Les castors Pierrot et Pierrette, le héros et l'héroïne de l'épopée racontée ici-bas. (Source : Le Devoir, 12 avril 1956) |
Jean Bruchési (1901-1979), dont on peut lire la notice biographique présentée sous son poème « Cimetière de pêcheurs » (cliquer sur le titre), ne fut pas seulement un écrivain, historien, haut fonctionnaire et diplomate du meilleur calibre, mais aussi l'un de ceux qui, au vingtième siècle, aura le mieux contribué à l'édification de la culture française du Québec en plus d'avoir déployé de remarquables efforts afin de la faire connaître dans le monde, particulièrement en Europe et en Afrique. On lui doit notamment de nombreux programmes culturels qui furent entérinés par les divers gouvernements qu'il a servis à titre de sous-ministre à Québec depuis les années 1930 jusqu'à la fin des années 1950. Il fut certainement l'un des meilleurs esprits produits par notre nationalité.
Auteur d'un nombre assez considérable d'ouvrages tous aussi intéressants et enrichissants les uns que les autres (voyez ICI une liste de ceux qui sont encore disponibles), Jean Bruchési avait également une très belle plume, qui fait toujours plaisir à lire. L'écriture des deux tomes de ses Mémoires, Souvenirs à vaincre (1974) et Souvenirs d'ambassade (1976), est particulièrement exquise. Souvenirs à vaincre nous ramène notamment à la vie d'un gamin de 7 ou 8 ans évoluant au début du vingtième siècle dans les environs du carré Saint-Louis, à Montréal, et à ce lieu de villégiature estivale qu'était alors Boucherville. On y découvre aussi les rapports qu'il dut établir, sinon improviser, avec les dirigeants politiques de l'État québécois dont il fut un haut-fonctionnaire, notamment Maurice Duplessis, pour qui ce serait un euphémisme d'affirmer que la culture n'était pas nécessairement une priorité, mais que Bruchési sut néanmoins gagner à certains projets et politiques culturelles qu'il a élaborés.
C'est également dans Souvenirs à vaincre que Jean Bruchési raconte l'un des épisodes les plus cocasses sinon rocambolesques de sa longue carrière, soit la mission qui lui fut confiée, et qu'il n'avait aucunement sollicitée, consistant à livrer un couple de castors, nommés Pierrot et Pierrette, que le légendaire maire de Granby et fondateur du zoo de la même ville, Pierre-Horace Boivin, avait eu l'étonnante idée d'offrir au prince Rainier de Monaco, à l'occasion de son mariage avec la célèbre actrice américaine Grace Kelly, en avril 1956. Ce sont donc les passages de Souvenirs à vaincre consacrés à cet épisode un brin insolite que l'on peut lire ci-dessous, le tout étant suivi d'une brève revue de presse de l'époque sur ce sujet qui avait connu un certain retentissement tant national que mondial :
Le récit que l'on va découvrir ci-dessous est tiré de Souvenirs à vaincre, premier tome, paru en 1974, des Mémoires de Jean Bruchési, dont on peut se procurer un rarissime exemplaire ICI. (Photo de Jean Bruchési : BANQ) |
C'est en avril 1955, si ma mémoire est bonne, qu'une dépêche, signée Pierre de Monaco, annonça le choix du sous-ministre québécois [soit Jean Bruchési lui-même] pour représenter les lettres canadiennes-françaises au Conseil littéraire de la principauté. À ma courte honte ― il faut l'admettre ― j'ignorais l'existence même de ce Conseil, fondé cinq ans plus tôt par le père du Prince-Souverain de Monaco, pour offrir un prix qui était alors de $2 000,00 au moins.
