dimanche 12 novembre 2017

Paroles retrouvées de Jean Narrache

Émile Coderre, alias Jean Narrache (1893-1970)

Bien que ses œuvres aient été produites il y a plusieurs générations et qu'il soit mort il y a près d'un demi-siècle, Jean Narrache est resté un nom familier chez les Québécois de tous âges, de nombreux jeunes d'aujourd'hui en ayant entendu parler au moins dans leurs cours de littérature au collégial. 

Jean Narrache est le nom de plume d'Émile Coderre, né à Montréal en 1893 et mort dans cette même ville en 1970, qui gagna sa vie comme petit pharmacien de quartier. 

Dès qu'il se manifesta en tant que poète au franc-parler populaire, les gens du peuple s'attachèrent à lui car ils se reconnaissaient dans les écrits et paroles de cet esprit caustique et solitaire qui ne s'en laissait accroire ni par les élites et coteries ― y compris littéraires ―, ni par les politiciens de tous bords, ni par les chapelles idéologiques quelles qu'elles puissent avoir été de son temps. On peut notamment l'entendre de vive voix ICI, alors qu'il donnait une chronique à la radio, en 1946. 

Pour approfondir nos connaissances sur la vie et l'oeuvre de cet écrivain aussi pittoresque que brillant, on peut aussi plonger dans l'excellente et passionnante biographie que Richard Foisy lui a consacrée et qu'il est encore possible de commander chez tout bon libraire : 


Richard Foisy est l'auteur de cette excellente
et captivante biographie de Jean Narrache,
publiée en 2015 (informations ICI).

Jean Narrache s'est donc surtout fait connaître pour avoir écrit et parlé ce qu'il est convenu d'appeler « le langage du peuple »
. Mais ce n'était nullement le fruit de la paresse intellectuelle (qui de toute façon ne produit que des fruits pourris) : cet écrivain consciencieux, qui était tout le contraire d'un médiocre, avait acquis une vaste culture littéraire et intellectuelle, qui servit de socle à la production de ses divers écrits et poésies, dont chaque vers était minutieusement ciselé, chaque ligne rigoureusement travaillée. Qu'on ne se demande pas pourquoi ses oeuvres, résultats d'un labeur si méticuleux, ont si bien su connaître le succès et même traverser le temps. 

Le fait que le « langage populaire » de Jean Narrache s'appuyait sur une  riche et ample culture est précisément ce qu'on constate de manière particulièrement frappante en parcourant l'entrevue que l'on peut lire ci-dessous, dans laquelle, en 1939, le poète se confie à une jeune journaliste littéraire alors au début de la vingtaine, Adrienne Choquette. On y trouve un enseignement qui conserve toute sa pertinence à notre époque où l'inculture et le nivellement par le bas, ces pestes qui tuent notre nation à petit feu, sont chéris et alimentés par les semi-lettrés qui nous tiennent lieu d'élites intellectuelles, ou par les démagogues incultes et analphabètes politiques (à la Rambo par exemple) qui se font passer pour les représentants du « peuple » qu'ils sont surtout voués à maintenir dans l'ignorance et l'assujettissement.

Il vaut aussi la peine, d'entrée de jeu, de découvrir qui était l'interlocutrice de Jean Narrache, Adrienne Choquette, une native de Shawinigan qui devint une écrivaine remarquable, ayant notamment été la principale précurseure au Québec de la nouvelle comme genre littéraire, mais qui est morte beaucoup trop tôt, à 58 ans, en 1973. Ces Glanures vous offrent donc ci-dessous, préalablement à l'entretien avec Jean Narrache, le texte d'un article publié dans le journal Le Soleil à l'occasion du décès d'Adrienne Choquette.

Depuis 1981, le Prix littéraire Adrienne-Choquette souligne d'ailleurs à chaque année l'excellence du travail d'un auteur québécois de nouvelles. On peut trouver assez aisément les oeuvres d'Adrienne Choquette en librairie d'occasion, quoique l'une des ses oeuvres, Laure Clouet, est disponible en format poche dans toute bonne librairie (informations ICI). 

Le dialogue entre Adrienne Choquette et Jean Narrache dont vous pouvez prendre connaissance ici-bas est donc paru en 1939, dans un recueil d'entretiens avec plusieurs autres écrivains québécois du temps, et dont le titre était Confidences d'écrivains canadiens-français, aux éditions du Bien Public, à Trois-Rivières. L'ouvrage fut réédité en 1976, trois ans après le décès de l'auteure, aux Presses Laurentiennes. Pour les intéressés, il en reste de rares exemplaires sur le marché, dont quelques-uns peuvent être commandés ICI

Compte tenu du fait que peu de gens connaissent les sources intellectuelles et littéraires de Jean Narrache, de même que l'existence de l'entretien qu'il accordait à Adrienne Choquette il y a plus de trois quarts de siècle, il devient donc possible de parler de « paroles retrouvées » puisqu'elles sommeillaient depuis tout ce temps dans un oubli quasi total. 


Donc, voici ces Paroles retrouvées de Jean Narrache, précédées d'une brève présentation de l'écrivaine qui les a recueillies, et qui, elle aussi, mérite qu'on se souvienne davantage d'elle : 

Adrienne Choquette (1915-1973)

(Source : quatrième de couverture de l'édition de 1976
de Confidences d'écrivains canadiens-français).

Mort d'Adrienne Choquette : 
le dernier mot d'un écrivain
(Le Soleil, 20 octobre 1973)


L'écrivain Adrienne Choquette, qui est décédée samedi dernier à Notre-Dame-des-Laurentides, a eu une carrière diversifiée, à la fois à la radio, en journalisme, comme écrivain de fiction et comme publiciste à l'emploi du gouvernement du Québec. 

Née en 1915 à Shawinigan, elle fit ses études au couvent des Ursulines de Trois-Rivières. En 1934, elle s'engagea au journal Le bien public, de Trois-Rivières. On la retrouve ensuite en 1937 au poste CHLN où elle produisit l'émission Variétés radiophoniques, ainsi que des radio-romans jusqu'en 1942. Cette année-là, elle commence à cumuler différentes fonctions telles celles d'animatrice, d'annonceur, de producteur et de responsable de la publicité à cette station de radio, jusqu'en 1948. 

C’est alors qu'elle entrera au ministère de l'Agriculture, à Québec, pour y occuper le poste de directrice et de publicitaire de la revue Terre et Foyer,  qu'elle occupera de nombreuses années. 

Elle fut amenée au cours de sa carrière à voyager un peu partout au Canada pour y prononcer des conférences sur la littérature et autres sujets d’intérêt. En 1939, elle a recueilli des Confidences d’écrivains canadiens-français qu'elle publia aux Editions du Bien Public, à Trois-Rivières. 

