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Dispersion des Acadiens 1755, tableau d'Henri Breau (1900) |
Ces Glanures ont déjà présenté l'abbé Henri d'Arles (1870-1930), né Henri Beaudet à Arthabaska, qui fut le premier critique d'art québécois. Si vous n'avez encore pris connaissance de cette glanure, cliquez sur cette image :
Henri d'Arles était non seulement critique d'art et l'une des plus belles plumes que le peuple issu de Nouvelle-France ait produites, mais il fut également un historien brillant dont les travaux sur la Déportation des Acadiens lui valurent en 1922 une médaille d'or de l'Académie française. Il prit notamment une part active à la résurgence du nationalisme au Québec des premières décennies du 20e siècle.
Il vaut la peine de découvrir cet intellectuel original sinon inimitable qui est un autre de nos grands oubliés, et que certains, à cause de son caractère inclassable, ont qualifié de « mystérieux », lui dont les œuvres, à cause notamment de la qualité de leur écriture, offrent un plaisir de lecture sans cesse renouvelé. On peut notamment en savoir plus sur lui en cliquant sur cette image, qui vous conduira vers un article biographique détaillé qui lui est consacré et qui, paru en 1943, conserve toute sa pertinence :
Pourtant ignoré par les historiens de notre époque, cet historien rigoureux et compétent a indubitablement démontré, après des recherches et enquêtes minutieuses et approfondies, que le nettoyage ethnique que fut la Déportation des Acadiens ne fut pas seulement l'acte d'un gouverneur véreux ou zélé, mais qu'il fut bel et bien longuement planifié par la Couronne britannique et froidement exécuté par ses représentants et forces armées.
Le 19 janvier 1918, Henri d'Arles prononça à l'Université Laval de Québec une conférence sur la Déportation des Acadiens. Le texte en fut publié peu après par l'Action française, à Montréal. Il peut être d'intérêt pour les gens du Québec d'aujourd'hui de prendre connaissance du fait que dans cette conférence qui constitue une pièce majeure pour l'histoire du drame canadien, Henri d'Arles esquisse, en page 21, ce qui, près de trente ans plus tard au lendemain de la deuxième guerre mondiale, deviendra la notion de « crime contre l'humanité » ; ce fait peu banal ayant émané de l'un des nôtres, pratiquement personne ne le connaît de nos jours :
« D'après les quarante années d'histoire que nous avons déroulées sous vos yeux à grands traits, les Acadiens méritaient-ils la sorte de châtiment qui leur a été infligé, — la déportation, la peine la plus forte du code pénal après la peine de mort, peine aggravée de toutes les circonstances abominables qui ont accompagné et suivi son exécution ? Méritaient-ils seulement l'ombre d'un châtiment ? La vérité, fondée sur l'examen attentif des faits tels que relatés dans les documents de la partie adverse, — et c'est pourquoi ce jugement a tant de poids, — nous oblige à dire que non. Cette peine a été portée gratuitement. Et parce qu'elle était si considérable, et qu'elle impliquait à la fois la confiscation des biens et des immeubles, le démembrement des familles, l'exil dans les conditions les plus affreuses, elle a pris les proportions d'un crime contre la justice et le droit des gens : ce fut un attentat contre l'humanité, et, en un certain sens, le plus formidable que l'histoire eût encore enregistré » (souligné par nous).
La présente Glanure vous présente, enrichi de nombreuses illustrations, le deuxième texte que Henri d'Arles a consacré à la Déportation des Acadiens. Intitulé La Tragédie acadienne, il est paru en 1920 et vous pouvez donc en prendre connaissance ci-dessous. Vous y apprendrez notamment l'ampleur des cruautés et sévices inhumains que subirent les Acadiens, à partir des nombreuses informations mises en cohérence par le travail acharné et minutieux de Henri d'Arles.
Mais si vous voulez également prendre connaissance de la conférence de 1918 ci-mentionnée, dans laquelle Henri d'Arles expose les preuves du rôle planificateur de la Couronne britannique dans ce véritable nettoyage ethnique que fut la Déportation des Acadiens, cliquez sur cette image pour une version téléchargeable et imprimable :
La tragédie
acadienne
par Henri d’Arles
I
Ce n'est pas de choses
attrayantes que je viens entretenir le lecteur, et je serais fort empêché si
l'on m'adressait le dic nobis placentia (« Dites-nous
bien ») des Anciens. Je viens raconter des horreurs, malheureusement trop
réelles. Plût à Dieu que ce ne fût qu'un mauvais rêve ! Mais les documents sur
lesquels notre récit va reposer sont d'une telle authenticité qu'il faut bien
accepter leur réalisme brutal et en prendre son parti.
