mardi 2 novembre 2021

Adagio Lamentoso

Cimetière Saint-Charles de Québec. 

(Source : Le Soleil)



    Quand on tombe sur un petit joyau littéraire tel celui qui est présenté ci-dessous et qui n'a jamais circulé nulle part depuis sa première publication il y a 94 ans, on se dit qu'il serait bien triste de ne pas le faire connaître aux gens d'aujourd'hui, qui pourront y puiser ample matière à méditation sur le sens des choses de la vie et de la mort, comme on n'en rencontre que trop rarement au Québec de ce vingt-et-unième siècle déjà bien entamé. Bref, voilà un écrit qui est trop beau, et dont la réflexion qu'il peut inspirer est trop essentielle, pour qu'il reste plus longtemps oublié, caché.

    Il s'agit d'une lettre parue dans le numéro de décembre 1927 de la revue littéraire Le Canada français, publiée par l'Université Laval de Québec. Signée par un certain « Jean Garnier », elle est adressée à un cousin prêtre qui, comme on le comprend à travers les lignes, œuvre en Ontario où, sous le coup de l'infâme Règlement 17, la population canadienne-française est durement persécutée. Mais tel n'est pas le sujet de la lettre. Il s'agit essentiellement de souvenirs dans lesquels l'auteur raconte deux visites qu'il fit, l'une avec sa mère lorsqu'il était enfant et l'autre en tant que jeune adulte, à la tombe des membres de sa famille au cimetière Saint-Charles, à Québec. 

  Voilà donc une lecture appropriée en ce 2 novembre, jour où on est censé  commémorer nos morts, une noble et édifiante tradition que nos familles se faisaient jadis un devoir de perpétuer. À notre époque frénétiquement consumériste et hédoniste, notre peuple de « courailleux » de Costco et de Walmart préfère évacuer la réalité de la mort, en faisant comme si elle n'existait pas, puis quand elle arrive, « Hop ! brûlez-moi donc cette carcasse et vite que l'on redevienne des homos festivus ! », faisant ainsi de la mort un moment tout aussi banal et insignifiant que la manière dont la plupart de nos contemporains mènent leur vie.

Dans son œuvre littéraire, Émile Bégin alias « Jean Garnier » fait
souvent référence aux écrits d'Henri d'Arles, avec qui il partage
une évidente communauté de pensée.  Pour en savoir plus sur
Henri d'Arles, prêtre, historien, écrivain, premier critique d'art
de l'histoire du Québec, cliquer ICI.

(Cliquer sur l'image pour l'élargir)


    Qui est « Jean Garnier » ? Dans Pseudonymes québécois, ouvrage de Bernard Vinet paru en 1974 (Québec, éditions Garneau), on apprend qu'il s'agit du nom de plume de l'abbé Émile Bégin (1896-1976), qui fut notamment professeur de Lettres au Séminaire de Québec, où il avait fait ses études classiques, puis à l'Université Laval. Cet homme à la plume remarquable mais qui est malheureusement totalement oublié a publié divers écrits dans des revues littéraires, en plus d'être l'auteur d'une biographie de Mgr François de Laval. Il fut aussi directeur de la revue Le Canada français du début des années 1940 jusqu'à 1946, puis il dirigera la Revue de l'université Laval (qui succéda à la précédente) jusqu'en 1966. Il prit dès lors sa retraite et mourut à Québec le 1er décembre 1976. 

    Donc, voici cette magnifique et poignante lettre d'Émile Bégin alias « Jean Garnier », suivie de quelques photos et documents sur son auteur, de même que quelques autres écrits de lui accessibles tout au bas de la présente page : 


Émile Bégin (1896-1976)
Photo de finissant au Séminaire
de Québec, année 1919-1920.

(Source : Fonds d'archives du 
séminaire de Québec
/ Musée
de la civilisation du Québec)


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Adagio Lamentoso 

Lettre signée « Jean Garnier », nom de plume d'Émile Bégin

Revue Le Canada français, Québec, décembre 1927


    Charlesbourg, 20 novembre 1927.