Elle attendra ensuite neuf ans avant de faire éditer, en 1948, un roman intitulé La coupe vide, aux Editions Pilon. Suivront en 1954 un recueil de nouvelles intitulé La nuit ne dort pas, aux éditions de l'Institut litté­raire de Québec, et enfin, Laure Clouet, roman qui est considéré comme son oeuvre maîtresse. Alors que son premier roman, La coupe vide, analysait le trouble que sème dans l'âme de quatre adolescents une femme séduisante, Laure Clouet révélait un monde contraire, celui du bouleversement qu'éprouve une vieille fille en découvrant l'amour réciproque que se portent deux jeunes mariés. 

Adrienne Choquette a de plus écrit plusieurs nouvelles et articles pour les revues et périodiques Amérique française, Les cahiers de l'Academie canadienne-française, Carnets viatoriens, Liaison et La revue dominicaine

Elle avait mérité le Prix David en 1954, avait été Grande Lauréate du Jury des Lettres en 1961, et recevait le premier prix du Salon du Livre de Montréal, en 1962, pour les oeuvres de fiction. Son roman Laure Clouet lui apporta la distinction dans cette catégorie. 

HOMMAGE 

Son amie, madame Simone Bussières, qui est l’exécutrice testamentaire de l'écrivain, a fait parvenir au Soleil cette semaine un court texte inédit d'Adrienne Choquette où elle se situait au plan de l’expression litté­raire. Nous le reproduisons ici : 

« À dix-huit ans, je rêvais d'écrire beaucoup de livres sans les signer. Non pas que mon nom inscrit sur la couverture gênât en quelque manière ma liberté d'expression, mais à cause du don total que représentaient à mes yeux la vie et l'oeuvre de l’écrivain. Je voyais celui-ci en effet comme le glorieux dépositaire de tous les sentiments humains dont il avait à répondre, de telle sorte que ses livres devinssent le bien commun où chaque homme, à son gré, puiserait sa part d'amour et d'espérance, de beauté et de connaissance. 
Je crois encore qu’un livre est d'abord et avant tout un accompagnement humain, que c'est là sa profonde justification. Mais l’écrivain m’apparait maintenant tel un mendiant parmi les mendiants ses frères ». ― Adrienne Choquette

Adrienne Choquette, vers la fin de sa vie.

(Source : Le Soleil, 20 octobre 1973)

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Entretien avec Jean Narrache

par Adrienne Choquette

L'ouvrage d'Adrienne Choquette dans
lequel est publiée l'entrevue ci-dessous
d'Émile Coderre, alias Jean Narrache.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Jean Narrache, dans les années 1920.

(Source : Jaimelefrancais.org)

Il paraît qu'il est désormais impossible de les séparer, car au dire même de Jean Narrache, « lui-même est si gueux qu'il n'a pas même une carcasse à lui tout seul ». Il partage donc non seulement la maison, la table et quelques amis d'Émile Coderre, mais on les voit maintenant dans le même vêtement et, mieux encore, dans la même âme ! Ça, me direz-vous, c'est un peu fort ! Mais non. Pour qui connaît ces magiciens réunis en un seul, c'est une bagatelle de rien du tout. Je ne vais pas me mettre en frais d'expliquer ce truc-là, par exemple, parce que si je suis forcée d'y croire, je ne suis pas tenue de le comprendre... vous comprenez ? 

Bonjour Monsieur Coderre

― Bonjour Mademoiselle. 

Je vous prie instamment de me dire à quoi vous attribuez votre vocation littéraire...

― Hum ! Je veux bien. Mais d'abord, est-ce que j'en ai une ?

Comment !

― Mais oui. Quand on ne parle pas en « tarmes », est-ce que la vocation littéraire, ça ne s'appelle pas tout simplement la manie de barbouiller du papier ? 

― Avec des théories pareilles, vous allez scandaliser vos admirateurs !

― C'est votre faute aussi. Pourquoi embarrasser un pauvre diable avec une question comme celle-là ! Voyez-vous, dans ma carcasse, nous sommes deux. Eh oui ! Jean Narrache est si gueux qu'il n'a pas une carcasse à lui tout seul !!! En tout cas, gentille curieuse, laissez-moi vous dire qu'Émile Coderre attribue sa vocation littéraire à... l'hérédité ! Du côté paternel, mes ascendants étaient des poètes et même des dramaturges. Ça vous étonne ?

Pas du tout. 

― Oui, ça vous étonne. Eh bien ! un jour que vous serez bien sage, je vous montrerai les cahiers de mon père où des poésies fleurissent à l'ombre des formules chimiques et des recettes de sirop pour le rhume ! 

― Je flaire déjà les chefs-d'oeuvre en question ! 

― Du côté maternel, mes ascendants étaient musiciens, voire même organistes. Vous avez sans doute entendu parler des Marchand, organistes à Trois-Rivières, à Valleyfield, à St-Jérôme, à Longueuil, à Champlain. Par ma mère, je suis lié à ces Marchand. Qui sait si je ne suis pas allié à Clément Marchand

Je parie qu'il en serait ravi ! 

― Jamais de la vie ! Ce brave Clément, quelle tuile ce serait pour lui de découvrir pareille catastrophe! ... J'aurais donc hérité de ces ascendants l'émotion artistique et le besoin d'exprimer cette émotion. Évidemment, si je remonte plus haut dans mon ascendance, j'arriverai à mes premiers parents et aux vôtres : Adam et Ève. Ces pauvres vieux ! n'ont-ils pas eux aussi senti l'émotion artistique et le besoin de l'exprimer ? Surtout, après que notre mère Ève se fut aperçue que le serpent lui avait fait des promesses de... député, et après que le bonhomme Adam se fut flanqué une indigestion de pommes vertes ! ... Quant à Jean Narrache, il naquit du heurt d'Émile Coderre, rêveur, songe-creux, romantique et romanesque, avec la réalité de la vie de tous les jours, avec la réalité froide comme le nez d'un chien. Lui aussi, le pauvre diable, il se sentit pris d'émotion artistique et d'émotion tout court à la vue de la misère de ses semblables et de la sienne. Il voulut donc exhaler sa plainte qui n'était en somme que l'écho de celle de milliers d'autres. 

Et Jean Narrache, en exhibant sa misère, a aussi jeté à ses frères malheureux son grand coeur d'apôtre avide de consoler...

― Si vous voulez. Mais parlons maintenant des maîtres de Coderre. Il y a trente ans, c'est-à-dire bien avant vous, Mademoiselle... dites ?

Rien ou presque : je me demandais si c'est à Jean Narrache ou Émile Coderre que je dois cette gentillesse gratuite sur mon âge...

― Jean Narrache n'a guère l'habitude de la galanterie, vous savez. Donc, Émile Coderre, il y a trente ans, trouvait comme les autres que Musset, Lamartine, Sully-Prudhomme, Verlaine, Samain, Rivoire, Rostand & al. étaient encore « bien portés ». Les poètes canadiens-français du temps s'en inspiraient bien plus que Leconte de Lisle dont ils se croyaient naïvement les disciples. Ces poètes français et les poètes canadiens-français d'alors et d'un peu plus tard, Jean Charbonneau, Lozeau, Ferland, Beauregard, Paul Morin et quelques autres furent les dieux de mon ciel. De ce premier contact naquirent, vers 1912, presque tous mes vers des Signes sur le sable... Mais vers 1914-15, je fis connaissance avec la vie, la vie réelle et avec Léon Bloy, d'Aurevilly, Jean Richepin (La Chanson des Gueux) et Jehan Rictus. Puis, je relus mieux Baudelaire, François Villon et... l'Ecclésiaste

L'Ecclésiaste ! Allons bon, mais qu'est-ce que l'Ecclésiaste vient faire ici ? 

