vendredi 6 mai 2022

La mort du médecin-barde d'Yamachiche

Nérée Beauchemin (1850-1931)

(Photo : courtoisie d'André Desaulniers, Yamachiche.
Colorisation : Hotpot)



   Il y a quelque temps, ces Glanures vous présentaient Louis-Georges Godin, ce père d'une famille nombreuse, médecin, homme de lettres à l'écriture toujours fort agréable à lire, aussi chanteur lyrique et historien, qui est mort beaucoup trop jeune, âgé d'à peine 35 ans, en 1932 à Trois-Rivières. Pour prendre connaissance du dossier qui lui est consacré, cliquer sur cette image : 


   Nous avons récemment découvert le très bel article que Louis-Georges Godin avait publié dans Le Bien public, de Trois-Rivières, pour souligner le décès, le 29 juin 1931, du poète Nérée Beauchemin, d'Yamachiche, qui était également médecin et que Godin fréquentait avec son ami l'abbé Albert Tessier. Les familiers de nos Glanures connaissent bien ce sympathique et fort bon poète de chez nous, puisque nous lui avons déjà consacré deux dossiers (auxquels on peut accéder tout au bas de la présente page). 

   Voici donc ce beau portrait, que nous avons jugé digne d'être sorti des oubliettes, que Louis-Georges Godin, un an à peine avant sa propre mort, consacrait au médecin-barde d'Yamachiche, suivi de divers documents et photos (l'article est intercalé d'illustrations diverses, donc assurez-vous de vous rendre jusqu'à la fin) : 



Nérée Beauchemin
par Louis-Georges Godin
Le Bien public (Trois-Rivières), 2 juillet 1931


   La sonnerie du téléphone, brutale. À peine ai-je le cornet à l’oreille que la nouvelle a créé son choc, et que le cerveau n'en veut produire les sons qu'il reçoit. Nérée Beauchemin est mort. Et il faut quelques secondes pour que l’équilibre se réajuste et que le rythme de la vie reprenne le cours qui paraissait soudain interrompu.

  Que si vous trouvez trop forte cette surprise en apprenant la mort d’un vieillard de quatre-vingt-un ans, je vous répondrai ceci : nous étions l'autre dimanche, il y a deux semaines, mon ami T…. [l’abbé Albert Tessier] et moi, chez Nérée Beauchemin. Nous avions passé avec lui un après-midi dont nous n’étions peut-être pas dignes de goûter toute la saveur.

En haut, résidence de Nérée Beauchemin, à Yamachiche, années 1910 
(photo parue dans Troisième centenaire trifluvien, édition 1934 de
l'Almanach trifluvien, p. 158). En bas, la même maison en 2016
(photo : Daniel Laprès).

  Les heures trop courtes, mais chargées de tout ce que le poète pouvait irradier de sublime simplicité, se sont déroulées entre nous trois dans le petit bureau intime où il nous recevait. Je vous assure qu’il n'était pas question à ce moment de nous séparer pour toujours. Jamais il ne nous fut venu à l’idée qu'en ce jour ensoleillé, à l’orée du village paisible, engourdi dans la somnolence dominicale, nous recevions pieusement les ultima verba de celui que la poésie avait animé toute sa vie de son souffle divin.

   Nous avions, depuis quelques années déjà, le grand honneur et le délicat plaisir de connaître Nérée Beauchemin. Nous l’avons entendu et vu lire de ses poèmes ; il critiquait pour nous sa poésie, il disséquait sous nos yeux et à nos oreilles ses plus beaux vers ; son geste arrondi, qui lui était si particulier, sculptait l’air, semblait-il, et dessinait des images auxquelles son verbe donnait la vie.

    Un charme intraduisible émanait alors de ce vieillard. Son doux regard de myope, qui estompait pour lui les arêtes trop vives des êtres et des choses, avait un velouté d'une extrême attirance.

    Nérée Beauchemin était le poète-né. Il n'a jamais aligné de rimes à tant par jour, il ne s'est jamais complu en un vain verbiage, il n’a jamais voulu rien publier dont il ne fut convaincu en son plus intime. Non pas qu'il eut cru jamais qu'un seul de ses poèmes fut parfait, nous en avons maintes preuves.