Il est impossible de récuser de
pareils témoignages. Plus j'étudie la question acadienne, et plus je demeure
surpris du peu de retentissement qu'elle a eu à l'époque où elle reçut une
solution si inélégante. Il est vrai que Lawrence avait tout prévu, et qu'en
supprimant le plus possible des documents qui la concernaient, et en arrangeant
le reste à sa fantaisie, il s'était flatté de rendre l'histoire la complice
silencieuse et complaisante de son crime.
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Charles Lawrence (1709-1760) Gouverneur de Nouvelle-Écosse, il fut le principal planificateur du nettoyage ethnique que fut la déportation des Acadiens. (Source : Biographi.ca) |
Mais comment se fait-il que la
France du temps ait accordé si peu d'attention à un tel fait ? La France du
milieu du dix-huitième siècle, — l'on sait quelle elle était, les idées qui
l'inspiraient quant à sa politique coloniale en Amérique, particulièrement. Ses
magnifiques possessions d'outre-mer, elle n'y était plus attachée que par un
fil que sa rivale viendrait bientôt trancher. Dès lors, que pouvait bien lui
faire le sort lamentable de quelques milliers d'habitants français, perdus sur
des grèves lointaines que ne protégeait plus l'ombre de son drapeau ?
Toujours est-il que la
déportation de tout le petit peuple acadien fut à peine jugée digne de figurer
dans la grande histoire d'alors, et que les échos qui s'en trouvent dans les
pièces officielles britanniques nous la présentent uniquement sous un jour
propre à la justifier. À les en croire d'ailleurs, ce fut une chose bien
ordinaire, sur laquelle il n’y avait guère à gloser, et qui n’était certes pas
de nature à déranger la sécurité de ces grands hommes d’État, sollicités par
des problèmes autrement importants.
J’ai dit que Lawrence avait tout
prévu. Il est cependant une chose qu’il n’a pas dû soupçonner, à laquelle il ne
semble pas qu’il se soit attendu : c’est que le lieutenant-colonel John Winslow, venu du Massachusetts pour présider manu militari à l’exécution des hautes œuvres conçues par le gouverneur
de la Nouvelle-Écosse, tiendrait un journal précis et détaillé de ses propres
opérations, ainsi que de celles de ses subalternes par toute l’étendue de la
péninsule.
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« ...ce journal est un document de premier ordre qui nous révèle par le menu, sans phrases, sans sentimentalisme, ce que fut la proscription du peuple acadien. C'est même le seul qu'il y ait, à proprement parler. Et certes, il suffit amplement à nous montrer tout ce qu'elle a eu d'abominable et de presque invraisemblable ». ― Henri d'Arles Encore disponible, on peut commander le Journal de Winslow dans toute bonne librairie. Informations ICI. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Or ce journal, écrit sur grand
papier, relié en trois tomes, et déposé par le petit-fils de l’auteur, Isaac
Winslow, aux archives de la Massachusetts
Historical Society, ce journal où il n’y a ni orthographe, ni style, mais
qui est tout plein de faits pris sur le vif, tout bourré de chiffres comme un
inventaire, et où, de place en place, l’on relève des accents de compassion
devant la souffrance des victimes, et aussi comme des sursauts de honte d’avoir
à accomplir une telle mission, est un document de premier ordre qui nous révèle
par le menu, sans phrases, sans sentimentalisme, ce que fut la proscription du
peuple acadien. C’est même le seul qu’il y ait, à proprement parler. Et certes,
il suffit amplement à nous montrer tout ce qu’elle a eu d’abominable et de
presque invraisemblable.