― Ma chère enfant, c'est le plus moderne des écrivains... malgré son grand âge ! Vous en doutez ? Écoutez-le parler tout seul des gueux : "Laboravit pauper in diminutione victus, et in fine inops fit". Ma vieille bible française, traduction Lemaistre de Sacy, m'apprend que cela signifie :  « Le pauvre a travaillé sans avoir de quoi vivre et à la fin est tombé dans une extrême nécessité ». N'est-ce pas là de l'actualité dernier cri ? 

Je m'incline...

― Voyons la troisième question : « Quels sont, à votre avis, les écrivains morts ou vivants, français ou canadiens-français, qui ont fait école chez nous ? ». Mademoiselle, je vous avoue que j'ai bonne envie de vous dire que je n'ai pas d'avis !

Oh ! voilà qui m'avancerait à reculons ! Mais faites un effort, Monsieur Coderre, il le faut ! 

― Eh bien, alors, franchement, je ne vois pas à proprement parler de chefs d'école au Canada français depuis vingt ans. Nos poètes de valeur ne semblent pas avoir fait école, j'entends d'une façon sérieuse. Mais chacun d'eux a sa personnalité bien à lui et a su marquer notre littérature. Nommons au hasard des dates, des âges et des valeurs respectives : Paul Morin, René Chopin, Albert Ferland, Lozeau, Robert Choquette, Desrochers, l'inimitable et si profondément poète Jovette (au fait c'est la plus poète de tous et de toutes !). Clément Marchand et, tout près de nous, Roger Brien qui cherche encore sa voie ! Ah ! j'oubliais Blanche Lamontagne et plus loin, le douloureux Émile Nelligan. Vous me pardonnerez de ne pas me pâmer devant certaines fausses barbes. Mais paix à leurs cendres ! 

Il y a aussi les romanciers...

― Parmi nos romanciers canadiens-français, j'entends nos romanciers de métier, en oublierais-je beaucoup en ne vous nommant que Claude-Henri Grignon, Harry Bernard, Jean-Charles Harvey, Léo-Paul Desrosiers, Michelle Le Normand et Louis Hémon ! Ah ! oui, ajoutez ce bon Damase Potvin et l'auteur tout nouveau de Menaud Maître Draveur. Oui ! et puis Moïsette Olier dont je viens de relire Étincelles. Je ne vous dis rien des auteurs français ; ils sont trop nombreux et puis, je laisse cela aux autres qui continueront cette enquête ! 

Parlez-moi donc de vos lectures, Monsieur Coderre.

― Bien sûr ! D'abord, je tâche de lire tous les bons auteurs français modernes, surtout ceux qui sont de l'Académie des Goncourt et ceux qui ne sont pas de l'Académie française. Ces derniers, sauf exceptions, me donnent la crampe. Je lis tout pêle-mêle, Mauriac, Bloy, Daudet, Giraudoux, Duhamel, Rachilde, Noailles, Rostand, Guillaume Apollinaire, Jacob, Richepin, Rictus, etc. Puis, je retourne aux éternels vieux bouquins qu'on relit sans cesse sans jamais se lasser : Racine, Corneille, La Fontaine, celui des Contes et Nouvelles. Je comprends que c'est celui des Fables aussi, mais chacun son goût ! Et puis il y a toujours le pôvre escholier François Villon, et Lesage, et Ronsard, et d'Aubigny, et Brantôme quoi ! Et que d'autres ! D'ailleurs, à mon âge, comme dirait l'autre, on ne lit plus, on relit ! Ah ! et puis, il y a les auteurs américains : Mark Twain, Edgar Poe, Sinclair Lewis, Dreisler, Van Loon & al. Puis les Anglais : Oscar Wilde, Browning, Swinburne, Bernard Shaw, Wells. Inutile de mentionner le papa Shakespeare et Milton, Roger Bacon et Samuel Pepys ; ça, c'est inévitable. 

Vous êtes sûr de n'oublier personne que vous regretterez de n'avoir nommé dès que j'aurai tourné les talons ? 

― Justement, j'ai omis de mentionner que je lis le bottin de Bell Téléphone et même La Presse. Inutile de vous dire que je lis Le Bien Public, Le Mauricien et même Le Nouvelliste ; c'est une chose entendue. D'ailleurs, Mademoiselle, je me résume en vous disant que je lis tout, sauf mes propres livres. 

C'est bizarre. Et pourquoi donc ? 

― Voyons, est-ce qu'un pâtissier va se mettre à manger ses propres tartes ? Et quel hôtelier ne va pas dîner chez un de ses confrères quand il veut prendre un bon repas ? 

Quitte à se dire en revenant qu'il eût mieux mangé chez lui...

― Cela peut arriver, en effet !

Entretien tiré de : Adrienne Choquette, Confidences d'écrivains canadiens-français, Trois-Rivières, Les Éditions du Bien Public, 1939, p. 49-53.

Jean Narrache, par Jean Palardy,
dans l'édition originale de
Quand j'parl' tout seul (1932)

Jean Narrache, vers 1960.

(Source : Histoire du Plateau Mont-Royal)

Dédicace de Jean Narrache dans son livre Histoires du Canada. On y lit :
«À mon ami et client
Ovila Marcouiller, de Charette,
avec mes remerciements,
Jean Narrache.
Dans ce livre, je parle des bleus, des rouges... et même des
carreautés ! J'espère que cela vous amusera. J. N. »

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

Quatre parmi les livres de Jean Narrache : Histoires du Canada (1937) ; Bonjour les gars (1948) ;
J'parle tout seul quand Jean Narrache (1961) ; Jean Narrache chez le diable (1963). 

(Cliquer sur l'image pour l'arandir)

Cette édition récente d'une anthologie d'oeuvres
de Jean Narrache est disponible dans toute
bonne librairie. Pour informations, cliquer ICI

Notice parue dans la page nécrologique de La Presse
le 9 avril 1970. On remarque que le décès est annoncé
après que les funérailles aient eu lieu. De plus, il ne semble 
pas que les journaux firent alors d'autre mention de la disparition 
de l'écrivain, qui, vu son caractère peu friand des éloges 
vénaux, surtout quand ils sont funèbres et viennent de coteries, 
a probablement tenu à ce que son décès ait lieu sans 
aucune publicité ni « fla-fla », comme il aurait sans doute dit.

dimanche 15 octobre 2017

Charles-Marie Ducharme : un éveilleur qui confrontait notre « indifférentisme littéraire »

Charles-Marie Ducharme (1864-1890)

(Source : BANQ
)

Ces Glanures ont jusqu'à présent mis en relief plusieurs personnages historiques québécois, dont la plupart restent malheureusement trop méconnus, qui se sont efforcés d'interpeller leurs compatriotes afin de les sortir de la torpeur intellectuelle et de l'inculture qui, de leur temps comme du nôtre, ont permis de maintenir notre peuple dans l'assujettissement politique. 

