Charles-Marie Ducharme (1864-1890) (Source : BANQ) |
Ces Glanures ont jusqu'à présent mis en relief plusieurs personnages historiques québécois, dont la plupart restent malheureusement trop méconnus, qui se sont efforcés d'interpeller leurs compatriotes afin de les sortir de la torpeur intellectuelle et de l'inculture qui, de leur temps comme du nôtre, ont permis de maintenir notre peuple dans l'assujettissement politique.
Ainsi, les François-Xavier Garneau, P.-J.-O. Chauveau, Félix-Emmanuel Juneau, Louis-Philippe Turcotte, Ernest Gagnon, Napoléon Legendre, Honoré Mercier, Félix-Gabriel Marchand, Sylva Clapin, Pamphile Le May, Hubert LaRue, Eva Circé-Côté, Jules Fournier, Olivar Asselin, Armand Lavergne, Paul-Émile Lamarche et, plus près de nous, Hermas Bastien et Pierre Baillargeon, ne sont que quelques-uns parmi ceux qui auront cherché à éveiller le peuple québécois en le conviant à sortir de la paresse intellectuelle qui, depuis trop longtemps, tue notre nation à petit feu.
Et, contrairement aux sottes prétentions de ces bien-pensants semi-lettrés et surmédiatisés selon qui le Québec d'avant 1960 n'aurait été que « grande noirceur », la soi-disant « révolution tranquille » n'a rien changé à cette inculture généralisée, comme on ne le constate que trop de nos jours où le simple fait d'être attaché à notre langue et à nos racines françaises, donc à ce qui féconde la culture d'ici, est vu comme une tare honteuse que des blablateux aussi ignares qu'arrogants qualifient stupidement de « xénophobe ».
Donc, contrairement aux affirmations de plusieurs sots, le Québec cultivé et éclairé est venu au monde bien avant 1960. En effet, dans les divers milieux qui composaient la société d'alors on y a toujours trouvé de nombreux esprits allumés qui prônaient l'appropriation par notre peuple de la culture, des arts et des sciences, et pour qui l'instruction était une nécessité vitale pour assurer l'avenir de la nation française d'Amérique.
L'un des plus ardents défenseurs de l'éveil intellectuel des Canadiens-français — tel qu'on nommait les Québécois d'alors — était un jeune écrivain que la mort a frappé alors qu'il n'avait à peine que 26 ans. Le 7 novembre 1890, en effet, mourait à Montréal Charles-Marie Ducharme, qui était vu comme l'un des esprits et talents les plus brillants et prometteurs de son époque. Comme on le constate dans les commentaires et articles publiés par les journaux à l'occasion du décès de ce jeune homme, cette perte fut douloureusement ressentie par les artisans et adeptes de notre littérature nationale alors en gestation.
Né le 29 janvier 1864 de parents cultivateurs établis à Trois-Rivières, Charles-Marie Ducharme a étudié au Collège Sainte-Marie, à Montréal, et devint notaire, une profession qui ne tarda pas à l'ennuyer et qu'il quitta pour se consacrer à temps plein aux Lettres. Il a publié un grand nombre d'articles de critique littéraire ou politique, de poèmes, contes et autres textes dans de nombreux journaux et revues, en plus d'avoir pu faire paraître, peu de temps avant sa mort, un recueil de ses meilleurs écrits, intitulé Ris et Croquis, devenu depuis longtemps une rareté mais que l'on peut télécharger gratuitement ICI.
Ces Glanures ont donc l'honneur de vous permettre de faire connaissance avec Charles-Marie Ducharme, d'abord en reproduisant ci-dessous trois articles parus à l'occasion de sa mort et qui permettent de mesurer l'ampleur de la perte que cette disparition beaucoup trop prématurée a imposée à notre littérature nationale.
Puis vous pourrez découvrir la pensée de ce jeune homme remarquable dans un article où il s'en prend à ce qu'il appelait « notre indifférentisme littéraire », dont le texte est inclus dans son livre Ris et Croquis et que nous reproduisons intégralement au bas de la présente Glanure.
Chose certaine, vous comprendrez à cette lecture pourquoi il est important de sortir des oubliettes un compatriote d'une telle stature et dont la courte vie aura été un effort aussi admirable qu'acharné pour nous extirper de notre débilitante torpeur culturelle et intellectuelle.
