-neuf courses, 
          N'ayant jamais encor pu ses pieds reposer
          Ni sa soif abreuver aux bienfaisantes sources
          Près desquelles, pourtant, il a souvent passé.

          Car, tels des pèlerins fougueux du moyen âge, 
          Il partit maintes fois pour de lointains pays
          Où brillent, dans le fond d'une grotte sauvage, 
          Les trésors fabuleux des Mille et une Nuits. 

          Mais ses pas ont bientôt heurté, dans les nuits noires,
          L'infrangible rempart des cercles vicieux
          Et sa marche fautive, après tant de déboires,
          L'a toujours ramené sous d'identiques cieux. 

          Quand, jadis, il suivait les routes et les rues, 
          L'espoir sonnait allègre, en son cœur jeune encor ; 
          Il est las, aujourd'hui, des distances courues
          Et son oreille est sourde aux longs appels du cor. 

          Gardant l'obsession d'une folle conquête, 
          Il a brisé sa force, hélas ! en vain rempart,
          Et maintenant, sachant tout espoir malhonnête,
          C'est un jeune homme, avec des muscles de vieillard...

          4 octobre 1920

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Monsieur le président, 
mesdames, mesdemoiselles,
messieurs,

Vous venez d'entendre ma mémoire d'il y a bientôt trente-cinq ans... Malgré tout le charme que lui prête la voix de Mlle Uguay, je dois confesser que je préfère à cette mémoire de 1920 ma mémoire de 1954, tout comme je préfère les toilettes féminines d'aujourd'hui à celles qui se portaient alors. 

Et puis, cette mémoire, qui arrivait à ses dix-neuf ans, étalait toutes les inconséquences, les présomptions et les infidélités de la jeunesse. Elle ne se souvenait que des choses dont on veut se souvenir à dix-neuf ans : les motifs de geindre. Rien de beau dans le passé, rien de beau en perspective. C'est la vie entre seize et vingt ans. C'était comme ça de mon temps et ce l'est encore, si j'en juge par les plaintes que formulent les adolescents invités à exprimer leurs griefs sous les auspices de l'École des Parents, de Radio-Canada et du professeur de psychologie de l'Université de Montréal. La seule différence que je vois, c'est que, de mon temps, on criait sa douleur en vers alexandrins et qu'aujourd'hui on la vocifère en vers libres. 

Pourtant, si ma mémoire, au seuil de ses dix-neuf ans, avait vraiment regardé vers le passé, elle y aurait reconnu la figure de quatre poètes qui, vers les années 1900, portaient glorieusement le titre de plus grands poètes [de chez nous]: Louis Fréchette, Pamphile Le May, William Chapman et Rémi Tremblay. Et, entre parenthèses, vers 1900, il ne surgissait pas un "plus grand poète" ou un "premier vrai poète [de chez nous]", à chaque trimestre, comme ça se pratique depuis une quinzaine d'années...

Même, un des quatre poètes que je viens de nommer s'est penché sur mon berceau quand je n'avais pas encore trois mois. Il s'agit du moins connu des quatre, mais de celui dont la vie, jusqu'à la cinquantaine, suivit le cours qui s'appareille le plus à celui que suivit la mienne : Rémi Tremblay. 

Rémi Tremblay, lui non plus, n'avait jamais fréquenté les classes de Lettres. Ce qu'il savait de la littérature, il l'avait acquis de grippe et de grappe et à ses frais et dépens. Là s'arrête la comparaison, car ce bonhomme qui mourut à 80 ans passés, le 31 janvier 1926, à la Guadeloupe, avait appris, par ses propres moyens, outre la versification française et anglaise, l'italien, le grec, l'hébreu et le sanscrit

Rémi Tremblay, comme mon père, prenait la politique au sérieux ; mais, jusqu'en 1896, il se trouvait, comme mon père, presque toujours du mauvais côté... Par la polémique, par la chanson, par le poème satirique, il fut l'un de ceux qui portèrent les plus durs coups à Chapleau et à son entourage. À l'occasion de la mort, par pendaison, de Louis Riel, il écrivit une invective à laquelle il ne manquerait pas grand'chose pour faire partie des Châtiments...

Notre poète était aussi né dans "une maison pauvre" à la campagne. Il s'en était enfui avant la quinzaine pour s'enrôler dans les armées nordistes, durant la guerre de la Sécession américaine. Il en ramena un roman : Un revenant, qui ferait une admirable série-savon par ses péripéties palpitantes. 

Mais comment se fait-il qu'il se soit penché sur mon berceau ? Eh bien, voilà : il avait la hantise de l'agriculture. Le journalisme l'enrichissait (plus ou moins !) durant une couple d'années un an avant, un an après les élections ― puis il revenait au canton de Stoke, y cultiver la terre avec un tel succès qu'il gagna des prix à l'Exposition régionale. Mon père, d'une vingtaine d'années plus jeune que lui, le connut durant les campagnes électorales qui précédèrent la victoire de Laurier. Tremblay, journaliste, orateur et poète, mais aussi habitant, se lia d'amitié avec mon père et, une fois établi à Ottawa comme traducteur, revint plusieurs fois revoir son ancienne terre que cultivait son frère. La distance de Stoke à St-Élie-d'Orford n'était que d'une douzaine de milles et le vieux poète la franchit souvent pour venir saluer un des rares "bons rouges" que comptait alors ma paroisse natale. Et c'est ainsi qu'un poète m'a fait faire risette... ou, du moins, l'a tenté !  
Rémi Tremblay, cet esprit frondeur dont Alfred
DesRochers parle abondamment dans sa
conférence d'avril 1954, a publié diverses
oeuvres poétiques, toutes rassemblées
dans ce volume que l'on peut aisément
commander dans toute bonne librairie.
(Pour informations, cliquer ICI ;

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Quant aux trois autres : Fréchette, Le May et Chapman, il n'y eut pas autant d'intimité. J'aperçus Fréchette de loin, quand il vint donner une conférence à Sherbrooke, en vue d'élever un monument à Crémazie, monument que vous pouvez voir au carré Saint-Louis, au cas où vos parents ne vous l'auraient pas dit...

