Charles-E.Harpe (1908-1952) (Source : courtoisie Gaston Deschênes) |
Quand on scrute et fouille les œuvres littéraires publiées dans le Québec d'antan, on est étonné du nombre de bijoux petits ou grands que l'on déniche, et ce, bien plus souvent que ce que nous ont laissé croire ceux selon qui la vie de l'esprit et la création au Québec seraient nées en 1960 avec la soi-disant "révolution tranquille" alors qu'avant, tout ou presque n'aurait été que "grande noirceur".
Il arrive même que l'on découvre alors quelques-uns des plus beaux esprits que notre peuple issu de Nouvelle-France aura produits, mais dont, pour toutes sortes de raisons dont certaines laissent perplexes, on n'a jamais entendu parler.
Il en va ainsi de Charles-E. Harpe, né en 1908 à Lévis et mort, âgé d'à peine 43 ans, en 1952. Auteur de trois volumes (contes, poésie, récit), Harpe était poète, musicien, chanteur, dramaturge, metteur en scène, en somme un artiste polyvalent qui se démenait sans compter pour faire vivre chez nous les arts et la culture, notamment dans nos campagnes. Ses pièces de radio-théâtre s'attiraient un vaste auditoire dans la région de Québec. En 1952, quelques semaines avant sa mort subite, il était élu président de la Société des poètes canadiens-français. Son nom était donc bien connu de son vivant.
Ses pièces de théâtre étaient jouées partout au Québec et même au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Angleterre, même si elles étaient snobées à Montréal, comme on peut le lire ci-dessous dans l'article de Jeanne Grisé-Allard. Il créa aussi et organisa un nombre important de grandes reconstitutions historiques théâtrales, que l'on appelait à l'époque des « pageants », auxquelles participaient des acteurs et actrices qui pouvaient se compter par dizaines et même par centaines, selon les besoins du spectacle, et qu'il entraînait et dirigeait tous.
Comme nous en informe Le Soleil du 2 août 1952 (voir l'article reproduit au bas de la présente glanure), c'est d'ailleurs lors d'une représentation d'une de ces pièces à grand déploiement qu'il est mort, d'une crise cardiaque et carrément dans les bras de ses acteurs, à la manière des Molière et Louis Jouvet, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska, le 31 juillet 1952. Juste avant d'expirer, sachant que sa mort était imminente, il a demandé que les représentations prévues soient quand même jouées en souvenir de lui, puis ses derniers mots furent : « C'est beau, c'est beau... continuez... »
Et alors qu'il reposait, mort, en coulisses, les acteurs ont donné du meilleur d'eux-mêmes sur scène, devant le public qui n'était pas conscient du drame réel qui continuait de se jouer. N'y aurait-il pas là une scène sublime de film, n'y aurait-il pas quelque créateur de cinéma québécois qui puisse être assez inspiré par cette vie hors du commun que fut celle de Charles-E. Harpe et par sa mort tout à fait à l'image de la vie qu'il mena pour stimuler et propager l'amour des arts, de la culture, des lettres, et aussi de la patrie, partout dans nos contrées ?
Ses pièces de théâtre étaient jouées partout au Québec et même au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Angleterre, même si elles étaient snobées à Montréal, comme on peut le lire ci-dessous dans l'article de Jeanne Grisé-Allard. Il créa aussi et organisa un nombre important de grandes reconstitutions historiques théâtrales, que l'on appelait à l'époque des « pageants », auxquelles participaient des acteurs et actrices qui pouvaient se compter par dizaines et même par centaines, selon les besoins du spectacle, et qu'il entraînait et dirigeait tous.
Comme nous en informe Le Soleil du 2 août 1952 (voir l'article reproduit au bas de la présente glanure), c'est d'ailleurs lors d'une représentation d'une de ces pièces à grand déploiement qu'il est mort, d'une crise cardiaque et carrément dans les bras de ses acteurs, à la manière des Molière et Louis Jouvet, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska, le 31 juillet 1952. Juste avant d'expirer, sachant que sa mort était imminente, il a demandé que les représentations prévues soient quand même jouées en souvenir de lui, puis ses derniers mots furent : « C'est beau, c'est beau... continuez... »
Et alors qu'il reposait, mort, en coulisses, les acteurs ont donné du meilleur d'eux-mêmes sur scène, devant le public qui n'était pas conscient du drame réel qui continuait de se jouer. N'y aurait-il pas là une scène sublime de film, n'y aurait-il pas quelque créateur de cinéma québécois qui puisse être assez inspiré par cette vie hors du commun que fut celle de Charles-E. Harpe et par sa mort tout à fait à l'image de la vie qu'il mena pour stimuler et propager l'amour des arts, de la culture, des lettres, et aussi de la patrie, partout dans nos contrées ?
Charles-E. Harpe à l'oeuvre, quelques minutes avant d'être fatalement foudroyé par une crise cardiaque. Moins de cinq minutes après, il était mort. Cet émouvant document est paru dans Le Soleil du 2 août 1952. (Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Découvrir Charles-E. Harpe, c'est faire connaissance avec un auteur de génie dont l'écriture se révèle aussi vivifiante que foisonnante de beautés, par une maîtrise de la langue française dont certains passages confinent au sublime. C'est se laisser saisir ― sinon décrasser l'esprit ― par l'élan de générosité qui animait cet homme de lettres au cœur grand comme l'univers. C'est aussi se sentir touché par son amour partout palpable pour la patrie et le peuple qui l'a faite et qui la continue. À preuve, cliquez sur chacun des titres de ces quelques poèmes issus de sa plume, et constatez le calibre de cet homme de lettres et le souffle de sa poésie qui donne des ailes :
En somme, ce qui animait tout l'être et qui inspirait toute la création littéraire et artistique de Charles-E. Harpe, c'était de sentir grandir en lui « un infini bonheur de partager le songe des étoiles », comme il le dit dans son poème Guirlandes aux éprouvés.
Il faut le dire sans détour : le fait que, sauf dans son village de Saint-Aubert-de-l'Islet où la bibliothèque publique porte son nom, Charles-E. Harpe soit totalement inconnu et ignoré au Québec d'aujourd'hui, et cela depuis très longtemps, est profondément injuste, sinon choquant. Il y a des raisons à cela, et on peut soupçonner que la profonde foi catholique de Harpe y est pour quelque chose, ayant sans doute contribué à inciter certains "révolutionneux tranquilles" à l'enterrer à jamais dans l'oubli en lui déniant tout intérêt littéraire ou autre, privant ainsi le peuple québécois du legs de l'un des plus beaux esprits et l'un des créateurs les plus prodigieux qu'il aura produits.
D'ailleurs, il peut être judicieux de souligner le fait que Harpe était certainement beaucoup moins bigot que ses censeurs qui se targuent de "modernité", de "liberté de création", "d'ouverture d'esprit", etc., lui dont la culture générale était tout simplement imposante et qui n'hésitait pas à citer dans ses écrits des auteurs aussi éloignés des sacristies que l'étaient le poète communiste Louis Aragon ou même un écrivain sulfureux comme André Gide...
