samedi 11 mars 2023

Il y a 150 ans mourait l'un de nos plus brillants et attachants savants

L'abbé Charles-Honoré Laverdière (1826-1873) et le portail
qu'il a lui-même conçu du Petit séminaire de Québec.

(Sources : Photo de l'abbé Laverdière : Musée de la civilisation
du Québec / Fonds d'archives du Séminaire de Québec
Portail du Petit séminaire de Québec : Daniel Laprès, 23 juin 2022.
Cliquer sur l'image pour l'élargir)
 

Le 11 mars 1873, soit il y a cent cinquante ans jour pour jour au moment de publier cette glanure, l'abbé Charles-Honoré Laverdière, l'un de nos plus brillants et attachants savants, et certainement l'un des personnages les plus sympathiques de notre histoire, mourait à Québec, foudroyé par ce qu'on appelait alors une crise d'apoplexie. Il n'avait que quarante-sept ans. 

Sympathique, certes, l'abbé Laverdière l'était, comme on le verra dans les extraits de témoignages présentés ci-dessous. Mais cela n'empêche pas qu'il soit totalement inconnu de nos jours, oublié qu'il est depuis très longtemps. Pourtant, certaines de ses marques sont encore physiquement présentes, certaines étant même familières à plus d'un parmi nous à notre époque. Par exemple, plusieurs sont ceux qui ont fait l'ascension du mythique cap Tourmente, un exercice qu'il faudrait avoir fait au moins une fois dans sa vie, car c'est toute l'histoire de notre peuple qui y est associée ; Cartier, Champlain, la plupart de nos ancêtres ont gravité dans ses environs. Mais ce que peu de gens savent, c'est que l'on doit la facilité relative de cette ascension à nul autre que l'abbé Laverdière. L'historien Joseph-Edmond Roy nous le rappelle dans ses Mémoires de collégien dont on lira plus loin un extrait plus substantiel : « C'est lui qui perça à travers le cap Tourmente des sentiers qui permirent de gravir jusque sur la cime sans trop de fatigue ».

(Au sujet du cap Tourmente, ces glanures ont déjà présenté deux récits captivants datant du  19siècle, soit « Une nuit sur le cap Tourmente » et « 250 élèves du Petit séminaire de Québec font l'ascension du cap Tourmente », que l'on peut découvrir en cliquant sur les titres). 

C'est à l'abbé Laverdière que l'on doit la plupart des sentiers encore empruntés
de nos jours pour faire l'ascension du cap Tourmente, sur la Côte-de-Beaupré.

(Source : TripAdvisor)

On doit aussi à l'abbé Laverdière le portail du Séminaire de Québec, qu'il a conçu et que tout le monde peut encore admirer juste à côté de la cathédrale de Québec (une photo de notre cru se trouve tout en haut ici-même). De cette manière, il reste, un siècle et demi après sa mort, encore présent dans nos vies (quoique que la plupart des nombreuses gens qui passent par là n'en aient pas la moindre idée). Et à quelques pas du portail, dans la cour du Petit séminaire à laquelle tout le monde a accès, se trouve un cadran solaire antique mais qui était défectueux jusqu'à ce que l'abbé Laverdière s'en mêle, et qui fonctionne parfaitement depuis tout ce temps. Le professeur Hubert LaRue (cliquer sur son nom), collègue de l'abbé Laverdière au Petit séminaire et à l'Université Laval, raconte l'épisode : 

 « Il s'agissait de refaire et de régulariser ce vieux cadran qui orne la façade de l'aile centrale du Séminaire, et dont la vénérable antiquité remonte juste à un siècle. Avec le secours d'un de ses collègues, Laverdière se mit à l'œuvre. Cependant, il fallait se servir de plusieurs instruments de mathématiques, du théodolite entre autres : et à peine nos deux savants eurent-ils commencé leurs opérations qu'ils constatèrent dans l'instrument certaines défectuosités qui, probablement, auraient passé inaperçues aux yeux de tous autres. Que faire en pareille occurrence ? Nos deux mathématiciens eurent bientôt pris leur parti. Ils se mirent à défaire le théodolite ; ce qui les conduisit loin, jusqu'à observer les déviations que la température atmosphérique pouvait lui faire subir ; ensuite ils le refirent, et purent, tout à leur aise, prendre la méridienne ». 

Le cadran solaire du Petit séminaire de Québec, qui était défectueux jusqu'à
 l'intervention de l'abbé Laverdière, et qui fonctionne parfaitement depuis. La
traduction de l'inscription latine est : « Nos jours fuient comme l'ombre ». 

(Photo : Daniel Laprès, 23 juin 2022)

Mais encore, s'il n'y avait que ça... C'est qu'on lui doit à peu près tout ce qu'on sait sur Jacques Cartier et Samuel Champlain, pour lesquels l'abbé Laverdière avait une passion dévorante, lui qui est ― et reste  l'historien qui a accumulé le plus de connaissances sur la genèse de la Nouvelle-France. Il a structuré et développé la bibliothèque de l'Université Laval alors encore jeune, en la dotant de riches collections dans tous les domaines les plus avancés de la culture et des sciences.

En fait, quand on explore les nombreux témoignages laissés sur cet abbé original à l'esprit pétillant, on découvre un personnage hautement sympathique, attachant, passionné de connaissances dans divers domaines dont il approfondissait chacun, dont l'archéologie dans laquelle il excellait et dont on peut dire qu'il est le précurseur chez nous. On lui doit notamment la découverte du site de la maison de Louis Hébert, notre premier colon, aussi celui de la chapelle Notre-Dame-de-Recouvrance édifiée par Champlain (juste derrière l'actuelle cathédrale de Québec) et bien d'autres encore, dont la sépulture du père Ennemond Massé, l'un des premiers jésuites venus en Nouvelle-France. Pour un récit enlevant de cette dernière découverte, cliquer sur l'illustration suivante : 

Photos : Daniel Laprès, 23 juin 2022.

De nos jours toutefois, rien n'indique sur le site de cette tombe les circonstances de sa découverte et, plus troublant encore, dans le musée de la maison des Jésuites, juste de l'autre côté du chemin, aucune mention n'est faite de l'abbé Laverdière, qui pourtant est celui à qui l'on doit la connaissance de cet important lieu historique. 

L'abbé Laverdière (à droite) en 1863.

(Fragment d'une photo de groupe. Source :
Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

Mais le grand œuvre de l'abbé Laverdière, c'est l'édition qu'il a conçue des œuvres de Champlain. En fait, on lui doit à peu près toutes les principales connaissances dont on dispose encore de nos jours sur le fondateur de Québec, et aussi sur Jacques Cartier. En 1909, l'excellent historien que fut l'abbé Auguste-Honoré Gosselin, qui avait connu l'abbé Laverdière durant sa jeunesse estudiantine au Petit séminaire, publia une brochure afin de rendre justice à la contribution majeure de ce dernier à la connaissance des débuts de notre histoire nationale. On peut consulter ou télécharger cette brochure en cliquant sur l'illustration suivante : 

En somme, l'abbé Laverdière était un savant original et accompli que de nos jours on qualifierait affectueusement de « crack », tellement il mettait de la passion dans tout ce qu'il accomplissait. Comme prêtre, il était selon tous les témoignages d'un dévouement de tous les instants, et son cœur ne semblait pas avoir de limites. Professeur, il savait capter l'attention des étudiants, les plus jeunes au Petit séminaire ou encore les adultes à l'Université Laval. Son élève Joseph-Edmond Roy, précédemment cité, nous dit également : « À Saint-Joachim, où il passait toujours la grande vacance, les élèves l'adoraient. Bon, affectueux, familier avec tous, il s'ingéniait à trouver des amusements nouveaux ». 

Et Roy décrit la douleur des élèves du Séminaire de Québec quand ils ont appris le décès subit de l'abbé Laverdière : « C'était le 11 mars 1873, à quatre heures et demie du matin, et je me souviens encore comme si c'était hier de l'impression que cette mort soudaine créa au milieu de nous lorsque nous en apprîmes la lugubre nouvelle à notre réveil. Il n'y eut ce jour-là ni jeux, ni amusements. La mort avait frappé sur chacun un coup cruel ».