    Il lui en coûtait toujours de laisser publier quelques-uns de ses vers. Il hésitait, l’autre dimanche, à nous remettre le « Pain bénit », que Le Devoir publiait la semaine dernière. Il lisait la pièce à haute voix, nous la donnait à lire et à relire, et semblait confus de ne pas partager notre émotion et notre enthousiasme et de ne pas trouver cela beau, simplement beau,  comme nous.

Le pain bénit, poème de Nérée Beauchemin, tel que paru en page une
du Devoir le 23 juin 1931, soit six jours avant la mort du poète.

(Source : BANQ)

   Il avait la trouvaille du sujet et la composition faciles, bien qu'il s’en défendît avec bonhomie. Mais il travaillait à fond chaque idée, chaque phrase, chaque mot, scrutant jusqu'au tréfonds la source étymologique et la valeur sonore de chaque terme. Il aimait à répéter et faire répéter un vers qu'il avait bien pétri et modelé. C'est ainsi qu’il écrivit cinq versions du « Pain bénit » avant d'en permettre la publication.

    Il était friand d’archaïsmes et il était pénétré de joie lorsqu'il nous faisait partager ses préférences pour telle ancienne expression, pour tel mot presqu’oublié qu'il aurait voulu faire revivre, faire briller à nouveau, comme il le disait.

     Mais là comme en tout, il était d'un grand scrupule, et il savait ne jamais donner dans le faux canadianisme qui se bourre de mots que l’on se croit obligé de souligner ou de mettre entre guillemets. Il écrivait comme un Canadien qui sait écrire en français, tout uniment, sans inutiles babioles, sans prétention à vouloir ériger un genre, sans falbalas toujours vains et prétentieux. Il n’embouchait pas une retentissante trompette, il ne nous assourdissait pas d’un jazz épileptique, il faisait chanter sa lyre en vrai poète amant de la poésie.

     Il aimait la poésie, et il savait la respecter. Il ne la torturait pas, il ne s’en servait pas comme d’un paravent pour essayer de justifier toutes les licences de l’imagination et de la fantaisie verbale, et, sur ce point comme sur bien d’autres, il eût pu servir d’exemple et de modèle. Il est celui qui a le mieux chanté sa patrie tout en restant véritablement poète, et ce n’est pas toujours facile, quoique l’on semble prendre plaisir à confondre souvent l’emphase avec la vérité, la boursouflure avec la netteté, l’étalage avec le sentiment, et les clameurs avec la piété.

    Nérée Beauchemin était charmant causeur, et d’une amabilité extrême. Il n’aurait jamais voulu blesser qui que ce fût, et il s’abstenait presque toujours de porter jugement, si ce n’était pour louer.

       Il avait une belle mémoire qui le servait fidèlement, et rien n’était plus intéressant que le défilé discret de ses souvenirs que sa voix, amenuisée par une parésie légère du larynx, semblait rendre encore plus lointains, les situant à une époque pour nous presque légendaire.

    Il aimait surtout parler de Louis Fréchette, à qui le liait une vieille amitié, et c’est volontiers qu’il nous racontait à son sujet de savoureuses anecdotes. Un jour, Fréchette vint le visiter. Se sentant sans doute en proie à la Muse, il demanda à son hôte : « As-tu un dictionnaire de rimes ? » Et Nérée Beauchemin, clignant malicieusement de l’œil, nous faisait sa réponse au grand poète d’alors : « Mais non, je n’ai jamais eu de dictionnaire de rimes. À quoi cela peut-il servir ? »

      Il nous racontait aussi que Fréchette aimait beaucoup Victor Hugo et que lui-même, en sa jeunesse, partageait ce goût. « J’ai beaucoup lu Victor Hugo, nous disait-il, mais je m'apercevais qu’en lisant toujours Hugo, je ne pouvais écrire que du Hugo et, ma foi, je cessai. J’aimais autant écrire du Beauchemin, j'y étais moins emprunté ». Qui ne saisira toute la portée de cette parole et toute sa sincérité ?

    « Jean Richepin fit en son temps une profonde impression sur nos poètes, nous confiait-il encore. Fréchette nous en déclamait avec furie, et il me passa un exemplaire de La chanson des gueux. J’aimais son rythme et sa facture, mais je n’ai jamais pu tout admettre de lui. Il y a là des vers qui me font encore frissonner, après si longtemps ». Et le poète nous récitait, en s’en excusant auprès de son ami T...... [l'abbé Albert Tessier] qu’il faisait mine de craindre effaroucher, quelques strophes plutôt raides du terrible nourrisson des Muses, comme on l’appelait en ce temps-là.