Un exemple concret de cette censure moderniste se trouve dans le Manuel de la petite littérature du Québec, qu'a publié en 1974 l'écrivain et auteur de téléromans à succès Victor-Lévy Beaulieu, qui de nos jours est encore une sorte d'icône à vénération obligatoire qu'il serait téméraire, sinon périlleux, de ne pas encenser.
Dans cet ouvrage voué à dénigrer de manière plus ou moins grotesque et souvent injuste la littérature d'esprit catholique produite au Québec d'antan, Beaulieu, à la manière peu subtile d'un anticatholique convulsionnaire, ne manque pas de caricaturer d'une manière tout aussi grossière que réductrice à l'extrême un livre de Charles-E. Harpe, Les croix de chair, paru en 1946 et dans lequel sont exposées les réflexions de l'auteur suite à son expérience de trois années dans un sanatorium, ayant souffert de la tuberculose qu'il finira par vaincre. Ce livre, qui recèle des pages d'une beauté à couper le souffle sur le plan littéraire, se révèle comme un cri d'espoir, un appel à la fraternité et à la solidarité envers les personnes, dont nombre d'enfants, atteintes par cette cruelle maladie, qui alors était souvent fatale. Harpe y sonne aussi le clairon de la lutte contre les préjugés qui ostracisaient les tuberculeux, qui aussi nuisaient à leurs chances de guérison et qui, trop souvent, bloquaient leur avenir une fois guéris.
Mais c'est ce même livre dans lequel Beaulieu prétend voir ― attachez votre tuque ― rien de moins que « tout le sadomasochisme religieux québécois de notre grande noirceur ».
C'est comme ça, par cette censure par dénigrement, qu'on disqualifie et qu'on enterre une deuxième fois après sa mort un auteur dont on ne partage pas certaines vues et valeurs, en lui déniant ou en taisant tous ses mérites littéraires qui pourtant sautent aux yeux dès qu'on a la chance de lire de ses écrits. C'est comme ça aussi qu'on prive un peuple de l'héritage de certains de ses meilleurs esprits et de ses plus talentueux créateurs.
Voici des passages substantiels et tout-à-fait représentatifs de l'esprit véhiculé dans le livre dont Beaulieu juge le contenu si obscurantiste et morbide :
Il faut le dire sans détour : le fait que, sauf dans son village de Saint-Aubert-de-l'Islet où la bibliothèque publique porte son nom, Charles-E. Harpe soit totalement inconnu et ignoré au Québec d'aujourd'hui, et cela depuis très longtemps, est profondément injuste, sinon choquant. Il y a des raisons à cela, et on peut soupçonner que la profonde foi catholique de Harpe y est pour quelque chose, ayant sans doute contribué à inciter certains "révolutionneux tranquilles" à l'enterrer à jamais dans l'oubli en lui déniant tout intérêt littéraire ou autre, privant ainsi le peuple québécois du legs de l'un des plus beaux esprits et l'un des créateurs les plus prodigieux qu'il aura produits.
D'ailleurs, il peut être judicieux de souligner le fait que Harpe était certainement beaucoup moins bigot que ses censeurs qui se targuent de "modernité", de "liberté de création", "d'ouverture d'esprit", etc., lui dont la culture générale était tout simplement imposante et qui n'hésitait pas à citer dans ses écrits des auteurs aussi éloignés des sacristies que l'étaient le poète communiste Louis Aragon ou même un écrivain sulfureux comme André Gide...
Un exemple concret de cette censure moderniste se trouve dans le Manuel de la petite littérature du Québec, qu'a publié en 1974 l'écrivain et auteur de téléromans à succès Victor-Lévy Beaulieu, qui de nos jours est encore une sorte d'icône à vénération obligatoire qu'il serait téméraire, sinon périlleux, de ne pas encenser.
Dans cet ouvrage voué à dénigrer de manière plus ou moins grotesque et souvent injuste la littérature d'esprit catholique produite au Québec d'antan, Beaulieu, à la manière peu subtile d'un anticatholique convulsionnaire, ne manque pas de caricaturer d'une manière tout aussi grossière que réductrice à l'extrême un livre de Charles-E. Harpe, Les croix de chair, paru en 1946 et dans lequel sont exposées les réflexions de l'auteur suite à son expérience de trois années dans un sanatorium, ayant souffert de la tuberculose qu'il finira par vaincre. Ce livre, qui recèle des pages d'une beauté à couper le souffle sur le plan littéraire, se révèle comme un cri d'espoir, un appel à la fraternité et à la solidarité envers les personnes, dont nombre d'enfants, atteintes par cette cruelle maladie, qui alors était souvent fatale. Harpe y sonne aussi le clairon de la lutte contre les préjugés qui ostracisaient les tuberculeux, qui aussi nuisaient à leurs chances de guérison et qui, trop souvent, bloquaient leur avenir une fois guéris.
Mais c'est ce même livre dans lequel Beaulieu prétend voir ― attachez votre tuque ― rien de moins que « tout le sadomasochisme religieux québécois de notre grande noirceur ».
C'est comme ça, par cette censure par dénigrement, qu'on disqualifie et qu'on enterre une deuxième fois après sa mort un auteur dont on ne partage pas certaines vues et valeurs, en lui déniant ou en taisant tous ses mérites littéraires qui pourtant sautent aux yeux dès qu'on a la chance de lire de ses écrits. C'est comme ça aussi qu'on prive un peuple de l'héritage de certains de ses meilleurs esprits et de ses plus talentueux créateurs.
Voici des passages substantiels et tout-à-fait représentatifs de l'esprit véhiculé dans le livre dont Beaulieu juge le contenu si obscurantiste et morbide :
« Quelle erreur de se croire plus malheureux que les autres, plus affligé que ceux dont le courage est assez puissant pour dissimuler les larmes et les défaillances sous des mines superbes et des sourires épanouis ! Les surfaces les plus calmes cachent parfois des gouffres de tristesse, et nul ne peut imaginer les tragédies qui se jouent quotidiennement au fond des âmes résignées » (p. 59).
« La contemplation de l'enfance incite aux plus nobles reculs dans le domaine de la pensée. La jeunesse, c'est la vie en marche, c'est l'avenir prometteur, c'est le rêve que l'âme garde précieusement comme un viatique et qui doit nous révéler, plus tard, une étonnante splendeur. C'est en se penchant, à un certain âge, sur cette merveille passée en d'autres yeux, que nous retraçons les joies inappréciées au temps des pleurs faciles et des ignorances dorées. Oui, en contemplant ces vies en fleurs, il nous vient infailliblement un goût de pureté au cœur, un baume qui rafraîchit les plaies développées par les ans dans la chair vive de nos destinées. C'est comme si l'on passait nos doigts sur la poussière d'un clavier, jadis sonore, où s'est joué le prélude des ascensions et des faillites de notre existence. Et devant cet arche d'alliance qu'est un petit enfant, devant ce tabernacle où se perpétue le don de vie, on jongle amèrement avec ses rêves brisés, ses espoirs déçus, anéantis, fixant d'un œil mélancolique le sentier fermé des jouissances paradisiaques. Hélas ! tant de petits ne savent plus sourire... Et tant de vies se fanent avant leur épanouissement... » (p. 83-85).