L'abbé Laverdière était aussi légendaire pour sa fameuse chaloupe, qui était l'une des grandes passions de sa vie. Amarrée au port, il ne manquait pas d'y monter dès qu'il en avait le loisir, et on le voyait alors naviguer entre Québec et la Pointe-Lévy et celle de l'île d'Orléans, puis de celle-ci à son village natal du Château-Richer. Il était alors « heureux comme un écolier », comme le dit l'écrivain Faucher de Saint-Maurice (cliquer sur son nom), qui l'a connu alors qu'il était élève au Séminaire, et dont on peut découvrir le témoignage en cliquant sur l'illustration suivante : 

Une excellente manière de découvrir le personnage original et attachant qu'était l'abbé Laverdière est de lire la nouvelle édition, publiée en décembre 2022 chez Étienne Dumas Éditeur, du livre d'Ernest Myrand, Une fête de Noël sous Jacques Cartier. Myrand, qui fut l'élève de l'abbé Laverdière et qui noua des liens d'amitié avec lui au Petit séminaire de Québec, fait revivre celui-ci en en faisant le guide du narrateur, et aussi du lecteur, d'un fascinant voyage dans le temps auprès de Jacques Cartier et de son équipage lors de leur hivernement à Québec durant le dur hiver 1535-1536. On peut donc par cette lecture faire connaissance avec notre sympathique abbé, découvrir sa manière de s'exprimer sous l'effet de sa passion pour notre histoire, l'énergie qu'il y mettait, et aussi prendre connaissance des nombreuses découvertes qu'il avait faites sur les séjours de Jacques Cartier dans la vallée du Saint-Laurent tel que son élève Myrand les avait notées puis reproduites dans cette œuvre littéraire. Cliquer sur l'illustration suivante pour les informations sur ce précieux et captivant ouvrage dont il reste encore quelques exemplaires :


En guise de conclusion à notre modeste effort pour rappeler ce grand et inspirant compatriote à nos mémoires, voici quelques extraits, parfois amusants et souvent émouvants, de quelques-uns parmi les nombreux témoignages qu'ont publiés des amis et collègues de l'abbé Laverdière à l'occasion de son décès : 


L'ami de tous

Abbé Louis.-O. Gauthier


Quand l’impitoyable mort vient ravir à notre affection quelqu’un que l’on a connu intimement, avec qui on a eu des rapports constants, si l’on veut être impartial, il est rare que l’on puisse dire : « Cet ami était sans défauts, il avait toutes les qualités du cœur et de l’esprit ».
Voilà cependant ce que nous croyons pouvoir affirmer, en parlant du confrère que nous pleurons aujourd’hui. Pour appuyer un avancé aussi élogieux, nous ne craindrons pas d’en appeler au témoignage de ses supérieurs et de tous ceux avec qui il a passé les plus longues années de sa vie d’étudiant et d’ecclésiastique. Les défauts dont nous parlons ici sont surtout ceux qui se manifestent dans nos rapports avec nos semblables, et qui sont les fruits empoisonnés de l’amour-propre, de l’orgueil, de l’égoïsme et de l’ambition. M. Laverdière n’avait même pas l’ombre de ces fautes qui rendent l’homme si détestable et qu’il est impossible de cacher aux regards les moins clairvoyants. Cet ecclésiastique dont les connaissances étaient si étendues avait la candeur et la simplicité d’un enfant, et semblait ignorer qu’il sût quelque chose ; et c’est l’humble opinion qu’il avait de lui-même qui lui faisait témoigner des égards et même du respect à tous ses égaux. Sa douceur et l’égalité de son humeur étaient inaltérables.
         M. Laverdière semblait n’avoir qu’un penchant bien prononcé et qui dominait tous les autres ; ce penchant était de rendre service, et de s’imposer des sacrifices de tous genres pour tirer un ami de l’embarras, ou même uniquement pour faire plaisir. Cœur d’or ; âme grande et généreuse ; intelligence élevée : voilà en trois mots la peinture fidèle du prêtre pieux et savant que la science et la religion pleureront longtemps.
         Est-il nécessaire d’ajouter à ce qui précède que M. Laverdière n’avait pas d’ennemis ? Pouvait-il en avoir ? Non, non, répondent tous ceux qui ont eu des rapports journaliers avec lui ; des ingrats de la pire espèce pouvaient seuls lui refuser leur estime et leur affection ».

(Source : La Gazette des familles canadiennes-françaises, 15 avril 1873). 

L'abbé Louis-O. Gauthier (1840-1880).
auteur du témoignage ci-dessus, a
travaillé avec l'abbé Laverdière à la 
bibliothèque de l'Université Laval et
fut l'un de ses plus proches amis.

(Fragment d'une photo de groupe ; source :
 Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

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L'abbé Laverdière et sa chaloupe

par l'abbé Henri-Raymond Casgrain

    Doué de talents rares, et passionné pour le travail, il avait fait de très fortes études classiques, n'ayant laissé passer aucune matière sans l'approfondir et s'en rendre maître. De bonne heure il s'était pris d'enthousiasme pour notre histoire dont les origines surtout le ravissaient d'admiration. Il en avait fait l'objet de ses constantes recherches, y avait porté son esprit d'investigation. Aussi peut-on affirmer que personne de son temps ne les a mieux connues que lui et ne les a commentées avec plus de science et d'autorité. Pour ne parler que de l'œuvre capitale de sa vie, l'édition de Champlain, publiée sous sa direction, est un modèle d'érudition qui ferait honneur aux savants de l'Europe.
   L'abbé Laverdière avait des excentricités de caractère qui prêtaient à rire et qui l'amusaient lui-même quand on lui en faisait la remarque. J'en citerai quelques-unes.
    Nous échangions souvent des visites, presque toujours pour discuter des questions d'histoire : lui venait chez moi au presbytère, ou j'allais au séminaire soit à sa chambre soit à l'Université dont il était bibliothécaire. C'était le soir ordinairement qu'il venait me voir parce qu'alors j'étais plus libre que dans le jour. Il veillait très tard, quand il avait quelques points obscurs à élucider, des commentaires ou des notes à faire sur certains textes difficiles qu'il voulait expliquer. Au cours d'une dissertation très vive qu'il fit à la fin d'une de ces veillées il eut une distraction restée célèbre parmi ses amis. D'habitude il apportait un petit fanal sourd dont il s'éclairait dans les corridors du Séminaire où toute lumière était éteinte quand il y revenait.
      Un soir qu'il s'était attardé jusqu'à minuit et qu'il était sur le point de partir après avoir allumé sa petite lampe, il lui vint une idée qu'il crut lumineuse et il se mit à la développer à perte de vue. Une heure se passe et il causait encore, lorsque tout à coup il s'interrompt pour partir, mais il s'aperçoit qu'il n'a plus son fanal à la main. Il cherche à gauche, il cherche à droite, range mes livres sur la table pour le trouver. Tout est inutile. A force de s'échauffer il avait perdu conscience de lui-même et, sans y faire attention, avait mis le petit fanal dans la poche de sa soutane.
      L'abbé Laverdière avait un amour bien légitime, l'amour de sa chaloupe. Elle était son orgueil, la dame de ses pensées comme on aurait dit au temps de la chevalerie. Il faut bien avouer que c'était la plus jolie embarcation et la plus fine voilière du port de Québec. Toujours peinte à neuf, elle était sous les soins d'un gardien du quai de la douane. Des fenêtres de l'Université, on la voyait distinctement dans le bassin où elle était attachée. Plus d'une fois j'ai vu M. Laverdière braquer sa grande longue-vue dans le carreau ouvert de la fenêtre pour regarder tout à son aise sa belle chaloupe, s'assurer qu'elle était bien amarrée, que tous les agrès étaient en ordre, les voiles, les rames, les balestons bien attachés de chaque côté des bancs.
      En repliant sa longue-vue il me disait : « Croyez-vous qu'il fait beau aujourd'hui ! La brise n'est pas forte, une petite brise de nord-ouest ; mais elle va fraîchir avec le montant qui commence. Dans une heure la mer sera assez haute. Si nous allions faire un tour de chaloupe et prendre un bain ? Cela serait fort agréable. Nous avons bien gagné ce délassement après avoir travaillé toute la journée. Nous ne sommes pas des chiens. Qu'en dites-vous ? »
       Je n'étais pas homme à refuser une pareille offre. Une heure après nous étions au quai de la douane à bord de la chaloupe. Pendant que je montais la misaine et déployais le foc en poussant le boute-hors, Laverdière levait la grande voile et appareillait le tape-cul. Trois ou quatre coups de gaffe nous sortaient du bassin et la jolie nacelle penchait sous ses quatre voiles gonflées par les risées du vent qui brunissaient l'eau du fleuve. Nous courrions d'une rive à l'autre, des falaises de Lévis à la pointe de l'île d'Orléans. Après avoir louvoyé en remontant du saut Montmorency à la pointe à Carcy, nous allions jeter l'ancre vis-à-vis Maizerets à cinq ou six pieds de profondeur, afin de pouvoir plonger et nager à notre aise autour de la chaloupe, sans faire d'imprudence. Nous étions à une bonne distance du rivage, vu l'étendue de l'estuaire et par conséquent sans souci des regards importuns.
      Ces bains étaient excellents mais ne valaient pas pour moi tant s'en faut, ceux du Petit-Dégras [à la pointe de la Rivière-Ouelle] où l'eau salée, plus résistante sous la main du nageur, exhale des enivrements inconnus aux gens d'eau douce. Quant à l'ami Laverdière, natif de Château-Richer, il jouissait sans réserve des bains de Maizerets.
     J'aurais une Odyssée à écrire si j'entreprenais de raconter toutes les aventures de l'abbé Laverdière en chaloupe. J'en détache une qui a eu du retentissement et qui égaye encore les causeries quand on rappelle celui qui en a été le héros.
    Les vacances battaient leur plein au Petit-Cap de Saint-Joachim. Le parc du château Bellevue ouvrait ses clairières et ses avenues aux joyeuses bandes d'écoliers, d'ecclésiastiques et de prêtres du Séminaire venus pour se délasser des fatigues de l'année scolaire. L'abbé Laverdière en était parti depuis quelques jours en chaloupe pour Québec et avait annoncé son prochain retour. On l'attendait pour une expédition à la cime du cap Tourmente.
      Il avait en effet mis à la voile et descendait tranquillement, poussé par une légère brise. Il faisait une chaleur étouffante et il s'était mis à l'aise en enlevant sa soutane qu'il avait pliée sur un banc. Rien ne faisait présager un changement dans l'atmosphère, quand tout à coup, vis-à-vis de l'église de Sainte-Anne [de Beaupré], la chaloupe fut assaillie par un coup de vent si furieux qu'elle chavira en un clin d'œil. Laverdière se serait noyé s'il n'avait été un nageur émérite. Il s'accrocha à la chaloupe et réussit à monter sur la quille. Un habitant du voisinage qui l'avait aperçu sauta sur un esquif et le ramena à terre où la chaloupe ne tarda pas à dériver; mais la soutane était au fond de l'eau. Le brave habitant invita l'abbé à rentrer chez lui et lui prêta des vêtements secs. M. Laverdière se mit en route pour le Petit Cap dans son nouvel accoutrement qui n'était autre qu'un pantalon et un gilet d'étoffe grise avec un chapeau mou, car il avait perdu le sien dans le naufrage. En le voyant arriver, les hôtes du château Bellevue le prirent d'abord pour un habitant du lieu. Qu'on juge de leur hilarité en le reconnaissant sous ce costume d'emprunt. L'aventure qu'il conta avec sa bonne humeur habituelle, fit fortune. Elle fournit à l'abbé Patrick Doherty (cliquer sur son nom), l'un des professeurs les plus spirituels qui soit passé au séminaire, le sujet d'une chronique désopilante qu'on relit toujours avec plaisir.
     L'abbé Laverdière avait de l'artiste dans les veines. Il était fin dessinateur et musicien instruit, avait une très belle voix exercée, de peu d'étendue, il est vrai, mais douce et harmonieuse. On lui doit une édition populaire des chants liturgiques, Le Paroissien noté, qui est devenu le manuel des enfants de chœur et qui sert de livre d'offices à un grand nombre de fidèles.
   […] Si j'écrivais la biographie de M. Laverdière, j'aurais à signaler ses diverses publications ; mais ceci n'est qu'un tribut d'estime et d'affection accordé à sa mémoire, ou, comme disaient les anciens, un sacrifice offert sur l'autel de l'amitié.