Je n'ai aussi entrevu Chapman que de loin. C'était vers 1910, quelques années avant la mort de mon père. Chapman, pendant longtemps, avait été ce qu'il y a de plus "bleu" au pays, et mon père ressentait encore les coups que le poète avait portés aux libéraux. Il s'indignait même que Laurier, dans un geste magnanime, lui eût donné un emploi de traducteur à Ottawa, tout comme à Tremblay. Il me montra donc le poète Chapman du doigt, sans plus. 

Quant à Le May, mes souvenirs en sont encore plus vagues. Je devais avoir cinq ou six ans. Je visitais mon grand-père à Ste-Emmélie de Lotbinière [aujourd'hui Leclerville]. Le May [natif de Lotbinière] avait connu mon grand-père enfant. J'accompagnais mon grand-père au moulin de la seigneurie et Pamphile Le May s'y trouvait, visitant un neveu qui en était le meunier. Il venait de prendre sa retraite. Je ne me souviens pas s'il m'a tapoté la tête ; le seul souvenir qu'il m'en reste c'est que Le May avait les cheveux longs comme ceux d'une femme... d'aujourd'hui. 

Il s'écoula ensuite plus de quinze ans, après le jour où j'entrevis Chapman, avant que je ne voie en chair et en os un poète dont on parlait dans les journaux... Je découvris pourtant leurs vers entre 1910 et 1914. Mon frère aîné avait étudié quelques années à Montréal, entre 1904 et 1907, je crois. C'était l'époque où la jeunesse se passionnait pour Nelligan et l'École littéraire de Montréal et commençait à traiter de "vieilles barbes" tous ceux qui avaient écrit auparavant. ― Vous voyez, le moule est fixe ! Rien ne change au pays de Québec ! 

Mon frère, avant de s'engager dans l'armée américaine, avait laissé à la "maison paternelle" sa bibliothèque qui comprenait quelques romans de Zévaco (Le Pont des Soupirs, Les Amants de Venise, Pardaillan, etc.), les Soirées du Château de Ramezay et une centaine d'exemplaires de divers hebdomadaires d'alors, c'est-à-dire d'avant 1910, qui s'occupaient de littérature d'ici : le Nationaliste, le Pays, le Passe-Temps, le Samedi et, tenez-vous bien : le Canard, et certains suppléments de la Presse et de la Patrie ! Que les temps sont changés !  Je dois me démentir ! 

Lors d'un autre voyage, à l'occasion de la mort de mon père, en 1913, ce même frère laissa à la maison une dizaine de numéros de L'Action, de Jules Fournier, de même qu'une collection incomplète de la revue Le Terroir

Grâce à ces journaux, dont je ne pris connaissance, vous pensez bien, qu'après avoir épuisé toutes les aventures, les forfaitures et les tortures des héros de Zévaco, j'appris l'existence de poètes qui s'appelaient : Nelligan, Lozeau, Rainier, Charbonneau, Beaulieu, Desaulniers, Dantin, Bussières, Beauregard, Doucet, Gallèze, Gill, Jules Tremblay (fils de Rémi), Ernest Tremblay (d'une autre lignée), [Alfred] Descarries, [Hector] Demers et [Joseph-Arthur] Lapointe. 

Trois articles enthousiastes de Fournier me révélèrent Guy Delahaye, Paul Morin et René Chopin. Je crains bien qu'en poésie canadienne, Fournier n'ait jamais songé à Notre Maître le Passé... Les coups de griffe qu'il donnait, en passant, à Chapman, à Fréchette et même à Crémazie, me firent douter que tout ce qui était écrit en lignes inachevées n'était pas nécessairement beau et surtout pas également beau. 

Je savais déjà des milliers de vers par cœur, depuis : 

          
Il est sous le soleil un sol unique au monde
           Où le ciel a versé ses dons les plus brillants,
           Où, répandant ses biens, la Nature féconde
           À ses vastes forêts mêle ses lacs géants...

... jusqu'au nouveau cantique de la dernière retraite : 

           Le temps de la jeunesse 
           Passe comme une fleur ;
           Hâtons-nous, le temps presse,
           De l'offrir au Seigneur !
           .................................................
          Présentons nos services
          À ce Dieu tout puissant ;
          Offrons-lui les prémices
          De l'âge florissant.
          C'est faire un sacrifice
          Qui nous a peu coûté
          Que de quitter le vice
          Lorsqu'il n'est plus goûté...

Je savais, dis-je, des milliers de vers, si l'on tient compte des chansons populaires de ce temps-là et des chansons de folklore. Sans me vanter, comme je dis quand je veux que mes enfants éclatent de rire, j'avais alors un cerveau phono-photographique : il suffisait que j'entende un couplet ou que je lise un poème une fois pour le savoir par cœur. Mais jamais l'idée ne m'était venue qu'ils pussent être mauvais. Du moment qu'il y avait du rythme et de la rime, ça m'allait. Je fabriquais même des chansons sur mes compagnons et compagnes d'école en mettant des mots à des airs connus : c'était ma façon de me venger du fait qu'ils fussent, selon le cas, plus forts à bras ou plus fortes en arithmétique que moi. 