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Charles-Marie Ducharme
par l'abbé Frédéric-Alexandre Baillairgé
(Source : Biographies canadiennes-
françaises, 1926, p. 325)
« Le 10 novembre 1890 voyait s'éteindre à Montréal, à l'âge de 26 ans, un jeune homme dont la force intellectuelle promettait beaucoup pour l'avenir. Charles M. Ducharme devait comme sa mère mourir de consomption.
Fils d'un riche cultivateur de la banlieue des Trois-Rivières, il fit son cours complet chez les Révérends Pères Jésuites à Montréal, et devint notaire. Ce jeune homme était doux, tranquille et studieux. Son âme cependant ne manquait pas d'ardeur, mais son tempérament plutôt faible ne se prêtait pas à une grande activité physique. Lorsque la piété, le talent et le travail se trouvent réunis dans une existence, il y a toujours, si les circonstances fâcheuses de la vie n'y mettent pas obstacle, une riche effloraison. On trouvait tout cela chez Ducharme.
Si les grandes pensées viennent du coeur, les pensées justes procèdent et de la pondération du jugement et de l'esprit d'observation. Ducharme était un observateur. C'est qu'il avait étudié en cherchant à se rendre compte des choses. Les jeunes gens de nos jours ne cherchent pas assez à voir la raison des choses, c'est ce qui fait que tant d'écoliers médiocres restent des hommes médiocres. On ne peut chercher la raison des choses sans développer en soi l'attention. L'attention continue, qui devient facile par habitude, c'est l'esprit d'observation. Notre jeune ami réfléchissait sur ce qu'il voyait. La réflexion est ce qui donne avant tout la maturité : elle est au jugement ce que le soleil est à la végétation.
Notre jeune notaire n'ayant point du reste à se préoccuper du côté matériel de la vie, fit bientôt des lettres sa profession. Les revues et les journaux du pays ont publié un grand nombre de ses articles.
En 1889, il lançait son premier ouvrage : Ris et Croquis. Ce volume restera. Il renferme de grandes vérités et d'excellents conseils.
Il donna dans la suite dans le National de Montréal une série d'articles sur la littérature au Canada de 1880 à 1890. Il y a là beaucoup de travail et de justes appréciations. Cette petite histoire littéraire sera publiée un jour si jamais nous trouvons un 100 piastres, et la permission. D'autres articles ont fait suite.
Ce travailleur laisse beaucoup de pièces inédites ; elles sont entre les mains de M. Pierre Bédard qui les réunira en un volume. (Note des Glanures : cette publication n'a jamais eu lieu).
Ducharme visait tout d'abord à dire vrai. Le travail de la forme ne venait qu'ensuite. Il parlait avec une grande autorité, parce qu'il parlait avec connaissance de cause.
On peut lui reprocher d'avoir été parfois trop rude. Il lui est arrivé aussi, assez parfois, de se perdre dans l'amplication et de ne pas arriver assez vite au sujet. Cela devait disparaître avec le temps : le tour alerte de sa phrase l'annonçait déjà.
Le grand mérite de M. Ducharme, c'est d'avoir fait de la véritable critique littéraire. De l'encens, lorsqu'il en fallait, mais aussi le coup de bâton lorsque la circonstance l'exigeait.
La science est une grande chose, mais la vertu l'emporte encore en excellence. Ducharme était bon dans toute la force du mot. Il avait su conserver la piété de sa jeunesse. Un de ses parents nous écrivait :
« C'était un jeune homme d'un grand talent. Il lisait et écrivait beaucoup. Il ne sortait jamais sans une raison d'utilité. Il ne parlait jamais en mal de son prochain. C'était un jeune homme accompli. Il était malade depuis le mois d'avril dernier ; il était allé voir ses parents aux Trois-Rivières, et c'est là qu'il a pris le rhume qui devait le conduire au tombeau. Il s'attendait à mourir. Il était bien résigné. Il est mort comme il avait vécu, en vrai chrétien. Il a conservé sa connaissance jusqu'à la fin. [...] ».
Ducharme avait beaucoup d'amis. Grande fut parmi nous la désolation à la nouvelle de sa mort. Plusieurs ont voulu lui consacrer quelques lignes, entre autres : Rodolphe Brunet dans le Monde Illustré du 22 novembre, J. M. Denault dans le Glaneur, et Ludovic dans le Recueil Littéraire.
