dimanche 31 janvier 2021

Le Saint-Laurent vu par un visiteur français, fin années 1840

Les scieurs de glace sur le Saint-Laurent. 

Gravure de Noël-Eugène Sotain (1816-1874) parue dans le numéro
d'avril 1862 du Journal de l'Instruction publique, à Montréal, et ornant
 le texte d'Adolphe de Puibusque que l'on peut lire ci-dessous. 

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   Ces Glanures ont récemment présenté les Notes d'un voyage d'hiver de Montréal à Québec, d'Adolphe de Puibusque (1801-1863), dont le périple décrit par l'auteur eut lieu en janvier à la fin des années 1840. Pour en savoir plus sur Adolphe de Puibusque, voyez la notice biographique présentée dans l'introduction à ce même récit. 

   Compte tenu de l'important intérêt suscité par ce texte, nous avons cru utile de présenter l'extrait suivant du voyage d'Adolphe de Puibusque en nos contrées, cette fois consacré au fleuve Saint-Laurent et aux évocations historiques et littéraires que celui-ci a inspirées à l'auteur : 


Le Saint-Laurent

Extrait d'un Voyage inédit aux
États-Unis et au Canada


Publié dans le
Journal de l'Instruction publique,
Montréal, avril 1862




En 1535, l’Amérique septentrionale était l’unique propriété, la terre de chasse des peaux-rouges : depuis Christophe Colomb, elle avait vu au sud passer quelques Espagnols ; mais aucun d’eux n’y avait fondé d’établissement durable, et le nord n’avait pas connu les peaux blanches. Le 10 août de cette année, un capitaine de Saint-Malo envoyé par François  1er pour suivre les découvertes de Verrazano, Jacques Cartier, entra dans le golfe qui s’ouvre à l’est. C’était la fête de saint Laurent ; il lui donna ce nom qui s’étendit ensuite au fleuve qui s’y décharge, au lieu de celui de Canada que les sauvages lui donnaient, dit Charlevoix, ainsi qu’à tout le pays environnant.

Jacques  Cartier vu par Théophile Hamel

(Source : Musée national des beaux-arts du Québec)

Cinq jours après, le 15, la flottille de Jacques Cartier découvrait la vaste embouchure du fleuve ; elle doublait une île fort longue que les sauvages appelaient Natiscorec. Jacques Cartier lui donna le nom de L’Assomption, qu’elle a cessé de porter pour celui d’Anticosti ; cette île est exposée à des froids si rigoureux qu’elle est encore réputée inhabitable.

Jacques-Cartier s’engagea ensuite dans le fleuve, et le 1er septembre, après y avoir vogué cent cinq lieues comme dans un large bras de mer, il se trouva à l’entrée du Saguenay, rivière impétueuse et d’une force irrésistible qui vient du nord ; il navigua encore quarante-cinq lieues et arriva sous un cap élevé à un endroit nommé Stadaconé, emplacement futur de Québec. Quoiqu’il y rencontrât une nation nombreuse qui, pour l’empêcher de monter plus haut, le menaça de toutes sortes de dangers, il poursuivit sa route et ne s’arrêta que soixante lieues plus loin, à Hochelaga, devant une montagne qu’il nomma Mont Royal ; on nomma plus tard ce lieu Ville-Marie, puis Montréal ; il y avait là un immense sault qui formait barrage sur le fleuve et semblait défendre de passer outre. De nos jours, on y a construit un canal, et des ouvrages semblables élevés près des obstacles du fleuve les ont tous fait disparaître.

Arrivée de Jacques Cartier à Stadaconé (aujourd'hui Québec). 

(Source : Biographi.ca)

Mesuré de sa source à son embouchure, le Saint-Laurent a plus de sept cents lieues de cours ; il commence à couler sur un grand plateau, d’où sort aussi, mais en sens inverse, le Mississipi qui va au sud, et les nombreuses rivières qui jettent leurs eaux vers le nord dans la baie d’Hudson. Ce plateau est assurément le lieu du globe qui renferme le plus d’eau ; on en descend pour aller à la mer comme par un escalier de lacs, et quels lacs ! Des mers d’eau douce ; le lac Supérieur qui a plus de cinq cents lieues de circonférence, le lac Huron, le lac Érié, le lac Ontario ; l’ingénieur Bayfield évalue la profondeur du lac Supérieur à six cents pieds ; il n’a pu atteindre le fond du lac Ontario au centre avec une sonde de neuf cents pieds, et, qui le croirait ! ces énormes récipients se déchargent de l’un dans l’autre sans former jamais la moindre crue. L’île aux Chèvres, suspendue aux flancs du Niagara et qui reçoit le choc de toutes les masses qui s’y précipitent, non-seulement n’est jamais inondée, mais n’est pas couverte d’un pouce de plus. Le Saint-Laurent, nommé d’abord rivière Saint-Louis, là où il prend naissance au 48e degré 30 de latitude nord et au 93e de longitude ouest, et changeant de nom entre le lac Supérieur, le lac Huron et le lac Érié, se jette sous le nom de Niagara dans le lac Ontario pour en sortir enfin sous le nom de Saint-Laurent qu’il ne quitte plus jusqu’à son embouchure.

