jeudi 16 janvier 2020

Albert Lozeau, ou l'âme voyageuse du paraplégique

Albert Lozeau (1878-1924) photographié dans son fauteuil
roulant par son ami le peintre et poète Charles Gill



Après un dossier consacré au jeune et courageux historien Louis-Philippe Turcotte, ces Glanures présentent aujourd'hui un autre compatriote frappé par le sort, mais dont le handicap physique ne l'aura pas empêché de contribuer de manière significative à l'avancement de notre littérature nationale. 

Né à Montréal le 23 juin 1878, Albert Lozeau fut atteint à l'âge de 13 ans du « Mal de Pott », une tuberculose osseuse qui le rendit invalide à l'âge de 18 ans, ce qui le contraignit à garder le lit durant huit ans.

Adolescent, il consacra ses loisirs forcés à la littérature et commença à composer des poèmes et à écrire des articles. À partir de 1898, il publia de nombreux poèmes dans les journaux et périodiques dont Le Monde illustréLa PatrieLe Passe-Temps.

De 1904 à 1906, une série d'opérations chirurgicales lui permirent d'au moins s'asseoir, car jusque-là il ne pouvait que rester au lit, ses jambes recroquevillées à la hauteur de sa tête.

En 1904, Lozeau fut officiellement admis à l'École littéraire de Montréal, bien que son nom y figurait depuis 1900. En 1907, il obtint l'un des premiers prix au concours « Les poètes du clocher », organisé par les Annales politiques et littéraires de Paris. Un mois plus tard, il publia son premier recueil de poésies, L'âme solitaire, suivi de Le miroir des jours (1911) et Lauriers et feuilles d'érable (1916). 

Collaborateur régulier au quotidien Le Devoir, il publia en recueils les Billets du soir qu'il écrivait pour ce journal. En 1912, l'Ordre des Palmes Académiques lui fut décerné par l'Académie française.

Mort à Montréal le 24 mars 1924 alors qu'il n'avait que 45 ans, Albert Lozeau est l'un des meilleurs poètes que le Québec aura produits. Sa poésie se révèle tout aussi intimiste et sentimentale que patriotique et contemplative de la nature du pays à laquelle il avait parfois accès lorsque des amis le transportaient en voiture pour des ballades à la campagne qui étaient pour lui une source de grande joie.

Les Poésies québécoises oubliées ont présenté quelques poèmes qui donnent un aperçu de l'art d'Albert Lozeau : Le chemin de l'amour ; Noël solitaire ; Le passage ; Les lucioles et Dans la lutte et l'attente

Au soir du décès de Lozeau, Omer Héroux, rédacteur en chef du Devoir, écrivit : « Du monde extérieur, Lozeau voyait tout juste ce qu'on pouvait en apercevoir de son lit par la fenêtre de sa chambre. [...] Et cependant jamais je ne l'ai entendu exhaler une plainte. [...] C'est sur une planchette posée sur ses pauvres genoux immobiles qu'il écrivit [son recueil] L'Âme Solitaire ». À partir de 1904, « Lozeau peut être assis dans une chaise rembourrée. Aux beaux jours, on le transporte sur le balcon ». 

Dans l'introduction des Oeuvres poétiques complètes de Lozeau, on peut lire : « Le monde et la littérature pénètrent dans sa chambre assez régulièrement. [...] Des musiciens et des poètes fréquentent la maison. Le samedi soir, Charles Gill, Albert Milette, Louis-Joseph DoucetLucien Rainier se rencontrent à son chevet pour discuter littérature ». 

La femme de lettres Anne-Marie Huguenin (connue sous son nom de plume de « Madeleine ») raconte : « Sa chambre fut longtemps un cénacle où nous allions échanger nos rêves et nos ambitions de vingt ans. Groupés autour du poète, nous passions de longues heures à parler littérature et art. Lui dirigeait la conversation, l'orientait, lui donnait un but utile » (La Revue Moderne, mai 1924, p. 7).

L'un des visiteurs et amis les plus assidus de Lozeau était Antoine Bernard (1890-1967), membre de la congrégation des Clercs de Saint-Viateur, écrivain et historien (il est considéré comme l'un des principaux historiens du peuple acadien).

Mais tristement, au début des années 2000, soit plus de 75 ans après la mort du poète, cette amitié a été dénigrée gratuitement par le présentateur de l'édition des Œuvres poétiques complètes d'Albert Lozeau, qui, en substance, mentionne au passage le nom d'Antoine Bernard et de quelques autres critiques littéraires issus du clergé de l'époque, mais seulement pour prétendre que leur approbation, pour le simple fait d'avoir été exprimée par des « curés », aurait été désastreuse sinon fatale pour la postérité de l'œuvre en question.

