François-Xavier Garneau (1809-1866) Illustration tirée de la biographie que P.-J.-O. Chauveau lui a consacrée. |
Le 15 septembre 1867, soit il y a 150 ans jour pour jour au moment de la publication de la présente Glanure, avait lieu, en début de soirée au cimetière Notre-Dame-de-Belmont, à Québec, une cérémonie de mise en tombeau de la dépouille mortelle de l'historien François-Xavier Garneau, décédé le 2 février de l'année précédente. Selon les journaux de l'époque, de deux à trois mille personnes, dont de nombreux jeunes, assistèrent à ce solennel événement.
Si cette mise en tombeau eut lieu plus d'un an et demi après la mort de Garneau, c'est parce que le peu de biens matériels qu'il laissait suffisait à peine à la subsistance de sa veuve et de ses enfants. Ses amis, dont Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, qui devint le premier Premier ministre du Québec le 1er juillet 1867, organisèrent une souscription publique afin de défrayer les coûts d'un monument funéraire qui puisse convenir à la dignité et à la stature de celui à qui, de son vivant, on donna le titre de premier « historien national » de ce peuple jadis nommé « canadien-français », et que nous appelons de nos jours « québécois ».
C'est donc le 15 septembre 1867 qu'eut lieu le transfert de la dépouille de Garneau dans le tombeau que l'on peut voir encore au cimetière Notre-Dame-de-Belmont, à Québec :
Si cette mise en tombeau eut lieu plus d'un an et demi après la mort de Garneau, c'est parce que le peu de biens matériels qu'il laissait suffisait à peine à la subsistance de sa veuve et de ses enfants. Ses amis, dont Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, qui devint le premier Premier ministre du Québec le 1er juillet 1867, organisèrent une souscription publique afin de défrayer les coûts d'un monument funéraire qui puisse convenir à la dignité et à la stature de celui à qui, de son vivant, on donna le titre de premier « historien national » de ce peuple jadis nommé « canadien-français », et que nous appelons de nos jours « québécois ».
C'est donc le 15 septembre 1867 qu'eut lieu le transfert de la dépouille de Garneau dans le tombeau que l'on peut voir encore au cimetière Notre-Dame-de-Belmont, à Québec :
Photo : Daniel Laprès |
Photo : Madeleine Gagnon (Cliquer sur les images pour les agrandir) |
François-Xavier Garneau est en effet le premier historien de notre nation. Son oeuvre maîtresse, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu'à nos jours, dont la première édition fut publiée en trois volumes entre 1845 et 1848, a eu un impact que l'on pourrait sans exagérer qualifier de fondateur sur ce qui devint par la suite le mouvement nationaliste canadien-français, puis québécois. Difficile en effet de s'imaginer l'histoire subséquente de ce mouvement jusqu'à nos jours, sans l'impulsion initiale de l'oeuvre historique de Garneau, qui a fait prendre conscience à notre peuple de la grandeur et de la valeur de son histoire, de ses coutumes et de son identité nationale. D'écrasée et d'humiliée qu'elle était, la nation redressa la tête suite à la publication du grand oeuvre de l'historien de Québec.
Fait intéressant, celui qui apprit à nos ancêtres le respect d'eux-mêmes n'avait pu bénéficier que d'une scolarité primaire, sa famille étant trop pauvre pour lui permettre d'accéder à des études plus avancées. Comme le relate P.-J.-O. Chauveau dans l'émouvant discours qu'il prononça lors de la mise en tombeau de Garneau, celui-ci, précocement avide de connaissances, se détermina dès son enfance à devenir autodidacte, apprenant par lui-même les rudiments et les règles de sa langue maternelle et lisant tout ce qui lui tombait sous la main afin de développer le savoir qui lui permit de se hisser au noble rang de premier historien de sa nation.
Comme le souligne le regretté historien et politologue Gérard Bergeron dans son captivant et éclairant ouvrage Lire François-Xavier Garneau (qu'on peut télécharger gratuitement ICI), « c'est par une seule et unique construction intellectuelle » que ce fils de parents illettrés est « devenu, d'emblée, l'homme de lettres le plus important de son siècle ». Voilà donc un magnifique exemple à suivre, notamment pour la jeunesse d'aujourd'hui, de même qu'un cinglant démenti à ceux qui prétendent que le peuple, même dans ses couches démunies et peu instruites, devrait se satisfaire de la médiocrité et ne serait juste bon qu'à limiter ses ambitions et ratatiner son potentiel, tout en se vautrant dans la paresse intellectuelle qui le maintient dans l'asservissement.