Ce récit est
d’autant plus probant que Winslow, il est bon de le noter, non seulement n’a
aucune sympathie pour les Acadiens, mais encore a-t-il conscience de remplir un
rôle glorieux et profitable à son pays. Ce soldat ne peut être accusé de
préparer une charge contre Lawrence. Si, de loin en loin, il lui échappe des
cris d’horreur ou de pitié, c’est bien malgré lui et en quelque sorte à son
insu, car, dans le fond de son cœur, il est bien persuadé de travailler à
quelque chose de très grand. D’où l’incomparable valeur de son témoignage.
Or, n’en
déplaise aux historiens anglais qui nous assurent qu’en somme la déportation
s’est accomplie aussi humainement que possible, et qu’elle n’a rien eu de plus
cruel que ce que nous présentent les traditions coloniales des divers
établissements européens dans les deux Amériques, il ressort avec évidence du
journal de Winslow que ce fait, condamnable dans son principe, inouï dans les
annales de l'ère chrétienne, a été exécuté avec une dureté, une férocité de
moyens qui en font le crime le plus grandiose que l'histoire eût encore
enregistré.
Que l'on se
rappelle les conclusions de l'étude que nous avons présentée, il y a deux ans,
à savoir que les Acadiens, depuis les quarante années qu'ils étaient retenus
malgré eux sous le joug britannique, n'avaient absolument rien commis qui
méritât l'ombre d'un châtiment. Et cependant, celui qu'on leur a infligé est le
plus grand après la peine de mort : première iniquité ; et ce châtiment a été
aggravé de toutes les circonstances qui pouvaient le rendre le plus âpre et le
plus abominable. En sorte que ces pauvres paysans français, au lieu d'avoir
toujours été soumis, respectueux et paisibles, auraient eu à leur charge les
infractions les plus considérables envers l'autorité, celle-ci n'eût pu frapper
leur culpabilité de plus de peines que leur complète innocence n'en a subies.
Car, si la
sentence de mort n'a pas été prononcée contre eux, elle a été cependant, pour
des milliers d'entre eux, la conséquence nécessaire, l'aboutissement fatal des
mauvais traitements qu'ils ont endurés dans l'exil, où la famine, les maladies
infectieuses, les tortures physiques et morales devaient les décimer après une
agonie plus ou moins longue. Et l'on se demande s'il n'eût pas mieux valu pour
eux être passés immédiatement au fil de l'épée, qu'aller traîner en terre
hostile un esclavage qui a broyé leur âme, déchiré toutes les fibres de leur
cœur, à tel point que la mort leur apparaissait comme une libération.
Le Journal de Winslow est donc la maîtresse
pièce qui a permis de reconstituer le récit même de la déportation et de bien
mesurer les proportions des premiers actes de la Tragédie Acadienne. Il y en a eu plusieurs, en effet. Ce serait une
grande erreur de s'imaginer que, la proscription accomplie, fût-ce dans les
conditions les plus épouvantables, les déracinés aient été mis à même de se refaire,
en de nouveaux entours, une existence convenable, de se recomposer une vie qui,
sans avoir, certes, les grâces de l'ancienne, leur eût encore offert quelques
éléments de bonheur. Il semble que ce soit là le vœu que Lawrence ait formé
pour eux, à la fin de la circulaire par laquelle il informait les gouverneurs
des diverses provinces royales du bannissement des neutres français[1].
Or, étant
donné ce que nous savons de la réception qui leur fut faite, et que Lawrence ne
pouvait pas ne pas prévoir avec certitude, ce souhait de sa part n'est pas le
fruit de l'ignorance de l'état d'esprit puritain et sectaire des milieux où il
allait semer les victimes de sa politique sans entrailles ; il n'est pas non
plus le fruit d'une ironie, si amère qu'on la suppose : il est simplement la
manifestation d'une hypocrisie grossière et bien digne de ce personnage.
Lawrence savait parfaitement le genre d'accueil qui attendait les Acadiens,
mais il n'a pas voulu se refuser le plaisir de leur souhaiter succès et
prospérité dans la carrière que leur ouvrait son décret d'expulsion. Ne faut-il
pas toujours observer les lois de l'étiquette officielle ? Un peu d'eau bénite
de cour, cela fait si bien, même par dessus une monstruosité.
Donc, la
déportation, loin d'être un épisode accidentel qui a interrompu un moment des
destinées qui devaient vite se reprendre, fut en réalité un sombre prologue :
le drame horrible devait se dérouler pendant des années et des années, à
travers une infinité de péripéties qui donnent le frisson.