Ainsi, les François-Xavier Garneau, P.-J.-O. Chauveau, Félix-Emmanuel Juneau, Louis-Philippe Turcotte, Ernest Gagnon, Napoléon Legendre, Honoré Mercier, Félix-Gabriel Marchand, Sylva Clapin, Pamphile Le May, Hubert LaRue, Eva Circé-Côté, Jules Fournier, Olivar Asselin, Armand Lavergne, Paul-Émile Lamarche et, plus près de nous, Hermas Bastien et Pierre Baillargeon, ne sont que quelques-uns parmi ceux qui auront cherché à éveiller le peuple québécois en le conviant à sortir de la paresse intellectuelle qui, depuis trop longtemps, tue notre nation à petit feu. 

Et, contrairement aux sottes prétentions de ces bien-pensants semi-lettrés et surmédiatisés selon qui le Québec d'avant 1960 n'aurait été que « grande noirceur », la soi-disant « révolution tranquille » n'a rien changé à cette inculture généralisée, comme on ne le constate que trop de nos jours où le simple fait d'être attaché à notre langue et à nos racines françaises, donc à ce qui féconde la culture d'ici, est vu comme une tare honteuse que des blablateux aussi ignares qu'arrogants qualifient stupidement de « xénophobe ». 

Donc, contrairement aux affirmations de plusieurs sots, le Québec cultivé et éclairé est venu au monde bien avant 1960. En effet, dans les divers milieux qui composaient la société d'alors on y a toujours trouvé de nombreux esprits allumés qui prônaient l'appropriation par notre peuple de la culture, des arts et des sciences, et pour qui l'instruction était une nécessité vitale pour assurer l'avenir de la nation française d'Amérique. 

L'un des plus ardents défenseurs de l'éveil intellectuel des Canadiens-français — tel qu'on nommait les Québécois d'alors — était un jeune écrivain que la mort a frappé alors qu'il n'avait à peine que 26 ans. Le 7 novembre 1890, en effet, mourait à Montréal Charles-Marie Ducharme, qui était vu comme l'un des esprits et talents les plus brillants et prometteurs de son époque. Comme on le constate dans les commentaires et articles publiés par les journaux à l'occasion du décès de ce jeune homme, cette perte fut douloureusement ressentie par les artisans et adeptes de notre littérature nationale alors en gestation.  

Né le 29 janvier 1864 de parents cultivateurs établis à Trois-Rivières, Charles-Marie Ducharme a étudié au Collège Sainte-Marie, à Montréal, et devint notaire, une profession qui ne tarda pas à l'ennuyer et qu'il quitta pour se consacrer à temps plein aux Lettres. Il a publié un grand nombre d'articles de critique littéraire ou politique, de poèmes, contes et autres textes dans de nombreux journaux et revues, en plus d'avoir pu faire paraître, peu de temps avant sa mort, un recueil de ses meilleurs écrits, intitulé Ris et Croquis, devenu depuis longtemps une rareté mais que l'on peut télécharger gratuitement ICI

Ces Glanures ont donc l'honneur de vous permettre de faire connaissance avec Charles-Marie Ducharme, d'abord en reproduisant ci-dessous trois articles parus à l'occasion de sa mort et qui permettent de mesurer l'ampleur de la perte que cette disparition beaucoup trop prématurée a imposée à notre littérature nationale. 

Puis vous pourrez découvrir la pensée de ce jeune homme remarquable dans un article où il s'en prend à ce qu'il appelait « notre indifférentisme littéraire », dont le texte est inclus dans son livre Ris et Croquis et que nous reproduisons intégralement au bas de la présente Glanure. 

Chose certaine, vous comprendrez à cette lecture pourquoi il est important de sortir des oubliettes un compatriote d'une telle stature et dont la courte vie aura été un effort aussi admirable qu'acharné pour nous extirper de notre débilitante torpeur culturelle et intellectuelle. 


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Charles-Marie Ducharme 

par l'abbé Frédéric-Alexandre Baillairgé


L'abbé F.-A. Baillargé (1854-1928)

(Source : Biographies canadiennes-

françaises, 1926, p. 325) 


« Le 10 novembre 1890 voyait s'éteindre à Montréal, à l'âge de 26 ans, un jeune homme dont la force intellectuelle promettait beaucoup pour l'avenir. Charles M. Ducharme devait comme sa mère mourir de consomption

Fils d'un riche cultivateur de la banlieue des Trois-Rivières, il fit son cours complet chez les Révérends Pères Jésuites à Montréal, et devint notaire. Ce jeune homme était doux, tranquille et studieux. Son âme cependant ne manquait pas d'ardeur, mais son tempérament plutôt faible ne se prêtait pas à une grande activité physique. Lorsque la piété, le talent et le travail se trouvent réunis dans une existence, il y a toujours, si les circonstances fâcheuses de la vie n'y mettent pas obstacle, une riche effloraison. On trouvait tout cela chez Ducharme. 

Si les grandes pensées viennent du coeur, les pensées justes procèdent et de la pondération du jugement et de l'esprit d'observation. Ducharme était un observateur. C'est qu'il avait étudié en cherchant à se rendre compte des choses. Les jeunes gens de nos jours ne cherchent pas assez à voir la raison des choses, c'est ce qui fait que tant d'écoliers médiocres restent des hommes médiocres. On ne peut chercher la raison des choses sans développer en soi l'attention. L'attention continue, qui devient facile par habitude, c'est l'esprit d'observation. Notre jeune ami réfléchissait sur ce qu'il voyait. La réflexion est ce qui donne avant tout la maturité : elle est au jugement ce que le soleil est à la végétation. 

Notre jeune notaire n'ayant point du reste à se préoccuper du côté matériel de la vie, fit bientôt des lettres sa profession. Les revues et les journaux du pays ont publié un grand nombre de ses articles. 

En 1889, il lançait son premier ouvrage : Ris et Croquis. Ce volume restera. Il renferme de grandes vérités et d'excellents conseils. 

Il donna dans la suite dans le National de Montréal une série d'articles sur la littérature au Canada de 1880 à 1890. Il y a là beaucoup de travail et de justes appréciations. Cette petite histoire littéraire sera publiée un jour si jamais nous trouvons un 100 piastres, et la permission. D'autres articles ont fait suite. 

Ce travailleur laisse beaucoup de pièces inédites ; elles sont entre les mains de M. Pierre Bédard qui les réunira en un volume. (Note des Glanures : cette publication n'a jamais eu lieu). 

