Georges Lemay (1857-1902) tenant la flûte, au milieu du Quintette Laverdière du Petit séminaire de Québec, 1874. Au violoncelle, on reconnaît l'abbé Joseph-Clovis Kemner Laflamme, premier géologue canadien-français et éducateur de haute réputation. (Source : Michel Lessard, Québec éternelle ; promenade photographique dans l'âme d'un pays, Montréal, Éditions de l'Homme, 2013, p. 172) |
Georges Lemay (1857-1902) (Source : Musée de la civilisation du Québec ; Fonds d'archives du Séminaire de Québec) |
Georges Lemay a vécu son enfance à Saint-Boniface, au Manitoba. C'est alors qu'il était élève au collège de cette ville qu'il a connu Louis Riel. Lorsque celui-ci fut mis à mort par le régime MacDonald, Lemay a composé un chant en honneur de sa mémoire. Pour consulter ce chant, cliquer ICI. Le texte a été reproduit en 2021 dans le tome 2 de Nos poésies oubliées (voir les informations tout au bas de la présente page). |
Dans son Histoire de la presse franco-américaine, parue en 1911, Alexandre Bélisle relate : « Un homme dont ont peut dire qu'il passa comme un brillant météore dans le firmament de l'intelligence est M. Georges Lemay, alors établi à New York et qui avait collaboré au National depuis plusieurs années sous le nom de plume de Edmond Dantès. Il remplaça à la direction M. Famelart, vers le milieu de mai 1888. Il rédigea le National pendant neuf mois, et le journal acquit alors une réputation méritée par les articles vigoureux et châtiés qu'y écrivait M. Lemay. Georges Lemay avait fait des études classiques au Petit séminaire de Québec. Après un cours des plus brillants, il demeura quelques années à Québec, puis il alla s'établir à New York. […] À ses talents littéraires M. Lemay joignait un goût remarquable pour la musique, et il était surtout flûtiste très distingué. Comme tel il était une précieuse acquisition pour les orchestres. Il y a déjà bien des années que cette belle intelligence a été fauchée prématurément par la mort dans la grande métropole américaine ». Georges Lemay en 1875, portant l'uniforme (appelé
«le suisse») des élèves du Petit séminaire de Québec.
(Source : Musée de la civilisation du Québec ;
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)
Le texte qui suit est tiré de Souvenirs d'une classe au Séminaire de Québec, de Joseph-Edmond Roy, historien, maire de Lévis, notaire et compagnon de classe de Georges Lemay. On peut consulter ou télécharger ce volume en cliquant ICI. |
À gauche, Joseph-Edmond Roy, l'auteur de la notice biographique qui suit, avec Georges Lemay. Roy joue le rôle de Monsieur Jourdain et Lemay celui de son valet dans la pièce Le Bourgeois gentilhomme, de Molière, dont les étudiants de la classe de rhétorique du Petit séminaire de Québec ont donné une représentation le 25 février 1875. (Source : Musée de la civilisation du Québec ; fonds d'archives du Séminaire de Québec) |
Je me souviens encore, comme si c'était hier, de l'impression que fit sur mon imagination d'enfant l'entrée de Georges Lemay au séminaire. Nous étions en quatrième, et l'on nous avait dit la veille qu'un camarade, entré en cinquième l'année précédente, revenait prendre son cours. Ce camarade, c'était Georges Lemay, et il nous arrivait de Saint-Boniface de Manitoba. Que l'on songe qu'en 1871-72, le Manitoba était encore en plein état d'insurrection et que l'on ne parlait partout que des exploits de Riel et de ses Métis. Or Lemay, à tort ou à raison, passait pour un Métis. Avait-il réellement du sang sauvage dans les veines ?
À tout événement, sa figure pâle, ses longs cheveux noirs et plats, ses lèvres charnues, son œil noir perçant, sa voix un peu voilée et lente, sa démarche ondoyante, tout dans sa personne nous faisait croire qu'il était un descendant des Cris ou des Pieds-Noirs. Nous pensions à part nous qu'il avait été bercé dans son enfance sur les genoux d'une squaw, au milieu de la fumée des wigwams. Et il se plaisait peut être quelquefois à amuser notre naïveté de cette mystification. Quoiqu'il en soit, nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que Lemay, sous ces apparences trompeuses, possédait une âme bien française, une nature éminemment artistique, un cœur d'or.
Dès ses années d'étude au Petit séminaire de Québec, Georges Lemay était réputé pour ses talents musicaux. Sur ce fragment d'une photo de groupe de la Société musicale Sainte-Cécile du Séminaire, on le voit tenant un cornet, un instrument pour lequel il était fortement doué. (Source : Musée de la civilisation du Québec ; fonds d'archives du Séminaire de Québec) |
Georges Lemay était né à Saint Paul de Minnesota, dans les États-Unis, le 1er janvier 1857, du mariage de Joseph Lemay et de Camille Augé. Son père fut longtemps député à la législature du Manitoba. Sa famille était originaire du comté de Lotbinière.
Lemay, qui avait commencé ses études au Collège de Saint-Boniface, entra au séminaire en cinquième, en 1870, pour n'en plus sortir qu'à la fin du cours régulier. Entré à l'Université Laval en 1881, il y suivit les cours de droit jusqu'en 1884.
Georges Lemay revêtu de son costume du valet pour la pièce Le Bourgeois gentilhomme, le 25 février 1875 au Petit séminaire de Québec. (Fragment d'une photo de groupe ; source : Musée de la civilisation du Québec, fonds d'archives du Séminaire de Québec) |
L'étude des textes et les roueries de la procédure n'allaient guère au tempérament rêveur de Lemay. Il marginait les pages de ses codes bien plus souvent des beaux vers qu'il venait de lire, que des commentaires diffus que donnait un professeur ennuyé et ayant hâte de finir. Enfin, ses goûts pour la littérature l'emportant, il jeta la toge aux orties, sans s'occuper de prendre ses degrés. Il publia alors (1884), sous le titre de Petites Fantaisies littéraires, un volume de nouvelles qui fit quelque impression. Ces pages sont écrites, en effet, avec beaucoup d'élégance. On y sent le souffle d'une âme noble et généreuse qui a eu déjà sa part d'épreuves, mais qui n'en continue pas moins à marcher la tête haute et ferme dans les rudes sentiers de la vie.