J'allais avoir douze ans quand mon père mourut. La famille quitta la terre pour s'établir d'abord à Manchester, N. H., puis revenir à Sherbrooke. Les vers, selon l'expression populaire, reprirent leur trou... À Manchester et à Sherbrooke, il y avait des bibliothèques publiques où l'on obtenait, POUR RIEN ! et durant quinze jours si on le voulait, les plus beaux livres du monde, vous imaginez bien que c'étaient ceux de Georges de Boucherville, de Raoul de Navery, d'Alexandre de Lamotte, de Paul Féval, de Mayne Reid, de Fenimore Cooper, de Louis Boussenard, de Léon Ville, d'E.-Henri Chevalier, de Jules Verne, de Maurice Leblanc, de... je vous demande pardon, j'entends mes enfants protester que les plus beaux livres sont ceux de Maxine, de Marie-Claire Daveluy, de Frison-Roche, de... avant de concéder, en tout cas, je vais attendre de connaître l'avis de mes deux petites-filles, Anne et Hélène...

Pendant que je lisais les plus beaux livres du monde, le temps filait et j'avais atteint mes quatorze ans. De 1915 à 1918, je servis mon apprentissage de mouleur en fonte et, à même le 25 ¢ par semaines que j'avais pour mes folles dépenses, je m'achetais les romans "osés" de Pierre Decourcelle, Henri Germain, Ponson du Terrail, Michel Corday, Eugène Sue, Alexandre Dumas, Xavier de Montépin, Gogol, et même Dostoïevski. Ça coûtait 10 ¢ et même 15 ¢ chacun... 

À l'été de 1917, je fis connaissance d'Aimé Cayer et d'Oliva Berthold, alors étudiants au Collège Séraphique des RR. PP. Franciscains, aux Trois-Rivières. Le premier est aujourd'hui Son Excellence Mgr Jean-de-Capistran Cayer, évêque d'Alexandrie, en Égypte, et l'autre, à l'appel du Seigneur, est, depuis quelques temps, allé rendre compte d'une vie de 25 ans d'apostolat, surtout dans l'Ouest canadien.

À voir la ferveur de ces deux étudiants, je me crus, moi aussi, une vocation de missionnaire et je fus admis au Collège Séraphique en septembre 1918, à la veille de mes dix-sept ans. J'avais exactement la même taille qu'aujourd'hui ; aussi, aux récréations et aux promenades, je n'étais pas classé parmi les "petits", mais bien avec les "finissants". Mes compagnons de jeu d'alors sont devenus, à part Mgr Cayer et le R. P. Adélard Berthold, que je viens de mentionner, Son Excellence Mgr Damase Laberge, évêque en Amérique du Sud, les RR. PP. Henri Langlois, Bernardin Verville, Félix Beauchemin et une quinzaine d'autres "illustrations" de l'Ordre de saint François que je n'oublie pas, mais dont je ne veux pas blesser la modestie.

Ces finissants parlaient littérature et ça m'allait. Je me mis à lire les mêmes livres qu'ils lisaient : la Théorie des belles-lettres, du R. P. Longhaie, les études critiques du R. P. Delaporte, de Léon Gautier, d'Émile Faguet ― et ce qui devait arriver arriva : moi, qui jusqu'alors ne connaissais en fait de vers que ceux des poètes canadiens-français, sauf La Légende des Siècles, de Victor Hugo, je me convainquis que la beauté poétique ne se trouvait qu'en dehors du Québec, sauf quatre ou cinq exceptions : Nelligan, Dantin, Morin, Chopin, Delahaye. Et cette crise de francophilie dura jusqu'en 1924. 

Je rimais alors à tour de bras, mais sans le moindre souvenir des poèmes qu'avait recelés la valise de mon frère aîné. 

Entre 1918 et 1924, je crois bien que je n'ai lu que deux recueils de vers canadiens-français : Les Eaux grises, d'Hermas Bastien, et Tu m'as donné le plus doux rêve, de Pauline Fréchette-Handfield. Pour un ami, qui venait de lancer un hebdomadaire, je fis même une critique ― ma première ! ― de ce dernier livre. J'y malmenais l'auteur avec assez de vigueur et cela me valut une lettre de remerciement dont la substance peut s'énoncer ainsi : Vous vieillirez vous aussi, mon jeune ami, et l'indulgence vous viendra. C'était à l'été de 1923 : au printemps de 1954, je pense comme Mme Fréchette-Handfield. Entre parenthèses, elle était fille du poète Louis Fréchette et mère de Mme Paul Leduc, épouse du directeur du nouveau poste [de radio] CJMS. 

Depuis 1922, je détenais l'emploi ― plein de promesses ― de commis-quincaillier à $10, $12, $14 et $16 par semaine, selon le rythme de l'avancement. Comme les jeunes de tous les temps, entre 20 et 25 ans, deux ou trois soirs par semaine et le dimanche, je rendais visite à une jeune fille ou me faisais accompagner d'elle au cinéma, au théâtre (car il y avait du théâtre assez fréquemment en ces temps-là), et aux concerts. Et comme ça arrive à tous les jeunes gens de tous les temps entre 20 et 25 ans, sans m'en apercevoir trop, trop, le moment survint où j'eus à choisir entre la poésie et le mariage. Ma poésie n'était pas de taille à l'emporter...