Dans tout son cours il ne passe que sous un seul pont, le pont tubulaire de Victoria à Montréal, le plus long qui existe au monde ; l’inauguration en a été faite il y a deux ans par le prince de Galles ; on se demandait alors avec inquiétude si cet ouvrage gigantesque pourrait résister à la débâcle ; l’épreuve a été faite à la suite d’un hiver d’une rigueur extrême et elle a pleinement réussi : rien n’a bougé dans cette masse de fer d’une étendue de trois milles sous l’effort de glaçons qui s’élèvent en montagnes de cinquante pieds.

Le Saint-Laurent apporte son eau à presque toutes les villes du Canada. Cette eau est d’une pureté sans pareille, elle est verte comme l’émeraude et elle a une transparence admirable ; elle nourrit les meilleures espèces de poisson depuis l’éperlan jusqu’au saumon. Dans la partie maritime du fleuve on trouve des loups de mer, de jeunes baleines et des marsouins blancs de plus de vingt pieds de longueur ; cette espèce de cétacées ne se rencontre plus dans quelque fleuve ou mer que ce soit. Rien n’égale la richesse des pêcheries du Saint-Laurent ; depuis surtout qu’un règlement général de police a mis fin au gaspillage en prescrivant des époques d’interdiction, le repeuplement s’opère dans des proportions incalculables.

La navigation ouverte chaque année à la fin d’avril s’étend jusqu’à la mi-novembre ; le fleuve gèle alors de Montréal jusqu’au lac Saint-Pierre, au-dessus des Trois-Rivières ; c’est à ce point que le reflux cesse de se faire sentir, ce qui n’empêche pas la rivière de prendre quelquefois dans le resserrement formé par Québec et la Pointe-Lévis, mais ces cas sont rares et généralement durent peu. Cependant le Saint-Laurent charrie trop de glace dans cette partie pour que la navigation y soit possible : il y a d’ailleurs l’île d’Orléans, la Grosse-Ile, l’île Saint-Thomas, et beaucoup d’autres terres dans cette partie basse du fleuve qui resserrent les eaux et les glaces dans la saison froide.

Comme les étés au Canada sont d’une chaleur excessive, on ne manque pas de faire d’amples provisions de glace pendant l’hiver ; à Montréal principalement, c’est une grosse affaire. J’y ai vu employer des charrues faites exprès ; elles étaient tirées par deux chevaux, et un homme était assis sur le socle coupant qui fendait de longs sillons. Ordinairement les habitants se contentent de scier la glace comme ils scieraient une planche ; puis on passe une chaîne autour du morceau détaché ; un cheval y est attelé, et d’un coup de collier il l’enlève. Rien de plus beau à voir, quand un morceau long d’une dizaine de pieds et épais de deux ou trois, sort ainsi de l’eau sous un rayon de soleil, on dirait du cristal ; quelle que soit l’épaisseur, on peut lire au travers tant la glace est pure. Toute cette récolte est soigneusement emmagasinée, et l’été, pour le plus modique abonnement, le public est abondamment servi.

Les scieurs de glace sur le Saint-Laurent. 

Gravure de Noël-Eugène Sotain (1816-1874) parue dans le numéro
d'avril 1862 du Journal de l'Instruction publique, à Montréal, et ornant
 le texte d'Adolphe de Puibusque que l'on peut lire ci-dessous. 

(Cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Le Saint-Laurent est magnifique durant la belle saison ; ses deux rives ne forment qu’une longue rue garnie de maisons qui ne sont séparées que par des jardins et des bouquets de bois, elles sont généralement hautes sans être escarpées et d’un aspect aussi riant que majestueux. La navigation fluviale se distingue par son activité et son luxe ; les bâtiments sont de riches hôtelleries où l’on ne manque d’aucun confort des villes ; les prix y sont d’une rare modicité : pour un dollar et demi, environ sept francs cinquante, on va dans une nuit de Montréal à Québec, soixante lieues, avec un thé, et quelquefois même un déjeuner dans un state-room (cabine de première classe, garnie d’un excellent lit), mais en hiver, au lieu des navires, ce sont les sleighs qui courent sur le fleuve, et le spectacle n’est pas moins grand. Des avenues plantées d’arbres verts indiquent les routes à suivre et l’on entend de tous les côtés retentir les clochettes d’argent. Le dégel est encore un spectacle très original. S’il fallait que le soleil fit fondre toute la glace du fleuve, ce serait à n’en pas finir ; mais les choses se passent plus promptement et beaucoup mieux : c’est l’eau qui gonfle, s’élève, reflue et montant tout à coup de vingt à vingt-cinq pieds, fait craquer la table de glace et l’emporte par fragments. Quand l’explosion est faite, on voit d’immenses morceaux se mettre en mouvement avec les plantations vertes, et en deux jours tout est parti.

À peine le fleuve est-il net, qu’apparaissent les cages ou trains de bois, préparés pendant l’hiver dans des campements ou chantiers des pays d’en haut ; ils sont lancés sur l’Outaouais et après avoir été refaits plusieurs fois, après tous les sauts qu’il faut franchir, ils entrent au-dessous de l’île de Montréal dans le Saint-Laurent qu’ils ne quittent plus ; ils vont se ranger dans les caves de Québec où le commerce les achète pour l’Europe ; la nuit, quand ces longs trains sont éclairés, ils produisent un très-bel effet ; des planches dressées à leurs extrémités leur servent de voiles.

Je me suis souvent demandé dans la belle saison à quel fleuve de France ressemblait le Saint-Laurent; évidemment, il les dépasse tous en largeur et en profondeur ; l’embouchure de la Seine depuis Tancarville jusqu’au Havre est le seul point peut-être qui offre quelque analogie.

Pour revenir à Jacques-Cartier, on doit dire que son voyage de 1535 ne fut suivi d’aucun autre et qu’ainsi l’état sauvage subsista encore soixante-dix ans, puisque ce ne fut qu’en 1608 que la première pierre de Québec fut posée par Samuel de Champlain ; mais, après avoir rendu un juste hommage au découvreur pour ses courageuses explorations, la reconnaissance nationale n’est pas quitte envers lui ; nous avons payé ce que nous devons à sa vie, nous n’avons pas payé ce que nous devons à sa mémoire. Tradition inspiratrice et féconde, elle a fait surgir un de ces grands hommes qui marquent profondément leur empreinte dans les œuvres d’un siècle. Ce génie, que l’admiration publique a honoré pendant soixante ans, nous l’avons perdu il y a quelques années, c’est Châteaubriand. Une mystérieuse prédestination avait placé son berceau sous le toit même qu’habita Jacques Cartier. Ce rapprochement de deux gloires l’une par l’autre, à tant d’années d’intervalle, est une circonstance si singulière qu’on ne saurait l’environner de preuves trop précises.

Près de la place Saint-Thomas, à Saint-Malo, on trouve au numéro 15 de la rue desJuifs une maison spacieuse à usage d’hôtel public qui porte le nom d’Hôtel de France ; Châteaubriand est né dans la chambre qui porte le numéro 5.

Maison natale de Châteaubriand à Saint-Malo.

(Source : Sur les pas des écrivains)


Le registre des baptêmes de 1768 porte ce qui suit à la date du 4 septembre : « Ce jour est né François-René de Châteaubriand, fils de haut et puissant René-Adguste, comte de Combourg, et de haute et puissante dame Appoline-Jeanne-Suzanne de Bédée de Bonetardais, son épouse. Parrain, Jean-Baptiste de Châteaubriand, frère de l’enfant ;— marraine, dame Françoise-Marie-Gertrude de Contades, dame et comtesse de Ploner».

Sur les registres de la même paroisse figurent les noms des sauvages que Jacques Cartier avait enlevés du Canada et qu’il avait présentés à François 1er en 1536, malheureux exilés qui ne devaient jamais revoir leur patrie.

L’Europe, souvent trompée par les récits des voyageurs, était si difficile à convaincre, que Jacques Cartier crut ne remplir qu’un devoir de prudence en se procurant par la force des témoins vivants de sa conquête. « Le troisième jour de mai, rapporte sa naïve relation, environ midi, vinrent plusieurs gens de Stadaconé, tant hommes, femmes, qu’enfants, qui nous dirent que leur seigneur Donnacona, Taiguragny, Domagaya et autres qui estaient dans la mesme compagnie venaient : de quoi fumes joyeux, espérans nous en saisir. Et lorsqu’ils furent arrivés devant nos navires, notre capitaine alla saluer le seigneur Donnacona, lequel pareillement lui fist une grande chère, mais toutefois avait l’œil au bois et une crainte merveilleuse ; tout auprès arriva Taiguragny lequel dit au Seigneur Donnacona qu’il n’entrast point dedans le fort ».