     Nérée Beauchemin n’afficha jamais une érudition livresque et il nous en donne une bonne explication, en riant rondement. « C’est que, disait-il en nous montrant quelques courts rayons au-dessus d’un petit secrétaire, je n’ai jamais eu de livres. Jeune, j’étais pauvre, et je n’avais qu’un vieux dictionnaire. Vieux, je suis demeuré pauvre, et ce que j’ai pu faire de mieux, ce fut de m’acheter une nouvelle édition du Larousse. Je l’aime bien, car on y a respecté beaucoup de vieux mots que j’affectionne comme des connaissances de toujours ».

     Il n’aimait rien tant que parler du temps passé. Les mœurs d’autrefois lui étaient un thème familier, et les vieilles coutumes religieuses de son enfance et de sa jeunesse avaient, surtout, laissé en son âme une empreinte ineffaçable.

     Il se plaisait surtout à parler de sa grand-mère, qui représenta toujours à ses yeux ce que Dieu fit de plus beau et de meilleur sur la terre. L’émotion qui l’étreignait lorsqu’il donnait libre cours à ses souvenirs nous prenait aussitôt le cœur. Il avait le don de faire partager à ses intimes la sincérité de ses sentiments, sans pour cela s’extérioriser le moins du monde, ce dont sa grande timidité le rendait totalement incapable.


Pour consulter le poème Une sainte, que Nérée 
Beauchemin consacra à la mémoire de sa 
grand-mère, cliquer sur cette image :  

    Car il était né timide, semble-t-il, et il fut toujours soumis à sa timidité. Sa grande angoisse était de paraître vouloir s’imposer. Non pas qu’il ne voulût se livrer à personne, car il ne fuyait pas la véritable amitié, mais bien parce qu’il préféra toujours l’intimité à la foule, mais bien parce qu’il se complut toujours dans la tranquillité sans à-coups de son village.

      Il aimait parler poésie, mais sans grand fracas et sans débats tumultueux. Il aimait lire ses vers à quelques fervents, et il aimait aussi se faire lire ses vers à bonne et haute voix. L’on voyait que c’était de la musique agréable à son oreille, non pas tant parce qu’il en était l’auteur, que parce que la musique en elle-même était belle. C’était émouvant alors de le voir s’illuminer à l’allégresse de la symphonie, et ces vers maintes fois répétés l’enchantaient comme une nouvelle mélodie.

   Nérée Beauchemin ne nous laisse que deux volumes : ses Floraisons Matutinales, publiées chez P.-V. Ayotte il y a trente-quatre ans, et Patrie intime que la belle et tenace initiative de monsieur l’abbé Albert Tessier nous donna récemment.

Dédicace manuscrite de Nérée Beauchemin dans un exemplaire 
de son premier recueil, Les floraisons matutinales, paru en 1897.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'élargir)

Dédicace manuscrite de Nérée Beauchemin de son recueil Patrie intime
paru en 1928, dans un exemplaire spécialement imprimé pour l'auteur
de l'article présenté ici-même, Louis-Georges Godin.

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'élargir)

     Mais ce n’est pas là toute l'œuvre de notre poète. Que de trésors renferment ces feuilles volantes éparpillées au hasard des tiroirs et des rayons, surchargées de reprises et de ratures et qu'il oubliait souvent pendant des années, au caprice ou au devoir du moment.

   Que de poèmes achevés, surtout, dans cette série de carnets rouges qu’il feuilletait naguère encore d'un doigt si délié. Pourrons-nous les lire un jour et les conserver ?

    L'on peut dire que Nérée Beauchemin est mort sans avoir vieilli. Si le corps s’était un peu alourdi, et si la voix s’était un peu affaiblie, ses facultés intellectuelles brillaient toujours de la même vivacité. Il avait une mémoire sans défaut, l’œil était toujours aussi vivant et l'oreille aussi fine. Son écriture n’avait changé en rien : toujours harmonieuse et ronde, sans le moindre signe de sénilité, elle plaisait au premier abord, tout comme l’homme qu’elle servait. En vérité, il est mort chargé d’ans, mais les infirmités lui ont été épargnées, et ce fut toujours en vrai croyant au cœur infiniment reconnaissant qu'il en remercia la Providence.