(Source : Henri-Raymond Casgrain, Souvenances canadiennes, édition établie par Gilles Pageau, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 2016, p. 411-415).

L'abbé Henri-Raymond Casgrain
(1831-1904)

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

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Le perfectionniste passionné

par Hubert LaRue

       Laverdière […] avait un grand talent pour la musique, et il avait su acquérir dans cet art de prédilection une habileté incontestable. Il jouait de presque tous les instruments, mais il affectionnait surtout l'ophicléide, le violoncelle et le violon. Or, un jour Laverdière, dont l'ouïe musicale était d'une délicatesse extrême, crut s'apercevoir qu'une des cordes de son violoncelle rendait des sons ingrats. Aussitôt, avec cet esprit d'investigation patiente qu'il apportait en toutes choses, il se prend à chercher la cause de ce défaut. Après de nombreux essais, il constate que la cause du désordre se trouve dans un fil de cuivre dont quelques-unes des spirales sont mal enroulées. Tout autre que lui serait venu naturellement à la conclusion que le parti le plus sage à adopter était de mettre de côté cette corde, et de la remplacer par une autre ; Laverdière jugea la situation tout autrement ; il se trouvait en présence d'une difficulté, il se garda bien de reculer. En conséquence, il défit la spirale, avec une patience angélique, et l'enroula de nouveau avec la seule aide de ses doigts !
      Un autre jour, il crut soupçonner dans les sons que rendait son violon certaines défectuosités qui fatiguaient la délicatesse de son tympan. Visitant, par hasard, un des appartements de la maison où l'on dépose les antiquités de tous genres, il aperçoit un violon démantibulé auquel ne tient plus qu'une seule corde. Il fait résonner cette corde, et constate que le proverbe qui s'applique avec tant de vérité aux vins vieux et aux vieux violons ne se dément pas cette fois ; il s'empara du violon. Rendu à sa chambre, il aperçoit dans la caisse de l'instrument une épaisse couche de résine et de poussière qui doit en amortir les sons. Un autre eut tout uniment porté le violon à un ouvrier de la spécialité, et lui aurait demandé d'en faire le nettoyage : c'est ce que ne fit pas Laverdière ; il trouva que le parti le plus naturel à prendre était de défaire le violon lui-même, de le nettoyer et de le refaire ; c'est ce qu'il fit. Mais, durant ce travail ardu, Laverdière, toujours en quête de difficultés nouvelles pour se donner le plaisir de les vaincre, fut servi à souhait.
            En effet, les deux parois du violon sont, comme on sait, supportées et maintenues à distance convenable l'une de l'autre à l'aide d'un pivot en bois qu'en termes d'artistes on appelle l'âme du violon. Or, en voulant ajuster ce pivot, il trouva que l'opération n'était pas aussi simple qu'il l'avait d'abord présumée, et alors des difficultés de toute nature surgirent en son esprit, tant et si bien qu'appelant à son aide toutes les lois de l'acoustique, toutes les formules de la physique, il en eut pour plusieurs jours de travail patient à découvrir la solution de ce problème. Quelques mois plus tard, étant à passer la soirée à la cure de Québec, la conversation vint à tomber accidentellement sur la musique, et, par contrecoup, sur les violons ; Laverdière, en verve, fit une dissertation savante sur l'âme des violons, et sur la place exacte que doit occuper cette pièce essentielle de l'instrument.
          Tel était Laverdière dans les choses ordinaires de la vie privée : tel il fut dans ses nombreux et importants travaux historiques. Ce qu'il fallait, avant tout, à ce génie de bénédictin, c'étaient des difficultés à surmonter. Son travail commençait là où celui des autres avait fini ; son génie patient, obstiné, ne reculait devant aucun obstacle.

(Source : Le Journal de Québec, 3 juillet 1873). Aussi dans : Hubert LaRue, Mélanges historiques, littéraires et d'économie politique, volume II, Québec, P.-G. Delisle Imp., 1881, p. 145-151).


Hubert LaRue (1833-1881)

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

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La passion de la genèse de notre histoire nationale

par Joseph-Edmond Roy


Que de grandes et puissantes qualités d'érudit il possédait. Il avait l'instinct et le flair du chercheur. Jamais savant ne fut moins prétentieux, jamais érudit ne poussa plus loin le scrupule de l'exactitude. […] Laverdière avait une véritable passion pour tout ce qui pouvait le rapprocher des origines de notre histoire. Cartier, Champlain, tous les fondateurs, étaient les hommes de sa prédilection. Il aurait voulu les suivre pas à pas, peser chacune de leurs paroles, se faire leur contemporain.
Aussi, tout absorbé qu'il fût par ses recherches d'histoire, il y avait une telle variété dans ses aptitudes que l'on put lui confier tour à tour la charge de professeur de mathématiques, de physique, de chimie, de troisième et de seconde. Il enseigna l'histoire en même temps que la musique vocale et instrumentale. Son amour des livres lui fit accepter la charge de bibliothécaire de l'université, mais cela ne l'empêcha pas de diriger la classe de dessin. Les sciences, les arts les lettres, tout lui était familier. 
          Sur nous, les « petits », il exerçait un prestige singulier. Quand nous le voyions venir par les longs corridors, nous nous poussions du coude et nous disions : « Voilà Monsieur Laverdière !... » Et nous ne savions trop quel sentiment nous agitait. Sans être en contact particulier avec les élèves, il tenait à nous par toutes les fibres. C'est dans ses livres que nous apprenions l'histoire du Canada, les chansons de marche et les chants liturgiques. C'est à lui que nous avions recours pour corriger les premières ébauches de nos dessins ou pour réparer les instruments de musique défectueux. Et puis, on nous racontait tant de choses sur son compte. Ne passait-il pas pour un marin expérimenté ? N'avait-il pas un yacht à nul autre pareil qui remportait les premiers prix dans les courses nautiques ? On ne savait jamais le jour où il ne découvrirait pas quelques merveilles du passé. Nous le croyions capable de tout entreprendre.
         À Saint-Joachim, où il passait toujours la grande vacance, les élèves l'adoraient. Bon, affectueux, familier avec tous, il s'ingéniait à trouver des amusements nouveaux. C'est lui qui perça à travers le cap Tourmente des sentiers qui permirent de gravir jusque sur la cime sans trop de fatigue. Et il nous enseigna alors la manière de faire cuire des pommes de terre. C'est celle dont on se sert au désert pour faire rôtir les cochons de lait. Il faisait en terre un trou de deux pieds carrés environ, qu'il tapissait avec soin de pierres lavées dans le ruisseau voisin ; il emplissait cette fosse de braise ardente et attendait qu'elle se fut transformée en un véritable four ; puis il la vidait, étendait sur le fonds un lit de feuilles mortes, sur ce lit les pommes de terre, sur ces dernières un nouveau lit de feuilles et sur les feuilles de grosses mottes de gazon. Dans une demi-heure, nos pommes de terre étaient cuites.
Robuste de corps et d'une santé apparemment inébranlable, Laverdière mourut tout jeune, à l'âge de 47 ans, après dix-huit heures de maladie. C'était le 11 mars 1873, à quatre heures et demie du matin, et je me souviens encore comme si c'était hier de l'impression que cette mort soudaine créa au milieu de nous lorsque nous en apprîmes la lugubre nouvelle au dortoir à notre réveil. Il n'y eut ce jour-là ni jeux, ni amusements. La mort avait frappé sur chacun de nous un coup cruel.
Le cadavre fut exposé en chapelle ardente pendant trois jours dans la chambre du supérieur, qui était alors en Europe. Des ecclésiastiques, continuellement occupés à réciter l'office, se relevaient d'heure en heure. C'était la veillée des morts. Le 13 mars, à cinq heures du soir, eut lieu la levée du corps. À travers les longs corridors, on vit s'avancer la procession des prêtres en surplis, suivis des élèves, tous récitant des psaumes.
        Oh ! le triste et lugubre défilé ! Laverdière en habits sacerdotaux, la barrette sur la tête, était à demi incliné sur un lit de parade que supportaient sur leurs épaules, quatre de ses confrères. Il me semble encore voir, dans la demi-obscurité du soir, la tête basanée du mort, les mains jointes sur la poitrine, serrant le crucifix et le chapelet, puis la chasuble violette et l'aube blanche. Et le lendemain, dans la chapelle toute tendue de noir, ce furent les solennelles funérailles où assistait tout ce que la ville comptait d'illustrations.