Toutefois, avant de dire adieu à jamais aux alexandrins, je pris part à un concours de la Société des poètes canadiens-français, qui venait de se fonder à Québec. J'y soumis une Prière à la Bonne Mère, dont le moins que je puisse dire c'est qu'elle précédait d'une dizaine d'années la fameuse chansonnette française de Lucienne Boyer

          Mon ange qui veillez sur moi,
          Ô mon ange ayez pitié de moi,
          Vous qui êtes mon gardien,
          Accordez-moi pour votre bien
          Un peu de pain quotidien,
          Mon ange. 

(Si vous la savez, chantez-la, comme aurait dit mon défunt père !)

Le jury décida que je manquais vraiment de sérieux en demandant à la Bonne Mère d'emplir de mes larmes une des urnes de Cana ― qui serait mon cœur ― et d'exiger de son Fils un miracle : 

          Afin que l'eau futile et lâche de mes larmes,
          L'emplissant jusqu'au bord, soudain, le pauvre cœur,
          Sous l'incantation des ineffables charmes,
                 Se transmue en une liqueur
          Dont la saveur et la limpidité soient telles
          Qu'une vierge assoiffée, en passant près de lui,
          Sans crainte de salir ou de froisser ses dentelles,
                 Y désaltère son ennui,
          Et, de peur que du jour la poussière le frôle
          Et ternisse trop tôt son miroir éclatant,
          D'un geste allègre, le mette sur son épaule
                Et s'en aille avec en chantant !

Toutefois, M. Alphonse Désilets, alors secrétaire de la Société, prit sur lui de m'écrire que j'avais "une rare maîtrise du vers pour un jeune" et de m'inviter à faire partie de la Société naissante. Je lui répondis en lui adressant quelques-uns de mes vers "canayens", dont je rêvais alors de publier un recueil sous le titre : En Gossant des Manches et des Haches. Par retour du courrier, M. Désilets me donna l'adresse de M. Émile Coderre, me disant que nous nous entendrions à merveille, puisque, après le demi-échec des Signes sur le sable, M. Coderre avait, lui aussi, sous le pseudo de Jean Narrache, abordé le genre "canayen". À tout risque, j'écrivis donc à Jean Narrache et lui soumis cinq ou six de mes "canayenneries", entre autres celle qui se termine ainsi :

          Malgré tout', j'en gard' pas d'envie,
          Mais c'qui m'brasse un peu l'sang dans le corps,
          C' qu'après avoir raté ma vie, 
          Penser que j'vais rater ma mort : 
          Moi, qui voudrais, sans amartume,
          Quand, pour moé, y aura p'us d'lend'mains,
          M'allonger sur un bon lit d'plumes,
          Un crucifix entre les mains, 
          Tandis qu'un' vieill' qui s'rait ma femme,
          En braillant, m'quindrait par le cou,
          J'sens ça va v'nir queuj vais rendre l'âme,
          Tout fin seul, un soir, dans queuq' trou...

Jean Narrache, que son manque de santé avait forcé à se faire commis-voyageur, me répondit dès son retour chez lui et m'adressa à son tour un certain nombre de ses poésies en "langage populaire". À lire ces quatrains si pleins d'humour en même temps que de résignation, je me rendis compte que je faisais absolument fausse route avec mes révoltes. Le Canayen typique, c'était Jean Narrache qui sait prendre tout avec un sourire, puisqu'il n'y a pas moyen de rien changer. À Jehan Rictus, qui s'écrie à Paris : « Gna rien à fair' gna qu'à pleurer », Jean Narrache, à Montréal, répond : « Ya qu'à sourire et endurer ». 

Je crois avoir le droit de me vanter d'être celui qui a le plus inlassablement pressé Jean Narrache de continuer à exploiter sa veine et de publier Quand j'parl' tout seul

Mlle Uguay va nous dire maintenant Les Deux Orphelines de Jean Narrache, pour vous prouver que j'ai eu raison dans ma vie, au moins deux fois, d'abord en admettant que je n'étais pas de taille à canayenner avec Jean Narrache, et ensuite, en employant PRESQUE la force pour le décider à livrer ses vers au public. 

(Huguette Uguay déclame alors Les Deux Orphelines, de Jean Narrache, dont ces Glanures ont retranscrit les vers pour vous) : 

          J'été voir « Les Deux Orphelines » 
          Au théâtr' S.-Denis, l'autre soir.
          Tout l'mond' pleurait. Bonté divine !
          C'qui s'en est mouillé des mouchoirs !

          Dans les log's, y'avait un' gross' dame
          qu'avait l'air d'être au désespoir.
          Ell' sanglotait, c'te pauvre femme, 
          Ell' pleurait comme un arrosoir.

          J'me disais : « Faut qu'ell' soit bien tendre,
          pis qu'elle ait d'la pitié plein l'cœur 
          pour brailler comm' ça, à entendre 
          un' pièc' qu'est jouée par des acteurs ».

          « Ça doit être un' femme' charitable
          qui cherch' toujours à soulager
          les pauvres yâb's, les misérables
          qu'ont frett' pis qu'ont pas d'quoi manger ».

          J'pensais à ça après la pièce
          en sortant d'la sall' pour partir.
          Pis, j'me suis dit : « Tiens, faut que j'reste
          à la port' pour la voir sortir ».

          Dehors, y'avait deux pauv p'tit's filles
          en p'tit's rob's minc's comm' du papier.
          Leurs bas étaient tout en guenilles ;
          y'avaient mêm' pas d'claqu's dans les pieds.