Et de même
que, pour les scènes premières, nous avons dans Winslow une source
d'information extrêmement précieuse, les archives des divers états ont gardé
les pièces relatives aux infortunés qui furent débarqués sur leurs plages en
1755, 1756 et au delà, et qui furent reçus à contrecœur, humiliés, maltraités,
considérés comme des êtres dangereux, confiés à l'assistance publique qui leur
distribua avec parcimonie ses secours quand elle ne les leur refusa pas
complètement, souvent emprisonnés, fouettés.
À Boston,
particulièrement, il y a deux énormes registres où ont été recueillis les
originaux de toutes les procédures, enquêtes, requêtes, délibérations
auxquelles l’arrivée de ces parias dans le Massachusetts, leur distribution ici
et là, les années d'exil qu'ils y ont passées, ont donné lieu. Oh ! que ces
documents font mal à lire ! Quelles plaintes amères s'en exhalent ! Comme ils
sont tout baignés de larmes et de sang ! Dans quelle situation sans issue
furent plongés ces français neutres !
C'est à l'aide
du Journal de Winslow et des
informations puisées dans les archives américaines, celles de Boston surtout,
que nous allons essayer de donner quelque idée de la Tragédie acadienne. La matière est immense. Il y faudrait un grand
ouvrage, où l'inédit abonderait. Car cette question n'a jamais été
qu'effleurée. Nous ne pourrons qu'en dessiner les grandes lignes.
J'ai dit que
j'utiliserais surtout les archives du Massachusetts. Elles sont d'abord plus
riches, plus fournies que celles des autres états sous ce rapport. Puis, il y
est sujet, non pas seulement des Acadiens qui ont séjourné dans les limites de
cette province, mais assez souvent des autres. Plusieurs des vaisseaux qui
emmenaient leur cargaison d'exilés ont fait escale dans le port de Boston,
avant de reprendre leur route vers l'endroit qui leur avait été marqué. C'est
là que les proscrits ont été débarqués en plus grand nombre. La manière dont on
les y a traités ne diffère pas sensiblement de celle qui fut adoptée ailleurs :
avec quelques variantes, ces malheureux ont été partout comblés d'ignominies.
Boston était le centre et a en quelque sorte donné le ton. Et nous pourrions
répéter à son propos le texte classique : ab
uno disce omnes (« et qu’un seul vous apprenne à les connaître tous »).
M. Alfred Poizat a dit que les grands poètes tragiques n'ont pas inventé le sujet de
leurs drames : « Les sujets tragiques, c'est la vie qui les crée à travers
l'histoire et la légende »[2]. Examinons donc ce sujet
que la vie a créé à travers l'histoire d'Amérique au dix-huitième siècle. Rien
qu'en suivant de près, d'après les sources, la réalité, nous toucherons un fond
tragique au prix duquel les plus sombres horreurs du théâtre de Shakespeare
paraîtront d'aimables fables.
II
Nous sommes au
commencement de septembre. C’est la belle saison en Nouvelle-Ecosse, et particulièrement
dans cette région que Longfellow devait immortaliser et qui a gardé le nom de
vallée d'Évangéline.
Winslow est à
Grand-Pré. Il s'était, depuis quelque temps déjà, commodément installé dans le
presbytère, et avait transformé la place de l'église en camp retranché.
Prebble, l'un de ses lieutenants, l'avait félicité d'avoir fait un tel choix
pour sa résidence :
« Nous nous
réjouissons d'apprendre que vous êtes arrivé sain et sauf aux Mines, et aussi
de savoir que vous avez d'aussi bons quartiers-généraux pour vous et pour vos
soldats, étant donné que vous avez pris possession du presbytère. J'espère que
vous remplirez à merveille les fonctions de prêtre »[3].
Par un ordre
du jour en date du 1er septembre, le lieutenant-colonel avait
convoqué pour les trois heures de l'après-midi, dans l'église de Grand-Pré, les
hommes et les jeunes gens de ce village et des villages avoisinants, à l'effet
de leur communiquer les dernières instructions de Sa Majesté. Ses subalternes,
Murray, Prebble et autres, devaient tenir de semblables réunions dans les
autres régions de la province confiées à leur zèle.