(Source : Joseph-Edmond Roy, Souvenirs d'une classe au Séminaire de Québec (1867-1877), Lévis, 1905, p. 212-219).


Joseph-Edmond Roy (1858-1913)

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

L'abbé Laverdière avait aussi des talents de dessinateur, comme en fait foi
cette représentation de sa main du château Bellevue et de la chapelle
Saint-Louis-de-Gonzague, au Petit Cap de Saint-Joachim, sur la 
Côte-de-Beaupré, qui appartient toujours au Séminaire de Québec.

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
cliquer sur l'image pour l'élargir)

L'abbé Laverdière, jeune prêtre.

(Photo tirée d'une mosaïque, collection de Gaspé,
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

L'abbé Charles-Honoré Laverdière, professeur 
au Petit séminaire de Québec et à l'Université
Laval, dont il était aussi le bibliothécaire.

(Source : Musée de la civilisation du Québec /
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

lundi 7 novembre 2022

Un caractère trempé pour la lutte : Édouard Labrecque (1846-1870)

L'ancien édifice de l'Université Laval, à Québec, à
l'époque où 
Édouard Labrecque y étudiait le droit.

(Sources : Université Laval : BANQ ; Édouard Labrecque : Fonds d'archives du Séminaire de Québec). 


   Natif de Saint-Laurent-de-l'île-d'Orléans, fils d'un pilote navigateur sur le fleuve Saint-Laurent, Edouard Labrecque n'avait que 24 ans lorsqu'il fut soudainement fauché par le typhus, le 14 décembre 1870, à Québec. Pourtant, à force de labeur et de persévérance, notamment dans ses études, tous les aspects de la vie lui souriaient, lui qui était promis aux plus grands succès de carrière, mais aussi dans sa vie personnelle. Le deuil fut vivement ressenti dans divers milieux de la Vieille Capitale, car ce tempérament d'acier, dont les convictions et valeurs étaient aussi nettes qu'inébranlables, était l'une de nos plus belles et prometteuses intelligences de l'époque. Et, tristement pour nous, des Édouard Labrecque, nous n'en faisons de nos jours émerger que très peu, sinon plus du tout.

   Cette glanure présente l'émouvant témoignage qu'Isidore-Noël Belleau, confrère et ami d'Édouard Labrecque au Petit séminaire de Québec puis à la faculté de Droit de l'Université Laval, rédigea en mémoire de celui-ci 37 ans après sa mort. Cette lecture montre qu'en ces temps que l'on qualifie sottement de « grande noirceur », nous savions produire en bon nombre des esprits de très haute stature. Et par son exemplarité, ce jeune homme remarquable que fut Édouard Labrecque a beaucoup à nous enseigner à notre époque bien grisâtre en matière de vie de l'esprit. Il vaut donc la peine de le sortir de l'oubli dans lequel il est confiné depuis plus de 150 ans, et ce, ne serait-ce que pour nous remémorer la nature valeureuse de plusieurs parmi les nôtres de jadis et dont sa vie est une éloquente illustration. 

   Et tout au-dessous du texte, vous trouverez un hyperlien conduisant vers un très beau et émouvant poème que son autre ami Adolphe Poisson, le barde d'Arthabaska, a composé dans les jours suivant la mort d'Édouard Labrecque. Le poème parut la semaine suivante dans le journal L'Union des cantons de l'Est.

   Voici donc, assorti de diverses photos d'époque, le témoignage d'Isidore-Noël Belleau sur son grand ami de jeunesse : 


ÉDOUARD LABRECQUE

par son ami et confrère de classe 
Isidore-Noël Belleau 


   Né à St-Laurent, île d'Orléans, le 15 décembre 1846, d'Édouard Labrecque, pilote de bateau, et de Françoise Godbout ; baptisé le lendemain sous les prénoms de Damase-François-Édouard ; entré au Petit Séminaire de Québec, en 1860 ; élève finissant, en 1868 ; admis à l'étude du droit, en 1868 ; décédé à Québec le 14 décembre 1870, et inhumé au cimetière Belmont.

   Édouard Labrecque était fils d'un pilote de Saint-Laurent, île d'Orléans.

   M. l'abbé Bonneau, ancien curé de cette paroisse, le remarqua de bonne heure. Il l'attira à son presbytère et, constatant ses heureuses dispositions, sollicita son entrée au Séminaire. Ce saint prêtre, qui portait un vif intérêt à la jeunesse, ne le perdit plus de vue pendant tout le cours de ses études. Il le voyait fréquemment, l'encourageait de ses conseils et ne dissimulait pas la satisfaction que lui donnait sa bonne conduite et ses succès. Son protégé le payait d'égards respectueux, et d'une affection reconnaissante qui ne s'est jamais démentie.

L'abbé Louis-Edmond Bonneau (1826-1888), bienfaiteur d'Édouard
Labrecque, et son presbytère de Saint-Laurent-de-l'île-d'Orléans,
dont il fut le curé de 1859 à 1868)

(Sources : Abbé L.-E. Bonneau : Fonds d'archives du Séminaire de Québec
Presbytère : Patrimoine culturel du Québec. Cliquer sur l'image pour l'élargir)

   Au Séminaire, il se plaça de suite aux premiers rangs, et à mesure que ses talents se développèrent sa supériorité s'imposa et fut admise sans conteste. Caractère trempé pour la lutte, nature pleine de feu, dont l'ardeur était tempérée par une volonté ferme et réfléchie, il visait le but et y marchait d'un pas sûr.

   Rien n'était plus assuré que ses succès. Il n'avait pas de ces intermittences de zèle et de relâchement auxquelles peu échappent dans la vie d'étudiant. Il ne manqua jamais, ni sur une leçon, ni sur un devoir.

   Pourtant, avec une nature ardente, passionnée comme la sienne, il ne dut pas échapper aux influences qui détendent les ressorts de la volonté et paralysent l'énergie. Il eut, plus que tout autre peut-être, ses heures d'énervement. Il eut des chagrins, des agitations intérieures, des tempêtes de cœur. Qui n'en a pas à l'âge de l'adolescence ! Mais son calme extérieur n'en fut pas troublé, et jamais il ne perdit de vue le but vers lequel il avait, dès le début, orienté sa vie.

Le portail du Petit séminaire de Québec, dont Édouard Labrecque fut l'élève de 1859 à 1868. 

(Source : Fonds d'archives du Séminaire de Québec ;
cliquer sur l'image pour l'élargir)

   Ce tempérament tout de feu, épris de liberté, frémissait souvent sous le joug de la discipline. Il avait des piétinements et des accès de fièvre, mais comme le coursier de sang, il était toujours docile et souple sous le frein qui le comprimait.

   Réglé dans son travail, il ne l'était pas moins dans sa conduite. Son orgueil aurait été profondément blessé d'être une seule fois trouvé en défaut, tant il paraissait convaincu qu'une faiblesse aurait été indigne de lui. Je ne crois pas qu'un seul de ses confrères puisse se rappeler qu'il ait été une fois l'objet d'une réprimande. C'était dans sa nature d'être toujours au poste du devoir.