Ces premiers essais donnèrent à Lemay un certain relief, et il crut qu'il pourrait se faire une carrière dans le journalisme où on le conviait. Cette pauvre sensitive se laissa prendre comme tant d'autres. Il collabora successivement au Journal de Québec, à L’Évènement et au Canadien, puis, lors de la scission du parti conservateur sur l'affaire Riel, il entra comme secrétaire de la rédaction à La Justice.
Ce brave Lemay, toujours poursuivant son rêve, s'enivrant de musique et de la conversation des lettrés qui, sachant son grand esprit, recherchaient sa compagnie, épousa à Québec, le 28 janvier 1885, Marie Louise LaRue, une jeune fille charmante, dont le père, le docteur Hubert LaRue, avait été son professeur de chimie au séminaire. Jusque là, Lemay avait cru trouver la fortune et l'avenir dans la carrière du journalisme, mais avec la famille naissante, il vit bientôt que la maigre pâture que l'on jette aux écrivains dans notre pays ne pouvait lui suffire. C'est alors que le poète, le rêveur, le musicien, en contact avec les tristes réalités de la vie, commença à connaître le res angusta domi [la sévère pression de la pauvreté].
Il s'en alla tenter la fortune à New York, en 1887. Que de déceptions l'y attendaient encore ! Un premier journal qu'il fonda aussitôt son arrivée, Le Canada, sombra au bout de six mois d'existence. Il avait cru, ce brave cœur, qu'en écrivant des articles contre l'annexion du Canada aux États-Unis, contre les conventions canadiennes, contre la servilité érigée en principe chez certaines familles canadiennes-françaises émigrées, il relèverait le niveau de nos nationaux de là-bas. Personne n'écouta cette voix qui prêchait dans le désert. Une revue, qu'il essaya de fonder en 1894, disparut aussi l'année suivante.
Georges Lemay, à l'époque où il était journaliste franco-américain. (Source : Alexandre Bélisle, Histoire de la presse franco-américaine, Worcester (Massachusetts), 1911) |
Enfin, en désespoir de cause, Lemay s'occupa de politique. Placé au département des Travaux publics de New York par le parti démocrate, il en fut congédié au mois de juillet 1895 par l'administration républicaine qui était arrivée au pouvoir l'automne précédent.
Depuis lors, Lemay se fit professeur de langue française, enseigna le piano, la flûte, le cornet, instruments dont il jouait à ravir comme l'on sait. Il fut aussi organiste à l'église Saint-Jean-Baptiste de New York. Pendant sept ans, il s'occupa de ces modestes emplois avec une ponctualité irréprochable. Au mois de janvier 1902, quoiqu'il se sentit malade, il voulut continuer son travail, mais la machine épuisée n'en pouvait plus. Un soir de printemps, le 17 avril, comme il revenait à la maison après avoir peiné toute la journée, il sentit un malaise étrange qui le bouleversait. Il prit le premier tramway afin de se rendre chez un médecin de sa connaissance, mais à peine y était-il entré qu'une pâleur mortelle apparaissait sur ses traits et qu'une faiblesse irrépressible, s'épandant par tous ses membres, étreignait son cœur. Il s'affaissa sur un siège et l'ambulance le transporta dans un hôpital où il mourut une heure après. Quand sa femme, avertie de cette pénible nouvelle, arriva au chevet de son mari, elle ne trouva plus, hélas ! qu'un cadavre.
De nos compatriotes, qui ont vécu dans l'intimité de Lemay à New York, nous ont raconté que dans les dernières années de sa vie, sa piété était devenue un sujet d'édification pour tout le monde. Fidèle à l'heure d'adoration qui lui avait été assignée dans l'église des révérends pères du Très-Saint-Sacrement, il s'y rendait avec bonheur et était pour tous un encouragement et un exemple. La veille de sa mort, il avait communié. « Puissions-nous, tous, nous, ses amis de cœur et d'exil, disait un journaliste new-yorkais, mourir comme celui que nous pleurons aujourd'hui ».
Lemay était en grande estime auprès de nos nationaux de New York. La petite église de Saint-Jean-Baptiste, où eurent lieu les funérailles, pouvait à peine contenir la foule qui avait voulu suivre sa dernière dépouille. On voyait dans le convoi funèbre les membres de la Légion Catholique de Bienfaisance, les Chevaliers de Colomb, les membres de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, les officiers de la Société Saint-Jean-Baptiste, ceux de l'association démocratique, ceux de l'association des charpentiers et menuisiers, enfin toute la colonie canadienne-française. Les restes de Lemay reposent dans le cimetière catholique du Calvaire à New York.
Ainsi se termina la carrière de Georges Lemay. Aussi bon écrivain qu'excellent camarade, doué d'une imagination fertile, d'un goût délicat et d'une facilité de travail extraordinaire, sachant plaire et instruire à la fois, notre regretté confrère aurait pu peut-être dans son pays atteindre un jour à l'aurea mediocritas à laquelle aspirent tous ceux qui, fatigués de lutter, se terrent dans un emploi de l'administration en disant : à quoi bon aller plus loin...
Mais il avait l'âme trop fière et les aspirations trop droites pour qu'il put jamais se sentir garrotté dans sa libre allure. Il préféra mourir sur la brèche, pauvre, mais conservant son rêve tout entier.
NOTE : Du mariage de Georges Lemay et de Marie-Louise LaRue naquirent sept enfants : CORINNE, née à Québec le 11 novembre 1885 ; ALFRED, né à New York le 16 juillet 1857 ; GABRIELLE, née à Plattsburg, N.Y. le 9 décembre 1888 ; MARIE-MAY-ALPHONSINE, née à New York le 5 mai 1890, décédée un an et quatorze jours après ; STELLA, née à New York le 22 février 1892 ; ERNEST, né à New York le 8 novembre 1893, décédé 18 jours après ; IRÈNE, née à New York le 22 septembre 1895.
Extrait de : Joseph-Edmond Roy, Souvenirs d'une classe au Séminaire de Québec (1867-1877), Lévis, 1905, p. 12-16.