La Providence, espérons-le, donnera à Charles M. Ducharme des successeurs qui marcheront comme lui dans le sentier du vrai, du beau et du bien ».
Tiré de : Félix-Alexandre Baillairgé, La littérature au Canada en 1890, Joliette, 1891, p. 342-345.
Livre de l'abbé F.-A. Baillairgé, d'où est tiré l'hommage funèbre qui précède. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
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Charles-Marie Ducharme :
Mémorial nécrologique
par Jules Saint-Elme
(nom de plume d'Amédée Denault)
« Le
Glaneur est encore à son berceau et déjà, tout auprès de lui, il voit s'ouvrir
une tombe, celle d'un jeune, d'un vaillant au cœur noble, au dévouement
sincère, qu'il allait compter au nombre de ses meilleurs amis, de ses plus
fidèles protecteurs. C'est un signe de prédestination : car, infailliblement,
l'œuvre qui a été enfantée dans la douleur est forte contre les revers
subséquents, par le fait même de son origine, et d'autre part, profite mieux
des jours de triomphe qui viennent luire, pour avoir connu l'infortune à
l'heure de ses débuts.
Aussi
est-ce dans les sentiments d'un deuil profond, mais sans découragement aucun,
que nous
nous inclinons, aujourd'hui, sur ce tertre tout frais, pour y déposer une
couronne d'immortelles, celle de nos regrets sincères, de nos sympathies
fraternelles — car, en effet, il n'est peut-être pas, sauf celle de nature, de
confraternité plus intime que celle qui se forme entre les amants de la plume,
les frères en littérature !
Charles
Marie Ducharme, notaire de Montréal, l'un des nôtres, vient de mourir ! Il est mort,
comme il venait de s'inscrire dans la phalange que nous tentons de former — jeunes
téméraires qu'on nous dira, sans doute — pour attaquer cette forteresse
redoutable, l'indifférence littéraire où languit notre cher pays !
Il
est mort, notre ami, ne léguant à notre œuvre que son nom, déjà célèbre, avant
même que d'avoir pu, terrassé qu'il se trouvait par la maladie cruelle qui
paralysait, depuis déjà quelque temps, son énergie ordinaire, avant que d'avoir
pu faire bénéficier d'un seul de ses articles, magistralement touchés, le
Glaneur dont il saluait, naguère pourtant, avec enthousiasme, la récente apparition,
de son lit de mourant.
Nous
déplorons bien vivement cette grande perte qui afflige, aujourd'hui, notre
premier essor, et cependant nous nous consolons par la pensée que toute cause
juste et bonne voit son succès garanti, du jour quelle a eu son premier martyr.
Et Ducharme meurt, à vingt-six ans, martyr un peu de la cause littéraire, dont
nous sommes fiers de rester ses co-adeptes survivants ! Vingt-six ans, comme
c'est jeune pour descendre dans la tombe ! Surtout quand, déjà, on a eu le
talent et le courage d'esquisser le plan d'une vie aussi bien remplie pour le
bénéfice de la patrie que celle de Ducharme l'aurait été !
Redisons,
en deux mots, ce qu'il avait déjà fait. Après un cours d'études brillant chez
les pères
Jésuites, à Montréal, il s'était fait admettre d'emblée dans la profession du
notariat, où il pratiqua, un certain temps, avec plein succès. À peine émancipé
des travaux de l'école, il consacra tous ses loisirs à la littérature. Il
paraissait même décidé, depuis ces derniers mois, à en faire une profession, à
l'exclusion de toute autre. C'était naïf, dans un pays ingrat comme est le
nôtre à cet égard ; mais Ducharme, qui avait de l'étoffe et du courage plein le
cœur, ne doutait de rien à ce propos.
Les
quelques huit années dans le cours rapide desquelles il avait déjà conquis, de
haute lutte, son titre d'écrivain, et d'écrivain de mérite, ont vu tomber de sa
plume une foule de jolies pièces, prose et poésie. La justesse et l'élégance n'altéraient
en rien, chez lui, la fécondité, et comme il serait trop long d'énumérer les
meilleures seulement de ses productions, nous renvoyons le lecteur aux recueils
où elles sont consignées. Il en a semé un peu partout dans nos revues
canadiennes-françaises ; mentionnons entre autres La Revue Canadienne, Le Monde
Illustré, Le Bazar, puis L'Étendard, Le National de Montréal, L'Étudiant de Joliette, etc., etc.