   Lorsqu'il arriva au terme de ses études, le choix de sa carrière était fait. Il n'éprouva aucune des inquiétudes qui tiennent si souvent la volonté indécise, à cette époque décisive de la vie d'un jeune homme. Ses goûts, ses aptitudes, ses ambitions le portaient vers la profession d'avocat. Il se sentait armé pour la lutte et les dangers, fort et maître de lui-même. Il y entra sans une minute d'hésitation.

   Là, se présenta pour lui le premier problème à résoudre. Toutes les ressources de sa famille avaient été mises à contribution pour lui permettre de terminer son cours classique. Il était laissé à lui-même, absolument. Mais il ne se découragea pas pour si peu. Il alla frapper de porte en porte, offrant ses services comme professeur privé, jusqu'à ce qu'il eut trouvé suffisamment de leçons à donner pour payer ses cours et sa pension à l'Université. Puis il alla bravement trouver le directeur du pensionnat, et engagea son crédit pour le premier terme à payer. Il fut toujours fidèle à ses échéances.

   Dans ses engagements, les heures destinées aux cours et à l'étude du patron restaient intactes, car il empruntait à ses récréations. Dans l'étude du droit, il avait trouvé son élément. Son esprit bien équilibré trouvait vite la solution d'un point de droit, et son jugement en faisait l'application avec sûreté. D'ailleurs, son amour du travail faisait fi des difficultés et des obstacles. Là, comme au Séminaire, il ne connut ni les faiblesses ni le relâchement. Le regard toujours en avant, il gouverna sa vie comme un pilote intrépide, son vaisseau, sans jamais dévier de sa course. Ceux qui l'ont connu pourtant, et surtout à cette époque, savent ce qu'il y avait au fond de cette nature d'aspirations à régler et d'emportements à contenir. Il resta toujours maître des unes et des autres.

  Qui n'a admiré cette foi vive, ardente et pratique qui bravait le respect humain et méprisait le préjugé comme des faiblesses indignes d'un homme ! À vingt-trois ans, ce fier garçon, pour qui le monde semblait trop étroit, s'agenouillait et priait avec la piété d'un enfant. Il assistait à la messe et disait son chapelet tous les jours, et allait tous les mois à confesse. Et gare à celui qui eut voulu le railler sur ses pratiques religieuses !

   En revoyant aujourd'hui ces choses par la pensée, après quarante ans, à la lumière de l'expérience acquise des choses de la vie, on sent comme un regain d'admiration pour ce beau et grand caractère.

   Son ambition était excessive, démesurée. Elle eut effrayé ceux qui s'intéressaient à son avenir, s'ils ne l'eussent connu capable de la contenir. Il ne rêvait que professorat, luttes au Palais, domination des foules, succès à la tribune politique, au parlement. Il se sentait fait pour un rôle et s'y préparait. Et, dans son impatience d'arriver à tout ce qu'il voyait dans ses rêves, ses pieds brûlaient le chemin. Rien n'arrivait assez vite au gré de ses désirs. Il aurait voulu tout embrasser d'une seule étreinte, de suite comme s'il eût eu le pressentiment que tout allait lui échapper.

   C'était à l'automne de 1870, à la fin de novembre. Quelques mois encore, et il mettait le pied sur ce théâtre, objectif de ses ambitions. Avocat, titulaire d'une chaire de droit que lui offrait Laval, il prenait sa place au banquet de la vie… et le roman de sa première jeunesse, ce roman tout ouvert à ceux qui le connaissaient, allait avoir son dénouement.

   Il fut saisi soudain par une fièvre qui interrompit ses études. Pendant quelques jours, la maladie suivit son cours avec une apparence de bénignité qui paraissait rassurante, quand tout-à-coup une complication grave se déclara aux poumons, aux bronches, et au cerveau tout à la fois. Les médecins consultés ne laissaient aucun espoir, et son directeur spirituel, feu le cardinal Taschereau, alors supérieur, accourut lui porter les derniers secours de la religion. Ce fut un moment solennel. Une fièvre brûlante le dévorait. Sa figure était congestionnée. Son œil égaré, mais encore plein de feu, semblait interroger. Il eut un moment de calme où il sembla recueillir ses pensées, se confessa et reçut l'Extrême-Onction. Puis la fièvre reprenant tout-à-coup, il bondit hors de son lit, et se dressant de toute sa hauteur : « Il est temps de partir, dit-il, allons ! »

   Le temps était arrivé, en effet. Ce déploiement de vigueur physique n'était que factice. Il était dompté, vaincu, la proie de cette grande victorieuse, la mort !

Édouard Labrecque est mort le 14 décembre 1870 à l'Hôpital de la
Marine
, à Québec. Sa construction ayant été achevée en 1835,
l'édifice se trouvait à la Pointe- aux-Lièvres en bordure de la
rivière Saint-Charles, près de Saint-Roch. Il a été démoli en
1962, suite à un incendie.

   C'était le 14 décembre 1870.

   Ce fut un coup de foudre à l'Université ! « Labrecque mort ! Était-ce possible !? »

   Un voile de deuil enveloppa tout le personnel du pensionnat. Il fut pleuré au Séminaire par ses anciens directeurs, à l'Université par les professeurs et les élèves, pleuré surtout par ses confrères de classe, qui avaient pour lui une sincère admiration et un profond attachement.

   Ses funérailles, dont ses confrères du pensionnat voulurent eux-mêmes payer les frais eurent lieu à la cathédrale, aujourd'hui la basilique, le 16. Elles furent imposantes.

Entrefilets parus dans le journal L'Événement
de Québec, les 14 et 17 décembre 1870.

(Cliquer sur le document pour l'élargir)

   Sa mort brisa pour le monde, deux existences, la sienne et celle de l'héroïque jeune fille, la fleur de la société de Québec, qui alla ensevelir dans un couvent, à l'extrémité de la province, sa douleur et ses souvenirs.

   Ce fut le dénouement inattendu de ce que nous avons appelé le roman de sa vie.

  Ce cher Édouard Labrecque a le premier manqué à l'appel. Qui l'eût cru ? Mais son souvenir est resté aussi vivace qu'aux premiers jours. Et plus d'un, nous le savons, a vu, durant ces trente-sept ans [qui se sont écoulés depuis], passer devant ses yeux son image comme une invitation aux bons exemples qu'il nous a laissés.

                                                                                 Isidore-Noël Belleau (1907)

Texte tiré de : Abbé David Gosselin, Les étapes d'une classe au Petit séminaire de Québec (1859-1868), Québec, Imprimerie H. Chassé, 1908, p. 241-246.

Isidore-Noël Belleau (1848-1936),
auteur du texte présenté ci-haut. 
Photo de finissant au Petit séminaire
de Québec (1868).

L'hommage présenté ci-haut avait d'abord paru dans Les étapes
d'une classe au Petit séminaire de Québec (1859-1868)
, de l'abbé
David Gosselin (1846-1926). L'abbé Gosselin avait été le confrère
 d'Édouard Labrecque au Petit séminaire et comme lui il est natif
de Saint-Laurent-de-l'île-Orléans. Au sujet de l'abbé Gosselin,
voyez ICI l'article que Louise V. Labrecque a publié en 2021
dans le journal Autour de l'île.

Quelques jours après la mort d'Édouard Labrecque, le 
poète Adolphe Poisson, qui lui aussi avait été son 
condisciple au Petit séminaire de Québec, a publié
dans L'Union des Cantons de l'Est un poème à sa 
mémoire. Pour le consulter, cliquer sur cette image : 

lundi 15 août 2022

La plume d'un fils de cultivateur de Berthier d'il y a 100 ans

La nouvelle Petite... mais grande, de Paul-Émile Lavallée (1899-1922),
 présentée 
ci-dessous est tirée du recueil Les premiers coups d'ailes,
publié 
par le Séminaire de Joliette en 1918. L'auteur avait quinze ans
lorsqu'il a écrit cette nouvelle.

Paul-Émile Lavallée s'est noyé accidentellement le 15 août 1922 dans le lac
McGregor, à Val-des-Monts, en Outaouais. La tragédie a eu lieu non loin 
de la croix blanche que l'on aperçoit sur cette photo tirée de la biographie
de Paul-Émile Lavallée, intitulée L'un des vôtres.


   Le 15 août 1922, soit il y a cent ans jour pour jour au moment de publier la présente glanure, un jeune oblat de 23 ans, Paul-Émile Lavallée, se noyait dans le lac McGregor, à Val-des-Monts en Outaouais, où se trouvait la maison de vacances des étudiants oblats. Le jeune homme se destinait à la prêtrise. 

   Né à Berthier le 18 juin 1899, de Joseph-Alfred Lavallée, cultivateur, et de Cordélia Lavallée, Paul-Émile Lavallée fréquenta l'école primaire du rang Saint-Esprit, où se trouvait la maison familiale. On le qualifia dès lors de «petit prodige». Après une année (1910-11) au Collège de Berthier, il entra au Séminaire de Joliette où, dès les premières semaines, il se mérita la première place en classe et la conservera jusqu'à à fin de ses études au Séminaire, en 1918, année où il fut élu président des élèves et finissants.