    Nous voici devant la tombe d’un homme qui vécut une vie bonne et belle en le sanctuaire intime où il la voulut toute passer. Les choses de l’extérieur n’attaquèrent jamais sa sérénité, l’adversité ne fit jamais fléchir son courage dont il ne parla jamais et le froid des ans accumulés ne put jamais éteindre en son cœur la flamme de bonté et d’amour qui, intacte comme à son origine, vient de laisser son corps périssable pour un séjour éternel. 

Le Bien public, Trois-Rivières, 2 juillet 1931, p. 1.


Pour entendre Le vieux parler, poème de Nérée Beauchemin, 
dit par Gardefoi Langueloi, cliquer sur cette image :


Nérée Beauchemin a fait son cours classique au Séminaire de Nicolet. 
On le voit sur cette photo sur la rangée du haut, au milieu, en 1870, 
avec un groupe d'élèves de son village natal d'Yamachiche. Tout à 
droite de la même rangée se trouve Aram Pothier, qui deviendra 
gouverneur du Rhode Island, et tout à droite également mais sur
la première rangée, on voit Nérée L. Duplessis, père de Maurice
Duplessis
qui deviendra premier ministre du Québec.

(Source : abbé Napoléon Caron, Histoire de la paroisse d'Yamachiche, 1892.
Cliquer sur l'image pour l'élargir)

Nérée Beauchemin avec sa famille en août 1892, 
devant l'entrée de sa maison à Yamachiche.

Nérée Beauchemin à l'âge de 50 ans, en 1900.

(Source : Archives du Séminaire de Québec)

Nérée Beauchemin accueilli à la gare de son village d'Yamachiche. 

(Source : J.-Alide Pellerin, Yamachiche et son histoire, Trois-Rivières, éditions du Bien public, 1980).

Monument funéraire de Nérée Beauchemin au cimetière d'Yamachiche.

(Photo : Daniel Laprès, juillet 2021)

Pour en savoir plus sur Nérée Beauchemin, cliquer 
sur les deux illustrations suivantes : 

Poème paru dans Le Nouvelliste (Trois-Rivières) du 23 octobre 1950, à 
l'occasion du dévoilement d'une plaque commémorative sur la façade
de la maison de Nérée Beauchemin, à Yamachiche, à l'occasion du
centième anniversaire de la naissance du poète. Pour en savoir plus
sur cet événement, cliquer ICI.

La municipalité d'Yamachiche a su honorer d'une manière remarquable et unique
 la mémoire de son poète-médecin Nérée Beauchemin. Ainsi, un immense portrait
de celui-ci,  qui est une reproduction d'un fusain de Rodolphe Duguay, orne la salle
 du conseil municipal. Yamachiche montre ainsi la voie à toutes les municipalités
qui cherchent à honorer le souvenir de leurs citoyens ayant contribué à enrichir
le terreau culturel et littéraire du Québec.

(Photo : René Girard et Daniel Laprès, 28 mai 2019 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

On peut trouver une édition récente des poésies
complètes publiées de Nérée Beauchemin.  
Pour informations, cliquer sur cette image :  

Parlant de nos poètes d'antan et oubliés, l'écrivaine Reine Malouin
(1898-1976), qui a longtemps animé la vie poétique au Québec, a 
affirmé que sans eux, « peut-être n'aurions-nous jamais très bien 
compris la valeur morale, l'angoisse, les aspirations patriotiques, 
la forte humanité de nos ancêtres, avec tout ce qu'ils ont vécu, 
souffert et pleuré ». 
Les voix de nos poètes oubliés nous sont désormais rendues. 
Le concepteur de ce carnet-web a publié l'ouvrage en deux 
tomes intitulé Nos poésies oubliées, qui présente 200 de
de nos poètes oubliés, avec pour chacun un poème, une
notice biographique et une photo ou portrait. Chaque  
tome est l'objet d'une édition unique et au tirage limité. 
Pour connaître les modalités de commande de cet 
ouvrage qui constitue une véritable pièce de collection
cliquez sur cette image : 

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