Cet Ulysse sauvage fut pris au piège qu’il avait éventé ; l’appât d’un festin d’adieux et l’espoir de quelques beaux présents l’entraîna le premier ; il donna l’exemple de la confiance, pénétra dans le navire et trouva aussitôt la retraite coupée.

« La foule effrayée se mit à fuir comme un troupeau ; les uns se jetèrent dans le Saint-Laurent ; les autres coururent vers les bois ; mais, dans la nuit, le rivage se couvrit des sujets de Donnacona, hurlant comme loups et criant sans cesse : Agohanna, Agohanna ».

« Ils ne quittèrent pas la place jusqu’au milieu du jour ; leur nombre excédait alors tout ce qu’on avait jamais vu. Et lors, commanda le capitaine de faire monter Donnacona ; il lui dit qu’après avoir parlé au Roy de France son maistre et conté ce qu’il avait vu au Saguenay et autres lieux, il reviendrait dans dix ou douze lunes, et que le Roy lui ferait un grand présent. De quoi fut fort joyeux le dit Donnacona, lequel le dit aux autres, les quels en firent trois merveilleux cris en signe de joie. Et alors firent le dit peuple et Donnacona entr’eux plusieurs prédications et cérémonies, des quelles il m’est possible d’écrire faute de les entendre... Ils firent présent à notre capitaine en luy donnant louange de vingt-quatre colliers d’esurgny qui est la plus grande richesse qu’ils ayent en ce monde ; car ils l’estiment mieux qu’or et argent. Après qu’ils eurent assez parlementé et devisé les uns avec les autres, Donnacona commanda qu’on lui apportast vivres pour manger par la mer, et qu’on les lui apportast le lendemain. Notre capitaine lui fit présent de deux bailles d’airain et de huit hachots et autres menues besognes comme couteaux et patenostres ; de quoi fut fort joyeux, et les envoya à ses femmes et enfants. Pareillement donna le capitaine à ceux qui estoient venus parler au dit Donnacona aucuns petits présents des quels remercièrent fort le dit capitaine, et tous se retirèrent et s’en allèrent à leur logis ».

« Le lendemain, au plus matin, ils revinrent encore pour parler à leur seigneur et enyoyèrent une barque qu’ils appellent casnony, en laquelle estoient quatre femmes, lesquelles apportèrent force vivres. Nouvelles questions de la part de ces femmes, nouvelles assurances données par Jacques Cartier de ramener son captif à Canada, dans douze lunes ; dont les dites femmes firent un grand semblant de joie, et monstrant par signes et parolles au dit capitaine que s’il retournait et amenait le dit Donnacona et autres, elles lui feraient plusieurs présents. Et lors chacune d’elles donna au dit capitaine un collier d’esurgny ; puis, s’en allèrent de l’autre bord de la rivière où estait tout le peuple du dit Donnacona ».

Cette scène touchante se passait au Havre-Sainte-Croix, sur une petite rivière appelée le Loiret, qui se jette dans le Saint-Charles, près de son embouchure, c’est-à-dire en vue des faubourgs actuels de Québec et à quelques centaines de pas du Saint-Laurent. Le lendemain, on appareillait et on allait poser à l’extrémité de l’île d’Orléans, le surlendemain à l’île aux Coudres ; on fit rencontre en cet endroit de plusieurs canots qui revenaient de la pêche dans la rivière du Saguenay ; les sauvages qui montaient ces canots furent bien étonnés lorsqu’ils apprirent l’enlèvement de leur grand chef ; « mais ils ne laissèrent à venir le long des navires parler au dit Donnacona, qui leur dit qu’il avait bon traitement avecque le capitaine ; de quoi tous d’une voix remercièrent le dit capitaine et donnèrent à Donnacona trois paquets de peaux de castors et loups-marins avecque cousteau de cuivre rouge, qui vient du dit Saguenay, et autres choses ; ils donnèrent aussi au capitaine un collier d’esurgny. Pour lesquels présens leur fist le capitaine donner dix ou douze hachots ; desquels furent fort contents, puis s’en retournèrent ».  

Ces adieux, mêlés d’une si vive sollicitude, furent les derniers que reçut Donnacona. Le 16 juillet, Jacques Cartier entrait dans le port de Saint-Malo.