Ducharme visait tout d'abord à dire vrai. Le travail de la forme ne venait qu'ensuite. Il parlait avec une grande autorité, parce qu'il parlait avec connaissance de cause. 

On peut lui reprocher d'avoir été parfois trop rude. Il lui est arrivé aussi, assez parfois, de se perdre dans l'amplication et de ne pas arriver assez vite au sujet. Cela devait disparaître avec le temps : le tour alerte de sa phrase l'annonçait déjà. 

Le grand mérite de M. Ducharme, c'est d'avoir fait de la véritable critique littéraire. De l'encens, lorsqu'il en fallait, mais aussi le coup de bâton lorsque la circonstance l'exigeait. 

La science est une grande chose, mais la vertu l'emporte encore en excellence. Ducharme était bon dans toute la force du mot. Il avait su conserver la piété de sa jeunesse. Un de ses parents nous écrivait : 

« C'était un jeune homme d'un grand talent. Il lisait et écrivait beaucoup. Il ne sortait jamais sans une raison d'utilité. Il ne parlait jamais en mal de son prochain. C'était un jeune homme accompli. Il était malade depuis le mois d'avril dernier ; il était allé voir ses parents aux Trois-Rivières, et c'est là qu'il a pris le rhume qui devait le conduire au tombeau. Il s'attendait à mourir. Il était bien résigné. Il est mort comme il avait vécu, en vrai chrétien. Il a conservé sa connaissance jusqu'à la fin. [...] ». 

Ducharme avait beaucoup d'amis. Grande fut parmi nous la désolation à la nouvelle de sa mort. Plusieurs ont voulu lui consacrer quelques lignes, entre autres : Rodolphe Brunet dans le Monde Illustré du 22 novembre, J. M. Denault dans le Glaneur, et Ludovic dans le Recueil Littéraire

La Providence, espérons-le, donnera à Charles M. Ducharme des successeurs qui marcheront comme lui dans le sentier du vrai, du beau et du bien ». 


Tiré de : Félix-Alexandre Baillairgé, La littérature au Canada en 1890, Joliette, 1891, p. 342-345.


Livre de l'abbé F.-A. Baillairgé, d'où est
tiré l'hommage funèbre qui précède.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


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Charles-Marie Ducharme : 
Mémorial nécrologique

par Jules Saint-Elme 
(nom de plume d'Amédée Denault)


« Le Glaneur est encore à son berceau et déjà, tout auprès de lui, il voit s'ouvrir une tombe, celle d'un jeune, d'un vaillant au cœur noble, au dévouement sincère, qu'il allait compter au nombre de ses meilleurs amis, de ses plus fidèles protecteurs. C'est un signe de prédestination : car, infailliblement, l'œuvre qui a été enfantée dans la douleur est forte contre les revers subséquents, par le fait même de son origine, et d'autre part, profite mieux des jours de triomphe qui viennent luire, pour avoir connu l'infortune à l'heure de ses débuts.

Aussi est-ce dans les sentiments d'un deuil profond, mais sans découragement aucun, que nous nous inclinons, aujourd'hui, sur ce tertre tout frais, pour y déposer une couronne d'immortelles, celle de nos regrets sincères, de nos sympathies fraternelles — car, en effet, il n'est peut-être pas, sauf celle de nature, de confraternité plus intime que celle qui se forme entre les amants de la plume, les frères en littérature !

Charles Marie Ducharme, notaire de Montréal, l'un des nôtres, vient de mourir ! Il est mort, comme il venait de s'inscrire dans la phalange que nous tentons de former — jeunes téméraires qu'on nous dira, sans doute — pour attaquer cette forteresse redoutable, l'indifférence littéraire où languit notre cher pays !

Il est mort, notre ami, ne léguant à notre œuvre que son nom, déjà célèbre, avant même que d'avoir pu, terrassé qu'il se trouvait par la maladie cruelle qui paralysait, depuis déjà quelque temps, son énergie ordinaire, avant que d'avoir pu faire bénéficier d'un seul de ses articles, magistralement touchés, le Glaneur dont il saluait, naguère pourtant, avec enthousiasme, la récente apparition, de son lit de mourant.

Nous déplorons bien vivement cette grande perte qui afflige, aujourd'hui, notre premier essor, et cependant nous nous consolons par la pensée que toute cause juste et bonne voit son succès garanti, du jour quelle a eu son premier martyr. Et Ducharme meurt, à vingt-six ans, martyr un peu de la cause littéraire, dont nous sommes fiers de rester ses co-adeptes survivants ! Vingt-six ans, comme c'est jeune pour descendre dans la tombe ! Surtout quand, déjà, on a eu le talent et le courage d'esquisser le plan d'une vie aussi bien remplie pour le bénéfice de la patrie que celle de Ducharme l'aurait été !

Redisons, en deux mots, ce qu'il avait déjà fait. Après un cours d'études brillant chez les pères Jésuites, à Montréal, il s'était fait admettre d'emblée dans la profession du notariat, où il pratiqua, un certain temps, avec plein succès. À peine émancipé des travaux de l'école, il consacra tous ses loisirs à la littérature. Il paraissait même décidé, depuis ces derniers mois, à en faire une profession, à l'exclusion de toute autre. C'était naïf, dans un pays ingrat comme est le nôtre à cet égard ; mais Ducharme, qui avait de l'étoffe et du courage plein le cœur, ne doutait de rien à ce propos. 

Les quelques huit années dans le cours rapide desquelles il avait déjà conquis, de haute lutte, son titre d'écrivain, et d'écrivain de mérite, ont vu tomber de sa plume une foule de jolies pièces, prose et poésie. La justesse et l'élégance n'altéraient en rien, chez lui, la fécondité, et comme il serait trop long d'énumérer les meilleures seulement de ses productions, nous renvoyons le lecteur aux recueils où elles sont consignées. Il en a semé un peu partout dans nos revues canadiennes-françaises ; mentionnons entre autres La Revue Canadienne, Le Monde Illustré, Le Bazar, puis L'Étendard, Le National de Montréal, L'Étudiant de Joliette, etc., etc.

À voir surtout, nous le recommandons chaleureusement, son volume de mélanges, publié l’an dernier, sous le titre Ris et Croquis. Son talent, encore en évolution, mais déjà très original, s'y révèle tout entier. Ducharme, pour un avenir prochain, nous en promettait d'autres, et il était homme à tenir parole. La mort ne le lui a pas permis. Que [ce livre] lui serve d'impérissable monument, il en est digne et peut suffire à la tâche !

Du reste, Ducharme laisse de quoi former encore un fort joli volume posthume : espérons que quelqu'un de ses bons amis en tirera parti, la chose, certes, en vaut la peine.

Ce qui distinguait Ducharme prosateur, c'était une finesse de critique, une délicatesse d'analyse, assez rares parmi nos critiques littéraires du Canada français. Il allait être, avec de la pratique, de première force comme critique de littérature : sa série d'articles dans les premiers numéros du National sur la littérature canadienne durant la dernière décade, et ses dernières chroniques de L’Étendard, sont là pour corroborer mon témoignage.