Malgré les
événements extraordinaires de ces dernières semaines, le ravissement de tout ce
qu'ils possédaient en fait d'armes à feu, l'emprisonnement dans la petite île
Saint-Georges [à Halifax] de cent quinze délégués que Lawrence avait mandés à Halifax, tout
ce déploiement militaire autour de leur petite église paroissiale, il semble que
les Acadiens ne s'attendaient pas au coup de foudre dont leurs bourreaux
allaient les frapper.
Winslow,
parcourant les campagnes, à la veille de prononcer contre ce peuple la sentence
qui va le briser à jamais, note dans son journal : « Température magnifique.
Les habitants sont très occupés à faire leurs moissons ».
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John Winslow (1703-1774) Lieutenant-colonel de l'armée britannique. Il exerça un rôle majeur dans l'exécution de la déportation des Acadiens. Auteur d'un Journal relatant ce cruel épisode. (Source : BANQ) |
À l’heure
dite, le 5 septembre ― un vendredi ―, l’église se remplit de quatre cents
dix-huit hommes et jeunes gens, et le lieutenant-colonel, debout devant une
table placée dans le chœur, adresse à l’assemblée une proclamation de laquelle
nous détachons les passages les plus saillants :
« Je suis ici pour vous faire savoir les
ordres du Roi à votre égard. Le devoir que j’ai à remplir, bien qu’impérieux,
répugne à ma nature et à mon tempérament, comme il va vous répugner à
vous-mêmes, qui êtes de la même espèce que moi. Mais il n’y a pas à
tergiverser : vous et moi n’avons qu’à obéir. Vos terres, vos maisons,
tous vos troupeaux, tout votre bétail, sont confisqués au profit de la Couronne,
ainsi que tout ce que vous possédez, sauf votre argent et vos ustensiles de
ménage. Quant à vous, vous allez être déportés hors de la province. Et tous les
habitants français de ces districts auront le même sort. Je ferai tout en mon
possible pour que les familles entières prennent place à bord des mêmes
vaisseaux, et pour que cette déportation, qui va vous causer de graves ennuis,
vous soit adoucie dans la mesure où le permettra le service de Sa Majesté. Je
fais des vœux pour qu’en quelque partie du monde où vous tombiez, vous deveniez
des sujets fidèles et formiez un peuple paisible et heureux. En attendant, nous
vous déclarons que vous êtes prisonniers du Roi »[4].
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Voilà la
première scène du drame que j’ai entrepris de vous exposer. Elle ne manque pas
de caractère. Et, pour en mettre mieux en relief les divers éléments,
faisons-en l’analyse. Elle comporte
d’abord une escroquerie de grande envergure. Les Acadiens sont dépouillés de
tout ce qu’ils possèdent, biens meubles et immeubles : on leur permet
seulement de garder l’argent qu’ils peuvent avoir et d’emporter avec eux
quelques effets de ménage, household
goods. Mais ce
dernier privilège va se réduire à peu de chose, avec la restriction formulée
par Winslow, à savoir en autant que cela n'encombrera pas trop les bateaux sur
lesquels ils vont être embarqués. Or, ces bateaux seront en petit nombre, et
les proscrits y seront entassés comme des sardines ; ils en occuperont les
cales et même les ponts ouverts à tous les vents du large ; ces chargements
humains dépasseront de beaucoup leur jauge. En sorte qu'il ne restera pas
d'espace libre pour ces humbles objets familiers dont on leur parle.
Quant à
l'argent, ils n'en ont jamais touché beaucoup. Leur richesse consiste
essentiellement en biens-fonds et en larges troupeaux. C'est la plus stable de
toutes. Et elle est considérable. La pauvreté est inconnue en Acadie. Et jamais
colonie n'a joui d'une prospérité plus générale et plus réelle. La base de
cette prospérité, c'est la terre qui y est extrêmement fertile, ces belles
prairies basses qu'on a arrachées à la mer, grâce à ces ingénieux endiguements
qu'on appelle aboîteaux, et où les
moissons lèvent avec abondance. Ce sont encore ces immenses troupeaux qui
fournissent aux habitants, avec le lait et la chair pour se nourrir, la laine
pour leurs vêtements.
