Les scieurs de glace sur le Saint-Laurent. Gravure de Noël-Eugène Sotain (1816-1874) parue dans le numéro d'avril 1862 du Journal de l'Instruction publique, à Montréal, et ornant le texte d'Adolphe de Puibusque que l'on peut lire ci-dessous. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Ces Glanures ont récemment présenté les Notes d'un voyage d'hiver de Montréal à Québec, d'Adolphe de Puibusque (1801-1863), dont le périple décrit par l'auteur eut lieu en janvier à la fin des années 1840. Pour en savoir plus sur Adolphe de Puibusque, voyez la notice biographique présentée dans l'introduction à ce même récit.
Compte tenu de l'important intérêt suscité par ce texte, nous avons cru utile de présenter l'extrait suivant du voyage d'Adolphe de Puibusque en nos contrées, cette fois consacré au fleuve Saint-Laurent et aux évocations historiques et littéraires que celui-ci a inspirées à l'auteur :
Le Saint-Laurent
En 1535, l’Amérique septentrionale était l’unique propriété,
la terre de
chasse des peaux-rouges : depuis Christophe Colomb, elle avait vu au sud passer
quelques Espagnols ; mais aucun d’eux n’y avait fondé d’établissement durable,
et le nord n’avait pas connu les peaux blanches. Le 10 août de cette année, un
capitaine de Saint-Malo envoyé par François 1er pour suivre les découvertes de
Verrazano, Jacques Cartier, entra dans le golfe qui s’ouvre à l’est. C’était la
fête de saint Laurent ; il lui donna ce nom qui s’étendit ensuite au fleuve qui
s’y décharge, au lieu de celui de Canada
que les sauvages lui donnaient, dit Charlevoix, ainsi qu’à tout le pays
environnant.
Jacques Cartier vu par Théophile Hamel. (Source : Musée national des beaux-arts du Québec) |
Cinq
jours après, le 15, la flottille de Jacques Cartier découvrait la vaste
embouchure du fleuve ; elle doublait une île fort longue que les sauvages
appelaient Natiscorec. Jacques
Cartier lui donna le nom de L’Assomption, qu’elle a cessé de porter pour celui
d’Anticosti ; cette île est exposée à des froids si rigoureux qu’elle est
encore réputée inhabitable.
Jacques-Cartier
s’engagea ensuite dans le fleuve, et le 1er septembre, après y avoir
vogué cent cinq lieues comme dans un large bras de mer, il se trouva à l’entrée
du Saguenay, rivière impétueuse et d’une force irrésistible qui vient du nord ;
il navigua encore quarante-cinq lieues et arriva sous un cap élevé à un endroit
nommé Stadaconé, emplacement futur de
Québec. Quoiqu’il y rencontrât une nation nombreuse qui, pour l’empêcher de
monter plus haut, le menaça de toutes sortes de dangers, il poursuivit sa route
et ne s’arrêta que soixante lieues plus loin, à Hochelaga, devant une montagne qu’il nomma Mont Royal ; on nomma
plus tard ce lieu Ville-Marie, puis Montréal ; il y avait là un immense sault
qui formait barrage sur le fleuve et semblait défendre de passer outre. De nos
jours, on y a construit un canal, et des ouvrages semblables élevés près des
obstacles du fleuve les ont tous fait disparaître.
Arrivée de Jacques Cartier à Stadaconé (aujourd'hui Québec). (Source : Biographi.ca) |
Mesuré
de sa source à son embouchure, le Saint-Laurent a plus de sept cents lieues de
cours ; il commence à couler sur un grand plateau, d’où sort aussi, mais en
sens inverse, le Mississipi qui va au sud, et les nombreuses rivières qui jettent
leurs eaux vers le nord dans la baie d’Hudson. Ce plateau est assurément le
lieu du globe qui renferme le plus d’eau ; on en descend pour aller à la mer
comme par un escalier de lacs, et quels lacs ! Des mers d’eau douce ; le lac Supérieur qui a plus de cinq cents lieues de circonférence, le lac Huron, le
lac Érié, le lac Ontario ; l’ingénieur Bayfield évalue la profondeur du lac
Supérieur à six cents pieds ; il n’a pu atteindre le fond du lac Ontario au
centre avec une sonde de neuf cents pieds, et, qui le croirait ! ces énormes
récipients se déchargent de l’un dans l’autre sans former jamais la moindre
crue. L’île aux Chèvres, suspendue aux flancs du Niagara et qui reçoit le choc
de toutes les masses qui s’y précipitent, non-seulement n’est jamais inondée,
mais n’est pas couverte d’un pouce de plus. Le Saint-Laurent, nommé
d’abord rivière Saint-Louis, là où il prend naissance au 48e degré 30 de
latitude nord et au 93e de longitude ouest, et changeant de nom entre le lac
Supérieur, le lac Huron et le lac Érié, se jette sous le nom de Niagara dans le
lac Ontario pour en sortir enfin sous le nom de Saint-Laurent qu’il ne quitte
plus jusqu’à son embouchure.