À
voir surtout, nous le recommandons chaleureusement, son volume de mélanges,
publié l’an dernier, sous le titre Ris et
Croquis. Son talent, encore en évolution, mais déjà très original, s'y
révèle tout entier. Ducharme, pour un avenir prochain, nous en promettait d'autres,
et il était homme à tenir parole. La mort ne le lui a pas permis. Que [ce livre]
lui serve d'impérissable monument, il en est digne et peut suffire à la tâche !
Du
reste, Ducharme laisse de quoi former encore un fort joli volume posthume :
espérons que quelqu'un de ses bons amis en tirera parti, la chose, certes, en
vaut la peine.
Ce
qui distinguait Ducharme prosateur, c'était une finesse de critique, une
délicatesse d'analyse, assez rares parmi nos critiques littéraires du Canada
français. Il allait être, avec de la pratique, de première force comme critique
de littérature : sa série d'articles dans les premiers numéros du National sur la littérature canadienne
durant la dernière décade, et ses dernières chroniques de L’Étendard, sont là pour corroborer mon témoignage.
Mais
Ducharme était un modeste non moins qu'un érudit, et voilà pourquoi il ne s'est
pas fait grand bruit autour de son œuvre qui en était digne, pourtant, mieux
que bien d'autres qui soulèvent des tonnerres de réclame.
Catholique
convaincu, ardent patriote, on sentait toujours, avec plaisir, résonner ferme cette
double note dans tous les écrits de Ducharme. Et comme cet humble, ce petit
volontaire, avait la plume pour être, au moment voulu, un vigoureux polémiste,
on sent que la Patrie, en vérité, pouvait attendre de son dévouement les plus
éminents services.
Aujourd'hui
ces espérances sont anéanties. Mais l'exemple reste et formera je l'espère,
plus d'un imitateur. Tout en pleurant sur ses cendres, prions Dieu qu'il daigne
accorder à notre ami la récompense de tous les services qu'il eut rendus à la cause nationale s'il eut vécu cinquante années de plus.
Quant
à nous, du Glaneur, non content d'avoir payé à la mémoire de ce pauvre Ducharme
un faible tribut d'amitié reconnaissante, nous sollicitons de la famille du
défunt, en lui présentant nos plus affectueuses condoléances, l'honneur de partager
avec elle le poids de l'infortune où la plonge ce décès et aussi l'espoir d'un
bonheur prochain et éternel pour la belle âme de celui que nous regrettons
ensemble ! »
Tiré de : revue Le Glaneur, premier volume, Lévis, 1890.
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M. Charles-Marie Ducharme
par Rodolphe Brunet
« Mensonge
! Illusion ! Éclair que notre joie !
Non, l’avare tombeau ne lâche point sa proie ».
- ALEXANDRE BARDE
« La
mort vient de couper le fil d’une courte mais belle existence ; notre ami,
Charles-M. Ducharme, repose maintenant entre les quatre planches de la tombe !
Nous
avions, un instant, espéré que sa jeunesse le préserverait, et naguère encore,
nous comptions sur son rétablissement. Mais ses vingt-six ans n’y ont rien
fait. Il a connu l’agonie de la phtisie ; et le fantôme impitoyable de cette
dernière l’a lentement couvert de son triste drap mortuaire.
Nous
ne verrons plus ce regard intelligent, cet air de bonté et ces bonnes manières
qui caractérisaient le spirituel chroniqueur du National et de l’Étendard.
Trois-Rivières
porte le deuil d’un de ses plus illustres enfants, l’Union catholique a perdu
l’un de ses plus grands et savants présidents, et le notariat se souviendra
longtemps de la perte qu’il fait dans la personne sympathique de M. Charles-M.
Ducharme.
Et
l’humble biographe, au nom des collaborateurs du Monde Illustré, trace
aujourd’hui un petit souvenir en mémoire d’un ami que le voile de l’oubli ne
lui fera jamais perdre de vue.