Mais Ducharme était un modeste non moins qu'un érudit, et voilà pourquoi il ne s'est pas fait grand bruit autour de son œuvre qui en était digne, pourtant, mieux que bien d'autres qui soulèvent des tonnerres de réclame.

Catholique convaincu, ardent patriote, on sentait toujours, avec plaisir, résonner ferme cette double note dans tous les écrits de Ducharme. Et comme cet humble, ce petit volontaire, avait la plume pour être, au moment voulu, un vigoureux polémiste, on sent que la Patrie, en vérité, pouvait attendre de son dévouement les plus éminents services.

Aujourd'hui ces espérances sont anéanties. Mais l'exemple reste et formera je l'espère, plus d'un imitateur. Tout en pleurant sur ses cendres, prions Dieu qu'il daigne accorder à notre ami la récompense de tous les services qu'il eut rendus à la cause nationale s'il eut vécu cinquante années de plus.

Quant à nous, du Glaneur, non content d'avoir payé à la mémoire de ce pauvre Ducharme un faible tribut d'amitié reconnaissante, nous sollicitons de la famille du défunt, en lui présentant nos plus affectueuses condoléances, l'honneur de partager avec elle le poids de l'infortune où la plonge ce décès et aussi l'espoir d'un bonheur prochain et éternel pour la belle âme de celui que nous regrettons ensemble ! »


Tiré de : revue Le Glaneur, premier volume, Lévis, 1890. 

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M. Charles-Marie Ducharme

par Rodolphe Brunet


      « Mensonge ! Illusion ! Éclair que notre joie !
         Non, l’avare tombeau ne lâche point sa proie ».  
                                          - ALEXANDRE BARDE


« La mort vient de couper le fil d’une courte mais belle existence ; notre ami, Charles-M. Ducharme, repose maintenant entre les quatre planches de la tombe !

Nous avions, un instant, espéré que sa jeunesse le préserverait, et naguère encore, nous comptions sur son rétablissement. Mais ses vingt-six ans n’y ont rien fait. Il a connu l’agonie de la phtisie ; et le fantôme impitoyable de cette dernière l’a lentement couvert de son triste drap mortuaire.

Nous ne verrons plus ce regard intelligent, cet air de bonté et ces bonnes manières qui caractérisaient le spirituel chroniqueur du National et de l’Étendard.

Trois-Rivières porte le deuil d’un de ses plus illustres enfants, l’Union catholique a perdu l’un de ses plus grands et savants présidents, et le notariat se souviendra longtemps de la perte qu’il fait dans la personne sympathique de M. Charles-M. Ducharme.

Et l’humble biographe, au nom des collaborateurs du Monde Illustré, trace aujourd’hui un petit souvenir en mémoire d’un ami que le voile de l’oubli ne lui fera jamais perdre de vue.

À peine voyait-il son talent applaudi de toutes parts, à peine rêvait-il le petit bonheur de la terre, que déjà la froide main du sort, l’étreinte terrible de la mort vinrent avec leur appareil horrible dire à cet écrivain de talent et de renom : « Tout passe ici-bas, Dieu seul résiste au temps et à la mort ! »

Comme le destin de l’homme est ironique ! Il croyait pouvoir jouir bientôt d’une aurore de félicité et approcher de ses lèvres la coupe du bonheur ; mais il oubliait :

         « Que le bonheur, hélas ! n’était qu’une chimère
         Qui devait se briser aux planches d’un cercueil ! »

Ah ! Combien d’entre nous oublient cette vérité incontestable ? Rappelons-nous donc toujours que devant l’éternité l’homme n’est qu’un faible atome jeté, un instant, dans le vaste univers ; et que l’éternelle loi qui frappe continuellement l’humanité souffrante s’applique aux plus humbles comme aux plus grands talents !

Il y a deux ans, Charles-M. Ducharme publiait un volume magnifique, au style exquis ; je veux parler des Ris et CroquisIl terminait la préface de ce livre en disant au lecteur : «Non pas adieu, mais au revoir !» Hélas ! « L’homme propose, mais Dieu dispose ». Qu’elle est triste, cette mort qui brise ainsi les plus belles espérances !

Tâchons, maintenant, de démentir le proverbe : « Sitôt en terre, sitôt oublié ». Non, nous agirons autrement et nous prouverons à l’ami disparu que notre amitié était sincère autant que notre tribut sera constant.

Il y a un vers de Victor Hugo que l’auteur de la Littérature canadienne a, sans doute, dû méditer et répéter en lui-même bien souvent, en face de la mort ; je le redis à tous ceux qui ont été ses amis, à tous ceux qui lui furent unis par les doux liens de l’affection : 

"Vous tous qui vivez, donnez une pensée aux morts !" »


Tiré de : Le Monde Illustré, 22 novembre 1890.


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Notre indifférentisme littéraire 

par Charles Ducharme


Ris et croquis, de Charles-M. Ducharme,
d'où est tiré le texte qui suit.

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)



« La société canadienne-française nous offre depuis des années un bien singulier spectacle; lui parle-t-on d'éloquence sacrée ou profane, de littérature, de peinture, de science, en un mot de tout ce qui élève l'âme et lui inspire de sublimes aspirations, elle bâille !  Au contraire vient-on l'entretenir de bagatelles et de futilités, la combler de représentations cocasses : elle admire, elle s'extasie, elle applaudit à outrance ! 


Cette réflexion va faire bondir beaucoup de nos optimistes qui, ne voyant partout que du rose ou du bleu, ne sauraient croire que l'on puisse broyer du noir pour peindre un petit coin du sol de leurs amours. Pourtant, s'ils ouvraient tant soit peu les yeux, et daignaient seulement noter à mesure qu'ils se présentent les engouements grotesques, les enthousiasmes inexplicables, souvent ridicules de la foule, dans nos grandes cités surtout, ils verraient à l'instant qu'ils perdent un temps infiniment précieux en jouant à l'indignation au sujet d'un fait que les événements viennent malheureusement confirmer chaque jour.

Sait-on comment Octave Crémazie appelait la société canadienne en 1866 ? Une société d'épiciers !  Pour un poète il n'est pas flatteur, comme on le voit, mais ceux qui l'ont vu aux prises avec l'indifférence de ses compatriotes savent que le compliment était richement mérité. Il y aura bientôt vingt-cinq ans de cela, et notre société trouve sans doute le qualificatif de son goût, puisqu'elle semble s'en enorgueillir plus que jamais. Mais écoutons le chantre du Drapeau de Carillon nous parler des épiciers de son époque : 

«J'appelle épicier, dit-il, tout homme qui n'a d'autre savoir que celui qui lui est nécessaire pour gagner sa vie, car pour lui la science est un outil, rien de plus. L'avocat qui n'étudie que les pandectes et les statuts révisés, afin de se mettre en état de gagner une mauvaise cause et d'en perdre une bonne, le médecin qui ne cherche dans les traités d'anatomie, de chirurgie et de thérapeutique que le moyen de vivre en faisant mourir ses patients ; le notaire qui n'a d'autres connaissances que celles qu'il a puisées dans Ferrière et dans Massé, ces deux sources d'où coulent si abondamment ces oeuvres poétiques que l'on nomme protêts et contrats de vente, tous ces gens ne sont que des épiciers. Comme le vendeur de mélasse et de cannelle, ils ne veulent savoir que ce qui peut rendre leur métier profitable.