Dans
tout son cours il ne passe que sous un seul pont, le pont tubulaire de Victoria
à Montréal, le plus long qui existe au monde ; l’inauguration en a été faite il
y a deux ans par le prince de Galles ; on se demandait alors avec inquiétude si
cet ouvrage gigantesque pourrait résister à la débâcle ; l’épreuve a été faite
à la suite d’un hiver d’une rigueur extrême et elle a pleinement réussi : rien n’a
bougé dans cette masse de fer d’une étendue de trois milles sous l’effort de
glaçons qui s’élèvent en montagnes de cinquante pieds.
Le
Saint-Laurent apporte son eau à presque toutes les villes du Canada. Cette eau
est d’une pureté sans pareille, elle est verte comme l’émeraude et elle a une
transparence admirable ; elle nourrit les meilleures espèces de poisson depuis
l’éperlan jusqu’au saumon. Dans la partie maritime du fleuve on trouve des
loups de mer, de jeunes baleines et des marsouins blancs de plus de vingt pieds
de longueur ; cette espèce de cétacées ne se rencontre plus dans quelque fleuve
ou mer que ce soit. Rien n’égale la richesse des pêcheries du Saint-Laurent ;
depuis surtout qu’un règlement général de police a mis fin au gaspillage en
prescrivant des époques d’interdiction, le repeuplement s’opère dans des
proportions incalculables.
La
navigation ouverte chaque année à la fin d’avril s’étend jusqu’à la mi-novembre
; le fleuve gèle alors de Montréal jusqu’au lac Saint-Pierre, au-dessus des
Trois-Rivières ; c’est à ce point que le reflux cesse de se faire sentir, ce
qui n’empêche pas la rivière de prendre quelquefois dans le resserrement formé
par Québec et la Pointe-Lévis, mais ces cas sont rares et généralement durent
peu. Cependant le Saint-Laurent charrie trop de glace dans cette partie pour
que la navigation y soit possible : il y a d’ailleurs l’île d’Orléans, la
Grosse-Ile, l’île Saint-Thomas, et beaucoup d’autres terres dans cette partie
basse du fleuve qui resserrent les eaux et les glaces dans la saison froide.
Comme
les étés au Canada sont d’une chaleur excessive, on ne manque pas de faire
d’amples provisions de glace pendant l’hiver ; à Montréal principalement, c’est
une grosse affaire. J’y ai vu employer des charrues faites exprès ; elles
étaient tirées par deux chevaux, et un homme était assis sur le socle coupant
qui fendait de longs sillons. Ordinairement les habitants se contentent de
scier la glace comme ils scieraient une planche ; puis on passe une chaîne
autour du morceau détaché ; un cheval y est attelé, et d’un coup de collier il
l’enlève. Rien de plus beau à voir, quand un morceau long d’une dizaine de
pieds et épais de deux ou trois, sort ainsi de l’eau sous un rayon de soleil,
on dirait du cristal ; quelle que soit l’épaisseur, on peut lire au travers
tant la glace est pure. Toute cette récolte est soigneusement emmagasinée, et l’été,
pour le plus modique abonnement, le public est abondamment servi.
Les scieurs de glace sur le Saint-Laurent. Gravure de Noël-Eugène Sotain (1816-1874) parue dans le numéro d'avril 1862 du Journal de l'Instruction publique, à Montréal, et ornant le texte d'Adolphe de Puibusque que l'on peut lire ci-dessous. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Le
Saint-Laurent est magnifique durant la belle saison ; ses deux rives ne forment
qu’une longue rue garnie de maisons qui ne sont séparées que par des jardins et
des bouquets de bois, elles sont généralement hautes sans être escarpées et
d’un aspect aussi riant que majestueux. La navigation fluviale se distingue par
son activité et son luxe ; les bâtiments sont de riches hôtelleries où l’on ne
manque d’aucun confort des villes ; les prix y sont d’une rare modicité : pour
un dollar et demi, environ sept francs cinquante, on va dans une nuit de
Montréal à Québec, soixante lieues, avec un thé, et quelquefois même un
déjeuner dans un state-room (cabine
de première classe, garnie d’un excellent lit), mais en hiver, au lieu des
navires, ce sont les sleighs qui
courent sur le fleuve, et le spectacle n’est pas moins grand. Des avenues
plantées d’arbres verts indiquent les routes à suivre et l’on entend de tous
les côtés retentir les clochettes d’argent. Le dégel est encore un spectacle
très original. S’il fallait que le soleil fit fondre toute la glace du fleuve,
ce serait à n’en pas finir ; mais les choses se passent plus promptement et beaucoup
mieux : c’est l’eau qui gonfle, s’élève, reflue et montant tout à coup de vingt
à vingt-cinq pieds, fait craquer la table de glace et l’emporte par fragments.
