Nérée Beauchemin (1850-1931) (Photo : courtoisie d'André Desaulniers, Yamachiche. Colorisation : Hotpot) |
Nérée Beauchemin
par Louis-Georges Godin
Le Bien public (Trois-Rivières), 2 juillet 1931
La
sonnerie du téléphone, brutale. À peine ai-je le cornet à l’oreille que la
nouvelle a créé son choc, et que le cerveau n'en veut produire les sons qu'il
reçoit. Nérée Beauchemin est mort. Et il faut quelques secondes pour que
l’équilibre se réajuste et que le rythme de la vie reprenne le cours qui
paraissait soudain interrompu.
Les
heures trop courtes, mais chargées de tout ce que le poète pouvait irradier de
sublime simplicité, se sont déroulées entre nous trois dans le petit bureau
intime où il nous recevait. Je vous assure qu’il n'était pas question à ce
moment de nous séparer pour toujours. Jamais il ne nous fut venu à l’idée qu'en
ce jour ensoleillé, à l’orée du village paisible, engourdi dans la somnolence
dominicale, nous recevions pieusement les ultima verba de celui que la
poésie avait animé toute sa vie de son souffle divin.
Nous
avions, depuis quelques années déjà, le grand honneur et le délicat plaisir de
connaître Nérée Beauchemin. Nous l’avons entendu et vu lire de ses poèmes ; il
critiquait pour nous sa poésie, il disséquait sous nos yeux et à nos oreilles
ses plus beaux vers ; son geste arrondi, qui lui était si particulier, sculptait
l’air, semblait-il, et dessinait des images auxquelles son verbe donnait la
vie.
Un
charme intraduisible émanait alors de ce vieillard. Son doux regard de myope,
qui estompait pour lui les arêtes trop vives des êtres et des choses, avait un
velouté d'une extrême attirance.
Nérée
Beauchemin était le poète-né. Il n'a jamais aligné de rimes à tant par jour, il
ne s'est jamais complu en un vain verbiage, il n’a jamais voulu rien publier
dont il ne fut convaincu en son plus intime. Non pas qu'il eut cru jamais qu'un
seul de ses poèmes fut parfait, nous en avons maintes preuves.
Il lui en coûtait toujours de laisser publier quelques-uns de ses vers. Il hésitait, l’autre dimanche, à nous remettre le « Pain bénit », que Le Devoir publiait la semaine dernière. Il lisait la pièce à haute voix, nous la donnait à lire et à relire, et semblait confus de ne pas partager notre émotion et notre enthousiasme et de ne pas trouver cela beau, simplement beau, comme nous.
Le pain bénit, poème de Nérée Beauchemin, tel que paru en page une du Devoir le 23 juin 1931, soit six jours avant la mort du poète. (Source : BANQ) |
Il
avait la trouvaille du sujet et la composition faciles, bien qu'il s’en défendît
avec bonhomie. Mais il travaillait à fond chaque idée, chaque phrase, chaque
mot, scrutant jusqu'au tréfonds la source étymologique et la valeur sonore de
chaque terme. Il aimait à répéter et faire répéter un vers qu'il avait bien
pétri et modelé. C'est ainsi qu’il écrivit cinq versions du « Pain bénit »
avant d'en permettre la publication.
Il
était friand d’archaïsmes et il était pénétré de joie lorsqu'il nous faisait partager
ses préférences pour telle ancienne expression, pour tel mot presqu’oublié
qu'il aurait voulu faire revivre, faire briller à nouveau, comme il le disait.
Mais
là comme en tout, il était d'un grand scrupule, et il savait ne jamais donner
dans le faux canadianisme qui se bourre de mots que l’on se croit obligé de
souligner ou de mettre entre guillemets. Il écrivait comme un Canadien qui sait
écrire en français, tout uniment, sans inutiles babioles, sans prétention à vouloir
ériger un genre, sans falbalas toujours vains et prétentieux. Il n’embouchait
pas une retentissante trompette, il ne nous assourdissait pas d’un jazz
épileptique, il faisait chanter sa lyre en vrai poète amant de la poésie.
Il
aimait la poésie, et il savait la respecter. Il ne la torturait pas, il ne s’en
servait pas comme d’un paravent pour essayer de justifier toutes les licences
de l’imagination et de la fantaisie verbale, et, sur ce point comme sur bien d’autres,
il eût pu servir d’exemple et de modèle. Il est celui qui a le mieux chanté sa
patrie tout en restant véritablement poète, et ce n’est pas toujours facile,
quoique l’on semble prendre plaisir à confondre souvent l’emphase avec la
vérité, la boursouflure avec la netteté, l’étalage avec le sentiment, et les
clameurs avec la piété.