    J’ai accompli, cher ami, le vœu que tu m’avais exprimé de la terre d’exil. 
   Sous le ciel plombé de ce dimanche de fin novembre, j’ai fait le pèlerinage promis à la ville des morts, près des eaux tristes de la rivière Saint-Charles. J’ai visité les deux tombes voisines où dorment dans la paix souveraine si péniblement acquise ta mère et la mienne.
  Les cloches lointaines de Saint-Sauveur pleuraient dans la tombée du jour humide, égrenant une à une les notes mouillées de leur prière sans variété, lente, douloureuse et lancinante.
   Sur la pierre tombale, je me suis agenouillé. J’ai voulu prier avec les cloches de là-bas. Mais la solitude des lieux m’avait déjà tout pris, et ma pauvre pensée était déjà partie vers le passé, vers les ruines qui ont si brusquement borné notre jeunesse. J’ai revu nos années d’écolier, les automnes d’autrefois, nos joies vite fauchées par des deuils successifs. Avec une puissance de réalité effrayante, j’ai de nouveau vécu mes jours les plus sombres, et surtout une heure, une fin de journée que mes souvenirs n’ont jamais perdue.
    Tu me pardonnes, n’est-ce pas, d’évoquer ce passé ?
   C’était le soir de la journée des morts. Ma mère avait mis sa mante noire et son long voile de crêpe ; elle allait sortir. A l’église, on faisait un office public vers cinq heures et demie : c’était là sans doute qu’elle voulait se rendre. « Tu vas venir avec moi, me dit-elle ; dépêche-toi de t’habiller convenablement... » Je pris vite mon pardessus sombre des dimanches et ma casquette dernièrement achetée, puis nous partîmes.
    Ma mère me tenait par la main. Je m’aperçus que son bras tremblait : il ne faisait pas froid pourtant. Le ciel était brumeux. Dans l’air automnal courait un grand frisson mystérieux qui nous pénétrait jusqu’à l’âme.
   À l’église peu distante de la maison, nous arrivâmes bientôt comme un prêtre allait commencer l’exercice du « chemin de la Croix ». Ma mère se plaça près d’une colonne, tout en arrière de la nef ; je me tenais près d’elle, toujours. Il faisait assez sombre dans l’église. À part la lueur des deux cierges portés par les acolytes accompagnant le prêtre et la petite flamme tremblotante du sanctuaire, aucune lumière. Le chapelet fut récité, à la suite du chemin de la Croix ; puis, après une dernière oraison pour les morts, tout le monde sortit.
     Ma mère suivit un moment la foule recueillie quand soudain elle changea de direction et m’emmena avec elle au cimetière où quelques rares visiteurs nous avaient devancés. Il était à peu près six heures ; le jour se mourait tristement. Dans le champ des morts, le Calvaire dressait ses bras douloureux au milieu des tombes ; nous nous y arrêtâmes une minute.

«... Dans le champ des morts, le Calvaire dressait ses bras douloureux 
au milieu des tombes ; nous nous y arrêtâmes une minute ». 

Calvaire du cimetière Saint-Charles de Québec. Photo prise le 5 novembre 2021.

(Courtoisie de Johanne Gagnon, de la Compagnie Saint-Charles)