Quand l’explosion est faite, on voit d’immenses morceaux se mettre en mouvement
avec les plantations vertes, et en deux jours tout est parti.
À
peine le fleuve est-il net, qu’apparaissent les cages ou trains de bois, préparés pendant l’hiver dans des
campements ou chantiers des pays d’en haut ; ils sont lancés sur l’Outaouais et
après avoir été refaits plusieurs fois, après tous les sauts qu’il faut franchir,
ils entrent au-dessous de l’île de Montréal dans le Saint-Laurent qu’ils ne
quittent plus ; ils vont se ranger dans les caves de Québec où le commerce les
achète pour l’Europe ; la nuit, quand ces longs trains sont éclairés, ils
produisent un très-bel effet ; des planches dressées à leurs extrémités leur
servent de voiles.
Je
me suis souvent demandé dans la belle saison à quel fleuve de France
ressemblait le Saint-Laurent; évidemment, il les dépasse tous en largeur et en
profondeur ; l’embouchure de la Seine depuis Tancarville jusqu’au Havre est le
seul point peut-être qui offre quelque analogie.
Pour
revenir à Jacques-Cartier, on doit dire que son voyage de 1535 ne fut suivi
d’aucun autre et qu’ainsi l’état sauvage subsista encore soixante-dix ans,
puisque ce ne fut qu’en 1608 que la première pierre de Québec fut posée par
Samuel de Champlain ; mais, après avoir rendu un juste hommage au découvreur
pour ses courageuses explorations, la reconnaissance nationale n’est pas quitte
envers lui ; nous avons payé ce que nous devons à sa vie, nous n’avons pas payé
ce que nous devons à sa mémoire. Tradition inspiratrice et féconde, elle a fait
surgir un de ces grands hommes qui marquent profondément leur empreinte dans
les œuvres d’un siècle. Ce génie, que l’admiration publique a honoré pendant
soixante ans, nous l’avons perdu il y a quelques années, c’est Châteaubriand.
Une mystérieuse prédestination avait placé son berceau sous le toit même
qu’habita Jacques Cartier. Ce rapprochement de deux gloires l’une par l’autre,
à tant d’années d’intervalle, est une circonstance si singulière qu’on ne
saurait l’environner de preuves trop précises.
Près
de la place Saint-Thomas, à Saint-Malo, on trouve au numéro 15 de la rue desJuifs une maison spacieuse à usage d’hôtel public qui porte le nom d’Hôtel de
France ; Châteaubriand est né dans la chambre qui porte le numéro 5.
Maison natale de Châteaubriand à Saint-Malo. (Source : Sur les pas des écrivains) |
Le
registre des baptêmes de 1768 porte ce qui suit à la date du 4 septembre : « Ce
jour est né François-René de Châteaubriand, fils de haut et puissant
René-Adguste, comte de Combourg, et de haute et puissante dame Appoline-Jeanne-Suzanne
de Bédée de Bonetardais, son épouse. Parrain, Jean-Baptiste de Châteaubriand,
frère de l’enfant ;— marraine, dame Françoise-Marie-Gertrude de Contades, dame
et comtesse de Ploner».
Sur
les registres de la même paroisse figurent les noms des sauvages que Jacques
Cartier avait enlevés du Canada et qu’il avait présentés à François 1er
en 1536, malheureux exilés qui ne devaient jamais revoir leur patrie.
L’Europe,
souvent trompée par les récits des voyageurs, était si difficile à convaincre,
que Jacques Cartier crut ne remplir qu’un devoir de prudence en se procurant
par la force des témoins vivants de sa conquête. « Le troisième jour de mai,
rapporte sa naïve relation, environ midi, vinrent plusieurs gens de Stadaconé,
tant hommes, femmes, qu’enfants, qui nous dirent que leur seigneur Donnacona,
Taiguragny, Domagaya et autres qui estaient dans la mesme compagnie venaient :
de quoi fumes joyeux, espérans nous en saisir. Et lorsqu’ils furent arrivés
devant nos navires, notre capitaine alla saluer le seigneur Donnacona, lequel
pareillement lui fist une grande chère, mais toutefois avait l’œil au bois et
une crainte merveilleuse ; tout auprès arriva Taiguragny lequel dit au Seigneur
Donnacona qu’il n’entrast point dedans le fort ».