Nérée
Beauchemin était charmant causeur, et d’une amabilité extrême. Il n’aurait
jamais voulu blesser qui que ce fût, et il s’abstenait presque toujours de
porter jugement, si ce n’était pour louer.
Il
avait une belle mémoire qui le servait fidèlement, et rien n’était plus
intéressant que le défilé discret de ses souvenirs que sa voix, amenuisée par
une parésie légère du larynx, semblait rendre encore plus lointains, les
situant à une époque pour nous presque légendaire.
Il
aimait surtout parler de Louis Fréchette, à qui le liait une vieille amitié, et
c’est volontiers qu’il nous racontait à son sujet de savoureuses anecdotes. Un
jour, Fréchette vint le visiter. Se sentant sans doute en proie à la Muse, il
demanda à son hôte : « As-tu un dictionnaire de rimes ? » Et Nérée
Beauchemin, clignant malicieusement de l’œil, nous faisait sa réponse au grand
poète d’alors : « Mais non, je n’ai jamais eu de dictionnaire de rimes. À
quoi cela peut-il servir ? »
Il
nous racontait aussi que Fréchette aimait beaucoup Victor Hugo et que lui-même,
en sa jeunesse, partageait ce goût. « J’ai beaucoup lu Victor Hugo, nous
disait-il, mais je m'apercevais qu’en lisant toujours Hugo, je ne pouvais
écrire que du Hugo et, ma foi, je cessai. J’aimais autant écrire du Beauchemin,
j'y étais moins emprunté ». Qui ne saisira toute la portée de cette parole et
toute sa sincérité ?
«
Jean Richepin fit en son temps une profonde impression sur nos poètes, nous
confiait-il encore. Fréchette nous en déclamait avec furie, et il me passa un
exemplaire de La chanson des gueux. J’aimais
son rythme et sa facture, mais je n’ai jamais pu tout admettre de lui. Il y a
là des vers qui me font encore frissonner, après si longtemps ». Et le poète nous
récitait, en s’en excusant auprès de son ami T...... [l'abbé Albert Tessier] qu’il faisait
mine de craindre effaroucher, quelques strophes plutôt raides du terrible
nourrisson des Muses, comme on l’appelait en ce temps-là.
Nérée
Beauchemin n’afficha jamais une érudition livresque et il nous en donne une
bonne explication, en riant rondement. « C’est que, disait-il en nous montrant
quelques courts rayons au-dessus d’un petit secrétaire, je n’ai jamais eu de
livres. Jeune, j’étais pauvre, et je n’avais qu’un vieux dictionnaire. Vieux,
je suis demeuré pauvre, et ce que j’ai pu faire de mieux, ce fut de m’acheter
une nouvelle édition du Larousse. Je l’aime bien, car on y a respecté beaucoup
de vieux mots que j’affectionne comme des connaissances de toujours ».
Il
n’aimait rien tant que parler du temps passé. Les mœurs d’autrefois lui étaient
un thème familier, et les vieilles coutumes religieuses de son enfance et de sa
jeunesse avaient, surtout, laissé en son âme une empreinte ineffaçable.
Il
se plaisait surtout à parler de sa grand-mère, qui représenta toujours à ses
yeux ce que Dieu fit de plus beau et de meilleur sur la terre. L’émotion qui l’étreignait
lorsqu’il donnait libre cours à ses souvenirs nous prenait aussitôt le cœur. Il
avait le don de faire partager à ses intimes la sincérité de ses sentiments, sans
pour cela s’extérioriser le moins du monde, ce dont sa grande timidité le
rendait totalement incapable.
Car
il était né timide, semble-t-il, et il fut toujours soumis à sa timidité. Sa
grande angoisse était de paraître vouloir s’imposer. Non pas qu’il ne voulût se
livrer à personne, car il ne fuyait pas la véritable amitié, mais bien parce qu’il
préféra toujours l’intimité à la foule, mais bien parce qu’il se complut
toujours dans la tranquillité sans à-coups de son village.
Il
aimait parler poésie, mais sans grand fracas et sans débats tumultueux. Il
aimait lire ses vers à quelques fervents, et il aimait aussi se faire lire ses
vers à bonne et haute voix. L’on voyait que c’était de la musique agréable à
son oreille, non pas tant parce qu’il en était l’auteur, que parce que la
musique en elle-même était belle. C’était émouvant alors de le voir s’illuminer
à l’allégresse de la symphonie, et ces vers maintes fois répétés l’enchantaient
comme une nouvelle mélodie.