   Dès son adolescence, il publia des poésies et articles dans divers journaux. Il se fit également remarquer pour ses talents d'orateur : lors d'une soirée académique tenue en 1918, il livra un discours dont il a été dit qu'il était l'un des plus beaux et des meilleurs jamais prononcés dans cette institution d'enseignement. Il participa activement à l'Académie Saint-Étienne, vouée à la vie littéraire au Séminaire. 

   En septembre 1918, il entra dans la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée, où il fit son noviciat et son scolasticat (études philosophiques et théologiques).

Paul-Émile Lavallée en 1922, année de sa mort.

(Source : J.-M.-R. Villeneuve o.m.i., L'un des vôtres,
Montréal, Bibliothèque de l'Action française, 1927).

   Il est l'auteur d'un journal personnel inédit, constitué de trois volumes de 300 pages chacun, et qui contient notamment de nombreux poèmes, dont le poème ci-haut. Il avait auparavant composé, durant ses études au Séminaire de Joliette, un volume de 400 pages manuscrites qu'il avait intitulé Journal quotidien de six ans de vie collégiale. Ces documents devraient être, nous l'espérons, conservés aux archives des Oblats de Marie Immaculée.

   Dès sa jeune adolescence, Paul-Émile Lavallée avait développé un remarquable talent littéraire, d'abord en poésie, comme on peut le constater en prenant connaissance des deux poèmes auxquels on accède en cliquant sur chacune des illustrations suivantes : 


   Mais le talent littéraire de Paul-Émile s'exerça également dans la prose, comme en témoigne cet extrait d'une lettre écrite à un ami huit jours avant sa mort et dans laquelle, exprimant un vibrant patriotisme inspiré de la nature du pays, il décrit le paysage environnant le lac MacGregor (où il se noiera peu après) 

  « Le lac se découpe, sous mes yeux, de cinq ou six îlots, ronds, brisés, en futaies de bois blancs, au feuillage vert tendre ; les grèves de sable fin ou de calcaire semblent taillées au couteau dans le marbre de Carrare. Plus loin, entre d'autres îles, de petits bras de mer, détroits gracieux, avec des échappées de lumière sur le versant sud des montagnes. Ce sont ces dernières qui ferment notre horizon. Pas d'Himalayas sans doute, ni de Jungfrau, mais des montagnes modestes, voûtées, aux croupes rondes et houleuses, sans panache ni arêtes vives, sans cascades ni glaciers. Comme ce sont, au dire des géologues, les plus vieilles du monde, elles ont bien des raisons de mépriser ces vanités. […] Il y a dans notre nature quelque chose tout à la fois de religieux, de mâle, de fier et de grandiose, qui fouette le sang et nous aide à garder le front haut. Oh ! la patrie, comme elle souffle et murmure partout, comme elle parle à l'âme un langage mystérieux et puissant... » 
(Source : J.-M.-Rodrigue Villeneuve, L'un des vôtres, p. 303-304).

Biographie de Paul-Émile Lavallée parue en 1927. 
On peut en trouver un rare exemplaire ICI.

   Dans le cadre de son activité au sein de l'Académie littéraire Saint-Étienne, Paul-Émile Lavallée a écrit quelques contes et nouvelles, dont trois ont été sélectionnés pour paraître dans Les premiers coups d'aile, recueil de textes signés par divers élèves du Séminaire de Joliette et paru en 1918. 

    Tiré de ce même volume, le texte présenté ci-dessous, intitulé Petite... mais grande, a été écrit par Paul-Émile en 1914, alors qu'il n'avait donc que quinze ans, et ce, au plus fort de la crise provoquée par l'imposition par le gouvernement d'Ontario de l'infâme Règlement 17, qui interdisait le français comme langue d'enseignement et de communication dans les écoles de cette province. Cette affaire avait provoqué un puissant vent de solidarité de la part des Canadiens-Français du Québec et de partout au Canada et aux États-Unis, et la jeunesse des écoles du Québec fut particulièrement mobilisée.

    C'est donc dans ce contexte de lutte héroïque contre la spoliation des droits des nôtres que l'élève Paul-Émile Lavallée composa ce texte qui fait appel à une fibre patriotique qui, tout-à-fait à l'opposé de l'aberrante situation de notre époque, était en son temps propagée et encouragée dans tout notre réseau scolaire et académique. De nos jours, et depuis des décennies déjà, hélas !, les écoles publiques du Québec prônent la haine envers notre peuple et le mépris envers son histoire. Vivement que l'on renoue avec l'esprit de ce patriotisme empreint de noblesse et de générosité qui animait un Paul-Émile Lavallée et tant d'autres de ses jeunes compatriotes, sinon ce sera à terme, et cela plus rapidement que d'aucuns se complaisent à le croire, l'extinction du peuple issu de Nouvelle-France, et c'en sera donc fait de la seule nation française d'Amérique.

    C'est donc pour commémorer le centième anniversaire de la mort tragique d'un jeune compatriote de la plus grande valeur et au caractère des plus estimables que vous est présentée aujourd'hui la nouvelle qu'il a composée en solidarité avec les nôtres dont les droits étaient piétinés par l'élément dominateur anglo-saxon qui, de nos jours encore, nous fait subir un régime politique qui a toujours été hostile à l'existence même de notre nationalité :  
    

Petite… mais grande

Nouvelle de Paul-Émile Lavallée

 

                              Afin qu'en leur ombre éternelle.
                              Les fiers ancêtres, qui sont morts,
                              Voient que leur race est toujours belle.
                              Et que leurs fils sont toujours forts !
                                               ― Blanche Lamontagne

 

    Depuis longtemps l'enfant était accoudée à sa table de travail. Une lumière pâle d'après-midi de septembre, laissant filtrer par les persiennes un jour adouci, mettait en relief l'exiguïté de la pièce et le bon goût de l'ameublement : près du lit et appuyé au jambage de la croisée, un bureau de toilette où s'alignaient quelques objets de fantaisie, un guéridon aux pieds de chêne sculpté supportant une statuette en bronze, plus loin la table recouverte de volumes de toutes dimensions.

    Cette profusion de livres d'histoire aurait dénoté un amour de l'étude peu ordinaire chez une personne âgée, si une fillette de treize ans n'eût été là, occupée à les lire attentivement. Une main sur son front aux lignes fermes, jouant négligemment de l'autre avec ses longs cheveux qui encadraient les pages, elle semblait absorbée par un récit tragique, quand deux ou trois coups frappés à la porte la tirèrent de sa lecture :

— « Bonsoir, Thérèse.

— « Bonsoir, maman.

— « Comment vas-tu, chérie ?

 « Oh! très bien, malgré un peu de fatigue.... Tu sais, maman, Les Anciens Canadiens que tu m'avais achetés le mois dernier, j'ai fini de les lire... Comme c'est beau !... Jules d'Haberville surtout... As-tu lu La dernière classe de français ?... Ça fait pleurer... Pauvre monsieur Hamel !...

 « Tu aimes cela, n'est-ce pas, ma Thérèse ? Hé bien ! je t'en achèterai encore, entre autres : Maria Chapdelaine, et Les Oberlé que je t'avais promis le jour de ta fête. Seulement, il faut que tu prennes toujours soin de Bébé, et que tu me rendes ce soir un service...

— « Oh ! oui, dis...

— « Tu iras à Ottawa, chez les Saint-Denis, passer la nuit et la journée de demain.

— « Quand partirai-je ?

— « De suite... ou plutôt, dès que Bébé dormira, car autrement il chercherait à te suivre et ferait une tempête.

 « Est-ce qu'ils m'ont demandée ?...

 « Non, mais j'ai su par Germain que la mère était malade et presque découragée. Tu devines quel ennui cela doit lui causer... La famille est pauvre, et depuis la fermeture des écoles, les enfants restent à la maison !... Alors tu aideras la maman et tu prendras soin du dernier jusqu'à ce que j'aille te remplacer moi-même... Veux-tu ?

  « Pour sûr... ils font assez pitié ! »

    Descendre à la cuisine, baiser doucement au front Bébé qui s'était endormi, sa poupée dans les bras, et traverser au boudoir pour se vêtir fut l'affaire d'une minute.

— « Bonsoir maman ! dit-elle, au moment de partir.

— « Bonsoir ma Thérèse ! Ne t'amuse pas... »

    Sur ce elle sortit et traversa les rues de Hull, la physionomie tendue, le regard fixé bien loin, au-dessus de la Capitale...  


* * * 

    A quoi pouvait songer la petite, sinon à ses jeux, aux rencontres de son voyage ?... Quel rêve éperdument triste ou ravissant surgi des profondeurs de son âme innocente, devait-elle contempler ainsi à l’horizon ?... Car, à treize ans, lorsqu'on ignore les réalités de la vie, il est si doux de poursuivre sous le grand soleil, dans le vent qui chante, l'envolée rose des songes qui passent et ne reviendront plus.