À
peine voyait-il son talent applaudi de toutes parts, à peine rêvait-il le petit
bonheur de la terre, que déjà la froide main du sort, l’étreinte terrible de la
mort vinrent avec leur appareil horrible dire à cet écrivain de talent et de
renom : « Tout passe ici-bas, Dieu seul résiste au temps et à la mort
! »
Comme
le destin de l’homme est ironique ! Il croyait pouvoir jouir bientôt d’une
aurore de félicité et approcher de ses lèvres la coupe du bonheur ; mais il
oubliait :
« Que le
bonheur, hélas ! n’était qu’une chimère
Qui
devait se briser aux planches d’un cercueil ! »
Ah
! Combien d’entre nous oublient cette vérité incontestable ? Rappelons-nous
donc toujours que devant l’éternité l’homme n’est qu’un faible atome jeté, un
instant, dans le vaste univers ; et que l’éternelle loi qui frappe
continuellement l’humanité souffrante s’applique aux plus humbles comme aux
plus grands talents !
Il
y a deux ans, Charles-M. Ducharme publiait un volume magnifique, au style
exquis ; je veux parler des Ris et
Croquis. Il
terminait la préface de ce livre en disant au lecteur : «Non pas adieu,
mais au revoir !» Hélas
! « L’homme propose, mais Dieu dispose ». Qu’elle est triste, cette mort qui
brise ainsi les plus belles espérances !
Tâchons,
maintenant, de démentir le proverbe : « Sitôt en terre, sitôt oublié ».
Non, nous agirons autrement et nous prouverons à l’ami disparu que notre amitié
était sincère autant que notre tribut sera constant.
Il
y a un vers de Victor Hugo que l’auteur de la Littérature canadienne a, sans doute, dû méditer et répéter en
lui-même bien souvent, en face de la mort ; je le redis à tous ceux qui ont été
ses amis, à tous ceux qui lui furent unis par les doux liens de
l’affection :
"Vous tous qui vivez, donnez une pensée aux morts !" »
Tiré de : Le Monde Illustré, 22 novembre 1890.
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par Charles Ducharme
Ris et croquis, de Charles-M. Ducharme, d'où est tiré le texte qui suit. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Cette réflexion va faire bondir beaucoup de nos optimistes qui, ne voyant partout que du rose ou du bleu, ne sauraient croire que l'on puisse broyer du noir pour peindre un petit coin du sol de leurs amours. Pourtant, s'ils ouvraient tant soit peu les yeux, et daignaient seulement noter à mesure qu'ils se présentent les engouements grotesques, les enthousiasmes inexplicables, souvent ridicules de la foule, dans nos grandes cités surtout, ils verraient à l'instant qu'ils perdent un temps infiniment précieux en jouant à l'indignation au sujet d'un fait que les événements viennent malheureusement confirmer chaque jour.
Sait-on comment Octave Crémazie appelait la société canadienne en 1866 ? Une société d'épiciers ! Pour un poète il n'est pas flatteur, comme on le voit, mais ceux qui l'ont vu aux prises avec l'indifférence de ses compatriotes savent que le compliment était richement mérité. Il y aura bientôt vingt-cinq ans de cela, et notre société trouve sans doute le qualificatif de son goût, puisqu'elle semble s'en enorgueillir plus que jamais. Mais écoutons le chantre du Drapeau de Carillon nous parler des épiciers de son époque :
«J'appelle épicier, dit-il, tout homme qui n'a d'autre savoir que celui qui lui est nécessaire pour gagner sa vie, car pour lui la science est un outil, rien de plus. L'avocat qui n'étudie que les pandectes et les statuts révisés, afin de se mettre en état de gagner une mauvaise cause et d'en perdre une bonne, le médecin qui ne cherche dans les traités d'anatomie, de chirurgie et de thérapeutique que le moyen de vivre en faisant mourir ses patients ; le notaire qui n'a d'autres connaissances que celles qu'il a puisées dans Ferrière et dans Massé, ces deux sources d'où coulent si abondamment ces oeuvres poétiques que l'on nomme protêts et contrats de vente, tous ces gens ne sont que des épiciers. Comme le vendeur de mélasse et de cannelle, ils ne veulent savoir que ce qui peut rendre leur métier profitable.
Dans ces natures pétrifiées par la routine, la pensée n'a pas d'horizon. Pour elles, la littérature française n'existe pas après le dix-huitième siècle. Ces messieurs ont bien entendu parler vaguement de Chateaubriand, de Lamartine, et les plus forts d'entre eux ont peut-être lu les Martyrs et quelques vers des Méditations, mais les noms d'Alfred de Musset, de Gautier, d'Ozanam, de Mérimée, de Ravignan, de Lacordaire, de Nodier, de Sainte-Beuve, de Cousin, de Gerbet, etc., enfin de toute cette pléïade de grands écrivains, la gloire et la force de la France du dix-neuvième siècle leur sont presque complètement inconnus...