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tirés de
Petites fantaisies littéraires
Pour consulter ou télécharger le livre entier, cliquer ICI. |
[…] Nos poètes, nos prosateurs, nos
artistes, tous ces enfants de notre pays qui ont accompli les rudes labeurs de
la pensée, savent ce qu’il en coûte de tortures morales, d’angoisses de l’âme,
de serrements du cœur, pour arriver à l’enfantement pénible de l’Idée et la
revêtir ensuite de ces délicatesses de la forme qui constituent son unique
garantie d’existence.
Ceux qui ont lancé des volumes, savent que de douloureuses élaborations intellectuelles, ne leur ont pas ouvert pour tout cela les portes d’un eldorado. Hélas l’homme de lettre enfantera-t-il toujours dans la douleur ?
On dirait que le fruit de l’intelligence, parce qu’il est plus beau, plus grand, plus noble que le produit de la matière, parce qu’il prime toutes les puissances de la création, parce qu’il laisse loin derrière lui toutes les merveilles dont l’émanation directe n’est pas de l’âme, a besoin de naître et grandir dans la souffrance. Le tribut fatal de peine qu’il doit à la nature est en raison de la grandeur de son origine !
Les rigueurs inexorables de la vie réelle pèsent plus lourdement il me semble sur l’ouvrier de la pensée.
La multitude le voit et passe. Que lui importent à elle, les stances harmonieuses d’une idylle, la musique d’une page bien écrite, l’expression raffinée d’un beau sentiment !… À quoi bon les plaintes de cet ostracisé des fastes sociaux, de ce banni des régions de la fortune !
La multitude le voit et passe… et, sauf quelque rare privilégié qu’un fugitif succès de vogue pourrait peut-être accidentellement rémunérer, l’homme de lettres roulera à jamais son éternel rocher de Sisyphe.
Que reste-t-il au malheureux que des aptitudes réelles ou des efforts illusoires inclinent à tenter la sombre carrière des lettres ? L’amour du Beau, l’amour de l’Art pour lui-même, l’amour de l’Idéal !
En France, l’écrivain peut compter sur une critique saine, éclairée, impartiale qui sera pour lui la récompense du travail, ou qui l’avertira sagement que son âme n’a pas été créée pour les sublimes efflorescences de la pensée.
Dans notre pays, la critique des choses de la pensée est à peu près nulle. La musique, la peinture, l’architecture tâtonnent sans guide à travers des méandres obscurs. Les beaux-arts, il est vrai, n’ont encore fait entendre que de plaintifs vagissements, à part quelques rares exceptions qui ont dû s’envoler vers des sphères plus chaudes pour trouver le complet épanouissement d’elles-mêmes !
Quelques hommes de talent se sont érigés en tribunal littéraire ; mais, comme dans toutes les grandes œuvres qui commencent, les débuts sont lents et difficiles, et les résultats de la création de l’Académie de notre pays ne sont pas encore bien tangibles.
Un grand journal, qu’un homme d’une initiative peu commune fondait il y a quelques années, a contribué à grouper ensemble un remarquable noyau d’hommes de lettres. L’action de ces travailleurs de la plume, s’est fait sentir déjà par tout le pays. Leur œuvre se poursuit plus belle et plus florissante que jamais.
L’Université Laval, avec ses concours, a, elle aussi, fait beaucoup pour la littérature de notre pays.
En dehors de ces trois sources, la plus désespérante apathie règne à l’endroit d’une production littéraire.
Les élucubrations les plus stériles s’étalent au milieu des œuvres marquées au bon coin, sans que l’on se préoccupe nullement de tirer celles-ci d’une déplorable et humiliante confusion.
Qui dira à tel écrivailleur qu’il
n’est pas fait pour tenir une plume, que c’est un gâcheur dans le métier, qu’il
ferait mieux un défricheur ?
Qui viendra prendre par la main, pour lui ouvrir les portes du Temple des Lettres, ce timide favori des Muses dont les premiers élans indiquent que ses essors futurs seront extraordinaires ?
Pendant les dix ou douze dernières années qui viennent de s’écouler, trois jeunes poètes de notre Canada ont fait un début remarquable. Quelques curieux, passionnés pour la découverte de nouveaux astres, ont aperçu au fond de notre firmament littéraire, ces météores dont ils ont signalé l’éclat.
La foule a passé outre sans lever la tête !
Le découragement est entré dans ces âmes pleines de poésie. Gingras a brisé sa lyre et vit en bon prêtre dans l’obscure retraite d’une paroisse dont il dirige les âmes pieuses ; Evanturel mange à l’étranger le pain que son talent aurait dû lui donner ici ; Prendergast, le mélancolique auteur des beaux vers du « Soird’Automne » est allé demander à d’autres latitudes les encouragements que lui refusait son pays.
Et pourtant, tout ce qui porte le sceau de l’intelligence est beau !
Dédicace manuscrite de Georges Lemay dans son livre Petites fantaisies littéraires. (Collection Daniel Laprès) |
Il est noble de n’être pas uniquement un peuple à cannelle et à chandelle. Encore, si le mercantilisme était chez nous une aptitude, et s’il nous avait irrémédiablement rivés à l’évolution progressive de la matière ! Mais, il est bien reconnu que nous ne sommes pas un peuple-marchand, et que nous sommes plutôt doués d’une supériorité intellectuelle… Encourageons donc notre littérature !
Je connais plus d’un jeune littérateur qui dissimule précieusement dans le coin le plus caché de sa mansarde, de ces petites pièces fugitives d’une incroyable saveur ou d’une âpre amertume, selon les heures de joie ou de spleen qui les ont vu naître. Mon Dieu ! Pourquoi mettre au jour ces bons petits chefs-d’œuvre qui dorment déjà si bien dans un oubli qui du moins ne leur est pas hostile !
Il est de ces jeunes poètes à l’habit râpé, à l’escarcelle béante, dont le dernier gage maternel est allé pleurer tristement sur les poudreuses tablettes d’un mont-de-piété, qui font entendre des accents dont les rochers seraient remués. Qu’il y ait donc une charité littéraire ! Qu’elle recueille ces infortunés ! Qu’elle les réchauffe, qu’elle les vête, et la patrie comptera de nouvelles gloires !