Parlant des enfants qui jouaient dans la cour du sanatorium, Harpe nous sert cette petite pépite d'or littéraire :
« Le chant des oiseaux du ciel se confondait avec celui des oiseaux de la terre » (p. 94).
Sur les préjugés qui ostracisent les tuberculeux et empoisonnent leur vie :
« Quelle idiotie ! Comme si le bacille était un pou volant. Et n'allez pas croire que j'exagère. On n'invente rien en rapportant les propos abracadabrants de ces porteurs et porteuses de germes autrement plus dangereux que l'autre ; car les hommes, comme les femmes, se nourrissent, se délectent des mêmes plats et deviennent les obèses de la bêtise » (p. 118).
Voyez également ces autres extraits tout aussi révélateurs de l'esprit qui animait l'auteur et de la qualité de sa plume :
Charles-E. Harpe, photo à la « une » du Photo-Journal du 6 avril 1950. (Source : BANQ) |
Voyez également ces autres extraits tout aussi révélateurs de l'esprit qui animait l'auteur et de la qualité de sa plume :
« Le stage sanatorial nous aura appris, entre autres choses, qu'une fraternité plénière, sans ombre d'intrigues, est un magnifique présent des dieux dans la zone ou elle déploie ses indulgences » (p. 127).
« Il y a aussi les soirées de famille, le billard, le jeu de cartes, le cinéma, la musique... la musique magicienne, imprécise, et qui déroule son rêve dans notre langage individuel » (p. 133).
« Hélas ! par la force des choses et, avouons-le, par nos défectibilités, il fallut renoncer à ces aspirations, s'arrêter en plein vol et traîner dans la poussière des ailes déchirées... » (p. 137).
« Assemblons-nous ce soir, mieux que jamais, serrons les rangs, troupeau des buissons épineux, il fera plus chaud quand passera tout à l'heure la poudrerie des souvenirs. Car nous ne sommes pas, oh non ! des matriculés quelconques : parce que la même émotion nous fait un petit nœud dans la gorge, parce que les mêmes nostalgies s'entassent dans nos pensées, pour tout cela et parce que nous souffrons les uns par les autres, nous nous aimons, sans distinction, en cette nuit où toute l'humanité ne devrait être qu'un immense brasier d'amour » (p. 161-162).
S'adressant à des bénévoles qui avaient organisé une fête de Noël au sanatorium :
« Vous êtes venus comme les Mages, les bras chargés de présents, mais surtout les yeux remplis de lumière, afin d'allumer dans nos regards un firmament d'étoiles, nous faire oublier l'exil du foyer, les angoisses de la maladie et, pour plusieurs, le délaissement moral si pénible à l'âme et au cœur » (p. 172).
En conclusion, alors que Harpe est sorti du sanatorium, la maladie ayant été vaincue :
« Tu entres dans la vie... me dit le soleil dorant les ruissons de la rue fumante ; tu entres dans la vie... me disent les oiseaux gonflés de trilles dans la fraîcheur des arbres en bourgeons ; tu entres dans la vie... semble me crier la terre entière que je regarde du sommet de ma nouvelle liberté avec des yeux d'enfant ébloui par la somptuosité des choses, avec l'enthousiasme d'un prisonnier relâché, soudainement pris de vertige dans la densité de la lumière. Libre ! je suis libre ! Et, le cœur tressaillant, je marche sans me presser, me laissant entraîner par les vagues humaines dans le chenal de l'existence... » (p. 179-180).
« Tu entres dans la vie... me dit le soleil dorant les ruissons de la rue fumante ; tu entres dans la vie... me disent les oiseaux gonflés de trilles dans la fraîcheur des arbres en bourgeons ; tu entres dans la vie... semble me crier la terre entière que je regarde du sommet de ma nouvelle liberté avec des yeux d'enfant ébloui par la somptuosité des choses, avec l'enthousiasme d'un prisonnier relâché, soudainement pris de vertige dans la densité de la lumière. Libre ! je suis libre ! Et, le cœur tressaillant, je marche sans me presser, me laissant entraîner par les vagues humaines dans le chenal de l'existence... » (p. 179-180).
C'est donc dans le livre où se trouve tout ce qui précède et plus encore dans la même mouture, que Victor-Lévy Beaulieu a prétendu voir ― il vaut la peine de répéter son outrance ― « tout le sadomasochisme religieux québécois de notre grande noirceur ». Difficile de sombrer plus creux dans l'imposture...
Mais bon, on peut se consoler de tant de mauvaise foi et, surtout, en apprendre plus et mieux sur le remarquable écrivain et artiste qu'était Charles-E. Harpe, en nous tournant vers les témoignages d'une émouvante sincérité qu'une femme et un homme de lettres qui, eux, ont connu Harpe et son œuvre, ont cru important de livrer afin de commémorer à la fois son passage sur notre terre québécoise et tout ce qu'il a donné à son peuple, le nôtre. D'abord Jeanne Grisé-Allard, poétesse et écrivaine dont on peut lire une notice biographique sous son poème Quand tu seras partie, en 1953 dans la revue Amérique française, suivie de Jean-C. Plourde, de l'Union des jeunes écrivains, en 1955 dans La Gazette des campagnes, le tout suivi de quelques articles d'époque :
Mon ami Charles Harpe
par Jeanne Grisé-Allard
Jeanne Grisé-Allard (1904-1997) poétesse et écrivaine. (Source : Madeleine Gleason-Huguenin, Portraits de femmes, tome 1, Montréal, éditions La Patrie, 1938, p. 150). |
Poète délicat,
excellent épistolier, conteur intéressant, écrivain radiophonique,
conférencier, auteur de pièces théâtrales, de « pageants » (grandes reconstitutions historiques théâtrales), et d'un remarquable
jeu de la Passion. Il était de chez nous et trop peu l'ont connu.
Pourquoi existe-t-il
des cloisons étanches entre des régions proches — Québec et Montréal par
exemple — des cloisons où ne passent par de petites portes dérobées que
certains dévots aimant respirer l'encens des chapelles ? Faut-il porter
en écharpe son talent, pour qu'il soit reconnu, et partir en campagne, le bâton
à la main, pour aller frapper à toutes les portes?
Charles-E. Harpe
n'était pas de ceux-là, et pourtant, mieux doué que bien d'autres, il aurait pu
chercher à s'imposer, nouer des intrigues pour arriver plus vite et plus haut,
se bâtir un piédestal à même le granit rose de succès qui ne lui manquaient
pas.
Il s'est
contenté d'être le poète inspiré, écrivant par besoin et par amour, donnant
pleinement sa vie à tout ce qui était beauté dans le domaine de la littérature
et de la musique ; il lui a suffi d'être un fils aimant, cherchant dans l'art
les premières joies de sa jeunesse. Patriote [...], il s'était donné comme
mission de magnifier le théâtre populaire. [...]