Cet
Ulysse sauvage fut pris au piège qu’il avait éventé ; l’appât d’un festin
d’adieux et l’espoir de quelques beaux présents l’entraîna le premier ; il
donna l’exemple de la confiance, pénétra dans le navire et trouva aussitôt la
retraite coupée.
«
La foule effrayée se mit à fuir comme un troupeau ; les uns se jetèrent dans le
Saint-Laurent ; les autres coururent vers les bois ; mais, dans la nuit, le
rivage se couvrit des sujets de Donnacona, hurlant comme loups et criant sans
cesse : Agohanna, Agohanna ».
«
Ils ne quittèrent pas la place jusqu’au milieu du jour ; leur nombre excédait
alors tout ce qu’on avait jamais vu. Et lors, commanda le capitaine de faire
monter Donnacona ; il lui dit qu’après avoir parlé au Roy de France son maistre
et conté ce qu’il avait vu au Saguenay et autres lieux, il reviendrait dans dix
ou douze lunes, et que le Roy lui ferait un grand présent. De quoi fut fort
joyeux le dit Donnacona, lequel le dit aux autres, les quels en firent trois
merveilleux cris en signe de joie. Et alors firent le dit peuple et Donnacona
entr’eux plusieurs prédications et cérémonies, des quelles il m’est possible
d’écrire faute de les entendre... Ils firent présent à notre capitaine en luy
donnant louange de vingt-quatre colliers d’esurgny qui est la plus grande richesse
qu’ils ayent en ce monde ; car ils l’estiment mieux qu’or et argent. Après
qu’ils eurent assez parlementé et devisé les uns avec les autres, Donnacona
commanda qu’on lui apportast vivres pour manger par la mer, et qu’on les lui
apportast le lendemain. Notre capitaine lui fit présent de deux bailles
d’airain et de huit hachots et autres menues besognes comme couteaux et
patenostres ; de quoi fut fort joyeux, et les envoya à ses femmes et enfants.
Pareillement donna le capitaine à ceux qui estoient venus parler au dit
Donnacona aucuns petits présents des quels remercièrent fort le dit capitaine,
et tous se retirèrent et s’en allèrent à leur logis ».
«
Le lendemain, au plus matin, ils revinrent encore pour parler à leur seigneur
et enyoyèrent une barque qu’ils appellent casnony, en laquelle estoient quatre
femmes, lesquelles apportèrent force vivres. Nouvelles questions de la part de
ces femmes, nouvelles assurances données par Jacques Cartier de ramener son
captif à Canada, dans douze lunes ; dont les dites femmes firent un grand
semblant de joie, et monstrant par signes et parolles au dit capitaine que s’il
retournait et amenait le dit Donnacona et autres, elles lui feraient plusieurs
présents. Et lors chacune d’elles donna au dit capitaine un collier d’esurgny ;
puis, s’en allèrent de l’autre bord de la rivière où estait tout le peuple du
dit Donnacona ».
Cette
scène touchante se passait au Havre-Sainte-Croix, sur une petite rivière
appelée le Loiret, qui se jette dans le Saint-Charles, près de son embouchure,
c’est-à-dire en vue des faubourgs actuels de Québec et à quelques centaines de
pas du Saint-Laurent. Le lendemain, on appareillait et on allait poser à
l’extrémité de l’île d’Orléans, le surlendemain à l’île aux Coudres ; on fit
rencontre en cet endroit de plusieurs canots qui revenaient de la pêche dans la
rivière du Saguenay ; les sauvages qui montaient ces canots furent bien étonnés
lorsqu’ils apprirent l’enlèvement de leur grand chef ; « mais ils ne laissèrent
à venir le long des navires parler au dit Donnacona, qui leur dit qu’il avait
bon traitement avecque le capitaine ; de quoi tous d’une voix remercièrent le
dit capitaine et donnèrent à Donnacona trois paquets de peaux de castors et
loups-marins avecque cousteau de cuivre rouge, qui vient du dit Saguenay, et
autres choses ; ils donnèrent aussi au capitaine un collier d’esurgny. Pour
lesquels présens leur fist le capitaine donner dix ou douze hachots ; desquels
furent fort contents, puis s’en retournèrent ».
Ces
adieux, mêlés d’une si vive sollicitude, furent les derniers que reçut
Donnacona. Le 16 juillet, Jacques Cartier entrait dans le port de Saint-Malo.