          Elles grelottaient, ces pauvr's p'tit's chouettes !
          Ell's nous d'mandaient la charité
          En montrant leurs p'tit's mains violettes.
          Ah ! c'tait ben d'la vraie pauvreté !

          Chacun leu z'a donné quelqu's cennes.
          C'est pas eux-autr's, les pauvr's enfants,
          qu'auront les bras chargés d'étrennes
          à Noël pis au Jour de l'An. 

          V'là-t-i' pas qu'la gross' dam s'amène,
          les yeux encore en pâmoison
          d'avoir pleuré comme un' Madeleine ;
          Les p'tit's y d'mand'nt comm' de raison : 

          « La charité, s'ous plaît, madame » !
          d'un' voix qui faisait mal au cœur.
          Au lieu d'leu donner, la gross' femme
          leur répond du haut d'sa grandeur :

          « Allez vous-en, mes p'tit's voleuses !
          Vous avez pas hont' de quêter !
          Si vous vous sauvez pas, mes gueuses,
          moé, j'm'en vais vous faire arrêter » !

          Le mond' c'est comme ça ! La misère
          en pièc', ça les fait pleurnicher ; 
          mais quand c'est vrai, c't'une autre affaire !
          ... La vie, c'est ben mal emmanché ! 


(Tiré de : Jean Narrache, Quand j'parl' tout seul, Montréal, éditions Albert Lévesque, 1932, p. 46-49. Ce poème est inclus dans l'anthologie Quand j'parl' pour parler, qu'on peut commander dans toute bonne librairie).

Puis Alfred DesRochers reprend le fil de son exposé :


Entre l'automne de 1924, où, pour la première fois, j'écrivis à des poètes ayant déjà publié des recueils de vers et le prochain événement littéraire de ma vie, il se produisit bien des choses, très importantes pour moi mais guère pour d'autres. D'abord, je me suis marié. Un mois après, la direction de La Tribune, quotidien de Sherbrooke, me dit savoir qu'elle était prête à courir le risque de me transformer en journaliste, bien que je n'eusse jamais touché au clavier d'une machine à écrire et que je fusse proche de mes 24 ans. Je pris le même risque et ma première tâche fut de faire la critique de À Travers les Vents, de Robert Choquette, qui venait de paraître.

Et tous les préjugés que j'entretenais depuis 1918 contre la poésie canadienne-française s'effondrèrent d'un coup. Je recevais, depuis trois ou quatre ans, les meilleures revues littéraires de France, depuis l'Esprit Nouveau, organe de l'extrême-gauche : dadaïsme et bolchevisme en politique, surréalisme en art et littérature, jusqu'à ceux d'extrême-droite : La Muse française, Marsyas, en passant par les modérées : Revue de Paris. Or, ni à gauche ni à droite ni au centre, je n'avais trouvé autant de promesses et même de réalités que dans le mince recueil de mon compatriote. Je criai mon admiration dans la Tribune et dans une lettre personnelle à l'auteur, qui venait de se faire étriller par un M. Dombrowski, professeur de littérature française à l'Université de Montréal. 

Choquette me répondit par une gentille lettre dans laquelle il m'invitait à passer jaser avec lui. Émile Coderre, depuis longtemps, me faisait une semblable invite. Et c'est à la suite de cette correspondance que je vis, à l'automne de 1925, des poètes en chair et en os pour la première fois, depuis ma déjà lointaine enfance. 

Les événements allaient se précipiter ensuite et j'ai connu, plus ou moins intimement depuis,  neuf sur dix, j'oserais dire, de tous les poètes canadiens-français vivants entre 1926 et 1954.

Je dois ce plaisir d'abord à M. Alphonse Désilets, secrétaire, puis président de la Société des poètes, qui invitait chez lui quiconque avait commis quelques vers passables, jeunes ou vieux, traditionnalistes ou innovateurs. Cet excellent poète, dont les meilleures réussites restent, hélas ! inédites, fut, à Québec, la contrepartie de Clémence Isaure à Toulouse. Sans en utiliser le nom, il a créé de véritables Jeux Floraux. C'est avec plaisir et un profond sentiment de reconnaissance que je lui ai dédié À l'Ombre de l'Orford et je n'ai jamais posé de geste dont je sois si fier. Aujourd'hui même, approchant, si je ne me trompe, ses 70 ans, il est encore tout feu, tout flamme pour la poésie, les arts et toutes les autres manifestations qui font la grandeur réelle d'un peuple. (Entre parenthèses, il est beau-père de M. Jean-Charles Bonenfant, conservateur de la Bibliothèque de la Législature provinciale, critique littéraire et l'une des plus brillantes lumières de Radio-Canada). 

C'est dans le salon d'Alphonse Désilets que j'ai serré la main à des poètes canadiens-français, dont je connaissais le nom depuis plus de vingt ans, pour l'avoir lu au bas de poèmes publiés par les journaux dont j'ai parlé tout à l'heure et que j'avais trouvés dans la valise de mon frère. C'est chez Désilets que je connus Jean Charbonneau, dernier survivant, avec l'abbé Joseph-Marie Mélançon, de l'originale École littéraire de Montréal ; Louis-Joseph Doucet, dernier survivant aussi avec Lionel Léveillé (Gallèze) de la deuxième équipe de la même école ; Germain Beaulieu, Gaëtane de Montreuil (épouse de Charles Gill), Mme Marie Boissonnault, Avila Fournier de Belval, tous décédés, hélas ! depuis lors, et Alonzo Cinq-Mars.