L’industriel qui se fait habile, sort de son obscurité, reçoit le prix de ses efforts, et devient un facteur puissant de la prospérité publique. Seul, l’homme de lettres sera-t-il sans cesse condamné à s’éteindre dans les réduits glacés de l’indifférence ?
[…] Je me présente aujourd’hui devant mon pays avec quelques pâles bluettes écloses sous l’action bienfaisante d’un rayon de soleil, d’un souffle parfumé, d’un clair de lune, d’une étincelle d’amour tombée sur mon âme en des heures où la tristesse l’envahissait.
Ces Fantaisies ont été publiées pour la plupart dans quelques journaux et revues, sous le pseudonyme de Frédéric Vatel. Après les avoir groupées en fascicule, je les soumettais à l’appréciation de l’Académie Royale du Canada. La section des Lettres Françaises qui avait à juger mes essais daignait leur accorder un sourire d’encouragement, et la narration intitulée : « Minuit moins Trois » méritait les honneurs d’une lecture publique en sa séance solennelle de 1884. Un accueil aussi bienveillant et partant de si haut, était assurément de nature à me faire persévérer dans la carrière que j’avais adoptée.
Les gens que la tourmente des affaires emporte de par le monde, passeront probablement sans soupçonner l’existence de ce pauvre petit volume qui ne saurait apporter de nouvelles combinaisons à l’agiotage.
Je ne m’adresse pas à eux.
Mon livre est l’œuvre d’un jeune homme. Il va droit à la jeunesse, à la belle jeunesse exubérante de sève, d’enthousiasme, d’aspirations folles… d’extases poétiques, de passions sublimes… L’idée-mère de ces pages, c’est l’idée qui porte la jeunesse jusqu’aux sphères embaumées de l’amour ! Ce beau sentiment aujourd’hui si avarié, si contaminé par les flots envahissants d’une littérature sensuelle.
Pendant le voyage de la vie, l’amour sauvera la jeunesse des désespoirs cuisants, des amertumes brûlantes, des déceptions de toutes sortes, mais à condition qu’il s’épanouisse chaste et pur sous le regard de Celui qui a dit : « Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est Amour ».
Si mon livre, quelque médiocre qu’il soit, fait tomber une larme, s’il élève une pensée jusqu’à Dieu, s’il ferme une plaie, s’il relève un courage abattu, j’aurai fait une bonne action.
Qui sait, un poète y trouvera peut-être le germe d’une inspiration féconde qui lui fera créer une grande œuvre — je me glorifierai d’avoir été la cause obscure, mais heureuse de ce nouveau rayonnement…
Le frêle brin d’herbe que le poids d’un insecte peut ployer, a sa mission dans le monde, comme la planète aux majestueuses proportions, qui parcourt avec ses satellites l’orbe tracé par le doigt de son Créateur.
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Je ne sais trop qui écrivit un jour, ces paroles
empreintes d’une mélancolie suave :
« Comme on s’attache aux choses qui nous
entourent, et comme la vue d’une pelouse, d’une allée de forêt, d’un coin de
bois, rappelle au cœur toute une gamme de souvenirs gais ou
tristes ! »
Je bénis Dieu de pouvoir reconstituer dans ma
mémoire, ces collines, ces prés souriants, ces pampres qui se jouaient sur la
véranda,
Et ces pas argentins
sur le sable muet,
Ces sentiers amoureux remplis de causeries,
... ces étapes fréquentes sous le grand pin, d’où nous regardions tous deux couler
les flots du grand fleuve, sans songer qu’avec l’onde fugitive,
s’évanouissaient aussi les enivrements de notre bonheur.
Il est bien loin ce temps-là qui m’a fait
vieux ; mais je puis refouler l’infortune des âges, et retrouver l’endroit
perdu des brumes du temps qui n’est plus, où mon cœur sentit s’oublier les
heures.
Nous avons tous pénétré dans une forêt. Nous en avons sondé les mystérieuses profondeurs. Que ne dit pas la forêt, ce temple majestueux où s’est retiré le silence, pour qu’on aille à lui comme à Dieu dans son sanctuaire !
Il existe dans le silence de la forêt une analogie frappante avec le souvenir de l’âme, cette autre forêt aux feuilles jaunies, aux branches desséchées, aux tiges flétries.
Le silence de la forêt a quelque chose de la grandeur de Dieu. La voix des arbres est tantôt douce, tantôt sévère, tantôt formidable comme le tumulte.
On revient de la forêt comme on revient de la prière, plus consolé, moins fatigué du poids de la vie. L’homme qui tombe de lassitude va chercher dans la forêt la pierre où il aime reposer sa tête brûlante. Quand il s’est couché là, sous la sombre verdure, sa pensée flotte mollement comme un rêve à travers l’immensité des solitudes.
Il va dans le silence des bois, froissant ici un lit de feuilles qui jonchent la terre humide, là un rameau qui vient de perdre sa sève. Il s’arrête ailleurs en face d’un arbre géant qui s’est effondré sur lui-même.
Le chant d’une fauvette, le murmure d’une source,
une harmonie éolienne, puis le silence… le silence immuable comme la Divinité…
S’il est malheureux, orageusement balloté par les vagues de l’amertume, l’homme veut se souvenir. Il y a là sous les cendres d’antan une étincelle qui lui garde un éblouissement, une flamme qui promet de l’embraser.
Laissez-moi, laissez-moi m’enfoncer à jamais dans les régions silencieuses de mon âme. J’y cherche le souvenir, comme j’ai cherché le silence de la forêt, quand la foule jetait sa clameur et m’empêchait d’entendre.
Je veux les revoir ces illusions dorées qui gisent
au milieu des décombres de mon cœur !
À moi ces espérances dernières que j’ai vues se
tordre dans une convulsion suprême, contre les étreintes de ma mauvaise
fortune !
À moi cet amour mémorable, l’idée de ma vie, cette
femme que j’ai dû voir tournoyer dans l’abîme des événements fatidiques sans pouvoir m’attacher à ses pas !
C’est sur cette pierre que je veux me reposer de
mes peines, et chanter avec le poète :
À cette heure, en ce
lieu,
Un jour je fus aimé, j’aimais, elle était belle,
J’enfouis ce trésor dans mon âme immortelle
Et je l’emporte à Dieu.