Fort heureusement, un autre câblogramme, portant, celui-là, le nom de Pierre Gaxotte, éclaira ma lanterne. On ne tarda pas à me donner le nom des illustres «porteurs de plume», dont, en occupant la place de Jules Supervielle, je devenais le collègue. Il m'avait été donné d'en accueillir quelques-uns à Québec : Georges Duhamel, André Maurois, Émile Henriot, Maurice Genevoix, Robert Vallery-Radot, sans parler du « vieil » ami Gaxotte. Et j'avais été un jour reçu à la Société des gens de Lettres par Gérard Bauer, successeur de Maurice Bedel. Mais je ne connaissais pas autrement que par leurs ouvrages Marcel Pagnol, Marcel Achard ou Paul Géraldy, moins encore le Français Léonce Peillard, le Suisse Jacques Chenevière, le Belge Carlo Bronne, successeur de Franz Hellens, et le Monégasque Gabriel Ollivier.
Au demeurant, pressé de prendre part à la réunion d'avril 1956, j'avais déjà l'assurance de rencontrer tout le Conseil, maintenant au complet par l'addition du Canada français. À moins que... Mais tout se passa bien, après les élections provinciales qui me valurent un nouveau ministre ; d'autant mieux que le Prince-Souverain de Monaco, Rainier III, prêt à convoler en justes noces avec Miss Grace Kelly, invitait chaque membre du Conseil, accompagné ou non de sa femme, aux fêtes du mariage qui s'annonçaient.
Encore fallait-il partir sans bruit, surtout sans souffler mot du mariage. Mais les journalistes ont des antennes... [...] J'étais alors loin de penser qu'en arrivant à Monte-Carlo, le matin du 9 avril, en compagnie de ma femme, j'y trouverais une lettre d'Horace Boivin, maire de Granby, me priant d'accueillir à Nice, puis de présenter au Prince Rainier les deux castors offerts par sa ville !
Malheureusement pour Granby, Pierrot et Pierrette ― c'étaient leurs noms ― arrivaient à la même heure que Miss Kelly. Le devoir était donc d'accompagner Maurois, Henriot, Chenevière et Géraldy jusqu'au débarcadère où accosterait le blanc yacht du Prince parti au-devant de la famille Kelly venue à bord du Constitution. Des vivats prolongés ne tardèrent pas à saluer l'apparition des fiancés pendant qu'un hydravion de l'armateur grec milliardaire Onassis laissait tomber, dans la mer et sur l'immense foule éblouie, des œillets rouges ou blancs, des soleils de papier jaune qui devenaient de petits drapeaux américains ou monégasques. Coups de canons, sonneries de cloches, sifflets et cris, vrombissements d'avions et d'hélicoptères : autant de bruit faisant pour ainsi dire escorte au Deo Juvante et traduisant la joie populaire pour une future princesse d'abord coiffée d'un énorme chapeau qui dissimulait les deux-tiers de son visage, puis d'un minuscule chapeau blanc, avec un caniche noir dans les bras. Deux enfants, vêtus du costume local, offrirent alors des fleurs à Miss Kelly qui enleva ses lunettes noires. Une pétarade : les fiancés et leur suite avaient disparu...
Bien sûr, je n'avais pas oublié les deux castors qui devaient être à l'abri dans leur nouvel habitat du Jardin zoologique. Il restait à en faire la présentation au Prince-Souverain. Mais comment procéder ? [...] Il y avait alors, dans la Principauté, dont la superficie est inférieure à celle de l'île de Montréal, au moins douze cents journalistes et photographes à l'affût du plus minime incident. Ils étaient donc au courant de l'offre des castors que, d'accord avec l'aimable directeur du Tourisme monégasque, j'irais présenter symboliquement au grand-maître du Palais, juste avant la réception offerte aux membres du Conseil littéraire par le Prince-Souverain désireux de nous faire connaître et voir de près sa radieuse fiancée.
Tout se passa bien durant le temps que dura la présentation symbolique. Les castors étaient sains et saufs, même si un télégramme annonçait la venue très prochaine de deux lionceaux offerts par le sultan du Maroc...