De plus, Garneau était d'une santé précaire, souffrant notamment d'épilepsie, maladie qui l'emporta à l'âge de 57 ans, et il n'a jamais joui de la moindre aisance financière. C'est dire ce que les immenses services qu'il a rendus à sa patrie ont dû lui coûter en persévérance et labeur.
Comment est née cette remarquable vocation d'historien ? Gérard Bergeron expose les diverses versions du récit d'un événement déclencheur que Garneau aurait vécu alors qu'il était encore adolescent. Voici comment son petit-fils, Hector Garneau (cité par Bergeron), raconte la chose :
L'étude de Gérard Bergeron sur Garneau. (cliquez sur l'image pour l'agrandir). |
« C'était vers 1825 ou 1826. Dans l'étude du notaire Archibald Campbell, Écossais lettré et sympathique aux nôtres, s'occupait diligemment un jeune clerc canadien-français, au caractère sérieux et méditatif, mais d'un naturel plutôt timide. Parfois, bien qu'il lui en coûtat, il se risquait à discuter avec ses camarades.
De part et d'autre, on usait d'armes courtoises sans jamais aller au delà. Un jour, pourtant, le débat prit tout à coup une tournure mauvaise. Nos imberbes anglo-saxons éclatèrent en sarcasmes contre leur confrère. Ils se mirent à railler son origine, à le traiter de fils de vaincus, et le reste. Sûrs enfin de lui fermer la bouche, ils lui jetèrent, en ricanant, cet argument suprême : "Après tout, qu'êtes-vous donc, vous, Canadiens-français, vous n'avez même pas d'histoire !"
Ces mots, provocateurs et cinglants, firent sur le jeune Garneau — car c'était lui — l'effet d'un soufflet aux ancêtres. Ils s'incrustèrent dans son cerveau. Ils y allumèrent une flamme d'inspiration. "Quoi, répliqua-t-il avec énergie, nous n'avons pas d'histoire ! Eh bien, pour vous confondre, je vais moi-même la raconter !»
Ainsi, à seize ou dix-sept ans, François-Xavier Garneau avait trouvé sa voie. De ce moment, il se voue à l'histoire [de sa patrie]. Il en fait sa seule tâche et son seul dessein. Et pourtant, la vocation historique était vraiment en lui. Le choc d'une parole audacieuse avait suffi pour l'éveiller de bonne heure et la mettre en route avant qu'elle se manifestât dans sa plénitude ».
Illustration : Encyclopédie du patrimoine culturel de l'Amérique française. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Cette scène aux accents lyriques a-t-elle vraiment eu lieu ou s'agit-il d'une légende ? Nul ne peut l'affirmer en toute certitude. Quoiqu'il en soit, dans une lettre datée du 19 mai 1849, François-Xavier Garneau écrivait :
« J'ai entrepris ce travail dans le but de rétablir la vérité si souvent défigurée, et de repousser les attaques et les insultes dont mes compatriotes ont été et sont encore journellement l'objet de la part d'hommes qui voudraient les opprimer et les exploiter tout à la fois. J'ai pensé que le meilleur moyen d'y parvenir était d'exposer simplement leur histoire. Je n'ai pas besoin de dire que ma tâche me forçait d'être encore plus sévère dans l'esprit que dans l'exposé matériel des faits ».
Puis, le 17 septembre 1850, s'adressant à Louis-Hyppolite La Fontaine :
« Je veux, si mon livre se survit, qu'il soit l'expression patente des actes, des sentiments intimes d'un peuple dont la nationalité est livrée aux hasards d'une lutte qui ne promet aucun espoir pour bien des gens. Je veux empreindre cette nationalité d'un caractère qui la fasse respecter à l'avenir ».
Pour souligner le 150e anniversaire de la cérémonie d'hommage que sa patrie rendit à François-Xavier Garneau à l'occasion de sa mise en tombeau, ces Glanures vous offrent ci-dessous la version quasi complète du discours que prononça son ami intime et alors premier ministre du Québec, P.-J.-O. Chauveau.
Vous pourrez de vous-mêmes constater que ce texte constitue, sinon l'un des plus grands, certainement l'un des plus beaux et inspirants discours de l'histoire politique québécoise :
Discours de P.-J.-O. Chauveau
Cimetière Notre-Dame-de-Belmont, Québec
15 septembre 1867
15 septembre 1867
« Nous voici réunis près de la tombe d’un ami, d’un compatriote, d’un écrivain dont tout pays aurait droit de s’enorgueillir, d’un homme enfin tout dévoué à notre [belle patrie]. En disant un dernier adieu à ses restes mortels, il semble que nous remplissons un pieux devoir non seulement pour nous-mêmes, mais pour le pays tout entier.