Je la vois encore avec ses lèvres qui ne s’entrouvraient que pour sourire, ou pour pardonner. Comme je les aimais ses grands yeux noirs, tout pleins d’affection.
Le matin sans qu’elle s’en doutât, je la suivais du
regard, perdue dans son grand peignoir, ses cheveux déroulés, sa main active à
travers un tourbillon de poussière qu’elle chassait au dehors.
Le soir, nous allions à la prière, à l’église du village. La prière, nous la faisions pour remercier Dieu de la part de bonheur qu’il nous avait faite dans la journée.
Ensuite, c’étaient les promenades sans fin, les
rêveries de l’âme, les beaux projets que je lui communiquais sans rire, et
qu’elle écoutait avec tant de douceur.
Je la boudais quelquefois, mais pas longtemps. Elle
ne m’en voulait pas.
Elle m’a dit une fois que j’étais jaloux. Je pris
feu. Ma vieille dignité se révolta. Le portrait du mari ombrageux se dressa
devant moi ; j’eus honte et je jurai que je n’étais pas si vilain.
Je crois qu’elle avait un peu raison. Je l’aimais
tant ! Et les amoureux sont toujours un peu défiants, un peu jaloux,
quoi !
Nous revenions à la maison… la maison dont je
conserverai un impérissable souvenir, et nous faisions de la musique.
Elle au piano, moi à ses côtés !
Ça n’était pas Thalberg, ça n’était pas Liszt ;
mieux que ça, c’était elle.
Je ne dis pas qu’elle jouait d’une manière
irréprochable ; mais, c’est si charmant l’amour, qu’elle pouvait me faire
accepter avec plaisir, je crois, la plus rude série de mauvaises croches.
N’importe : elle eût été artiste si elle l’eût
voulu, et grande artiste, car elle en avait l’âme.
Tout cela n’est plus ; mais la forêt et ses mystères, c’est-à-dire mon âme et ses souvenirs ne périront pas, et je veux avant de finir, redire ces vers d’Alfred de Musset qui chantent dans ma tête :
Jamais ce souvenir ne
peut m’être arraché :
Comme le matelot brisé par la tempête
Je m’y tiens
attaché.
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Je veux chercher dans le développement de la musique et de la littérature, l’efficacité de la loi du travail, cette obligation sublime que la mollesse de nos mœurs semble malheureusement trop disposée à circonvenir.
En musique comme en littérature, le travail fait jaillir le génie ; il en révèle les grandeurs aux mondes étonnés : il en consacre l’immortalité.
De même que le caillou garde en lui l’étincelle que le briquet n’en a pas tirée, l’homme recèle au fond de son être, l’aptitude merveilleuse que le travail n’a pas exploitée.
Ozanam a exprimé cette vérité dans une circonstance solennelle où l’on faisait la fête du travail, c’est-à-dire, l’un de ces jours bénis qui voyait se décerner à une jeunesse active, les couronnes laborieuses d’une année académique :
« C’est dans les lettres, disait-il dans son magnifique discours sur la Puissance du travail, que se fait mieux sentir le bienfait de cette loi si impatiemment supportée, qu’on apprend à l’accomplir avec amour, sans intérêt et dès lors sans relâche. Je sais que de complaisantes doctrines attribuent tout à l’inspiration, dont il faudrait attendre le souffle sans effort et sans art. Mais le souffle divin ne s’arrête que dans les âmes qui le retiennent par force ; l’inspiration ne sait point se passer de la volonté ; ce sont les deux moitiés du génie. Et si nous étudions ses ouvrages nous verrons que la perfection est laborieuse, et que les choses coûtent ce qu’elles valent ».
Le travail, c’est le levier le plus puissant que l’homme puisse manier pour soulever l’obstacle, quelque formidable qu’il se dresse.
La nature la mieux douée, la mieux organisée, la mieux servie par la réunion de toutes les facultés intellectuelles, ne se suffira jamais à elle-même, si elle n’appelle à son secours l’efficacité du travail : la médiocrité doit être son partage.
Un coup d’œil d’abord sur la marche ascensionnelle de la musique.
Que fait l’illustre Bach, le plus grand musicien de l’Allemagne ? Chaque nuit assiste à la multiplicité de ses efforts, à l’élaboration pénible et lente de ses idées. Il donne l’exemple de la soumission la plus héroïque à cette grande loi imposée à l’homme par la chute originelle.
Bach avait un génie
extraordinaire. Pourtant, quand on lui demandait comment il était parvenu à la
possession d’une si grande puissance d’invention, Bach répondait :
« En travaillant beaucoup ; tous ceux qui voudront travailler de la
même manière y parviendront comme moi ».
On s’est étonné de la prodigieuse exécution du virtuose violoniste le plus puissant du dix-neuvième siècle, Paganini ! Le secret de cette étonnante facilité résidait dans le travail. « Quelquefois on le voyait, dit l’un de ses biographes, « essayer de mille manières différentes le même trait pendant dix à douze heures, et rester à la fin de la journée dans l’accablement de la fatigue. C’est par cette persévérance sans exemple qu’il parvint à se jouer de difficultés qui furent considérées comme insurmontables par les autres artistes, lorsqu’il en publia un spécimen dans un cahier d’études ».
Le travail, c’est la loi de la vie : c’est la vie de l’art.
Chaque monument qui s’élève et commande l’admiration des intelligences, porte empreint en marque indélébile le cachet du travail.
Mais si le travail a ses assises d’amertume, le fruit du travail est toujours le succès. Il engendre l’amour de l’art, et « l’art seul peut donner la récompense des sacrifices qu’on lui fait ».
La démonstration de cette vérité se rencontre à chaque phase de la vie des musiciens célèbres. C’est par l’amour pur et désintéressé de leur art, c’est en lui sacrifiant leur existence qu’ils ont enfanté les grandes œuvres, aujourd’hui la source de tant de pensées généreuses et magnanimes.
Beethoven est atteint de surdité ! La maladie s’aggrave et finit par l’empêcher complètement d’entendre ses immortelles productions. C’était le supplice le plus terrible que Dieu put infliger à un musicien. Que fait le grand homme ? Il se replie sur lui-même, se retranche dans l’intimité de son âme débordante d’harmonie, et là, isolé de toute distraction extérieure, il donne libre cours au jeu de ses sublimes facultés. L’ennui, le dégoût, l’abattement, le désespoir tourmentent tour à tour ce génie créateur de la symphonie. Une fois… il s’est vu sur le point d’attenter à ses jours…
« L’art seul m’a retenu » : telle fut la parole que laissa tomber un jour le grand homme, dans un moment de douloureux épanchement.