Quand je l'ai
connu... il portait peut-être sa première culotte longue, et j'avais des
anglaises (longues boucles de cheveux nouées en spirale) sur le cou. On fêtait à Québec les noces d'argent littéraires de Ginevra (Georgiana Lefaivre), nous étions là pour avoir risqué dans les pages féminines
du temps — les pages littéraires des journaux étaient bien des pages féminines
par leur direction — nos premiers
essais, lui sous le pseudonyme de René DeBray, moi sous le modeste nom de
Goutte d'eau. Il habitait Lévis, sa ville natale, où le hasard plaça son
berceau en août 1908, alors que de l'autre côté du fleuve, on célébrait le
troisième centenaire de la fondation de Québec par Samuel de Champlain.
À peine de retour
dans mon village, je recevais sa première lettre. Ce fut le début d'une amitié
littéraire aussi belle qu'il soit possible d'en rêver. Pourtant, à l'âge des
émois du cœur, tous les liens au-dessus de ceux-là se nouaient, se
renforcissaient avec les années, et quand j'appris brusquement la nouvelle de
sa mort, par la radio, en juillet dernier, j'ai pleuré plus qu'un ami. Charles
Harpe était devenu un frère auquel j'étais très attachée et dont j'admirais le
talent sans cesse renouvelé. Sa dernière lettre était sur ma table de travail,
je m'étais reprochée la veille de ne pas y avoir donné plus tôt une réponse.
Brisée, cette
vieille amitié à peine marquée de sept ou huit rencontres en trente ans, brisée
par l'impitoyable faux ! Je pourrais écrire, certes, tout un livre à sa
mémoire. Mais je tenterai seulement d'élever un petit mausolée littéraire à la
gloire de cet écrivain doué, trop tôt disparu, et d'ensemencer le tertre des
fleurs du souvenir. Il les aimait tellement, les fleurs, surtout, m'écrivait-il
un jour :
« Le lilas, la marguerite, et la pensée que j'appelle
un petit museau de pékinois ».
Charles-E. Harpe
était né artiste. Le Beau n’avait pour lui aucun secret, car il savait le
découvrir partout. Il avait un nom bien prédestiné qu'il aimait, et je me
souviens qu'il y a vingt ans, il l'écrivait presque toujours en image. Au bas
de ses lettres, son prénom est suivi d'une petite harpe dessinée en quelques
traits de plume.
Son écriture
était elle-même tout un poème, on dirait une jolie guipure, régulière et
serrée, mailles riches et pleines à nulle autre pareilles. Et chaque phrase
était riche d'idées, chaque mot lourd de sens. Il était certainement un de ces
maîtres rares en style épistolaire si négligé à notre époque. Et c'était pour lui
aussi naturel que de respirer.
Charles-E. Harpe |
Il va sans dire
qu'il avait la parole facile. Je n'ai jamais entendu un conférencier plus
vivant. Il était d'ailleurs servi par un regard étrangement brillant où
l'intelligence et la gaieté mêlaient leurs feux, et par un timbre de voix
prenant. Que d'aisance, de facilité de geste et d'élocution, soutenues par un
sourire perpétuel. Sur une trame très solide, la phrase poétique était toujours
d'une simplicité et d'une clarté inouïe. Dans son entourage, on a su en
profiter sans doute, mais on aurait dû davantage se l'arracher pour la joie des
auditoires. Je regretterai toujours que des efforts infructueux de ma part
n'aient pas permis de le faire entendre à Montréal à la tribune de [l’émission
radiophonique] Votre auteur préféré. Il était de ceux qu'on aurait dû
mettre à la première page du palmarès, ce n'était ni le talent ni les œuvres publiées, ni la réputation d'écrivain qui lui manquaient.
C'est au Collège
de Lévis, évidemment, qu'en peut retrouver le petit écolier. Un grand désir
d'étudier la littérature, de la comprendre, le poussa à s'inscrire plus tard au
cours du professeur Viatte, à l'Université Laval.
Il publia
d'abord, sous le pseudonyme de René DeBray (auquel il ajouta ensuite le nom de
Stéphane), des poèmes et des chroniques en prose dans divers journaux et revues
qui donnaient volontiers l'hospitalité de leurs colonnes à cette collaboration
bénévole. C'est ainsi que se créaient et survivaient les pages littéraires.
Mais c'est ainsi également que l'on vient au monde... au monde des lettres.
Ses poèmes
étaient déjà beaux et pleins de souffle. Il s'enhardit donc un jour jusqu'à en
adresser un à l'une de nos poétesses, alors en pleine gloire, lui demandant
respectueusement, humblement, si elle jugeait qu'il avait un peu de talent et
s'il devait travailler avec espoir de connaître le succès... On lui a retourné
le poème froidement, tranchant dans le vif des plus beaux rêves, sans souligner
même une rime, un mot, en lui disant de cultiver des choux, des navets, mais
d'abandonner la poésie. Méchanceté, envie sans doute, hélas !
Protégé par les
Muses, le jeune poète ne se découragea pourtant pas. Il adressa le même poème
en Europe à un concours de jeux floraux... et gagna une fleur de genêt d'or. La
discrétion m'empêche de révéler le nom de la poétesse qui se fit son implacable
juge, et je n'ai pu malheureusement retrouver les dates et les précisions sur
ce premier succès à l'étranger. J'ai vu dans le temps, les pièces
justificatives, ayant passé une journée dans sa famille.
Je me souviens
de son étroite chambre de garçon, avec lucarne en plein ciel. Il l'appelait «
sa cage verte », elle était encombrée de livres, de papiers, de bouquets, mais
il l'aimait bien. Il y passait tant d'heures à rêver. C'est de là qu'il m'écrivait le 7 juin 1936 :
« Vous avez raison, je suis un grand rêveur ! Est-ce
un tort ? Je crois que le Rêve est le vêtement que, charitable, nous offre la
vie, si décevante parfois, pour habiller nos misères et nos désillusions.
D'ailleurs, le poète ne doit-il pas voir pour les aveugles, entendre pour les
sourds, parler pour les muets ? Ne doit-il pas jouir pour les ignorants et
souffrir pour les insensibles ? »
Il y avait la
musique... Je sais qu'il l'aimait beaucoup, moins cependant que la littérature.
C'était un peu son gagne-pain. Organiste de sa paroisse (Sainte-Jeanne-d'Arc, à
Lévis), il donnait aussi des leçons de piano.
Il s'est amusé à
mettre en musique un de mes premiers poèmes, Mon cœur est un village, dont je possède une copie de sa main. Ce
poème, harmonisé plus tard par Jacques Aubert, fut chanté à la radio maintes
fois.
Il travailla
surtout sur un poème de Médailles de cire [recueil de poésies de Jeanne Grisé] qu'il aimait particulièrement. Il m'écrivait en juillet 1936 :
« Je souhaite que la musique de Mon cœur et mon
espoir vous plaise. C'est d'abord une plainte
mineure dans le style quatorzième siècle, qui se fond — comme la glace — dans
un accord majeur pour exprimer la foi aux amours éternelles. Puis, c'est un
gazouillis d'oiseaux, c'est l'espoir qui chante, et pour finir le thème reprend
sa gravité pour chanter, rire, pleurer tout à la fois ».