Dans ces natures pétrifiées par la routine, la pensée n'a pas d'horizon. Pour elles, la littérature française n'existe pas après le dix-huitième siècle. Ces messieurs ont bien entendu parler vaguement de Chateaubriand, de Lamartine, et les plus forts d'entre eux ont peut-être lu les Martyrs et quelques vers des Méditations, mais les noms d'Alfred de Musset, de Gautier, d'Ozanam, de Mérimée, de Ravignan, de Lacordaire, de Nodier, de Sainte-Beuve, de Cousin, de Gerbet, etc., enfin de toute cette pléïade de grands écrivains, la gloire et la force de la France du dix-neuvième siècle leur sont presque complètement inconnus...


Le patriotisme devrait peut-être, à défaut du goût des lettres, les porter à encourager tout ce qui tend à conserver la langue de leurs pères. Hélas ! vous le savez comme moi, nos messieurs riches et instruits ne comprennent l'amour de la Patrie que lorsqu'il se présente sous la forme d'actions de chemins de fer et de mines d'or promettant de beaux dividendes, ou bien encore quand il leur montre en perspective des honneurs politiques, des appointements et surtout des chances de jobs. 


Avec ces hommes vous ferez de bons pères de famille, ayant toutes les vertus d'une épitaphe ; vous aurez des échevins, des marguilliers, des membres du parlement, voire même des ministres, mais vous ne parviendrez jamais à créer une société littéraire, artistique, et je dirai même patriotique dans la belle et grande acception du mot ».


Ne dirait-on pas que ces lignes [de Crémazie], vieilles de près d'un quart de siècle, ont été écrites aujourd'hui même, tant elles reproduisent fidèlement l'indifférentisme littéraire qui afflige notre société ? Qui voyez-vous en effet aux tournois hippiques, aux danses de nègres, aux représentations du cirque, aux mascarades du carnaval ? Nos avocats, nos médecins, nos échevins, nos députés jusqu'à nos sénateurs ! Les exceptions sont le petit nombre.

Y a-t-il au contraire dans nos cercles des conférences littéraires, des réunions où les lettres sont en honneur ? Vous voyez la plupart de ces messieurs briller par leur absence ! Que voulez-vous, chez eux, le physique l'emporte sur le moral ; tout ce qui touche de loin ou de près aux ouvrages de l'esprit les trouve froids, impassibles, on dirait des statues marmoréennes.  Mais parlez-leur de chevaux, de chiens, de poules, d'amusements frivoles, vous les verrez aussitôt sortir de leur impassibilité, devenir tout feu, s'enthousiasmer tout comme s'ils traitaient dans une assemblée publique un sujet éminemment patriotique. 

On m'accusera peut-être de forcer un peu la note et de ne point me défier des attraits séduisants de l'exagération. Vous avez déjà assisté à des séances littéraires, et toujours il y avait salle comble, ce qui prouve qu'on est bien moins indifférent que je ne le prétends. 

Pardon, j'admets bien votre auditoire nombreux, mais je ne saurais souscrire à la véracité de votre conclusion. Procédez, en effet, à un triage en règle, comme celui que fit Gédéon avant de marcher contre les Madianites ; n'accordez le titre de véritables amis de l'art et de la littérature qu'à ceux qui sont venus sincèrement rendre hommage au mérite de l'écrivain, du poète, au talent de l'orateur du jour : comme le héros hébreu, croyez-vous pouvoir trouver trois cents braves pour vous seconder, et affirmer hautement que vous avez raison et que j'ai tort ?

Il vous faudra d'abord écarter tous les curieux venus pour lorgner : la toilette de celle-ci, le chapeau de celle-là, la moustache de celui-ci, le nez de celui-là, ou pour voir quels sont les galants de mademoiselle Thérèse et quelle est la tournure du couple B***, en pleine lune de miel ; il vous faudra encore écarter tous les fervents de la cause sentimentale, qui trouvent dans ce genre de séances un lieu de rendez-vous tout aussi commode que certains exercices religieux du soir et certaines rues le samedi après-midi ; toute la famille des complaisants dont la tâche est d'accompagner une amie de campagne ou une vénérable douairière ; tous les poseurs visant au titre d'amateurs des choses sérieuses, pour faire leur cour à tel et tel personnage influent dont ils voudraient obtenir une sinécure; tous les amis du conférencier, auditeurs par politesse ou par intérêt, qui prisent bien plus la table et le champagne de l'hôte que les phrases du causeur, tous les... 

Je clos ici ma kyrielle, de crainte de ne pouvoir vous accorder, sur mille auditeurs, quarante élus, quarante amis des muses, quarante immortels ! 

Ah ! S'il s'était agi d'une comédie équivoque, d'une piécette fertile en périodes sentimentales, en pirouettes de ballerines ou en rondes de bayadères, vous auriez trouvé un auditoire attentif, silencieux, bien élevé, applaudissant avec entrain, un auditoire modèle enfin, où commères, curieux et curieuses, amoureux, complaisants et poseurs se seraient entendus pour laisser à la porte le choquant de leur livrée, et ne se montrer qu'avec l'habit d'un sage, d'un Solon

Mais non, c'est un conférencier, un littérateur qui cause, prêtez l'oreille aux chuchotements, aux murmures qui se croisent d'une extrémité à l'autre de la salle, l'éloge du causeur est vite bâclé : «Dieu ! qu'il est ennuyeux, dit-on partout ; des conférences, des causeries comme celle-là, je puis en faire à la douzaine... il croit m'instruire quand je peux lui en montrer ! Peut-on être aussi fade, aussi terne que ce pitre qui vous débite des phrases qu'il n'a pas l'air de comprendre lui-même. Heureusement que j'avais autre chose à faire en venant ici que de l'entendre ; je lui ferais beaucoup trop d'honneur en l'écoutant! ... Va-t-il finir ! quand viendra donc l'opérette ? »

Remarquez bien que les commentaires ci-dessus ont été cueillis au vol, lors d'une conférence donnée à Montréal par l'un de nos écrivains de renom, auteur de plusieurs volumes de mérite et même membre de la Société royale canadienne ! Après un aussi bienveillant accueil, on devine pourquoi certains littérateurs fuient les conférences comme la poudre, et ne veulent plus pérorer devant un certain public, certains qu'ils sont qu'on vient non pour les écouter, mais pour continuer une causerie entamée au dehors. 

Ou on choque le conférencier en se rendant en foule pour s'occuper de tout autre chose que de sa conférence, ou on le laisse gesticuler seul dans une salle où les chaises et les bancs forment la plus grande partie de l'auditoire. Voilà où nous mène le culte des extrêmes. Pourtant, de nos jours comme jadis, toujours : In medio stat virtus ! 