Ces hommes sont rares de nos jours. La musique suit comme la littérature, le courant funeste de ce siècle ; elle aussi, tend vers un matérialisme abject, la gangrène de l’art.
Ce ne sont plus maintenant les opérations de l’âme ; l’intelligence est reléguée dans une sphère trop élevée pour la société actuelle.
La folle du logis, seule, se plie aux caprices de la multitude.
Il n’y a rien de stable. On compose pour distraire. On ne pense plus. De là le grand nombre de ces œuvres stériles, vides de sens. Quelques rares pensées apparaissent ça et là, mais délayées à outrance.
Félicien David s’est efforcé de réagir contre les tendances actuelles. Le torrent l’a emporté comme les autres, et l’on se demande, aujourd’hui que la tombe s’est fermée sur cet artiste, si les œuvres de David passeront.
Quand on voit tout Paris applaudir à la fille de Madame Angot ; quand on voit le Pinafore acclamé d’un bout du continent américain à l’autre ; quand on voit la foule se délecter aux compositions d’Offenbach, on peut dire que la décadence fait son œuvre.
Les maîtres ont été abandonnés par la masse. C’est le petit nombre des esprits supérieurs qui s’inclinent devant la pensée du génie.
L’abâtardissement écrase la foule. Son regard ne peut supporter la lumière. Elle traîne comme l’oiseau nocturne, une existence qui se repait dans la nuit.
Les couronnes de l’immortalité se décernent à la vélocité.
La vélocité ! Voilà ce que l’on veut de l’artiste. Celui-ci, pour jouir plus longtemps des caresses de l’opinion, crée pour ses doigts des compositions qui chatouillent un temps les organes par une rapidité brillante dans la succession des sons, mais ne laissent rien dans l’âme.
Le travail et l’amour de l’art constituent les deux routes qui mènent à l’idéal. Enlevez à l’intelligence ces deux forces, la stérilité se fait.
On ne travaille plus. C’est ce qui explique l’incohérence dans les idées actuelles de la musique et de la littérature.
On produit pour amuser : les arts sont tournés au gain ; partant, la pensée déserte le style.
En descendant le cours des âges, cette vérité trouve son application dans toutes les productions littéraires qui ont fixé les grands principes des langues humaines.
Je prends au hasard, tant il est vrai de dire que les œuvres impérissables portent en marque indélébile le cachet du travail.
Là-bas, aux extrêmes limites de l’antiquité, on sait ce qu’il en coûta à Démosthène pour devenir le plus fameux des orateurs grecs.
Il a été hué dans ses premiers essais à la tribune.
On le vit alors s’enfermer et se livrer au travail le plus opiniâtre, dans le dessein de rectifier cette prononciation vicieuse qui lui avait valu les sifflets du peuple.
On le perdait de vue des mois entiers.
Il se rasait à demi la tête pour ne pas céder à la tentation de sortir du souterrain qu’il avait choisi pour y déclamer, écrire, composer et méditer.
Je comprends après cela, le secret de cette verve, la beauté de ces images, cette véhémence, cette fougue qui ont immortalisé les Philippiques et les Olynthiennes, et toutes ces harangues fameuses dont il a érigé un si colossal monument littéraire.
Aristote, le Stagyrite, voulait tout savoir. Platon son maître, avait signalé cette curiosité avide en le nommant le lecteur.
Il avait étudié toute la philosophie ancienne, et possédait parfaitement la littérature grecque. Son immense capacité de travail peut seule expliquer les vastes études qu’il a embrassées, car les ouvrages d’Aristote comprennent toutes les branches du savoir, alors accessibles à l’esprit humain, et comportent en outre les découvertes considérables dont il les a enrichies.
Toutes les productions glorieuses de la littérature latine ont été consacrées par le travail.
Ozanam indique en passant les
études de Cicéron « poussées jusqu’aux derniers artifices du style,
du nombre et de l’action oratoire ».
Viennent plus loin, dans un autre ordre d’idées, les Pères de l’Église, dont on connaît les labeurs.
Il suffit de jeter au monde les noms de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Jean Chrysostome, de saint Jérôme, de saint Augustin pour constater que nous ne devons pas à l’inaction, la fondation de notre grande théologie.
Et cette belle figure qui se détache si éblouissante sur le fond obscur du moyen âge, saint Thomas !… Est-il possible de ne pas rester confondu devant cette intelligence, de ne pas se sentir écrasé sous le poids de ce génie ? Le travail de cet homme est incroyable. Pourtant l’on est obligé de se rendre à l’évidence en face des dix-sept in-folio tombés de la plume savante du docteur angélique, où sont traitées de main de maître toutes les grandes questions politiques, sociales et religieuses.
Descendons au dix-septième siècle.
La Bruyère passe sa vie à écrire un livre, un seul, de fort peu d’étendue ; mais le travail qu’il y consacre fait de cet ouvrage le monument le plus parfait peut-être de la langue française.
Je ne fais que mentionner les noms universellement admirés d’un Bossuet qui a fourni tant de trésors à l’éloquence chrétienne, d’un Corneille et d’un Racine dont le théâtre traversera les siècles.
Et n’est-ce pas une délectation indicible que l’on éprouve à lire les harmonieuses pages du Télémaque. Fénélon en a laissé, paraît-il, dix-huit manuscrits chargés de ratures. Le charme de ce style là ne se surpasse pas.
Et Buffon lui-même, cet écrivain exquis du siècle suivant, n’a-t-il pas défini le génie : « Une certaine aptitude à la patience ! » L’auteur des Époques de la nature avait une conversation lourde, embarrassée, négligée, souvent triviale. Un travail de quatorze ou quinze heures par jour a produit ces pages étincelantes où il nous éblouit et nous transporte jusqu’à la plus haute poésie. Il corrigeait, raturait, recopiait, arrondissait ses périodes jusqu’au point de cette inimitable perfection qu’il leur a donnée.