[...] Le nom de
François-Xavier Garneau est célèbre partout où [notre nationalité est connue] ; il est
inséparable de la renommée de notre pays : il eût donc été bien pénible que
celui qui a élevé à notre patrie le plus beau des monuments, n’eût pas lui-même
une pierre tumulaire sur le sol dont, poète, il avait chanté les beautés, et historien, célébré les héros.
Poète, voyageur,
historien, François-Xavier Garneau a été en même temps un homme d’initiative,
de courage, d’héroïque persévérance, d’indomptable volonté, de désintéressement
et de sacrifice. Une idée fixe, ou mieux que cela, une grande mission à remplir
s’était emparée de tout son être ; il lui a tout donné: coeur, intelligence,
repos, fortune, santé. Sa grande tâche, son oeuvre, un monument national à
élever, à compléter, à retoucher, à embellir une fois qu’il fut terminé, voilà
à ses yeux toute sa vie.
Et cela fut accompli aux dépens de ses veilles, sans nuire à de plus humbles travaux.
Il y avait, pour bien dire, en lui deux hommes, celui qui s’était voué aux
fonctions modestes, sérieuses et difficiles, nécessaires à l’existence de sa
famille, et l’homme voué à la patrie, au culte des lettres, à la poésie, à
l’histoire. Et, chose rare parmi les plus rares, ces deux hommes s’étaient
formés en quelque sorte à l’envi l’un de l’autre et presque sans secours étranger.
Muni seulement des plus simples rudiments de l’instruction primaire, il avait
su acquérir, conserver et perfectionner à la fois l’éducation pratique nécessaire
au commis de banque, au notaire, au fonctionnaire municipal, et l’éducation
littéraire et philosophique qui fait le penseur et l’écrivain.
Quel plus grand
exemple de la puissance de la volonté humaine ! Quelle plus belle leçon ! Quel
plus grand enseignement pour la jeunesse de notre pays ! M. Garneau n’a pu,
bien qu’il le désirât vivement, suivre un cours d’études dans un collège ; et
cependant combien y en a-t-il qui, avec ce puissant secours, ont entrepris et
accompli une tâche égale à la sienne ? Sans doute, il avait un rare talent, un
rare génie ; mais n’y a-t-il pas lieu de craindre que beaucoup d’intelligences
égales à la sienne et soutenues par les forces vives que donne une instruction
régulière et acquise à l’heure voulue, n’aient été perdues pour la société par
l’absence de volonté, par cette lâche condescendance à de vulgaires passions si
commune et si dévastatrice tout autour de nous ?
[...] Nous
oserons dire à la jeunesse : le Canada, comme les autres pays, commence à
apprécier les travaux de l’esprit, et bientôt, espérons-le, comme l’a dit notre
historien lui-même dans une de ses pages éloquentes, « un temps viendra où
pleine justice sera rendue à ceux qui auront fait des sacrifices pour la plus
belle des causes qui puissent occuper l’attention des sociétés ».
En attendant, ne
demandons point à chacun d’entreprendre une aussi grande oeuvre ; disons
seulement à tous : « Rendez-lui du moins justice en lisant et en méditant son
livre admirable ! »
Vous y verrez et
la naissance et le développement de cette nation nouvelle, qui pas à pas va
s’asseoir au banquet de l’humanité. Vous y verrez Cartier plantant la croix
semée de fleurs de lis sur le bord de cette rivière qui coule là-bas à nos
pieds. Vous
y verrez Champlain planter sa tente sous les arbres dont quelques-uns naguère
ombrageaient encore plusieurs parties de notre ville ; Laval jeter dans cette
enceinte la précieuse semence qui s’est développée en tant de bienfaits ; Marie de l’Incarnation et ses compagnes chanter leurs pieux cantiques, au milieu de
leurs jeunes néophytes, sous cette double et auguste voûte d’une forêt primitive
et d’un beau ciel canadien ; Maisonneuve et ses intrépides compagnons fonder cette
prodigieuse colonie de Montréal ; Mlle Mance et la soeur Bourgeoys pénétrer
avec une égale intrépidité dans ces régions inhospitalières ; Frontenac imprimer
enfin la terreur aux hordes barbares et repousser avec un si grand courage la
flotte de l’amiral Phips.