     Puis à travers les pierres tumulaires alignées, nous gagnâmes l’endroit bien connu où, depuis deux mois, nous venions chaque soir. Nous priions et nous pleurions sur la terre où le gazon n’avait pas eu encore le temps de repousser. Là, tu le sais, cher ami, là reposaient ensemble ta mère, la sœur aînée de maman, que tout le monde aimait chez nous, et une petite sœur, le soleil et le bonheur de la famille, emportée à l’été par un mal inconnu.
    Au matin, après l’office de la commémoraison, j’étais venu déposer sur le pied de la stèle funèbre une gerbe de mes dernières fleurs arrachées à la gelée: elles étaient déjà toutes fanées. Sur la terre jaunie nous nous agenouillâmes ; ma mère me tenait toujours par la main. Pieusement elle baisa la terre durcie ; je fis comme elle, me sentant monter du cœur une irrésistible poussée de larmes.
     Malgré le soir qui descendait toujours et un vent froid qui commençait à souffler, notre station fut longue. Ma mère ne semblait plus appartenir à la terre. Abîmée dans une fervente oraison, elle dût demander beaucoup de choses au Ciel, aux âmes des deux mortes : courage et résignation dans les peines, du secours pour supporter une épreuve nouvelle qui la menaçait — mon père « passa » dans la grande « grippe espagnole » qui faisait alors ses ravages—, de la confiance, un peu d’espérance en des jours meilleurs. Et moi, en récitant les Ave coutumiers, j’écoutais gémir le vent dans les saules et les peupliers sans feuilles qui s’espaçaient, éplorés, à travers les tombes.
    « Partons », me dit soudain ma mère : « Comme il est tard déjà ! » Quelque chose d’étrange avait passé dans sa voix. Je levai les yeux vers son visage et je m’aperçus qu’elle pleurait. Nous revînmes à la maison. L’église détachait dans les ténèbres sa masse noire, écrasée. « Nous ne reviendrons plus le soir », me dit encore ma mère ; « non, la terre s’est faite trop triste sur elles... mon cœur ne peut plus supporter… »
    Nous arrivâmes bientôt à la maison. Je ne veillai pas tard ce soir-là. Je me sauvai dans ma chambre bleue, au bout du dernier étage, d’où je pouvais entendre pleurer la rivière. Tout ce passé m’est revenu dans un instant pour s’enfuir enfin devant la prière.
    Les événements ont marché. Depuis, le « lot de famille » a reçu l’un après l’autre les êtres chers. Vous autres, la vie vous a traînés là-bas, dans le pays que certain fanatisme vous rend si inhospitalier. Il y a de la souffrance partout. Sans poser au Jean-Jacques, nous avons un peu « l’âme dehors », et tout vient la heurter.
    Mais « pour chaque fleur il y a une goutte de rosée et pour chaque jour un rayon de soleil ». Si les rayons sont fugaces, les rayons de là-haut ne finiront point. Je les entrevois déjà ces rayons dans ta vie de luttes là-bas, et dans le brouhaha des journées trépidantes d’ici. Ils vont nous aider à mener jusqu’au bout l’œuvre de mystérieuse expiation à laquelle, tu le sais, cher ami, nous sommes attachés pour longtemps.

    Au revoir,

    Jean Garnier (nom de plume d'Émile Bégin)


Tiré de : revue Le Canada français, Université Laval, Québec, décembre 1927, p. 263-265. 


Pour télécharger ou imprimer le texte, 
cliquer sur la couverture de la revue : 

Émile Bégin, en 1924, finissant en théologie
au Grand séminaire de Québec. 

(Source : Fonds d'archives du Séminaire de Québec/
Musée de la civilisation du Québec)
L'abbé Émile Bégin lisant sur le bord du Saint-Laurent, non loin de Québec. 

(Source : Archives du Séminaire de Québec)

Émile Bégin, à droite, séminariste du Grand séminaire
de Québec, au domaine Maizerets, à Québec, le 29
septembre 1921. Il est en compagnie de son confrère
séminariste Paul-Émile Pelchat. À l'époque, le domaine
Maizerets appartenait au Séminaire de Québec.

(Source : Fonds d'archives du Séminaire de Québec/
Musée de la civilisation du Québec)

Le Soleil, 3 décembre 1976.


Quelques autres écrits d'Émile Bégin
(parfois signés « Jean Garnier »)
dans la revue Le Canada français :

(Pour accéder aux textes en format PDF, 
cliquer sur les couvertures)


 Chandeleur 
(Février 1928)



La poésie des grands vols
(Octobre 1928)



Notules sur la poésie 
claudelienne
(Décembre 1928)



La littérature du Moyen-Âge
(Janvier 1932)



Un morceau d'âme de Goethe
(Septembre 1932)



Garneau et le romantisme
(Octobre 1941)

2 commentaires:

  1. Magnifique texte
    Merci pour ces "trésors" que vous ramenez à la lumière hors des "cimetières" de l'oubli.
    Vous les

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    1. Merci. Je me suis tristement régalée de ce texte.

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