Le Courrier du Canada, 20 septembre 1895. |
[…] Si l’on jette un coup d’œil sur l’histoire de notre petit peuple canadien, on découvre que la même grande loi du travail a présidé de tout temps aux développements de sa littérature et de sa musique. Oui, Dieu merci, notre Canada possède une littérature et une musique.
Sa splendeur littéraire s’est affirmée naguère, par la création d’une société qui réunit la plupart de nos littérateurs dont la réputation a traversé les mers. L’Académie Royale compte des hommes dont les travaux ont été applaudis par le vieux monde civilisé.
Notre pays doit-il ces œuvres aux encouragements de l’État ? Non ! Non ! Il les tient d’une initiative personnelle, d’un travail obstiné de la part de ceux qui ont aimé les lettres, sans perspective aucune de rémunération.
Notre littérature est issue d’efforts réitérés, constants, de sacrifices énormes prodigués à travers les circonstances les plus pénibles.
La première célébrité artistique qui fixe aujourd’hui l’attention des grandes villes de l’Europe, est une étoile qui s’est détachée de notre monde musical. Albani doit à un labeur excessif d’avoir éclipsé tant d’autres illustrations.
Enfin, il n’y a pas bien longtemps encore, un homme abandonnait nos rives, perçait le tourbillon fiévreux de la spéculation américaine, et arrêtait dans sa course vertigineuse pour lui arracher son admiration, un peuple qui ne rêve que fortune et bien-être ! [Calixa] Lavallée créait La veuve [cliquer le titre pour l'écouter]. Cet opéra qui a obtenu un retentissement considérable sera bientôt l’œuvre musicale par excellence du continent américain. Voilà.
Inutile de vouloir se soustraire à la grande loi du travail, dont la première faute a entraîné la promulgation.
Cependant, quels que soient ses efforts, l’homme qui veut réaliser quelque chose de grand, est certain de rencontrer après tout, la récompense divine.
C’est là le côté consolant du sacrifice. Dieu bénit le travail ; et il n’est pas de joies plus pures, plus enivrantes que celles qui accompagnent un succès intellectuel.
L’homme ne fait d’ailleurs que suivre une loi imposée à tout l’univers.
Généralisons le principe, et suivons du regard le travail qui se fait autour de nous. La nature est en perpétuelle activité. Elle se transforme chaque jour par une action incessante.
Le grain de sénevé qu’un souffle emporte par les mondes, va se déposer en terre et travaille à devenir grand arbre.
La fleur travaille à diaprer sa corolle.
Les petits oiseaux travaillent à bâtir leurs nids.
L’homme, ce roi de la création, ne saurait rester en arrière dans le plan général de la providence.
Il n’est pas fait pour traîner à l’exemple de certaines plantes, une existence de parasite ; il doit travailler.
C’est à cette condition qu’il
sera grand.
PENSÉES
Quand le souffle de l’infortune a glacé son cœur, l’homme trouve dans l’amour et dans la musique les régions de pur idéal, où s’oublient les heures et les amertumes.
* * *
La vie est un abîme où ne cessent de tournoyer des déceptions brûlantes, des ambitions méconnues, des trahisons amères ! S’il arrive à la lumière de flotter sur cette nuit, c’est Dieu qui l’envoie ; elle s’appelle : Espérance ! Elle émane de la Divinité elle-même. Vivez dans l’ordre, vous retournerez par ce rayonnement, vers les sources de l’éternelle béatitude.
* * *
Selon moi, toute la beauté tient dans l’œil. Là se trouve le ressort principal qui fait jouer la physionomie. C’est par le regard que se glissent les agissements les plus intimes de l’âme. L’expression du regard est plus pure, plus raffinée que le langage parlé ou écrit.
* * *
Certains fleuves, en roulant leurs flots tumultueux, rongent à mesure les rives dont ils sont encaissés. S’il arrive aux fleurs de pousser trop au bord, le torrent les emporte, et elles s’en vont flétries, tournoyant dans l’abîme, pour ne sourdre jamais. C’est l’image du monde. L’âme virginale qui s’épanouit trop près des séductions sociales, est bientôt entraînée par elles, et tombe dans le vertige des passions.
* * *
Je crois qu’il n’y a rien de suave comme la prière. Elle épure l’imagination, élève l’âme, dégage le cœur de ses entraves matérielles, et met au fond de nous, le plus parfait bonheur qui se puisse atteindre ici-bas.
* * *
Le cœur de l’homme est si incliné vers les choses de la terre, qu’il est bien difficile pour ne pas dire impossible, de rencontrer des amours entièrement détachées de sensualisme.
Vous tous qui fléchissez sous le travail pénible des villes, fuyez, si vous le pouvez un temps, les brûlants tourbillons de poussière qui vous aveuglent !
Parias de la multitude, prolétaires de ces grandes agglomérations étiolées que l’on appelle cités, artisans, hommes de tous les métiers, esclaves de toutes les professions, plumitifs blêmis des bureaux, désertez le pavé en feu de vos rues, et volez à la campagne, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures !
La campagne, c’est le séjour de tous les enchantements ; c’est le pays des resplendissants couchers de soleil et des superbes levers de lune ; c’est le rendez-vous des artistes aériens qui font entendre et jettent incessamment vers le ciel les harmonieuses combinaisons de leur incomparable musique ; c’est l’endroit où la forêt s’épanouit mystérieuse, prêtant la fraîcheur de ses ombres à la cascatelle qui bruit et soupire à ses pieds.
La fleur s’y pare de ses brillantes couleurs. Elle y exhale, en vous souriant, les parfums les plus pénétrants de sa corolle. Les émotions les plus douces et les plus pures y descendent sur l’âme comme une rosée embaumée, et l’homme sent le besoin de tomber à genoux devant le spectacle grandiose de toutes ces merveilles qui roulent paisiblement sous le souffle de Dieu !
J’ai assisté il y a quelque temps à l’un des plus beaux couchers de soleil qu’il m’ait jamais été donné de contempler.
Je voudrais en balbutier les prodiges.
Le petit sentier qui mène à la falaise un peu plus bas que l’Église, et se dirige vers l’occident, est bordé de grands arbres dont la ramure épaisse se réunit à la cime et forme, au-dessous, un véritable tunnel d’où l’ombre ne sort pas.