C'est là aussi que je connus quelques-uns des jeunes d'alors qui sont devenus, depuis, les gloires de nos lettres et même de nos académies : Jovette Bernier, Alice Lemieux (aujourd'hui épouse du bon poète franco-américain Léo Lévesque-Dion), Simone Routier, de l'Académie canadienne-française, Cécile Chabot, de la Société royale du Canada ; et d'autres moins connus comme poètes, mais dont les vers en valent bien d'autres : Jean Bruchési, sous-secrétaire de la province, Maurice Hébert, de la Société royale, père d'Anne Hébert, l'abbé Arthur Lacasse, aussi de la Société royale, l'abbé Dumont, Fernand Morin et Jean-Paul Lessard, deux jeunes avocats fauchés dans la fleur de l'âge, et j'en pourrais nommer dix ou plus encore : Charles-Marie Boissonnault, l'actuel président de la Société des poètes, Francis DesRoches, Henri-Myriel Gendreau, Madeleine Belzile, Georges Boulanger, Mesdames Emma Vaillancourt et Eva Doyle, auteurs, l'une et l'autre, de ravissantes poésies maternelles auxquelles la critique n'a pas rendu justice et que je m'accuse publiquement de n'avoir pas célébrées comme elles le méritent. 

De rencontrer tous ces poètes de mon âge ou à peu près, de même que ceux qui avaient charmé mon enfance ― dans le grenier ―, cela me redonna le goût de rimer aux rares loisirs que me laissait le journalisme. C'était aussi l'époque où l'ACJC (Action catholique de la jeunesse canadienne-française) distribuait ses prix d'Action intellectuelle, première étape vers la reconnaissance et réservés aux jeunes. De plus, comme journaliste, je parlais des livres canadiens-français qui parvenaient au journal et ― je l'avoue candidement ― je me trouvais aussi bon, à l'exception de Choquette, que tous les auteurs de la production courante. 
En 1931, Alfred DesRochers publiait
ce volume de critiques littéraires, qui
est considéré comme l'un des meilleurs
de l'époque. 

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À l'automne de 1928, je décide tout d'un coup de participer au concours d'Action intellectuelle de l'ACJC. Il fallait un manuscrit d'environ 800 vers, en triplicata. En une soirée, je puisai dans mes tiroirs la quantité suffisante que je remis le lendemain à l'imprimeur pour composition, quitte à trouver le titre plus tard et à faire la disposition. Était-ce les meilleurs vers que j'avais écrits jusqu'alors ? Je n'en sais rien. Je suis convaincu que ce n'était pas les pires. Mais j'avais puisé à même quelques 5000 à 6 000 vers ― l'équivalent à peu près, en quantité, de Suite marine, de Choquette. Si je refaisais aujourd'hui le choix à tête reposée et que j'eusse à m'en tenir à 800 vers, à peu près, je changerais probablement une demi-douzaine de pièces, en regrettant de n'en pouvoir inclure 800 de plus, surtout du genre "expérimental" ; car avant de me convaincre que le vers traditionaliste est le meilleur pour quiconque écrit en français, j'ai, moi aussi, connu mes crises de recherche.

L'Offrande aux Vierges folles ― c'est le titre que je donnai finalement à ma plaquette ― n'ébahit pas plus les juges de Montréal que ma Prière à la Bonne Mère n'avait estomaqué les gens de Québec. Tout le monde, à l'exception d'Albert Pelletier [père des comédiens Denise et Gilles], me donna tort et regretta que je n'eusse pas imité soit Nérée Beauchemin, soit Lozeau, soit Soupault, Breton, Éluard ou Aragon ― car ce sont là des jeunes de mon âge ou à peu près, et que je connaissais mieux que mes critiques, mais passons ! 

Cela me valut de me lier d'amitié avec Rosaire Dion, pseudo de Léo Lévesque, de Nashua, N.-H., qui publia, à peu près en même temps, En égrenant le chapelet des jours... Jean Béraud, qui débutait alors à la Presse, nous avait étrillés tous les deux dans la même chronique. 

Comme je viens de le dire, Albert Pelletier fit seul exception. Je l'en remerciai et il m'invita à le visiter. Il rassemblerait, me disait-il, les quelques Montréalais qui s'y connaissaient en littérature. Une première soirée fut le commencement d'une série qui se prolongea jusqu'au plus creux de la crise économique des années 1930 et qui me permit de connaître et de rencontrer à plusieurs reprises Albert Dreux, et les jeunes de La Relève, l'Amérique française, La Nouvelle Relève et autres revues allaient révéler les noms : Roger Brien, François Hertel, Lucien Parizeau, Pierre Dansereau, Gilles Labelle, Carmel Brouillard et nombre d'autres qui n'ont pas publié leur recueil de jeunesse, parce que c'était la crise. 

Quand Olivar Asselin lança L'Ordre, il invita à dîner tous ceux dont il espérait obtenir la collaboration et c'est ainsi que j'ai connu Paul Morin et René Chopin, avec vingt ans de retard. ― Et je ne devais connaître Guy Delahaye que près de vingt ans plus tard, c'est-à-dire, l'an dernier...

J'aurais eu, à plusieurs reprises, l'occasion d'aller visiter Nelligan. Je n'ai jamais pu accepter l'invitation des amis qui se rendaient à Saint-Jean-de-Dieu... Pour moi, Nelligan était aussi mort que Crémazie, plus voire, car je ne pouvais même pas déposer de fleurs sur sa tombe...