Puis, vous
verrez défiler devant vous cette longue suite de gentilshommes et de paysans
français qui furent nos pères ; ces hardis pionniers toujours prêts à quitter
la bêche et la charrue pour le sabre et le fusil ; ces gais et braves
aventuriers se faisant sauvages avec les sauvages, glissant comme eux dans
leurs rapides esquifs et luttant avec eux de courage et d’adresse ; ces missionnaires
intrépides, ces héroïques martyrs, ces femmes pieuses et aussi ces héroïnes de
notre histoire, ces Jeanne d’Arc canadiennes, les Verchères et les Drucourt.
Vous écouterez
le récit de toutes ces grandes expéditions de nos pères : La Salle et Jolliet découvrant
le Mississipi ; Bienville, à l’autre extrémité de ce continent, fondant la
Nouvelle-Orléans ; Rouville et ses bandes saccageant la Nouvelle-Angleterre ; Nicolet
et La Vérendrye découvrant les vastes régions de l’Ouest ; de Beaujeu succombant
avec Braddock sur le champ de bataille de la Monongahéla, comme devaient périr
plus tard Wolfe et Montcalm sous nos remparts ; d’Iberville promenant notre
drapeau victorieux du Mexique à la baie d’Hudson, – et vous pourrez vous écrier
: « Ce continent tout entier ne fut que le vaste théâtre des exploits de nos
pères ! »
Et puis, après
toutes ces longues luttes, ces guerres sans cesse renaissantes, cette longue
succession d’épreuves de tout genre, famines, épidémies, incendies, massacres,
mauvaise administration, immigration insuffisante, secours promis et refusés,
échecs endurés avec patience mais trop souvent renouvelés pour l’honneur de la
France et pour le succès de la colonie, arrivera le grand jour, le jour de la
dernière catastrophe, lorsque la Nouvelle-France, épuisée d’hommes, de vivres
et de munitions, envahie de tous côtés, par terre et par mer, par des armées et
des flottes toujours vaincues et toujours renaissantes, tendra en vain les bras
vers la vieille France ; c’est alors que l’historien, grandissant avec sa tâche,
saura vous dire, avec les derniers malheurs, le dernières gloires du vieux
drapeau blanc aux fleurs de lis d’or sur les bords du Saint-Laurent.
Il vous
racontera les courageux efforts des Acadiens luttant jusqu’à la dernière heure
et dispersés sur tout le continent ; Louisbourg, ce Québec du golfe, résistant
noblement aux forces supérieures de Wolfe et succombant victime d’une faute
assez semblable à celle qui fit tomber notre forteresse [de Québec] ; enfin Montcalm si
glorieusement vainqueur à Carillon avec des forces inférieures, et, quelques
semaines seulement avant la prise de Québec, sur ces hautes falaises de Beauport,
où Lévis, où Juchereau et Bourlamaque secondèrent son courage.
Puis, enfin,
après la grande bataille où les deux héros, le Français et l’Anglais, tombèrent
également, lorsque Québec bombardé ne sera plus qu’une vaste ruine, il vous
dira avec un légitime orgueil le dernier triomphe des Français et de nos aïeux,
cette dernière victoire remportée par le chevalier de Lévis sur le général
Murray, sur le sol même que nous foulons, tableau final de la conquête qu’il a
su le premier mettre en relief et consacrer pour la postérité.
S’inclinant
respectueusement, comme le firent nos ancêtres eux-mêmes, devant les décrets de
la Providence, il reprendra ensuite avec courage, presque avec sérénité, le récit
d’une nouvelle lutte moins sanglante mais non moins intéressante. Il vous
montrera Murray et Carleton pratiquant le noble conseil de Virgile, Parcere subjectis et debellare superbos,
reconnaissant le mérite des vaincus et les protégeant contre d’ignobles persécuteurs
; l’Angleterre hésitant souvent entre les conseils de la partialité et ceux de
la justice ; Dambourgès et les Canadiens sauvant Québec en 1775 ; Salaberry
repoussant Hampton en 1813, à la suite de la longue tyrannie de Craig ; [...] la
fidélité de nos compatriotes mise à l’abri même du soupçon ; enfin les libertés constitutionnelles accordées en 1791, se
développant lentement à travers les entraves que leur mettait l’oligarchie.