Que deux coursiers de renom se disputent l'arène, que plusieurs marcheurs se fassent une lutte de milles, que le nègre refuse au blanc la palme de la danse, on accourt de tous les coins et recoins de la cité pour faire des ovations au champion et couvrir de lauriers le vainqueur ; il n'y a pas assez de roses dans les serres pour satisfaire la passion des couronnes et des guirlandes, pas assez de souscripteurs pour flatter la manie des bourses et des récompenses. 

Cependant, qu'y a-t-il de plus insignifiant, en soi, que de voir un cheval l'emporter sur un autre, un marcheur faire un pas de plus qu'un rival, un nègre lever le pied plus haut qu'un blanc. Que retire-t-on en outre de ces divers spectacles ? Des connaissances bien problématiques qui servent toutefois à alimenter la causerie dans bien des salons durant des mois ; on peut s'imaginer si le ton de ces causeries est bien relevé et bien propre à faire refleurir parmi nous l'atticisme, la distinction qui ont toujours été l'apanage du génie français. 

M. Benjamin Sulte avait bien raison de s'écrier : 

« Où est la langue littéraire ? Qui est-ce qui la parle dans notre jeune pays ? Dans quel milieu nous placerez-vous pour nous former au bon langage ? Sera-ce dans les salons ? Il ne s'y colporte que des banalités dites pitoyablement sans verve ni couleur, sans soin, sans le moindre souci des règles élémentaires de la conversation ». 

L'auteur des Laurentiennes explique ensuite comment l'impropriété de nos termes, en se reflétant sur le style de nos écrivains et de nos prosateurs, met ces derniers dans une fausse position :

« Il en résulte que, pour acquérir la force et le poids que donne la connaissance de la langue, le poète, le prosateur canadien-français doit fuir toute compagnie et faire bande à part, se réfugier uniquement dans ses livres, puiser dans ces amis muets la science de bien écrire et, nous allions dire, de bien parler. De quel secours ne serait pas pour lui la fréquentation d'un monde familier avec la souplesse, la propriété et le poli de la langue française ! Le maniement d'un outil comme la langue s'apprend beaucoup par l'exemple et par l'épreuve de tous les instants. Nous sommes privés de ces deux ressources... ». 

La plupart de nos journaux savent aussi sous ce rapport répondre à merveille aux exigences comme au goût douteux de la multitude. S'agit-il d'une conférence ? Ils vous la feront savourer en cinq lignes, ou ils ne vous en parleront pas du tout. S'agit-il d'un concours hippique, ils n'auront pas assez de colonnes pour vous tracer in extenso les prouesses, la généalogie du vainqueur, qu'on ferait remonter gravement au Bucéphale d'Alexandre, si l'on ne craignait le ridicule. 

On est grand personnage, aujourd'hui, quand on appartient à un cercle ou à un club quelconque : club de billard, de pêche, de chasse, de gymnastique, de raquette, de bicyles, de tir, de natation, etc., etc., pas à un cercle littéraire par exemple, car celui-là on le laisse aux naïfs, aux rétrogrades qui, n'étant pas de leur siècle, ne comprennent rien aux grandes conceptions du jour. Aussi, il n'est pas rare de voir ces clubs recruter chacun cinq à six cents membres appartenant presque tous aux professions libérales et jouir de la plus grande prospérité, tandis que l'on crierait merveille si l'on voyait un cercle littéraire comptant trois cents membres actifs et se maintenant par les seules contributions de son personnel ! 

Mon intention n'est point de vouloir proscrire tous ces clubs. Si, pour la paix du foyer domestique, plusieurs méritent la peine capitale, il faut avouer que quelques-uns ont leur utilité, mais qu'on sache donc, une bonne fois, leur assigner la place qui leur convient. Il me semble que la culture de l'intelligence doit avoir le pas sur celle du corps. Chaque jour, hélas, c'est l'opinion contraire qui prévaut. 

L'intelligence n'a pour sa nourriture que ce qu'elle peut attraper : les cancans du jour, les scandales de la veille, puis les menus piteux des publications hebdomadaires qui ne savent que colporter que des romans et des nouvelles indigestes, et, tandis qu'elle vivote ainsi, le corps, ce favori auquel on ne refuse rien, fait des siennes auprès de ménestrels barbouillés, de bouffons facétieux, de comédiennes de petits théâtres à dix centins ; il fête continuellement, promenant son triomphe de banquets en banquets — il faut qu'un club soit bien pauvre aujourd'hui pour ne point se donner le luxe du banquet traditionnel  allant du Windsor au Balmoral, du Richelieu au Duperrouzel, de Saint-Henri au Sault-au-Récollet. 

Quand donc finirons-nous par comprendre que ce n'est pas par les succès éphémères de ses rameurs, de ses pugilistes ou de ses tireurs, mais bien par son degré de culture intellectuelle, par son influence littéraire, par le nombre de ses penseurs et de ses érudits, par la science et le renom de ses écrivains, qu'une nation se distingue parmi les nations, qu'un peuple figure avec avantage aux fastes glorieux de l'histoire ?

Sont-ce des rameurs qui ont rendu fameux le siècle de Léon X ? Sont-ce des pugilistes qui ont illustré le siècle de Louis XIV et mérité à la France un prestige qu'elle n'a pas encore perdu ? Que valent les palmes d'un Hanlan ou d'un Cyr, à côté des fleurons immortels d'un Bossuet, d'un Bourdaloue, d'un Massillon, d'un Corneille et d'un Racine ?


Vous rêvez pour votre patrie un avenir glorieux, il ne vous sied plus d'être indifférents en littérature, car ce serait travailler à l'anéantissement de ce beau rêve, ce serait empêcher sa complète réalisation! 

Encouragez les clubs, les meilleurs, soit ! Mais que nos cercles littéraires aient aussi leur part de vos faveurs : la part la plus grande, la plus belle ! Réjouissez-vous des coupes de vos rameurs, des succès de vos pugilistes, mais réjouissez-vous encore davantage des couronnes de vos hommes de lettres et n'attendez pas pour les acclamer qu'on leur ait brûlé de l'encens sur une plage lointaine.

Enfin, créez des concours littéraires, sachez les doter, donnez au talent qui veut prendre son essor les ailes qui lui manquent. De cette façon, le qualificatif d'épiciers littéraires ne ternira plus l'éclat de la fleur de lys, et la nationalité canadienne-française pourra poursuivre avec gloire sa mission providentielle sur cette terre d'Amérique ». 


Tiré de : Charles-Marie Ducharme, Ris et croquis, Montréal, C. O. Beauchemin et Fils, 1889, p. 359-374.  

Dédicace du livre Ris et croquis écrite de la main de Charles-M. Ducharme
et adressée au poète William Chapman. Un mauvais travail de reliure a
malheureusement amputé les dernières lettres des mots, à droite.

(Collection Daniel Laprès)