Cette affirmation d'un anticatholicisme primaire et tout à fait gratuit — pour ne pas dire bebête — n'est bien sûr qu'un réflexe obligé sinon pavlovien dans les milieux littéraires dominants du Québec d'après la soi-disant « révolution tranquille », et ne contribue qu'à occulter un aspect essentiel de l'art de Lozeau, dont la vision du monde exprimée dans sa poésie était nourrie par un profond attachement à la foi catholique. Que l'on soit croyant ou non, c'est là un fait qu'il ne serait que mesquin de dénigrer et intellectuellement malhonnête de nier. 

De plus, le même censeur, dont c'est par esprit de charité que nous taisons le nom, déplore que Lozeau ait embrassé le patriotisme, cette tare si affreuse aux yeux des gardiens du Temple « moderne » qui, même s'ils sont eux-mêmes tout à fait des « de souche », feraient les délices et la fierté d'un Lord Durham, lui qui affirma que nous sommes un peuple sans littérature et sans histoire... Ah ! quelle misère que certains des nôtres parmi les mieux placés soient descendus aussi bas, et ce, alors même qu'ils grimpaient pour atteindre le niveau de certaines pseudo élites qui tètent les mamelles étatiques et qui, en réalité, constituent surtout des coteries idéologico-littéraires qui s'autocongratulent constamment de leur « modernité »...

Quoi qu'il en soit, on peut juger par soi-même de la valeur de l'amitié qu'Antoine Bernard éprouvait pour Albert Lozeau et de la sincérité de son admiration en parcourant les deux textes ci-dessous, intitulés « Un poète » et « Vers toi », qui sont tirés d'un livre, intitulé Coquillages, que le F. Bernard publia en 1922 sous le nom de plume de Marius.

Cet ouvrage étant paru deux ans avant la mort du poète, celui-ci aura donc eu le bonheur d'avoir pu prendre connaissance des pensées de son ami à son égard, pensées dont la noblesse d'esprit et de cœur nous repose de la mesquinerie et du cynisme « désâmant » de certains pseudos érudits à l'esprit étroit mais qui s'admirent dans leur certitude d'être infiniment plus ouverts et tolérants que le commun des mortels.


Les deux textes ci-dessous sont tirés de Coquillages, ouvrage publié en
1922, sous le nom de plume de « Marius », par Antoine Bernard, c.s.v.

Pour consulter ou télécharger gratuitement Coquillages, cliquer ICI.

(Source de la photo d'Antoine Bernard : Les Clercs de Saint-Viateur ;
cliquer sur l'image pour l'agrandir)


Un poète


Tout enfant, j’affectionnais de me glisser, à la faveur des ombres du soir, dans une petite bibliothèque éclairée d’une lucarne, sous les combles de la vieille maison. Le soleil couchant empourprait l’horizon. Une fraîcheur nocturne imprégnée de salin pénétrait avec l’obscurité par la fenêtre grande ouverte.

Et moi, grisé de poésie, mais l’œil au guet, je feuilletais en cachette le Lamartine adoré, unique objet de ma visite clandestine... Une heure, deux heures s’écoulaient, délicieuses...

Enfin, lorsque Milly ou Le Lac avait provoqué mes larmes de douce et sincère émotion, je replaçais soigneusement le livre bleu sur son étagère ; accoudé à la fenêtre, la tête dans la nuit tiède, j’écoutais la respiration marine, et, dans ma petite cervelle d’enfant, un immense désir déployait ses ailes... Ne riez pas !... Je voulais voir un poète !

La Providence, sourde à d’autres vœux, m’a pris au mot pour celui-là : j’ai vu un poète ! 

Mieux que cela, je le revois souvent; nous causons, il me sourit... Répond-il au signalement fourni par la Fée de mes dix ans? Je n’oserais dire un Oui sans réserve. Cette sorcière de Fée, en effet, a des façons à elle de nous présenter ses personnages, déliés, impalpables, demi-dieux que l’œil humain a peine à saisir...

Or, le poète que je connais, — que tous connaissent, en terre française ou canadienne-française — n’a rien de commun avec les sylphes qui peuplent les solitudes de la Forêt-Noire. Vous le trouvez tout seulet dans sa chambre, qu’il n’a désertée depuis vingt-cinq ans que pour de rares échappées de quelques heures en campagne.

Mais dans ce corps cloué par la maladie sur une chaise roulante, une âme veille, une âme chante, une âme souffre aussi, peut-être...

C’est bien, dans toute la force du terme, une âme en mouvement, tantôt à travers les espaces infinis d’un ciel sans nuage, parfois, hélas! sous la bise glacée des jours de tempête. Écoutez ses accents :

   Je prends ma part des pleurs et du rire des cieux,
   Et, des matins bruyants aux soirs silencieux,
   Je vis ce que le jour m’abandonne de rêve...