Il chantait à CKCV [station de radio de Québec], mais c'était le théâtre surtout qui l'attirait.
Il rêvait d'en faire sa vie. Il voulait faire le plus de bien possible, recréer,
instruire et édifier par le spectacle.
En 1930, Charles-E.
Harpe faisait partie de la troupe de Julien Daoust ; il fut attaché à une
troupe parisienne pour une saison d'opérette française. Mais il rêvait de
pièces nouvelles, drames, comédies, revues et les sentait sourdre sous sa
plume. Il se mit à la tâche et devint bientôt le régisseur d'une nouvelle
troupe qui jouait exclusivement ses textes. Son théâtre, hors commerce, est
abondant. Voici quelques-unes de ses pièces qui furent les plus populaires :
L'angélus de la mer, 3 actes ; La gardienne du foyer, 3 actes ; Le semeur de haine, 4 actes ; Le cœur d'un homme, 3 actes ; La croix d'une mère, 3 actes ; L'homme rouge, 4 actes ; La déserteuse, 3 actes ; La femme enchaînée, 3 actes ; L'amour pardonne, 3 actes ; La fin du rêve, 3 actes ; Chômeurs de luxe, comédie-bouffe en 3
actes ; et surtout : Sœur blanche,
pièce en 5 actes, qui connut de grands succès particulièrement dans la
Gaspésie, la Beauce, les Cantons de l'Est, la Matapédia, la région de Québec, au
Témiscouata, au Nouveau-Brunswick et dans le Maine. Il a vainement tenté de
faire jouer ses pièces à Montréal.
Charles-E. Harpe |
Au cours d'une
de ces tournées théâtrales, il fut victime d'un accident d'auto qui
l'impressionna vivement, blessures peu graves mais choc nerveux terrible. En
convalescence, il m'écrivait :
« J'ai encore bras et jambes, grâce au ciel et, sans
doute, à la médaille miraculeuse que maman avait eu soin de coudre,
secrètement, dans la poche intérieure de mon manteau et dont la découverte m'a
fait pleurer ».
Plus tard, il
fonda la troupe « Les artistes du terroir », oeuvre continuée sous le nom : «
Les Copains de l'art ».
Poète des
malades
Et voici qu'il
devint « le barde des tuberculeux », comme dit si bien Gilles Morand dans Le Temps, il a chanté dans les strophes
d'un pur lyrisme et de la meilleure veine poétique les sentiments des isolés. Sa
carrière féconde, sa vie bien remplie, furent interrompues par son entrée à
l'hôpital Laval où il séjourna durant trois ans.
« Que vous dire
de mes trois années de réclusion, m'écrivait-il quelques temps après, renouant
le fil de notre correspondance ralentie à l'époque de mon mariage. Les Croix de chair vous l'apprendront. Elles ont influencé ma vocation littéraire. Leurs causes ?
La mort de maman, le 26 avril 1941. Je chantais à CKCV lorsque j'appris par
téléphone qu'elle venait d'être foudroyée par une congestion cérébrale. Je crus
devenir fou ».
En convalescence
à Saint-Aubert-de-l'Islet, son médecin lui ayant recommandé la campagne, il
publia ce recueil de magnifiques chroniques sanatoriales intitulées Les Croix
de chair (éditions Marquis), où la prose et la poésie s'entrelacent
merveilleusement. [...] Une version anglaise, The Human Cross, est restée je crois dans le domaine « À paraître »
où se perdent tant de rêves.
Aux éditions
Marquis également paraissaient, en 1947, un livre de contes et de poèmes sous
le titre Le jongleur aux étoiles,
ainsi dédicacé :
Au
labeur obscur de mon père,
À
la mémoire de ma mère
Qui
sut si bien porter la vie
Comme
une chape de lumière,
Et
qu'il m'est doux de retrouver
Lorsque
je m'évade du monde
Pour
jongler aux feux des étoiles.
L'année
suivante, Charles-E. Harpe présentait un très beau recueil de vers, Les Oiseaux
dans la brume, dédié à sa femme Gabrielle (éditions Marquis). M. l'abbé Arthur Lacasse, [lui aussi poète], en fit une juste et très élogieuse préface. Charles
m'écrivait le premier août 1948 :
« J'ai reçu une visite chère : l'abbé Lacasse. Un
beau vieillard de 80 ans, d'une étonnante verdeur. Pendant deux jours, ce fut
un feu roulant d'anecdotes, de bons mots, de souvenirs... et de conseils.
Musicien, il nous a charmés de ses propres œuvres. Et puis, j'ai communié à sa
messe. Le parrain semblait fier de ce fait et quant à moi, c'est comme s'il
était resté quelque chose de divin dans notre foyer depuis qu'il est venu ».
J'ai essaye de
retrouver dans Les oiseaux dans la brume,
mais en vain, quelque chose de ce premier recueil de poèmes prêt à paraître en
1936, et dont il me disait :
« N'est-ce pas qu'Harvey (Jean-Charles) sera un
parrain magnifique ? Les cloches sonneront en septembre pour la rentrée des
pâtres et des rêves ! Le titre : L'Oiseau de feu. Le recueil contient 65 poèmes, soit 1 227 vers. Vous serait-il
agréable de lire le manuscrit en primeur ? »
Vers le même
temps, il me parlait souvent de son Hébraïde. « Ce sera l'œuvre de ma vie ! »
disait-il... « Elle est prête, j'attends un signe de Harvey ». (Je m'excuse
auprès de M. Harvey de le mêler à ces souvenirs, sans lui en avoir demandé la
permission, mais mon ami Charles avait pour lui une si haute estime et une
confiance sans borne ).
Guéri tout à
fait, Charles-E. Harpe épousait en juin 1947 Gabrielle Arsenault, de
Saint-Aubert-de-l'Islet, et prenait possession d'une grande maison ancestrale
qu'il décrivait ainsi :
« Changement d'atmosphère avec le sanatorium. Je
possède un cabinet de travail, genre solarium, avec horizons magnifiques sur la
campagne de Saint-Jean-Port-Joli, sur le large fleuve et sur les montagnes de
la Baie St-Paul. Un grand jardin, un verger, un parterre précédant ce dernier,
j'ai tout ce qu'il faut pour rimer dans l'extase des fleurs ou de la belle
neige blanche qui ouate les branches du gros cormier encore en possession de
ses grappes de corail. Je vis donc heureux dans le travail, dans un décor
ravissant ».
On ne pouvait
voir, en effet, plus beau cadre que cette maison hospitalière et trouver
meilleure ambiance. C'était déjà un ravissement d'y vivre deux jours ! Le
piano, des fleurs, de jolis meubles, des livres surtout, et cette paix si
bienfaisante. Il semble que la vie aurait dû se continuer encore trente ou
quarante ans dans un sillon si bien tracé.