Le patriotisme devrait peut-être, à défaut du goût des lettres, les porter à encourager tout ce qui tend à conserver la langue de leurs pères. Hélas ! vous le savez comme moi, nos messieurs riches et instruits ne comprennent l'amour de la Patrie que lorsqu'il se présente sous la forme d'actions de chemins de fer et de mines d'or promettant de beaux dividendes, ou bien encore quand il leur montre en perspective des honneurs politiques, des appointements et surtout des chances de jobs.
Avec ces hommes vous ferez de bons pères de famille, ayant toutes les vertus d'une épitaphe ; vous aurez des échevins, des marguilliers, des membres du parlement, voire même des ministres, mais vous ne parviendrez jamais à créer une société littéraire, artistique, et je dirai même patriotique dans la belle et grande acception du mot ».
Ne dirait-on pas que ces lignes [de Crémazie], vieilles de près d'un quart de siècle, ont été écrites aujourd'hui même, tant elles reproduisent fidèlement l'indifférentisme littéraire qui afflige notre société ? Qui voyez-vous en effet aux tournois hippiques, aux danses de nègres, aux représentations du cirque, aux mascarades du carnaval ? Nos avocats, nos médecins, nos échevins, nos députés jusqu'à nos sénateurs ! Les exceptions sont le petit nombre.
Y a-t-il au contraire dans nos cercles des conférences littéraires, des réunions où les lettres sont en honneur ? Vous voyez la plupart de ces messieurs briller par leur absence ! Que voulez-vous, chez eux, le physique l'emporte sur le moral ; tout ce qui touche de loin ou de près aux ouvrages de l'esprit les trouve froids, impassibles, on dirait des statues marmoréennes. Mais parlez-leur de chevaux, de chiens, de poules, d'amusements frivoles, vous les verrez aussitôt sortir de leur impassibilité, devenir tout feu, s'enthousiasmer tout comme s'ils traitaient dans une assemblée publique un sujet éminemment patriotique.
On m'accusera peut-être de forcer un peu la note et de ne point me défier des attraits séduisants de l'exagération. Vous avez déjà assisté à des séances littéraires, et toujours il y avait salle comble, ce qui prouve qu'on est bien moins indifférent que je ne le prétends.
Pardon, j'admets bien votre auditoire nombreux, mais je ne saurais souscrire à la véracité de votre conclusion. Procédez, en effet, à un triage en règle, comme celui que fit Gédéon avant de marcher contre les Madianites ; n'accordez le titre de véritables amis de l'art et de la littérature qu'à ceux qui sont venus sincèrement rendre hommage au mérite de l'écrivain, du poète, au talent de l'orateur du jour : comme le héros hébreu, croyez-vous pouvoir trouver trois cents braves pour vous seconder, et affirmer hautement que vous avez raison et que j'ai tort ?
Il vous faudra d'abord écarter tous les curieux venus pour lorgner : la toilette de celle-ci, le chapeau de celle-là, la moustache de celui-ci, le nez de celui-là, ou pour voir quels sont les galants de mademoiselle Thérèse et quelle est la tournure du couple B***, en pleine lune de miel ; il vous faudra encore écarter tous les fervents de la cause sentimentale, qui trouvent dans ce genre de séances un lieu de rendez-vous tout aussi commode que certains exercices religieux du soir et certaines rues le samedi après-midi ; toute la famille des complaisants dont la tâche est d'accompagner une amie de campagne ou une vénérable douairière ; tous les poseurs visant au titre d'amateurs des choses sérieuses, pour faire leur cour à tel et tel personnage influent dont ils voudraient obtenir une sinécure; tous les amis du conférencier, auditeurs par politesse ou par intérêt, qui prisent bien plus la table et le champagne de l'hôte que les phrases du causeur, tous les...
Je clos ici ma kyrielle, de crainte de ne pouvoir vous accorder, sur mille auditeurs, quarante élus, quarante amis des muses, quarante immortels !
Ah ! S'il s'était agi d'une comédie équivoque, d'une piécette fertile en périodes sentimentales, en pirouettes de ballerines ou en rondes de bayadères, vous auriez trouvé un auditoire attentif, silencieux, bien élevé, applaudissant avec entrain, un auditoire modèle enfin, où commères, curieux et curieuses, amoureux, complaisants et poseurs se seraient entendus pour laisser à la porte le choquant de leur livrée, et ne se montrer qu'avec l'habit d'un sage, d'un Solon.