Mais je fus moins à l'aise en présence de Rainier III qui, répondant à une question banale, déclarait n'être jamais allé au Canada, ayant les pays froids en horreur. Je crus me rattraper avec les castors ! L'Altesse Sérénissime se dit enchantée d'avoir reçu semblable cadeau. Mais quelle nourriture convenait à ces petites bêtes ? Ma science n'allait pas loin, se bornant aux feuilles et branches d'arbres, lorsque les animaux sont en liberté. Mais que leur donner quand ils sont en cage, dans un Jardin zoologique, à Monaco ? « Sans doute, répondis-je naïvement, des carottes, du poisson... »
Plus naïvement encore, je répétai le propos aux journalistes qui s'empressèrent d'alerter la presse de leurs pays respectifs. Il s'en fallut de 48 heures à peine pour que je reçoive une dépêche d'Ottawa, signée par le secrétaire de la Société royale, celle-ci incapable de cacher son « indignation » devant « l'ignorance du président » en ce qui concernait la nourriture des castors. Du même coup, j'apprenais que carottes et poisson étaient une promesse d'empoisonnement, que l'histoire avait fait son tour du monde. Je ne pouvais que rassurer les « immortels » d'Ottawa en leur affirmant que les castors dévoraient les Mémoires de notre Société royale. Mais je ne pouvais empêcher cette histoire de courir l'univers, avec bien d'autres.
En somme, ces castors, ce Pierrot et cette Pierrette, que je ne vis pas avant l'année suivante sous le terme générique de castores americani, dont on parla beaucoup dans la presse mondiale et à Radio-Canada, n'étaient point l'objet principal de notre visite à Monaco. [...] À vrai dire, un autre voyage en Europe paraissait impossible. Mais le Conseil littéraire m'appelait de nouveau dans la Principauté. [...] L'occasion se présenta de revoir la souriante Princesse dont il sembla que le français et la vision avaient progressé depuis le mariage. Les castors, m'annonça le Prince Rainier, se portaient bien, et « Pierrette » avait mis bas à quatre petits. Leur histoire méritait d'être enfin contée et il me revenait de pouvoir admirer les heureux parents dans leur nouvel habitat de castores americani, avant de partir pour Cannes [...].
Extrait de : Jean Bruchési, Souvenirs à vaincre, Montréal, Hurtubise-HMH, 1974, p. 160-163 ; 167.
Brève revue de la presse de l'époque sur
les aventures de Pierrot et Pierrette :
L'Action catholique (Québec), 10 avril 1956. |
Le Devoir (Montréal), 12 avril 1956. (Cliquer sur l'article pour l'élargir) |
La Patrie (Montréal), 12 avril 1956. (Cliquer sur l'article pour l'élargir) |
La Tribune (Sherbrooke), 14 avril 1956. |
L'Action catholique (Québec), 16 avril 1956. |
La Tribune (Sherbrooke), 16 avril 1956. |
La Presse (Montréal), 19 avril 1956. (Cliquer sur l'article pour l'élargir) |
Le Devoir (Montréal), 1er mai 1956. |
Le Samedi (magazine), 12 mai 1956. (Cliquer sur l'article pour l'élargir) |
La Patrie (Montréal), 27 mai 1956. |
La Patrie (Montréal), 3 août 1956. |
Le Samedi (magazine), 15 septembre 1956. |
Le Bien public (Trois-Rivières), 21 septembre 1956. |
Bien que Son Altesse Sérénissime le Prince Rainier III eusse déclaré à Jean Bruchési, lors de la remise officielle des castors Pierrot et Pierrette à Monaco, en avril 1956, n'être encore jamais venu au Canada parce qu'il avait « horreur des pays froids », il demeure que Son Altesse et sa tout aussi Sérénissime épouse Grace Kelly, ainsi que leurs trois enfants, n'ont tout de même pas manqué de visiter Montréal lors de l'Exposition universelle de 1967. Ce cliché a été pris à Montréal le 12 juillet 1967. (Source : BANQ) |
Merci Daniel pour ce bel article très documenté sur mon grand-père. Je le garde pour mes archives familiales.
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