   Pourtant Thérèse ne rêvait pas. Sa pensée allait droit aux miséreux, qu'on l'avait envoyée secourir, à la mère malade, aux enfants sans pain ; puis voici qu'elle se posait un instant, comme une aile invisible fatiguée de l'essor, sur la rustique beauté de ce poème de la glèbe que venaient de lui révéler Les Anciens Canadiens : souvenirs tour à tour mâles et glorieux dont la bise crue du nord lui soufflait à la face les leçons de noblesse et de fierté.

    Si ce n'eût été que cela !.... La veille, son père médecin, visitant un hôpital de blessés permissionnaires, avait entendu un jeune officier, atteint par un shrapnel allemand sur les contreforts des Vosges, relater tous les maux que souffrent les petits alsaciens : régime de fer, caserne, abolition de la langue maternelle, brutalités incroyables, etc., etc.

    A ce récit répété en famille, comme en bien d'autres précédents où le papa, malgré ses efforts, laissait percer son indignation, l'âme chaude et vibrante de l'intelligente enfant s'était révoltée. L'expulsion de ses compagnons d'école à elle, pour des motifs inconnus, les tableaux saisissants de Daudet : Vision du juge de Colmar, défilé lugubre de la population lorraine vers la frontière, et surtout : La dernière classe de français si émouvante, avant l'invasion des armées prussiennes, tout cela se rapprochait, se mêlait, se confondait dans l'esprit de la fillette pour donner naissance à une haine naïve mais unique et profonde contre les persécuteurs...

    Ces pauvres Français, qu'avaient-ils donc fait de mal pour se voir condamnés à ne plus parler leur langue ?... Et ceux d'ici, étaient-ils en meilleure situation ?... Pas de guerre ouverte, pas d'Allemagne, même pays, mêmes lois, et cependant voilà que ses compagnons battaient le pavé en face des écoles interdites... Elle connaissait les Lamarche, les Marchessault et les Saint-Denis, et chez eux, rien qui fût répréhensible. Pères et fils à conduite exemplaire, point méchants, ne disant jamais un mot plus haut que l'autre, sans compter qu'ils parlaient l'anglais et le français...

    C'en était une affaire !... Depuis quand pouvait-on empêcher ainsi quelqu'un de dire à Dieu dans sa propre langue les prières apprises et balbutiées sur les genoux de sa mère !...

    Les sourcils de la fillette se froncèrent ; ses traits se contractèrent en une expression de dureté et de mépris. A l'angle d'une rue, elle avait ramassé distraitement une feuille d'érable exquise de nuances et de nervures délicates, traînée là par le vent, triste et touchant emblème de la race emportée par la tourmente. D'un geste énergique de dépit, l'enfant froissa la feuille et la projeta par-dessus la berge de l'Outaouais, dans le chenal sombre où s'effilait un dernier rayon du soleil, dont l'échancrure attisée de toute l'ardeur du jour mourant semblait se reposer sur les toits rouges de la Capitale.

    Thérèse hâta le pas, traversa presque à la course le pont, négligeant cette fois d'obliquer vers la voie des piétons. Oubli ou défaut d'habitude ?... En vérité, c'était plutôt effet de la distraction, car un travail secret s'opérait en elle. Son âme droite, encline à la pitié, vibrait encore d'indignation au souvenir des enfants d'Alsace, des petites brutalisées par les reîtres prussiens. Et voici qu'à la faveur d'un rapprochement qui ne manquait point de justesse, elle leur comparait tout à coup ses propres compagnons évincés de leurs droits, et ses compagnes qu'elle aimait de toute son affection, autant que le bébé sur le front duquel elle avait, en partant, déposé avec amour sa plus chaude caresse.

    Il existait une lacune entre ces actes de violence contre des innocents et la répression qui se faisait trop longtemps attendre. Issue d'un foyer où l'honneur et la probité régnaient en maîtres, où l’on possédait surtout au plus haut degré le sens de l'action, l'enfant frémissait de ne pouvoir sur-le-champ réparer les torts ; elle était prise soudain d'une fièvre d'agir qui accélérait sa marche et stimulait son irritation. Puis, sentant le besoin d'affermir son ressentiment, de trouver des raisons valables à la colère qui l'envahissait, elle remontait plus haut, et, ignorant l'histoire étrangère, elle recherchait dans la sienne les motifs inavoués de cette persécution.

    On ne devrait pas frapper de la sorte sans le souvenir de quelque terrible affront. Et l'esprit à nouveau plongé dans les pages épiques où les lettres se soulevaient maintenant à ses yeux en des attitudes altières de défi, où les chapitres s'attifaient de titres de victoires portant comme des panaches les noms immortels de Jeanne Mance, de Dollard, de Madeleine de Verchères, l'enfant cherchait,... cherchait...

    Hélas ! elle ne voyait rien; rien qui put légitimer la violence, rien... si ce n'est l'héroïsme des colons de Bretagne, martyrs des indigènes et du climat, allant ficher la croix cintrée des fleurs de lis sous les latitudes impénétrables des Rocheuses, un siècle avant que Haldimand, Craig et Colborne fussent venus au nom de l'épée semer la sédition et les haines de races.

    Sa mémoire, activée par l'excitation du moment, lui rappelait pour la centième fois la pieuse théorie des missionnaires intrépides s'acheminant sur les pas de La Vérendrye à la découverte des plaines mystérieuses de l'Ouest, que d'autres réclameraient plus tard à titre de premiers occupants.

    Ah! l'on accusait ses pères d'avoir trahi ; on la traitait de fille de dégénérés !... Que faisait-on des Canadiens-Français de 1774 ?.... N'avaient-ils point sauvé la colonie de Montgomery et d'Arnold, à Près-de-Ville et au Sault-au-Matelot, pendant que les négociants anglais terrés sous les murs de Charlesbourg, s'apprêtaient à rallier les drapeaux du vainqueur ?....

    Fille de dégénérés ! elle... Mais oubliait-on si tôt 1812 ?... Que serait devenu le pays sous l'étreinte combinée de Hampton et de Wilkinson, sans l'héroïsme de Salaberry et de ses voltigeurs de Châteauguay ?... Et elle se surprenait à refaire ce tableau comparable aux gestes antiques, à peu près tel que la renommée avait dû le recueillir sur les lèvres expirantes des derniers survivants : sept mille hommes s'avançant en escouades serrées à travers les forêts, forcés à retraiter vers les frontières, devant trois cents Canadiens-Français déterminés à vaincre ou à mourir pour le maintien de l'allégeance britannique.

    Fille de lâches !... Mais qui donc l'avait été parmi ses ancêtres ?... Lafontaine ?... Cartier?... Vainement son esprit fouillait les coins et recoins de son histoire, vainement elle regardait se lever à l'infini, par de là l'horizon, semblables à des essaims auréolés de gloire, les souvenirs de l'œuvre dont elle demeurait une pauvre et bien humble survivante, rien ne donnait prise aux accusations.

    Pourquoi alors ces décrets de proscription contre ses frères, ses sœurs, ses parents ?... Pourquoi ces petits expulsés malgré leur conduite exemplaire ?... Pourquoi ?...

    A tous ces pourquoi, nulle réponse !.... La figure de la fillette était plus crispée. Elle marchait absorbée, sans voir, plus pâle sous les premiers reflets des lampes électriques, car elle venait de déboucher dans la Capitale.

    Son attitude disait la soif d'agir, une volonté inébranlable de faire quelque chose pour soulager l’indignation profonde qui oppressait son cœur...

    Elle aussi défendrait sa langue... se sacrifierait à l’occasion ;... elle était prête à tout s'il pouvait seulement s'ensuivre un peu de bien-être pour ses petits frères. Car sa langue, sa foi, sa race, toutes ces abstractions, elle fondait cela en un a-mour ingénu mais puissant : celui de ses compagnons injustement maltraités.

    Au tournant d'une rue, les bureaux du tramway apparaissaient... Du même pas résolu, la fillette entre et se dirige vers l'un des guichets alignés sur le fond de la salle d'attente, et où reposent quelques commis en train dé s'égayer.

    « Je désirerais un billet pour l'avenue L, s'il vous plaît ».

    Un large éclat de rire lui répond qui va s'émietter sous les lourds chapiteaux de la voûte... L'enfant est seule dans la pièce, seule et toute frêle entre les banquettes vides et les cinq employés qui la fixent avec ironie. Soudain l'un deux, à la carrure solide, s'est approché à l'abord du guichet, et ponctue de son plus pur saxon l'ordre de parler l'anglais :

     « You'll get your ticket, if you ask it in English ! »

   Thérèse a compris, mais cet avis, on n'a pas le droit de le lui donner. Les employés connaissent la loi et ils savent bien qu'elle peut parler sa langue maternelle si elle le désire. Aussi le refus ne tardera point ; sa petite main volontaire se pose avec fermeté sur la console du guichet, puis d'une voix où tremble l'émotion et non la peur, elle redemande un peu plus haut, accentuant toutes les syllabes :

    « Un billet s'il vous plaît !... »

Illustration ornant la nouvelle Petite... mais grande, de Paul-Émile Lavallée, dans
Les premiers coups d'ailes, recueil publié en 1918 au Séminaire de Joliette.