Nérée
Beauchemin ne nous laisse que deux volumes : ses Floraisons Matutinales, publiées chez P.-V. Ayotte il y a
trente-quatre ans, et Patrie intime
que la belle et tenace initiative de monsieur l’abbé Albert Tessier nous donna
récemment.
Dédicace manuscrite de Nérée Beauchemin dans un exemplaire de son premier recueil, Les floraisons matutinales, paru en 1897. (Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'élargir) |
Mais
ce n’est pas là toute l'œuvre de notre poète. Que de trésors renferment ces
feuilles volantes éparpillées au hasard des tiroirs et des rayons, surchargées
de reprises et de ratures et qu'il oubliait souvent pendant des années, au caprice
ou au devoir du moment.
Que
de poèmes achevés, surtout, dans cette série de carnets rouges qu’il
feuilletait naguère encore d'un doigt si délié. Pourrons-nous les lire un jour
et les conserver ?
L'on
peut dire que Nérée Beauchemin est mort sans avoir vieilli. Si le corps s’était
un peu alourdi, et si la voix s’était un peu affaiblie, ses facultés
intellectuelles brillaient toujours de la même vivacité. Il avait une mémoire
sans défaut, l’œil était toujours aussi vivant et l'oreille aussi fine. Son
écriture n’avait changé en rien : toujours harmonieuse et ronde, sans le
moindre signe de sénilité, elle plaisait au premier abord, tout comme l’homme
qu’elle servait. En vérité, il est mort chargé d’ans, mais les infirmités lui
ont été épargnées, et ce fut toujours en vrai croyant au cœur infiniment
reconnaissant qu'il en remercia la Providence.
Nous
voici devant la tombe d’un homme qui vécut une vie bonne et belle en le
sanctuaire intime où il la voulut toute passer. Les choses de l’extérieur n’attaquèrent
jamais sa sérénité, l’adversité ne fit jamais fléchir son courage dont il ne
parla jamais et le froid des ans accumulés ne put jamais éteindre en son cœur la
flamme de bonté et d’amour qui, intacte comme à son origine, vient de laisser
son corps périssable pour un séjour éternel.
Le Bien public, Trois-Rivières, 2 juillet 1931, p. 1.
Nérée Beauchemin a fait son cours classique au Séminaire de Nicolet. On le voit sur cette photo sur la rangée du haut, au milieu, en 1870, avec un groupe d'élèves de son village natal d'Yamachiche. Tout à droite de la même rangée se trouve Aram Pothier, qui deviendra gouverneur du Rhode Island, et tout à droite également mais sur la première rangée, on voit Nérée L. Duplessis, père de Maurice Duplessis qui deviendra premier ministre du Québec. (Source : abbé Napoléon Caron, Histoire de la paroisse d'Yamachiche, 1892. Cliquer sur l'image pour l'élargir) |
Nérée Beauchemin avec sa famille en août 1892, devant l'entrée de sa maison à Yamachiche. |
Nérée Beauchemin à l'âge de 50 ans, en 1900. (Source : Archives du Séminaire de Québec) |
Nérée Beauchemin accueilli à la gare de son village d'Yamachiche. (Source : J.-Alide Pellerin, Yamachiche et son histoire, Trois-Rivières, éditions du Bien public, 1980). |
Monument funéraire de Nérée Beauchemin au cimetière d'Yamachiche. (Photo : Daniel Laprès, juillet 2021) |
Poème paru dans Le Nouvelliste (Trois-Rivières) du 23 octobre 1950, à l'occasion du dévoilement d'une plaque commémorative sur la façade de la maison de Nérée Beauchemin, à Yamachiche, à l'occasion du centième anniversaire de la naissance du poète. Pour en savoir plus sur cet événement, cliquer ICI. |
La municipalité d'Yamachiche a su honorer d'une manière remarquable et unique la mémoire de son poète-médecin Nérée Beauchemin. Ainsi, un immense portrait de celui-ci, qui est une reproduction d'un fusain de Rodolphe Duguay, orne la salle du conseil municipal. Yamachiche montre ainsi la voie à toutes les municipalités qui cherchent à honorer le souvenir de leurs citoyens ayant contribué à enrichir le terreau culturel et littéraire du Québec. (Photo : René Girard et Daniel Laprès, 28 mai 2019 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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