La maison de Charles-E. Harpe au 17 rue Principale à Saint- Aubert-de-l'Islet, telle qu'elle apparaît de nos jours. (Photo Daniel Laprès, juillet 2019 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Charles Harpe
avait une grande vénération et un filial souvenir pour sa maman d'ici-bas. Il ressentait
une forte émotion aux dates anniversaires de sa naissance, de son décès, en la
Fête des Mères. Sa photo était constamment sous ses yeux. [...]
Combien de
nouvelles et de contes, d'études et de critiques littéraires principalement
dans [a-t-il publiés dans] différents autres journaux et revues. On l'a trouvé,
un certain temps dans Photo Journal
et dans Le Bulletin des Agriculteurs.
Charlcs-E. Harpe
avait certainement un don particulier pour les jeux scéniques. Il en écrivait
les paroles et la musique avec un souffle poétique qui tenait de l'irréel. Et
c'est avec un art consommé que l'auteur devenait ensuite réalisateur. Il créa
pour l'Union catholique des cultivateurs Le
Credo du Paysan, puis ce furent de remarquables « pageants » historiques,
si bien que le juge E. Marquis l'avait surnommé « le troubadour de la vie
paroissiale ».
Après un premier
pageant à la mémoire de Philippe
Aubert de Gaspé, il écrivit : Mon pays,
mes amours ; Les Anciens Canadiens
(à l'occasion du troisième Congrès de la langue française) ; Vive mon pays, vive la Canadienne ; Terre de nos aïeux (réalisation
inachevée) et La moisson du souvenir.
C'est au cours d'une répétition de ce spectacle que Charles Harpe tomba,
foudroyé par une attaque d'angine, au milieu de ses acteurs pour qui il était
vraiment un jeune dieu.
La moisson du souvenir... Combien ce
titre lui-même devient prophétique ! Et document très émouvant, un photographe
amateur, membre de sa troupe a merveilleusement réussi une photo, trois minutes
avant sa mort, alors qu'il apportait les dernières retouches au narrateur du pageant.
La Vie de Jésus, de François Mauriac l'avait à ce point impressionné qu'il m'écrivait en juin 1936 :
« Quel chef-d'œuvre ! La religion ne m'a jamais fait
comprendre plus humainement le Calvaire de l'Homme Dieu. Je n'ai jamais si bien
compris la magnanimité de Son sacrifice et la scélératesse de notre
ingratitude. Comme je l'aime son Jésus ! Que de souffrance et que d'amour dans
sa vie ! »
En 1950,
Charles-E. Harpe réalisa donc un grand jeu sacré de La Passion du Christ à Saint-Jean-Port-Joli. Ce fut un triomphe
qu'il salua en disant : « La Vierge est contente de son poète! » Les dialogues
sont basés sur les textes évangéliques, sauf la si belle prière des narrateurs
à la Mère des douleurs. Ce tableau de Mater Dolorosa était d'une poignante
beauté, et il avait tenu à ce que sa femme personnifie la Vierge dans ce beau
drame biblique.
Sans remonter à
plus de vingt ans, alors qu'il chantait et écrivait des sketches pour les
postes de radios CKCV (à Québec) et CHGB (à La Pocatière), il avait au moment
de sa mort des émissions humoristiques hebdomadaires et cinq fois par semaine,
un roman-fleuve radiophonique, Les Trottoirs
de Québec, à CKCV. [...]
Il était
président de la Société des Poètes canadiens-français, membre des Écrivains
canadiens, des Écrivains pour la jeunesse, et il appartenait à de nombreuses
sociétés. À peine quelques semaines avant sa mort, les Écrivains pour la
jeunesse lui avaient consacré un quart d'heure dans une série d'émissions à la
station CHLP.
Sa brillante
carrière est maintenant terminée. Devant sa tombe, on considérera maintenant
son inépuisable talent et son rayonnement littéraire. Il était un grand et bel
écrivain.
S'il avait été
de ceux qui se payent des publicistes, Charles-E. Harpe aurait connu de son vivant
la gloire, le triomphe et l'encens. Mais il avait l'âme trop grande, trop
modeste et n'ambitionnait que d'être un apôtre du beau, du bien, de l'art.
On peut
s'incliner très bas devant le souvenir d'un tel homme et c'est un devoir de
placer son nom en lettres d'or sur un mausolée de marbre. Son œuvre littéraire
le mérite, il est de ceux qui ont créé, de ceux dont peut s'enorgueillir la
culture canadienne-française.
Annexes à l'article de Jeanne Grisé paru dans
Amérique française, numéro de juillet-août 1953 :
Deux lettres inédites de Charles-E. Harpe
Charles-E. Harpe (Source : Radiomonde, 9 août 1952) |
À Jeanne Grisé.
Le 1er
juillet 1936
Bonjour chère
amie,
J’espère que vous
jouissez de vos vacances et j’ai hâte d'en entendre parler. Ici, nous parlons
de votre venue. Ma famille sera honorée de vous connaître et ma mère vous fera
manger une soupe dont vous me donnerez des nouvelles. Les miens sont très
simples. Je prends plaisir à leur réciter de vos vers qu'ils aiment beaucoup.
Hier, c'était le
jour de la confirmation de nos petits et la traditionnelle bénédiction des
barques, pittoresque, comme vous verrez, et qui n'a son égale que la
Sainte-Anne telle que célébrée dans la Beauce.
Elle est jolie
la petite chapelle de Sainte-Jeanne avec sa toilette blanche, sa coiffe
dentelée et sa croix d'or, une craie bretonne, quoi, adossée contre la falaise
et regardant le fleuve un peu houleux à cause du nordet, où dansent les barques, pavillonnées, illuminées de lanternes,
fleuries comme des corbeilles, des chemises colorées comme des pétales de
tulipes, des bérets ressemblant à des boutons de soleil. Elles ont l'air, ces
barques de pêcheurs « de bois », de dessins de couverts de faïence comme on en
voit encore sur les vieux vaisseliers. La foule s’agenouille sur le passage de
l’Évêque, et c'est l'entrée dans le sanctuaire, reposant par l’atmosphère de
bonheur et de simplicité qui règne dans ses murs parfumés d'encens. Les petits
autels sont surmontés des membres de la famille du Bon Dieu, des saints, dont le
visage a des expressions d'enfants
tranquilles.
Après ta confirmation, le cortège se forme : bannières au vent et chantant l'Ave Maria Stella, il se dirige,
précédant l’Évêque, entre deux haies de sapins, vers le quai de la Pointe. Les barques
aux noms jolis : (sauf Nausica), La Mouette, L’Espérance, La Dauphine,
L'Essor, La Trois-Couleurs, sont serrées les unes contre les autres et l’eau
sainte trace sur elles le signe de croix... Puis, comme l'ombre cerne délicieusement
ce petit coin providentiel, les cierges s’allument et c'est le retour au chant
de Notre-Dame du Canada... Des étoiles brillent partout : dans le ciel,
sur la mer, aux fenêtres. Suit le Salut du Saint-Sacrement et après le
Magnificat chacun s’en revient vers sa demeure tandis que les gondoles d’un
soir assiègent la roule des eaux donnant à la nuit un aspect de carnaval. J’ai
regardé, aimé, compris, pour deux, pour vous et pour moi. [...]