Mais non, c'est un conférencier, un littérateur qui cause, prêtez l'oreille aux chuchotements, aux murmures qui se croisent d'une extrémité à l'autre de la salle, l'éloge du causeur est vite bâclé : «Dieu ! qu'il est ennuyeux, dit-on partout ; des conférences, des causeries comme celle-là, je puis en faire à la douzaine... il croit m'instruire quand je peux lui en montrer ! Peut-on être aussi fade, aussi terne que ce pitre qui vous débite des phrases qu'il n'a pas l'air de comprendre lui-même. Heureusement que j'avais autre chose à faire en venant ici que de l'entendre ; je lui ferais beaucoup trop d'honneur en l'écoutant! ... Va-t-il finir ! quand viendra donc l'opérette ? »
Remarquez bien que les commentaires ci-dessus ont été cueillis au vol, lors d'une conférence donnée à Montréal par l'un de nos écrivains de renom, auteur de plusieurs volumes de mérite et même membre de la Société royale canadienne ! Après un aussi bienveillant accueil, on devine pourquoi certains littérateurs fuient les conférences comme la poudre, et ne veulent plus pérorer devant un certain public, certains qu'ils sont qu'on vient non pour les écouter, mais pour continuer une causerie entamée au dehors.
Ou on choque le conférencier en se rendant en foule pour s'occuper de tout autre chose que de sa conférence, ou on le laisse gesticuler seul dans une salle où les chaises et les bancs forment la plus grande partie de l'auditoire. Voilà où nous mène le culte des extrêmes. Pourtant, de nos jours comme jadis, toujours : In medio stat virtus !
Que deux coursiers de renom se disputent l'arène, que plusieurs marcheurs se fassent une lutte de milles, que le nègre refuse au blanc la palme de la danse, on accourt de tous les coins et recoins de la cité pour faire des ovations au champion et couvrir de lauriers le vainqueur ; il n'y a pas assez de roses dans les serres pour satisfaire la passion des couronnes et des guirlandes, pas assez de souscripteurs pour flatter la manie des bourses et des récompenses.
Cependant, qu'y a-t-il de plus insignifiant, en soi, que de voir un cheval l'emporter sur un autre, un marcheur faire un pas de plus qu'un rival, un nègre lever le pied plus haut qu'un blanc. Que retire-t-on en outre de ces divers spectacles ? Des connaissances bien problématiques qui servent toutefois à alimenter la causerie dans bien des salons durant des mois ; on peut s'imaginer si le ton de ces causeries est bien relevé et bien propre à faire refleurir parmi nous l'atticisme, la distinction qui ont toujours été l'apanage du génie français.
M. Benjamin Sulte avait bien raison de s'écrier :
« Où est la langue littéraire ? Qui est-ce qui la parle dans notre jeune pays ? Dans quel milieu nous placerez-vous pour nous former au bon langage ? Sera-ce dans les salons ? Il ne s'y colporte que des banalités dites pitoyablement sans verve ni couleur, sans soin, sans le moindre souci des règles élémentaires de la conversation ».
L'auteur des Laurentiennes explique ensuite comment l'impropriété de nos termes, en se reflétant sur le style de nos écrivains et de nos prosateurs, met ces derniers dans une fausse position :
« Il en résulte que, pour acquérir la force et le poids que donne la connaissance de la langue, le poète, le prosateur canadien-français doit fuir toute compagnie et faire bande à part, se réfugier uniquement dans ses livres, puiser dans ces amis muets la science de bien écrire et, nous allions dire, de bien parler. De quel secours ne serait pas pour lui la fréquentation d'un monde familier avec la souplesse, la propriété et le poli de la langue française ! Le maniement d'un outil comme la langue s'apprend beaucoup par l'exemple et par l'épreuve de tous les instants. Nous sommes privés de ces deux ressources... ».
La plupart de nos journaux savent aussi sous ce rapport répondre à merveille aux exigences comme au goût douteux de la multitude. S'agit-il d'une conférence ? Ils vous la feront savourer en cinq lignes, ou ils ne vous en parleront pas du tout. S'agit-il d'un concours hippique, ils n'auront pas assez de colonnes pour vous tracer in extenso les prouesses, la généalogie du vainqueur, qu'on ferait remonter gravement au Bucéphale d'Alexandre, si l'on ne craignait le ridicule.