Avec quel amour mêlé de vénération n’a-t-il point sculpté les grandes figures
de cette lutte parlementaire : Lotbinière, Panet, Bédard, Taschereau, les deux
Papineau, les deux Stuart, Nelson, Vallières, Viger, Bourdages, La Fontaine,
Morin et les autres défenseurs de nos libertés !
Puis, arrivant à
de nouvelles catastrophes, à la fin d’un autre régime, avec quelle verve patriotique
n’a-t-il pas raconté le sanglant dénouement de cette résistance à la suite de
laquelle la véritable constitution britannique devait nous être octroyée, dans
des conditions pourtant si dangereuses et si difficiles pour nous ! Aussi, à
l’époque contemporaine, quels regards anxieux et jaloux pour notre nationalité
n’a-t-il point jetés sur notre avenir !
Ce magnifique ouvrage, où, pour
emprunter à son élégant biographe une expression qui m’a frappé, « le frisson
patriotique court dans toutes les pages », est, dans ses premiers volumes
surtout, voisin de la plus haute inspiration. Cela s’explique facilement. Notre
histoire est digne d’une épopée et notre
premier historien était poète avant tout. Oui, il fut poète, ce fut le poète
qui poussa le voyageur, et le poète et le voyageur qui créèrent l’historien. Ce
fut le poète qui, rêvant d’autres cieux, d’autres rivages que ceux qu’il avait
tant admirés, se sentit pris du désir de parcourir l’Amérique, et de voir un
peu cette vieille Europe qui alors était si loin de nous. Il suffit de jeter un
coup d’oeil sur l’intéressant récit qu’il en a fait lui-même, pour s’assurer
qu’il vit avec une noble jalousie la gloire des deux grandes nations auxquelles
les habitants du Canada doivent leur existence, qu’il admira leurs monuments,
tout en songeant à notre passé et à notre avenir, et qu’il se dit à lui-même : «Si je ne puis, comme on l’a fait ici, buriner sur l’airain les combats de nos
aïeux, du moins je les inscrirai au livre de l’histoire».
Récit des voyages entrepris par Garneau en France et en Angleterre ; on peut le lire en ligne ICI. (cliquer sur l'image pour l'agrandir). |
Les aspirations
littéraires et patriotiques qu’il éprouvait déjà devinrent des réalités au
contact des grands hommes et des grandes choses du vieux monde ; l’amour rempli
de crainte qu’il éprouvait pour sa patrie, amour empreint de tristesse,
enveloppé de sombres prévisions, s’accrut encore lorsqu’il entendit Niemcewicz
chanter les malheurs de la Pologne, O’Connell tonner contre les injustices dont l’Irlande était victime.
Son livre ne fut
pas écrit, comme tant d’autres livres, pour contenter une fantaisie, pour se
faire une réputation, pour acquérir la fortune, ce fut une grande entreprise :
la réhabilitation d’une race à ses propres yeux et aux yeux des autres races.
Il voulut avant tout effacer ces injurieuses expressions de race conquise, de
peuple vaincu. Il voulut faire voir que, dans les conditions de la lutte, notre
défaite fut moralement l’équivalent d’une victoire. [...]
Lié d’amitié
avec d’habiles et patriotiques écrivains qui l’avaient devancé, avec
d’infatigables chercheurs, amis de notre histoire et de nos antiquités, il
posa avec eux les bases de notre littérature naissante ; il se vit bientôt
entouré d’émules et même de rivaux ; à lui cependant le mérite de l’initiative,
la palme du premier triomphe !
Au prix de ses
veilles et de son repos, de sa santé, de la fortune qu’il aurait pu si
facilement acquérir, il nous a donné de bien grandes choses, dont les moins
grandes ne sont point le respect de nous-mêmes, l’amour exalté de notre pays,
la foi dans notre avenir. Certes, nous lui aurions donné fort peu de chose en
retour, si notre reconnaissance se bornait à ce monument simple et touchant, il
est vrai, mais encore si insuffisant, et s’il ne s’en élevait pas un autre plus
grand, plus beau, plus impérissable, dans la mémoire de tout un peuple !
Nous pleurons la
mort des grands hommes, mais pour eux plus que pour les autres, n’est-il pas
bon après tout que cette pauvre vie, avec ses agitations, ses revers, ses
injustices, ses caprices du moins apparents, que cette pauvre vie finisse un
jour ? Car ce jour-là commence la grande réparation !
Leur gloire
s’élève et va toujours grandissant comme ces majestueux édifices que le
voyageur voit s’élever et grandir au-dessus des villes en les quittant et en
perdant de vue tout ce qui les entoure.