J'ai reçu une
lettre de M. Fontainas, du Mercure de France,
qui me dit grand bien de mes derniers poèmes qu'il publiera bientôt. N’est-ce
pas un bel honneur ?
Je vous envoie
une photo du char des Muses que j’avais imaginé pour la Saint-Jean, et croqué
par l’appareil dans la rue de l'église Saint-Antoine de Bienville. Fait de
fleurs, il souleva beaucoup
d'applaudissements. La Reine tenait dans ses mains les livres de Louis Fréchette, natif de Lévis.
Aussi, pour accompagner
le grand Victor de ma tante France, une lithogravure de Shakespeare.
Bonjour, amie
Jeanne, et ne tardez pas trop à me donner de vos nouvelles. Je continue la
musique de Mon cœur et mon espoir, et
ça marche bien.
Une poignée de
mains,
Charles-E. Harpe
***
À Jeanne Grisé.
Le 21 décembre
1937
Chère amie,
Je sors enfin de
ma tanière. Les nuages sombres tentent de disparaître et quelques gouttes de
soleil raniment un peu ma pauvre existence : existence de bohème écœuré et dont
l’idéal, un certain temps menacé par la maladie, le découragement, les propos
malveillants de dénigreurs inhumains, apparaît encore très loin, mais
accessible.
Savez-vous ce
que je pense ? Le monde est une scène universelle sur laquelle les peuples,
blancs ou noirs, interprètent leurs œuvres, burlesques, dramatiques,
sanglantes. Les individus s’arrachent littéralement les rôles sublimes,
honorifiques, dérisoires, en vertu des qualités réelles ou factices, des vices
plus ou moins visibles de chacun dans l’ascension et la faillite des
existences. Il y a des vedettes, des cabotins, des utilités, comme il existe
des génies, des routiniers, des créateurs, des défaitistes.
La vie est comme
un festin. La table est dressée. Les convives savourent les plats successifs.
Ils doivent manger selon la fantaisie de leur goût, la censure de leur appétit.
Le succès, tel un nectar, grise l’esprit, l’ambition engraisse la convoitise.
Plusieurs tombent fatalement en cours de route, saouls de vanité et d’orgueil.
Mais, relégués dans les coins, se taisent les jeûneurs, ceux dont les
entrailles sont vides et qui n’ont pas la force ni le courage de réclamer. Ils
se régaleraient, pourtant, de l’os qu’on jette au chien. Ils seront toujours
les figurants, les clowns, qui activent les rouages de la machine sociale, sous
les yeux des spectateurs aux mains qui applaudissent, aux ongles qui déchirent,
sans aucune pitié, les vies qui s’usent, les cœurs qui se tarissent, les âmes
qui s’éteignent, à pétrir la pâte du destin.
Vous voyez dans
quel état d’esprit je suis tombé ! Mais quand je songe à votre indulgente et
fidèle amitié, c’est comme un souffle de brise qui me caresse le visage. Muette
depuis plusieurs mois, la mienne n’en est pas moins vivace, je vous prie de le
croire et je m’intéresse à votre épanouissement littéraire. Moralement atteint,
en quarantaine, je ne voulais pas écrire. Une certaine pudeur me retenait, vous
êtes femme et vous vous souvenez de ce vers : « Il n’est pas beau qu’un
mâle pleure ».
Parti le 6 juin,
je suis arrivé le 15 octobre. La Gaspésie, la Côte Nord, la Baie des Chaleurs,
le Nouveau-Brunswick, le Lac Saint-Jean, la Nouvelle Angleterre, nous avons
parcouru toutes ces régions. Si je vous dis qu’en tournée, je suis le
régisseur, l’auteur, le chanteur, le pianiste, l’interprète, le secrétaire,
vous comprendrez qu’il m’est parfois difficile d’écrire. Le déplacement
quotidien, les longues veilles m’épuisent les nerfs et, après le spectacle, je
tombe terrassé par la fatigue.
Mon voyage me
fut une source précieuse d’inspiration. J’ai vu des paysages que je voudrais
éterniser.
Vous avez dû
recevoir la musique de votre poème ? Je ne sais pas bien écrire la musique.
C’est pourquoi la plupart des improvisations que je joue sont sans lendemain.
Toutefois, vous pouvez déchiffrer la mélodie et vous pouvez aussi la faire
harmoniser par quelqu'un de compétent en la matière.
Vous trouverez
inclus un poème que vous publierez si vous le jugez digne de publication. À
cette condition seulement, c’est promis ?
En terminant,
veuillez accepter, chère amie, mes voeux les plus sincères, je ne trouve pas de
mots pour vous exprimer tout ce que je désire pour vous, de beau, de bon, de
grand, d’heureux. Ma famille se joint à moi dans ce témoignage d’amitié.
Toujours vôtre,
Charles-E.
***
Un poème inédit
de Charles-E. Harpe :
Vœu
Lorsque je
partirai pour l'éternel voyage
Tu seras près de
moi, je sentirai ta main
Et tes doigts
caresser mes cheveux, mon visage ;
Mon cœur te
restera, mon pauvre cœur humain,
Et moi
j'emporterai le tien comme un otage,
Lorsque je
partirai pour l'éternel voyage.
Saint-Aubert,
avril 1947, janvier 1948
Dédicace manuscrite de Jeanne Grisé-Allard dans son recueil Médailles de cire, mentionné dans l'article ci-haut. (Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
____________________________________
Charles-E. Harpe, ce grand inconnu
par Jean-C. Plourde
de l'Union des jeunes écrivains
Dans la revue Amérique française de juin 1953, Jeanne Grisé-Allard disait dans son article sur Charles-E. Harpe : «
Il était de chez nous et trop peu l'ont connu ».
Lorsque Mme Allard écrivit cette phrase, en
sentait-elle vraiment toute la portée ? S'imaginait-elle qu'elle venait de
qualifier exactement le mal dont a souffert pendant toute sa vie Charles-E.
Harpe ?
« Donner à son peuple du vrai théâtre et de la vraie
poésie, toute remplie des arômes de notre terroir », telle semblait être la
devise de cet écrivain émérite ; y travailler sans relâche, sans arrêt, jour et
nuit, ne jamais regarder en arrière, avancer toujours pour atteindre son noble
but : voilà en résumé ce que fut la vie de Charles-E. Harpe. Cependant, nous
ses contemporains, nous qui le côtoyions chaque jour, malgré ses souffrances,
malgré ses nuits d'insomnie, malgré ses œuvres mêmes, nous ne l'avons pas
connu.
Que fallait-il pour rétablir ce déséquilibre (car il
faut bien l'avouer que c'en était un) ? Seule la Terrible Faux pouvait accomplir cette tâche surnaturelle.