    On ne rit plus, la comédie tourne au tragique. L'agent confus a retraité en jetant sur la bambine un regard de désappointement, et s'est allé mêler au clan des autres commis qui se concertent près de la table du centre.

   Que préparent-ils ?.... Ils ont l'air animés, et l'enfant attentive croit saisir, dans le décousu de la conversation chuchotée à voix basse, les mots de « fatigue... elle partira... s'effrayer... noirceur... »

    Tout à coup, avant qu'elle ait même pensé à relier ces paroles, l'un des trois lampadaires s'est éteint, suivi aussitôt des deux autres, et la petite se trouve plongée en pleines ténèbres que rayent seulement quelques traits de lumière jaune filtrant par le grillage des verrières.

    Sortir : elle y songe, car il se fait tard. Mais elle veut voir si on la rudoiera jusqu'au bout, si on la pliera contre son gré, si elle n'est pas capable de souffrir pour sa langue, et... elle attend... longuement...

    Frissonnante, pelotonnée sur elle-même, les mains jointes sous son manteau blanc pour se garer du froid cru qui envahit l'ombre et sue des larges dalles de pierre, elle semble une silhouette fine et gracieuse de mouette blessée, qui aurait à jamais fermé son aile dans l'obscurité de la nuit...

    Brisée par la fatigue et les émotions de la marche, elle s'endormit et fit un rêve. 


* * * 

    Ce fut d'abord un défilé d'êtres bizarres, informes, se succédant avec une rapidité fantastique : hommes sans membres, soldats mutilés; vêtements rougis ou troués de balles, canons et chassepots roulant vers un point ignoré de l'infini... Puis la vision se précisa... Une ville immense apparut : maisons innombrables et basses, rues étroites ensevelies sous un brouillard de neige que la tempête poussait du fond de l'horizon. Et là-bas, très loin, à peine estompés par la blancheur mate des cieux confondus avec la terre, de pauvres petits, sac au bras, pieds nus sur le givre, couraient en pleurant, poursuivis dans la rafale par de grands hommes noirs coiffés de casques à pointe, qui les chassaient impitoyablement.

    Étaient-ce les enfants d'Alsace que la horde allemande cinglait sous les tourbillons glacés de la bourrasque ?... Étaient-ce ceux dont elle avait relu les nobles gestes, peu de jours auparavant, et dont elle s'éprenait à cause de leur misère, qu'elle voyait fuir ainsi qu'une troupe lugubre de condamnés à mort ?...

    Question vaine ; le décor de la scène avait changé. L'azur du ciel, nettoyé des nuées sombres, était subitement devenu serein. Le printemps éparpillait dans la brise l'ivresse de la vie, l'amour et la joie ardente du renouveau. Or, voici que sur la route où couraient naguère les pauvres bambins inconnus, d'autres petits revenaient, livres au bras, mais, cette fois vêtus à neuf, allègres, triomphants. Dans la voie où ils allaient d'un pas calme et religieux tombaient, telles que pour une procession de Fête-Dieu, des fleurs blanches, des fleurs bleues, des fleurs rouges, aux corolles vivantes, pavoisant le chemin et répandant autour d'elles d'indicibles parfums.

    Et, cravatés ou coiffées de blanc comme pour un jour d'examen ou de première Communion, les petits et les petites arrivaient de partout... Ils débouchaient de chaque ruelle en masses profondes, l'air débordant d'allégresse silencieuse... Il y en avait maintenant à perte de vue ;... ce n'était plus qu'une fourmilière grouillante de têtes blondes ou brunes se touchant presque et se mariant avec l'harmonie la plus parfaite.

    Tout à coup, un parc tapissé de pelouses qu'encadraient des futaies majestueuses apparut, au centre duquel, sur un socle de bronze, se dressaient en un symbolisme captivant de grâce et de force, deux femmes jeunes encore protégeant du geste des bambins groupés à leurs pieds.

      La foule enfantine s'engouffra pêle-mêle sur le vert tendre des gazons, vint se ranger en cercle autour du piédestal au-dessus duquel bruissait l'harmonieuse et divine chanson des érables ; puis, lorsqu'elle fut pénétrée toute dans l'enceinte qui semblait reculer devant le nombre, retentirent soudain, entonnées avec un formidable élan d'enthousiasme par ces milliers de poitrines, les strophes puissantes du refrain national :

      « Ô Canada, terre de nos aïeux !... » 


* * * 

    L'enfant s'éveilla en sursaut. Les lampadaires rallumés plaquaient sur sa figure d'ange au repos leur lumière froide.

    Depuis combien d'heures dormait-elle ?... Impossible à savoir. Elle eut d'abord cette sensation de malaise et d'isolement que l’on éprouve à la suite d'un rêve que l'on croit réalité ; ce ne fut toutefois que le doute d'un instant : à cinq pas un guichet s'ouvrit et une main se leva qui fit signe d'approcher. La fillette se reconnut, puis, évoquant en un instant la scène précédente, s'avança hardiment.

    Les rôles étaient intervertis ; les commis, assis près de la table, griffonnaient des chiffres sur d'énormes registres à tranche bleue, et une grande jeune fille remplaçait l'agent-chef absent.

     Avec un sourire de commande et son air le plus engageant, elle présenta à l'enfant un billet de banque, la priant de parler anglais. Celle-ci, qui croyait avoir vaincu par sa patience, a bondi d'indignation. D'un revers de main, elle repousse l'argent, et, plus fermement que jamais :

    « Je vous dis que je veux un billet, et en français !... »

    Tout a été épuisé contre la bambine. Elle a bravé trois hommes, supporté la fatigue de deux heures, refusé l'argent : rien n'a pu l'ébranler dans son ingénue mais farouche et fière détermination.

    Un moyen, un seul reste inemployé : l'expulsion. La demie de sept heures sonne au cadran. C'est l'heure de la fermeture du bureau. Le gardien se présente, trousseau de clefs à la main : « Go out !... time is over... » 

    À cette brutale injonction, la fillette comprend que la résistance devient inutile. Elle toise d'un œil plein de crânerie et d'audace l'homme qui marche sur elle, puis, d'un pas calme, sûre d'elle-même, forcée et non vaincue, elle sort sans tourner la tête.    


* * * 

    La légende, naïve et surhumaine, a brodé aux annales des peuples jeunes bien des récits invraisemblables. Celui-ci n'en est pas un, c'est un fait, le fait sublime d'une fillette de treize ans, petite, mais... grande, que la postérité glorifiera sous le nom de Marie-Thérèse Archambault.

    Lorsque les gestes d'aujourd'hui refleuriront dans l'avenir en moissons d'exemples et seront devenus le Passé que l'on interroge avec respect, le souvenir encore vivra de cette enfant au cœur pur, à l'âme forte, que rien ne put ébranler à l'heure du combat... Qui sait même si la Légende mystérieuse, ajoutant sa floraison d'épisodes immortels aux réalités splendides de l'Histoire, ne placera pas, demain, sur le front de cette petite, le nimbe des héroïnes, et ne fera point d'elle l'emblème chaste et captivant de la nationalité, les réunissant ainsi toutes deux dans le triomphe définitif de la gloire ?...

    Toutes deux, en effet, on a pensé les plier à l'injustice : elles ont résisté...

    On a voulu les séduire toutes deux par des offres alléchantes, sans pouvoir réussir...

    On a cru les fatiguer par la fréquence des assauts ; elles ne s'en sont relevées que plus alertes pour la défense des traditions...

    Contre toutes deux enfin, l'on a tenté le droit du plus fort, mais chez l'une et l'autre, la tentative injuste n'a fait que réveiller les énergies, et les dresser plus vivantes, plus impénétrables en face des persécuteurs.   


* * * 

    Jeunes filles de mon pays,.... filles de Jeanne Mance et de Madeleine de Verchères, l'avenir de la race vous appartient !...

    Demain, reines et mères du foyer, avec la paix divine de vos sourires et la puissance de vos incomparables tendresses, vous pétrirez d' amour et de foi l'âme de ceux qui vous suivront...

    Demain vous enseignerez, dans les vocables francs et rustiques du parler maternel, les traditions pieuses qui mettent au cœur des fils la force et le courage des ancêtres...

    N'oubliez jamais que les peuples, dont le patriotisme s'inspire de la foi religieuse et des principes immuables du droit et de la justice, portent toujours au front l'éclat rayonnant de la gloire et de l'immortalité !...


FIN

Dédicace dans Les premiers coups d'ailes, recueil de contes et nouvelles
d'où est tiré Petite... mais grande, ci-haut, de Paul-Émile Lavallée. On peut 
trouver ICI l'unique exemplaire présentement disponible de ce volume

Paul-Émile Lavallée est l'un des 200 poètes présentés 
dans Nos poésies oubliées, dont il reste encore quelques
exemplaires des tomes 1 et 2. Pour des informations
supplémentaires, cliquez sur cette illustration :