Ce jour là, il y avait eu un orage formidable ; mais sur les cinq heures, la grande lutte des éléments s’était terminée. « Les clairons forcenés de l’espace s’étaient tus, » dirait le Maitre !
Le soleil, dont les rayons avaient été interceptés par d’énormes nuages, pareils à de vastes lambeaux de draps mortuaires, s’étalait avec majesté !
Il s’était baissé jusqu’à l’ouverture du passage d’arbres. On eut dit l’œil d’un titan y plongeant un regard.
Je parcourus d’un pas rapide, l’enthousiasme au cœur, l’espace enflammé qui me séparait de mon poste ordinaire d’observation.
Le fleuve coulait silencieusement. Un souffle à peine sensible en ridait les flots qui avaient l’air d’envoyer au soleil une infinité de sourires que le grand astre se plaisait à iriser.
Il me semblait que toute la poésie des Orientales tenait dans ma tête. Au fond de mon imagination, ces vers du poète m’apparaissaient en lettres de feu :
L’astre-roi se couchait. Calme, à l’abri du vent,
La mer réfléchissait ce globe d’or vivant,
Ce monde, âme et flambeau du nôtre ;
Et dans le ciel rougeâtre et dans les flots vermeils,
Comme deux rois amis, on voyait deux soleils
Venir au-devant l’un de l’autre.
Des larmes d’admiration inondaient ma figure ; car en présence d’une scène semblable, il ne reste à l’âme qu’un moyen de traduire l’exaltation de ses facultés : pleurer !
Le soleil descendait lentement. Il dansait maintenant sur la crête des Laurentides dont il poudrait d’or la luxuriante chevelure.
Tout autour, se déroulaient des nuages aux réverbérations multicolores, suspendus comme des tentures somptueuses dans le palais d’un monarque.
Un peu plus haut, les reflets devenaient plus pâles ; mais les nuages y épuisaient toute la gamme des nuances et des formes les plus fantastiques. C’étaient des pics abrupts à l’aspect sombre, des chutes immenses à l’écume blanchâtre, des montagnes de granit, de quartz, de neige que la lumière faisait étinceler.
Les coquettes habitations de la rive Nord, que le regard peut suivre jusqu’à une assez longue distance, semblaient pousser vers Québec, une course de brebis blanches ; au fond de la forêt qui commençait à se chausser d’ombre, la locomotive bruyante laissait derrière elle une épaisse colonne de fumée dont les spirales se perdaient dans l’espace.
Une heure après cette solennité, il ne restait de toutes les splendeurs qui m’avaient ébloui… que de la nuit…
Triste image de la gloire qui décline et s’effondre dans l’oubli.
Mais sur un autre point de l’horizon, la lune se balançait radieuse… Symbole de l’Espérance qui doit toujours verser son doux rayonnement sur l’âme que les blessures de la vie ont flétrie !
On peut s’accorder à discrétion, la jouissance d’un coucher de soleil ou d’un lever de lune, et ça ne coûte pas cher.
Il y a bien parfois quelque grosse tempête qui en dissipe les charmes, mais les orages ont aussi leur sauvage grandeur ; elle vaut bien la peine d’un quart d’heure d’admiration.
Je voudrais parler des levers du soleil ; malheureusement, c’est l’astre-roi qui me voit lever chaque matin et… je n’y mets pas tant d’éclat.
On peut ramasser bien d’autres miettes de bonheur à la campagne.
J’aime les grèves ! Le murmure des flots captive mon oreille. L’ombrage des bosquets me fascine avec la mystérieuse solitude qui y séjourne ; la note suave que l’oiseau laisse tomber en passant me ravit et me remue.
Tous les jours après un bon déjeuner, je descends la falaise avec un livre de Victor Hugo ou de Lamartine.
Je dois avouer que je ne suis pas encore assez poète, pour planer au-dessus de la prose d’un repas frugal ; je m’accommode facilement d’un bifteck avant de partir pour le pays des rêves.
Grèves de Lotbinière sur le fleuve Saint-Laurent. (Source : Le Devoir) |
Il y a çà et là de belles touffes d’arbrisseaux qui vous invitent à savourer une de ces sublimes prières dont Lamartine a bien rempli ses méditations.
Rien n’empêche de graver sur l’écorce des arbres une date… un nom béni… tout un monde de souvenirs.
Sur de petites pierres, je burine une lettre… deux lettres… trois lettres… et je les lance à la mer, où elles disparaissent en ricochant.
Ne soyez pas surpris lecteur, si quelque vendredi, la pointe de votre couteau heurte un fragment de roche portant ces signes cabalistiques… Mais… je m’arrête… Me voici sur le chemin d’une confidence…
Je raffole des bains, surtout quand la mer est calme comme de l’huile. Je me précipite dans les flots avec une indicible ivresse ; j’y fais bravement le plongeon, et j’en sors tout ruisselant de perles humides et rafraichissantes.
Et combien d’autres plaisirs dont la variété est vraiment inépuisable !
Au sein de toutes ces joies, je trouve de plus à la campagne, un régiment de cousines dont les tendresses me confondent.
Il m’est arrivé un jour d’avoir une légère indisposition. Toute l’institution était sur pied. J’avais beau leur chanter comme la Duchesse dans la Filledu Tambour Major : « J’ai ma migraine, mes vapeurs… ça va se passer »… Ce fut un assaut en règle. L’une m’arrivait avec une dose de camomille ; l’autre s’avançait avec une potion de tisane, une troisième me présentait je ne sais plus quelle décoction… c’était une vraie démonstration à donner envie d’être malade toute sa vie. La convalescence fit des pas de géant. Je parlais déjà de me baigner. Il fallait les voir… c’était une opposition formidable, un siège puissant… Mes cousines se récriaient ! Le temps de la canicule ! C’est malin… je me sentais des ardeurs de scier tout le bois du canton !… mes cousines me prophétisèrent que le sang allait me monter à la tête… que je serais foudroyé… à table, on me servait un peu de tapioca… c’était si léger… et j’éprouvais la voracité de dévorer un rosbif. Et l’on allait ainsi, me dorlotant comme un mioche, moi… un colosse !…
Quelle bizarre institution que
les cousines !
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