Elle se laisse pourtant approcher, cette âme voyageuse que le chantre de la Bonne Souffrance reconnaîtrait comme une sœur de son âme, Ou plutôt, elle-même vient à nous lorsque le clair regard, d’un charme inexprimable, répond à notre regard. Ces yeux, habitués à fixer l’infini, recèlent une vie intense, vie sereine et confiante, rayon d’espérance immortelle. 

Délivré des soucis et des petitesses d’un monde trop bruyant, l’esprit vainqueur monte d’un vol plus léger, il plane avec assurance au-dessus du cercle borné où s’écrasent les misérables ambitions humaines. Et malgré les heures d’ennui, il laisse parfois tomber cet aveu simple et touchant :

     J’ai goûté la douceur de vivre, ô Dieu vivant,
     Ô Dieu si grand, si bon à l’âme solitaire !

Mais, encore une fois, ce cher poète n’est pas un sylphe : à preuve, la longue pipe effilée qu’il bourre lentement de tabac canadien, pour en tirer la fumée dont les volutes se dispersent comme son rêve dans l’atmosphère de la chambrette aimée...

Tiré de : Marius (nom de plume d’Antoine Bernard, c.s.v.), Coquillages, Montréal, Imprimerie des Sourds-Muets, 1922,  p. 23-25.
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Vers toi


Comme aux jours anciens, je suis allé vers toi. 

Un long mois d’absence nous avait séparés. Au seuil de ta porte, j’ai senti mon cœur battre à grands coups précipités. Mes yeux ont cherché ton regard, miroir de ton âme solitaire. J’y ai lu la souffrance, l’accablement sous les assauts d’un hiver doucereux, trompeur jusqu’au bout. 

Une larme m’est venue aux yeux, que tu n’as pas aperçue. Était-ce joie ou douleur ? — joie de te revoir, douleur s’associant à ta souffrance ? Joie et douleur à la fois, sans doute...

Poète marqué dès l’enfance du sceau de l’épreuve, je confesse l’inanité de nos propos consolateurs. Le remède à tes maux, tu sais où le découvrir. 

Mieux que nous, les affairés, les passants, tu pénètres la vérité immuable dont s’éclaire ta route. Cette vérité, flamme sans cesse renaissante, elle enveloppe et domine ta vie entière.

Les yeux obscurcis par le brouillard du monde, nous nous heurtons à l’immobilité, à l’apparente monotonie de tes jours ; nous n’apercevons pas l’astre divin, flamme de foi et d’amour, qui brille pour toi seul, te nimbant d’une discrète auréole.

Au sein de cette masse humaine en marche vers l’éternité, ton front s’illumine d’un éclat vif et pur, immortel comme ton œuvre. Déjà, l’histoire a buriné ton nom, ce nom que des amis fidèles t’envient quelquefois...

Poète, oserai-je l’écrire ? L’épreuve précoce t’aura été salutaire. Elle te grandit, après t’avoir révélé à toi-même. Stimulant de ta pensée, note profonde de ton chant, elle te vaut, avec l’admiration des amis de l’art, la sympathie et la gratitude d’un peuple qui s’honore de te compter parmi ses enfants. L’un de tes frères l’a dit :

   L’homme est un apprenti ; la douleur est son maître,
   Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.

Ce qui manque à d’autres pour mûrir leur talent, tu en as été nourri, rassasié. À l’instar de ton illustre devancier, le poète des humbles, tu pourras, sur tes vieux jours, entonner un hymne à la Bonne Souffrance.

Mais voici que revient le soleil. Arrière les soucis, les langueurs de l’hiver ! Les hirondelles sont en route, en route vers ton toit.

Poète lassé, ranime ton courage. Quelques jours encore, et violettes, muguets et lilas fleuriront ta blanche chambrette, mêlant leurs sourires aux sourires des figures amies qui, des murs, se penchent vers toi...

Tiré de : Marius (nom de plume d’Antoine Bernard, c.s.v.), Coquillages, Montréal, Imprimerie des Sourds-Muets, 1922,  p. 131-133.



Albert Lozeau
(Source : Le Pays laurentien, août 1917)

Les trois recueils de poésies publiés par Albert Lozeau : L'âme solitaire (1907) ;
Le miroir des jours (1911) et Lauriers et feuilles d'érable (1916). 
On peut encore commander dans toute bonne
librairie cette sélection de poèmes d'Albert
Lozeau.  Pour informations, cliquer ICI.
 
Les résidences où vécut Albert Lozeau à Montréal.  Dans le sens des aiguilles d'une montre : 
Sa maison natale, au 359 rue Rachel Est ; le 4264 rue Laval, où il vécut de 1888 à 1914 ;
le 4125 rue Drolet, où il vécut de 1914 à 1923 ; le 6899 rue Saint-Vallier, où il vécut de 1922
à 1923 ; le 4600 rue Christophe-Colomb, où il vécut de 1923 à sa mort un an plus tard.

Monument funéraire de la famille d'Albert Lozeau, au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal.

(Photo : Gilles Toupin, septembre 2019 ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

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