On est grand personnage, aujourd'hui, quand on appartient à un cercle ou à un club quelconque : club de billard, de pêche, de chasse, de gymnastique, de raquette, de bicyles, de tir, de natation, etc., etc., pas à un cercle littéraire par exemple, car celui-là on le laisse aux naïfs, aux rétrogrades qui, n'étant pas de leur siècle, ne comprennent rien aux grandes conceptions du jour. Aussi, il n'est pas rare de voir ces clubs recruter chacun cinq à six cents membres appartenant presque tous aux professions libérales et jouir de la plus grande prospérité, tandis que l'on crierait merveille si l'on voyait un cercle littéraire comptant trois cents membres actifs et se maintenant par les seules contributions de son personnel !
Mon intention n'est point de vouloir proscrire tous ces clubs. Si, pour la paix du foyer domestique, plusieurs méritent la peine capitale, il faut avouer que quelques-uns ont leur utilité, mais qu'on sache donc, une bonne fois, leur assigner la place qui leur convient. Il me semble que la culture de l'intelligence doit avoir le pas sur celle du corps. Chaque jour, hélas, c'est l'opinion contraire qui prévaut.
L'intelligence n'a pour sa nourriture que ce qu'elle peut attraper : les cancans du jour, les scandales de la veille, puis les menus piteux des publications hebdomadaires qui ne savent que colporter que des romans et des nouvelles indigestes, et, tandis qu'elle vivote ainsi, le corps, ce favori auquel on ne refuse rien, fait des siennes auprès de ménestrels barbouillés, de bouffons facétieux, de comédiennes de petits théâtres à dix centins ; il fête continuellement, promenant son triomphe de banquets en banquets — il faut qu'un club soit bien pauvre aujourd'hui pour ne point se donner le luxe du banquet traditionnel — allant du Windsor au Balmoral, du Richelieu au Duperrouzel, de Saint-Henri au Sault-au-Récollet.
Quand donc finirons-nous par comprendre que ce n'est pas par les succès éphémères de ses rameurs, de ses pugilistes ou de ses tireurs, mais bien par son degré de culture intellectuelle, par son influence littéraire, par le nombre de ses penseurs et de ses érudits, par la science et le renom de ses écrivains, qu'une nation se distingue parmi les nations, qu'un peuple figure avec avantage aux fastes glorieux de l'histoire ?
Sont-ce des rameurs qui ont rendu fameux le siècle de Léon X ? Sont-ce des pugilistes qui ont illustré le siècle de Louis XIV et mérité à la France un prestige qu'elle n'a pas encore perdu ? Que valent les palmes d'un Hanlan ou d'un Cyr, à côté des fleurons immortels d'un Bossuet, d'un Bourdaloue, d'un Massillon, d'un Corneille et d'un Racine ?
Vous rêvez pour votre patrie un avenir glorieux, il ne vous sied plus d'être indifférents en littérature, car ce serait travailler à l'anéantissement de ce beau rêve, ce serait empêcher sa complète réalisation!
Encouragez les clubs, les meilleurs, soit ! Mais que nos cercles littéraires aient aussi leur part de vos faveurs : la part la plus grande, la plus belle ! Réjouissez-vous des coupes de vos rameurs, des succès de vos pugilistes, mais réjouissez-vous encore davantage des couronnes de vos hommes de lettres et n'attendez pas pour les acclamer qu'on leur ait brûlé de l'encens sur une plage lointaine.
Enfin, créez des concours littéraires, sachez les doter, donnez au talent qui veut prendre son essor les ailes qui lui manquent. De cette façon, le qualificatif d'épiciers littéraires ne ternira plus l'éclat de la fleur de lys, et la nationalité canadienne-française pourra poursuivre avec gloire sa mission providentielle sur cette terre d'Amérique ».
Tiré de : Charles-Marie Ducharme, Ris et croquis, Montréal, C. O. Beauchemin et Fils, 1889, p. 359-374.
Dédicace du livre Ris et croquis écrite de la main de Charles-M. Ducharme et adressée au poète William Chapman. Un mauvais travail de reliure a malheureusement amputé les dernières lettres des mots, à droite. (Collection Daniel Laprès) |
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