À peine les vaisseaux avaient-ils été signalés, qu’une foule avide de revoir
l’intrépide navigateur accourait vers le lieu du débarquement ; mais, lorsqu’on
lui eut montré Donnacona et qu’on lui eut raconté son histoire, elle ne pouvait
se lasser de contempler ce roi des peaux-rouges si étrangement transporté
d’Amérique avec sa cour sauvage.
Quelques
jours après, Donnacona, conduit à Paris, était présenté au roi François 1er
avec toute sa suite. Ramené à Saint-Malo, il y reçut le baptême et il vécut
quatre ans dans la maison de Jacques Cartier. Ces quatre années laissèrent des
traces ineffaçables dans la mémoire des habitants ; les hommes rouges,
convertis au christianisme, édifiaient la piété bretonne ; la singularité de
leurs mœurs, la naïveté originale de leurs discours, tout frappait les
imaginations ; mais ce qui dut agir plus fortement encore sur les esprits,
c’est leur fin soudaine et prématurée ; ils étaient dix et tous succombèrent à la
fois. —Était-ce mal du pays ou l’effet naturel d’une maladie épidémique ? Les
relations ne le disent pas ; on voit seulement qu’une jeune fille échappa seule
à cette catastrophe. Cette jeune fille, dernière image de la patrie absente,
a-t-elle occupé les premiers rêves de Châteaubriand ? N’a-t-il pas gémi sur la
destinée de cette sœur d’Atala ? Qui peut savoir tout ce que ces traditions
intimes du nouveau monde, qui se paraient de si riches images à ses yeux, ont
éveillé de pensées chez lui, surtout quand il les recueillait de la bouche de
cette mère adorée dont il parle avec tant de vénération ; la roche de la grande Bé, ce cénotaphe de granit où sa dépouille mortelle repose aujourd'hui, était
le lieu où les hommes rouges venaient s’asseoir chaque jour ; c’est de là
qu’ils plongeaient dans la mer, et c’est là sans doute qu’ils songeaient à leur
beau fleuve, à ce majestueux Saint-Laurent, dont les deux rives ouvertes, comme
deux bras gigantesques, livrent passage aux flots de l’Atlantique.
La tombe de Châteaubriand, sur le rocher de Grande Bé, à Saint-Malo. (Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
On
ne saurait en douter, car le témoignage même de Châteaubriand l’affirme. Excité
par l’exemple des hardis navigateurs de sa ville natale, exalté par le
spectacle de cette mer aux horizons sans borne qui l’appelait incessamment,
tourmenté par l’amour de cette gloire qui ne se rencontre pas dans les chemins
battus de la vie, mais dans les routes inexplorées où le génie seul pénètre
avec l’audace de sa force, il put se dire un jour : « Je n’ai pas à compléter
l’œuvre de Jacques Cartier ; j’arrive trop tard : Champlain m’a devancé, mais
je peux faire plus : tous deux cherchaient le passage aux mers de l’Inde par le
nord et ne l’ont pas trouvé ; qui m’empêche de tenter la même entreprise, qui
me défend d’espérer plus de succès ? Je veux essayer par terre ce qu’ils ont
vainement essayé par mer».
Une
fois entrée dans sa tête, cette idée n’en sortit plus. —Pour un cadet de
famille, il n’y avait alors que deux carrières : l’Église ou l’armée ;
Châteaubriand fut envoyé à un régiment, mais la destinée voulut que ce régiment
fut en garnison à Dieppe ; il retrouva là cet Océan dont l’agitation ne le
laissait pas dormir ; chaque vague, en se brisant sur la grève, lui rappelait
ses engagements secrets.
Sous-lieutenant,
comme Napoléon, et à peu près en même temps, il n’eut pas la même confiance en
son épée ; mais, assurément, le motif qui entraîna l’un vers l’Orient conduisit
l’autre vers l’Amérique. Ils avaient un égal besoin de s’environner du
prestige, de l’audace et du merveilleux, pour ouvrir à leur ambition la route
de la gloire.
Châteaubriand, néanmoins, ne trouva pas le passage du nord, mais il trouva mieux, car ce passage ne serait qu’une découverte géographique, sans utilité possible ; il découvrit une poésie nouvelle dans les œuvres d’une nature qui n’avait encore été observée que par des yeux cupides ; il devint l’hôte des wigwams, il interrogea et fit parler les forêts vierges ; l’Européen aux passions vagues, c’était René, c’était lui ; l’Américain aux passions ardentes et pures, c’était Chactas, et cette figure nouvelle anima, avec celle d’Atala, les plus belles pages du Génie du Christianisme.
Merci pour cet article !
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