Une fois de plus sa main glaciale se choisit une victime ; et pendant une de
ces belles soirées paisibles de nos campagnes alors que le soleil rougeoyant
caressait une dernière fois les monts Notre-Dames avant de disparaître sous leur masse imposante, elle frappa....
et les yeux de Charles-E. Harpe se sont clos à jamais.
C'est alors que nous ressentîmes pour la première fois
la perte irréparable que venait de nous infliger le destin ; chacun y alla de
son bon mot et même nos critiques les plus envieux qui, hier encore, le
nommaient le « Jongleur inutile », surent lui trouver des qualités de grand
écrivain.
Si vous le voulez bien, nous soulèverons aujourd'hui
le noir catafalque de l'oubli, pour repasser, très brièvement sans doute, les
faits saillants de la vie de Charles-E. Harpe. Ce sera notre manière à nous de
fleurir la tombe du grand poète.
***
« Ce siècle
avait huit ans... » dirait probablement Victor Hugo ;
car c'est en effet à Lévis, en 1908,
qu'il naquit, l'année même où l'on célébrait dans les vieux murs de Québec
le troisième centenaire de l'immortel débarquement de Samuel de Champlain au milieu des peuplades barbares.
La vieille ville quasi légendaire donnait, comme elle
le fit pour Louis Fréchette, asile à un autre artiste. Artiste : tel est le
qualificatif qui convient le mieux à Charles-E. Harpe ; il est né ainsi, et il
a su le demeurer toute sa vie. Il fut d'ailleurs l'un des seuls de sa
génération à ne pas confondre ces deux mots : artiste et pédantisme. La nature,
le beau et le sublime n'avaient pour lui aucun secret, il vivait heureux et
paisible au milieu d'eux.
Après des études classiques au collège de sa ville natale, où il se fit tout
spécialement remarquer par son incessante bonne humeur, il s'achemina vers
l'Université Laval et s'inscrivit aux cours de littérature. Ce dernier stage
accompli, il s'enhardit à publier dans différents journaux et revues, sous les
pseudonymes de René DeBray et de Stéphane, des contes, des nouvelles et des
poèmes. C'est grâce à cette collaboration bénévole que Charles-E. Harpe parvint
à connaître à fond le métier d'écrivain.
Rêver était son passe-temps favori. Voici un extrait
d'une de ses lettres où il en est question :
« Je suis un grand rêveur ! Est-ce un tort ? Je crois
que le Rêve est le vêtement que, charitable, nous offre la vie, si décevante
parfois, pour habiller nos misères et nos désillusions. D'ailleurs, le poète ne
doit-il pas voir pour les aveugles, entendre pour les sourds, parler pour les
muets ? Ne doit-il pas jouir pour les ignorants et souffrir pour les
insensibles ? »
Sa carrière si bien remplie fut cependant interrompue
par un séjour de trois ans à l'hôpital Laval de Québec. Cette dure épreuve nous a valu son
plus beau livre. Les Croix de
chair sont dès le début un cri de désespoir. Nous y retrouvons
d'ailleurs dans la page liminaire ces trois cris de désespoir dus à des auteurs
célèbres : « Qu'il nous faut donc du temps pour nous apercevoir que nous sommes
nés crucifiés » ; « Quand on n'aura vu la douleur que dans les livres et non
dans la chair et dans le sang, on ne connaîtra vraiment pas ceux qui souffrent
» ; « Rien ne nous fait si grands qu'une grande douleur ». C'est sous ce thème
que se développe la première partie du livre. Dans la deuxième, cependant, nous
retrouvons un homme transformé et qui, avec le dédain de la terrible maladie,
reprend goût à la vie. [...]
Il offrit sa collaboration à différentes annales. Il
écrivit des nouvelles et des critiques littéraires dans Photo Journal, Le Bulletin des Agriculteurs et L'Action catholique. Il fut aussi l'auteur de plusieurs pièces de théâtre.
C'est en 1950 qu'il réalisa pour la première
fois à Saint-Jean-Port-Joli La
Passion du Christ. Cette pièce remporta un succès foudroyant, qui
dépassa toutes les espérances de l'auteur. On accourait de toutes les parties
de la province, et même des États-Unis, pour y assister, on s'arrachait les
billets.
Il est le fondateur de la troupe « Les artistes du
Terroir », connue à présent sous le nom « Les copains de l'Art ».
Il avait à sa mort un roman-fleuve à la radio CKCV, de Québec, intitulé Les trottoirs de Québec.
Au moment de sa mort, il était membre des Écrivains
canadiens, des Écrivains pour la jeunesse, président de la Société des Poètes
canadiens-français, et il appartenait à une foule de sociétés.
Il mourut en 1952, pendant la représentation d'un de
ses « pageants » historiques, La Moisson du Souvenir, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska. Comme Molière et Jouvet, il s'envola
pour un monde meilleur du sein de ses artistes qu'il aimait tant.
Charles-E. Harpe, ce grand inconnu, s'est éteint très
humblement au milieu des siens, sans même avoir connu le semblant de la gloire.
Ce fut une lourde perte pour la littérature canadienne-française, c'était l'un
de ses plus brillants génies. Mais nous avons tout de même lieu de nous en
consoler, car si l'homme n'est plus, l'œuvre demeure, pour attester la grandeur
d'âme et le génie de son créateur. Elle demeure pour propager son nom à travers
les âges à venir ; elle demeure pour démontrer cette maxime restée populaire et
toujours vraie : « Qu'un grand homme ne meurt jamais entièrement ».
Article paru dans La Gazette des campagnes, 30 juin 1955.
____________________________________
Article paru dans le journal L'Action catholique, de Québec, du 10 juillet 1947 pour souligner le mariage, le 14 juin précédent, de Charles-E. Harpe avec Gabrielle Arsenault. (Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Monument funéraire de Charles-E. Harpe, à l'entrée, à droite, du cimetière de Saint-Aubert-de-l'Islet. (Photos : Daniel Laprès, août 2018 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Recension par Jeanne Grisé-Allard, auteure de l'aticle présenté ci-haut, du livre de Charles-E. Harpe, Le jongleur aux étoiles, dans le journal Le Canada Français du 26 février 1948. (Source : BANQ ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Quelques semaines avant sa mort, Charles-E. Harpe devenait président de la Société des poètes canadiens- français, comme le mentionne le journal L'Action catholique dans son édition du 23 juin 1952. Cinq semaines plus tard, Charles-E. Harpe était terrassé d'une crise cardiaque. (Source : BANQ) |
Extraordinaire découverte. Je me suis toujours intéressé à la poésie québécoise et jamais je n'avais entendu parler de cet homme remarquable et de sa sublime plume. Quel poète, quel style, quelle grandeur. Aucun doute, un grand écrivain, habité par l'âme de son peuple et capable de nous la révéler dans toute ses joies, toutes ses souffrances et toutes ses espérances comme dans toutes ses désespérances. À quand des rééditions de ses écrits ?
RépondreSupprimerLa société d'histoire de Lévis devrait faire la trace de sa vie à Lévis...
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