Parmi les autres poètes canadiens-français que j'ai connus et dont j'ai aimé les oeuvres, je cite, sans ordre de temps ni de préférence : Louis Dantin, L.-P. Robidoux, de la Société royale, Clément Marchand, Albert Ferland, Lionel Léveillé (Englebert Gallèze de mon enfance), Alain Grandbois, le juge Gonzalve Desaulniers, Éva Senécal, Jeanne Grisé-Allard, Marthe de Serres (H. Charbonneau), Jeannine Bélanger (dont l'oeuvre inédite contient, à mon sens, les meilleurs sonnets écrits en français au vingtième siècle), Rina Lasnier, le R. P. Gustave Lamarche, de l'Académie canadienne-française, Alphonse Piché, Fernand Boisseau, Hermas Bastien, Ulric Gingras, Édouard Chauvin, Jean Nolin, et, tout près de nous, car ils dépassent à peine la vingtaine aujourd'hui : Olivier Marchand et Wilfrid Lemoine

Chacun des noms que je viens de réciter représente un ou plusieurs recueils de vers, traditionnalistes ou libres, qui méritent d'être lus et qui devraient se trouver au rayon des poètes de toute bibliothèque canadienne-française qui se respecte. 

Cette liste est pourtant loin d'épuiser les noms des poètes de chez nous. Je n'ai évoqué jusqu'ici que les poètes que je peux qualifier, je crois, d'amis plus ou moins intimes. J'ai le regret de n'avoir jamais rencontré Saint-Denys Garneau ni son Ariel de cousin, Sylvain, le plus prometteur à mon sens des moins de 25 ans, au moment de sa mort tragique ; je connais les vers, mais non la personne, de Blanche Lamontagne-Beauregard, de Léo d'Yril (l'architecte Émile Venne), de Jean-Aubert Loranger (décédé), de Pierre Trottier et de vingt autres qui ont publié des recueils de vers depuis que je suis au monde ― et que je pourrai vous nommer, si ça vous intéresse !

Dédicace manuscrite d'Alfred DesRochers dans son recueil
Le retour de Titus, paru en 1963. DesRochers a daté de 1936
sa dédicace, probablement pour marquer, 
dans une manière 
de facétie, le fait que les vers inclus dans ce volume ont été
composés en 1936 (36 étant l'inversion de 63).
(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)
Le retour de Titus est l'une des oeuvres
les moins connues de DesRochers. On
peut en trouver de rares exemplaires
ICI et ICI.
(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Pour résumer, entre 1905, année où je découvris les lignes "inachevées" de Crémazie, Fréchette et Le May, dans mon Premier Livre de lecture, et 1954, année où je viens de lire Deux Sangs, de Marchand et Miron, on a vu chez nous se lever au moins 125 jeunes pour attester la poésie ― et cela dans un pays qui ne compte pas de métropole intellectuelle, c'est-à-dire où ne se trouvent ni libraires-éditeurs prêts à prendre un risque, ni revues ni journaux parlant de littérature et où l'on déniche à peine une demi-douzaine de cercles qui, comme le vôtre, réunissent un certain nombre de personnes intéressées aux choses de l'esprit, cela me paraît assez remarquable. 

D'autant plus, et j'ai assez lu pour en être convaincu, que s'il vous était possible de supprimer Paris de la France et New York, Londres, Rome, Berlin, Moscou de leurs pays respectifs et d'extraire de ces pays un bloc de quatre millions d'âmes ― qui n'auraient été que deux millions en 1905 ― je suis sûr que les poètes qu'on y décèlerait ne vaudraient pas mieux que les nôtres. 

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous demande pardon ! Je vois toute ma famille pouffer de rire au premier rang. Il doit y en avoir un qui a dit : «Tiens, voilà le PÈRE qui redevient nationaliste !»

Revenons-en aux poètes... Je me suis souvent demandé si les poèmes, à la longue, prennent l'allure de celui ou celle qui les écrivit ou si le contraire ne se produit pas, c'est-à-dire, si les poètes, en vieillissant, n'en viennent pas à ressembler à leurs écrits. C'est une recherche sans importance ― mais qui en vaut bien d'autres par lesquelles s'obtiennent des maîtrises et des doctorats ès-lettres. La chose me semble d'autant plus curieuse qu'elle ne s'observe que chez les poètes ayant gardé fidélité à leurs rêves de jeunesse, même s'ils n'éditent pas de vers pour le public. 

Entre quinze et vingt-deux ans, disait un orienteur du temps de ma jeunesse, l'abbé Émile Bruneteau, tout le monde est poète en puissance sinon en réalité. Parmi ce tout le monde, il arrive, à chaque génération, que quelques jeunes écrivent des vers et les publient ; puis se laissent tellement absorber par autre chose qu'ils l'oublient. Chez ceux-là, il n'y a aucune ressemblance entre les écrits et les personnages. 

Mais chez les persévérants, mon imagination, peut-être, a toujours trouvé que les vers du juge Desaulniers, par exemple, ne pouvaient être écrits que par un homme ayant pris pour guides les bornes de la raison et de la tradition judiciaire ; et sa taille physique donnait la même expression. 

Les vers de Germain Beaulieu laissent voir qu'il n'est jamais dupe ; et quand j'ai connu l'auteur, il était quasi aveugle, mais aucun ridicule ne lui échappait, bien qu'il laissât percer la tendresse et même l'enthousiasme. 

Jean Charbonneau donne, par ses vers et par sa démarche, une impression de rondeur inessoufflable, parce qu'il ne se presse jamais. 

Louis-Joseph Doucet, quand je l'ai connu, se tenait toujours près de sa pipe et de sa choppe, mais sans abuser ni de l'une ni de l'autre. Ses vers chantent ainsi les choses : le vieux pont, le vieux moulin et sur des rythmes aussi vieux que la ballade villonnesque. 