Les générations
nouvelles apprennent leurs noms, et les redisent avec amour, et souvent de tous
les fracas, de toutes les ambitions, de toutes les intrigues d’une société,
tout ce qui reste, c’est le souvenir de quelques modestes et sereines
existences, humbles dans le passé, grandes dans l’avenir.
Mais encore, ce
n’est là que de la justice humaine, la postérité a ses caprices, ses oublis,
ses injustes dédains. À certaines époques, il fait nuit dans la mémoire des
peuples comme dans celle des hommes; sur le vaste océan des âges, le temps
promène le sombre oubli, comme une brume épaisse, impénétrable...
[...] Adieu, mon
ami, adieu, au souvenir d’abord de notre longue amitié, au souvenir de ces
douces causeries où vous aimiez tant à nous parler de l’avenir de notre [chère patrie] ! Adieu et merci ! Merci des beaux sentiments que vous avez fait germer
dans les âmes, merci du bien que vous avez fait à notre jeunesse, merci de vos
grands, de vos sublimes exemples !
Adieu, au nom de
votre famille, à qui vous léguez un si beau nom ; adieu, au nom de ceux que
vous avez tant aimés !
Adieu, au nom de
votre pays ! Jouissez en paix, jouissez de votre double immortalité. Dans ces
grandes destinées qui s’ouvrent devant [elle], [la patrie] ne vous oubliera pas ;
les peuples rivaux qui nous entourent apprendront dans vos oeuvres à aimer nos
ancêtres, ils réclameront leur part de notre glorieux héritage.
Soyez
tranquille. Quelque chose qui arrive, notre pays, notre nationalité chérie ne
manqueront point de défenseurs. Nous vous le promettons, au nom de cette
jeunesse, de cette foule recueillie qui entoure votre tombe.
Et puis, le ciel
n’est pas une prison ! Les hommages rendus à votre mémoire, vous les voyez, n’est-ce
pas ? Ces beaux sentiments que vous avez semés, vous les verrez germer,
grandir, se développer. Du sein de l’immortalité, vous planerez, esprit
bienfaisant, sur notre avenir. Car déjà vous avez été, ou, grâce à la sainte
prière, bientôt vous serez reçu là-haut par votre aïeul, ce bon vieux Canadien
qui, « de sa main tremblante », nous disiez-vous, « vous montrait le théâtre
des derniers exploits de nos ancêtres » ; par votre père qui vous donna
l’exemple du courage et du travail ; par votre mère qui vous fit si bon, si
sage, si vertueux ; [...] par tous les héros canadiens que vous avez tirés de
l’oubli.
Vous ne connûtes
que les saintes joies de la famine, que les austères plaisirs de l’étude, que
les paisibles triomphes des lettres ; votre bonheur, votre gloire doivent être
proportionnés à vos sacrifices.
Ici vos restes
mortels reposeront sous cette pierre tumulaire, sur ce champ de bataille que
vous avez célébré, non loin de cet autre monument que vous avez eu la joie de
voir élever à nos héros, au milieu de cette grande nature que vous avez si bien
appréciée. Ces grands pins qui vous entourent conserveront en votre honneur
leur sombre verdure, et les oiseaux d’hiver, sujet d’une de vos poésies, viendront gazouiller sur votre tombe. Ces lumières errantes de notre ciel boréal, que
vous avez aussi chantées, se réuniront au-dessus de vous en couronne aux mille
couleurs. Les restes des héros qui vous entourent tressailliront peut-être
auprès des vôtres, les derniers indigènes dont vous avez reproduit la plainte erreront
autour de cette enceinte ; vous entendrez peut-être des bruits étranges, et
vous direz encore comme en vos vers harmonieux :
Perfide
illusion, au pied de la colline,
C’est
l’acier du faucheur !
Cette foule religieusement émue va s’écouler
; le silence va se faire en ces lieux, la nuit va descendre, mais à votre égard
le silence et la nuit ne se feront jamais dans nos âmes !
Adieu, encore une fois, adieu ! »
Article paru dans La Gazette de Sorel le 18 septembre 1867, et citant le journal L'Événement, sur la cérémonie de mise au tombeau de François-Xavier Garneau ; (cliquer sur l'image pour l'agrandir).
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Votre travail est une oeuvre extraordinaire : que l'on est grand lorsqu'on sait se jucher sur les épaules de ses ancêtres. Vous atteignez à cette grandeur !
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