À peine les vaisseaux avaient-ils été signalés, qu’une foule avide de revoir l’intrépide navigateur accourait vers le lieu du débarquement ; mais, lorsqu’on lui eut montré Donnacona et qu’on lui eut raconté son histoire, elle ne pouvait se lasser de contempler ce roi des peaux-rouges si étrangement transporté d’Amérique avec sa cour sauvage.

Quelques jours après, Donnacona, conduit à Paris, était présenté au roi François 1er avec toute sa suite. Ramené à Saint-Malo, il y reçut le baptême et il vécut quatre ans dans la maison de Jacques Cartier. Ces quatre années laissèrent des traces ineffaçables dans la mémoire des habitants ; les hommes rouges, convertis au christianisme, édifiaient la piété bretonne ; la singularité de leurs mœurs, la naïveté originale de leurs discours, tout frappait les imaginations ; mais ce qui dut agir plus fortement encore sur les esprits, c’est leur fin soudaine et prématurée ; ils étaient dix et tous succombèrent à la fois. —Était-ce mal du pays ou l’effet naturel d’une maladie épidémique ? Les relations ne le disent pas ; on voit seulement qu’une jeune fille échappa seule à cette catastrophe. Cette jeune fille, dernière image de la patrie absente, a-t-elle occupé les premiers rêves de Châteaubriand ? N’a-t-il pas gémi sur la destinée de cette sœur d’Atala ? Qui peut savoir tout ce que ces traditions intimes du nouveau monde, qui se paraient de si riches images à ses yeux, ont éveillé de pensées chez lui, surtout quand il les recueillait de la bouche de cette mère adorée dont il parle avec tant de vénération ; la roche de la grande Bé, ce cénotaphe de granit où sa dépouille mortelle repose aujourd'hui, était le lieu où les hommes rouges venaient s’asseoir chaque jour ; c’est de là qu’ils plongeaient dans la mer, et c’est là sans doute qu’ils songeaient à leur beau fleuve, à ce majestueux Saint-Laurent, dont les deux rives ouvertes, comme deux bras gigantesques, livrent passage aux flots de l’Atlantique.

La tombe de Châteaubriand, sur le rocher de Grande Bé, à Saint-Malo.

(Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

On ne saurait en douter, car le témoignage même de Châteaubriand l’affirme. Excité par l’exemple des hardis navigateurs de sa ville natale, exalté par le spectacle de cette mer aux horizons sans borne qui l’appelait incessamment, tourmenté par l’amour de cette gloire qui ne se rencontre pas dans les chemins battus de la vie, mais dans les routes inexplorées où le génie seul pénètre avec l’audace de sa force, il put se dire un jour : « Je n’ai pas à compléter l’œuvre de Jacques Cartier ; j’arrive trop tard : Champlain m’a devancé, mais je peux faire plus : tous deux cherchaient le passage aux mers de l’Inde par le nord et ne l’ont pas trouvé ; qui m’empêche de tenter la même entreprise, qui me défend d’espérer plus de succès ? Je veux essayer par terre ce qu’ils ont vainement essayé par mer».

Une fois entrée dans sa tête, cette idée n’en sortit plus. —Pour un cadet de famille, il n’y avait alors que deux carrières : l’Église ou l’armée ; Châteaubriand fut envoyé à un régiment, mais la destinée voulut que ce régiment fut en garnison à Dieppe ; il retrouva là cet Océan dont l’agitation ne le laissait pas dormir ; chaque vague, en se brisant sur la grève, lui rappelait ses engagements secrets.

Sous-lieutenant, comme Napoléon, et à peu près en même temps, il n’eut pas la même confiance en son épée ; mais, assurément, le motif qui entraîna l’un vers l’Orient conduisit l’autre vers l’Amérique. Ils avaient un égal besoin de s’environner du prestige, de l’audace et du merveilleux, pour ouvrir à leur ambition la route de la gloire.

Châteaubriand, néanmoins, ne trouva pas le passage du nord, mais il trouva mieux, car ce passage ne serait qu’une découverte géographique, sans utilité possible ; il découvrit une poésie nouvelle dans les œuvres d’une nature qui n’avait encore été observée que par des yeux cupides ; il devint l’hôte des wigwams, il interrogea et fit parler les forêts vierges ; l’Européen aux passions vagues, c’était René, c’était lui ; l’Américain aux passions ardentes et pures, c’était Chactas, et cette figure nouvelle anima, avec celle d’Atala, les plus belles pages du Génie du Christianisme.


Adolphe de Puibusque (1801-1863) 
 
Journal de l'Instruction publique, Montréal, avril 1862.

Le texte est d'abord paru le 25 août 1861 dans le Courrier des familles, à Paris.

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