Paul Morin m'est apparu impeccable d'élégance, légèrement asthmatique ― et froid, comme ses vers...

René Chopin, par contre, semblait brûler d'une flamme intérieure et d'une sympathie universelle qui ne parvenait pas à s'exprimer ; et ses vers sont les premiers chez nous qu'il faille lire plusieurs fois pour en découvrir la riche substance. 

Guy Delahaye (le Dr Lahaise), qui avait, bien avant la découverte des haï-kaï en Occident, entrepris de traduire sa pensée ou son émotion dans le cadre de trois tercets de neuf syllabes, se présente physiquement comme un être tout menu et en qui étincelle la plus vaste curiosité. 

Alain Grandbois illustre à la fois dans ses vers et dans sa personne une double image ; dans les Iles de la Nuit, c'est le grand souffle humain qui se masque sous une écriture raffinée à l'extrême ; dans Rivages de l'homme, c'est la peine individuelle qui se cache encore sous une écriture déroutante. La première fois que vous rencontrez l'homme, vous êtes subjugués par sa ravissante politesse, sa discrétion inégalable ; mais, avec une couple d'amis, poursuivez une conversation un peu animée et il entrera dans le jeu, avec sa toujours exquise politesse et son indéfectible discrétion, mais en vous donnant, par la parole, la même leçon de profondeur qu'énoncent ses vers.

Je pourrais continuer le même jeu de vignette avec tous les poètes dont je vous ai cité les noms. ― Et vous-même, me demandez-vous... C'est là que je vous attends. Vous tirerez vos conclusions vous-mêmes, puisque Mlle Uguay, après avoir personnifié ma mémoire de 1920, veut bien animer mes sentiments de 1952. Et là-dessus, je vous remercie.


                    BALLADE AUTOMNALE

          Accorde-toi, mon cœur, au rythme de l'automne,
          Avant que le cercueil promis à ton hiver
          N'abolisse à jamais ta langueur monotone. 
          Octobre te sera fraternel, et son air
          Est si pur que le chant s'y propage plus clair. 
          Une dernière fois, qu'un désir t'aiguillonne 
          D'un chant où la mémoire au rêve s'unirait. 
          Vois, Midi, sous les jeux du soir et de l'aurore,
          S'emplit d'une vapeur invisible et sonore : 
          Ainsi les souvenirs s'épurent du regret
          Quand au rythme apaisé leur charme vient s'enclore : 
          Tout poème est un cri vers ce qui disparaît.

          Au flanc du Mont transi, l'arbre se décolore.
          Seul, sur un fond de ciel qu'on prendrait pour la mer,
          Comme un reste exilé de jeunesse, s'étonne
          Un peuplier de Lombardie encore vert ;
          Mais si l'orme et l'érable ont déjà découvert
          La mort, qui dans leur or et dans leur sang rayonne,
          La nature au passé dresse un autel secret ; 
          Le soleil attardé garde tièdes encore
          Les reflets de l'été sur la falaise accore
          Où l'esquif des amants naguère s'amarrait ;
          D'inutile beauté l'univers se décore : 
          Tout poème est un cri vers ce qui disparaît.

          Revis en toi le mythe aimé de Perséphone,
          Toi dont chaque saison en fut une en Enfer ;
          Mais sois ton propre affranchisseur, puisque personne
          N'implore ta présence en face du désert.
          Le souvenir qui rit ou pleure dans ta chair
          Est ta chance d'un blé que l'avenir moissonne.
          Perséphone a l'automne, et, toi, le chant discret
          Pour que l'enfance heureuse en vous se remémore.
          Que t'importe, mon cœur, si le siècle t'ignore ?
          Engerbe ton passé comme on lie un cotret
          Pour en alimenter le feu qui te dévore : 
          Tout poème est un cri vers ce qui disparaît. 

          ENVOI 

          Ô MON COEUR, souviens-toi d'ELLES TOUTES ! Sois prêt
          À lancer le dernier tercet de Nevermore !
          À la nuit, dès longtemps, tu remplis ton amphore : 
          Il ne te restera qu'à la boire à long trait
          En entrant au pays que nul vivant n'explore : 
          Tout poème est un cri vers ce qui disparaît. 

                                         Alfred DesRochers
                                         15 octobre 1952 
                                         (Inédit)

Remercié par M. Gilles Marcotte, journaliste.

                                       * * * 

Ce soir-là, l'artiste invitée était MAUREEN FORRESTER, Contralto

A
u piano d'accompagnement : John NEWMARK


                           PROGRAMME

                                     _____

                           Maureen Forrester
                                    Contralto

                                     _____


                                         I

       PURCELL, H.                          Dido's Lament

       HAENDEL, G. F.                    Hark, the echoing air
                                                          O Sleep ! 


                                        II


       STRAUSS, Richard                Die Nacht

                                                          Schlechtes Wetter
                                                          Ruhe, meine Seele
                                                          Nichts 


                                       III


       B
ERLIOZ, H.                         Villanelle

                                                          L'absence

       BRITTEN, B.                           La Fileuse

       (Arr)                                          Il est quelqu'un sur terre

       BOUCHARD, V.                     Boum-badiboum 

       (Arr)  


La correspondance entre Louis Dantin et Alfred
DesRochers
 est une riche source d'informations
qui fait découvrir le foisonnement de la vie
littéraire québécoise de la première moité du
XXe siècle. Pour informations, voyez ICI.