En s'emparant
de tout cela, le gouvernement ruine donc du coup cette population. On a calculé
qu'en bestiaux seulement, les Acadiens avaient pour une valeur d'au moins deux
millions, ce qui était énorme pour l'époque et vu le chiffre des habitants.
Ce n'est pas
une réquisition que l'on opère sur eux, et l'on n'est d'ailleurs pas en temps
de guerre ; ce n'est pas non plus une détention momentanée ; il n'est pas
question davantage de les rembourser de ces confiscations. L'on fait, sans
autre forme de procès, main basse sur tout ce qu'ils ont, sans leur promettre
compensation quelconque en d'autre lieu ; on jette sur le pavé ces
propriétaires à l'aise, on les réduit au dénuement le plus complet. En un
instant, voilà qu'est aboli un état social qui n'a peut-être pas eu son pareil
dans l'histoire, à ce seul point de vue de l'égale répartition des biens
matériels.
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La déportation des Acadiens, par Henri Breau (vers 1900) |
Mgr Touchet,
repassant à grands traits, dans son discours pour les Arméniens, les
dévastations commises par les Allemands partout où ils ont porté leurs armes,
dit ceci : « Ils ont fait pleurer la
beauté du monde »[5]. Il y avait, dans la
péninsule de la Nouvelle-Écosse, une forme de beauté qui naissait, non
seulement de la qualité des âmes qui l'habitaient, de la pureté de leurs mœurs,
de leurs vertus évangéliques, mais encore de l'harmonie avec laquelle la
Providence y avait répandu la saine prospérité. Cette beauté, les Anglais l'ont
ravagée à jamais ; et ils ont ainsi fait pleurer également la beauté du monde.
La beauté quelle qu'elle soit, c'est quelque chose qui appartient en quelque
sorte à l'univers entier ; y toucher, la profaner, la diminuer, la détruire,
c'est attenter au trésor du monde.
Car les ordres
de Lawrence étaient précis : tout ce qui ne pût pas être converti en espèces
sonnantes ou devenir une proie facile aux mains des forbans qui entouraient le
gouverneur, fut réduit en cendres. Églises, maisons, granges, moulins, moissons,
tout cela fut brûlé. « Vous ferez le désert derrière vous, avait mandé cet homme
: ce qui ne pourra pas être emporté ou vendu devra être livré aux flammes. Il
faut décourager, par un tel spectacle, ceux des proscrits qui seraient tentés,
un jour ou l'autre, de venir s'établir sur leurs anciennes terres »[6].
Et donc, la
proclamation de Winslow réduit les Acadiens, — ces gros habitants, comme qui
dirait, — à la mendicité. Il leur annonce ensuite qu'ils vont être déportés. Il
ne dit pas où. Ce n'est pas d'expulsion qu'il s'agit. Ce serait déjà une grande
cruauté. Mais enfin, les victimes auraient du moins la liberté de leurs
mouvements. Le choix de leur exil ne leur est pas laissé. Elles iront là où on
les mènera, en lieu sûr.
Le colonel
ajoute qu'il s'efforcera de mettre les mêmes familles sur les mêmes vaisseaux,
de manière à empêcher qu'elles ne soient démembrées : I shall do everything in my power that whole familys shall go in the
same vessel. Donnons-lui crédit de cette intention ; nous croyons qu'elle
fut sincère. Aucun document ne contient d'ordre contraire ; et on ne peut
soutenir que la barbarie des autorités ait été jusqu'à commander que les
familles fussent disloquées.
Mais dans la
pratique, c'est cependant ce qui s'est produit dans un très grand nombre de
cas, j'oserais dire dans la presque majorité des cas. Car Winslow ne put être
partout pour veiller à ce que sa parole sur ce point fut respectée. Il avait,
par exemple, dans Murray un subalterne qui ne manquait pas de lettres, — sa
correspondance, à l'écriture très belle, est émaillée, à l'occasion, de
souvenirs classiques, — mais qui procéda dans l'exécution de son mandat avec
une fureur glacée.
Et à Grand-Pré
même, où présidait le colonel en personne, l'embarquement des proscrits a été
loin de se faire avec discipline et mesure. En somme, la confusion la plus extrême
a marqué cet acte aux divers endroits assignés pour le rendez-vous des
proscrits. D'abord, les vaisseaux ont mis du temps à venir, et ces retards
énervaient les autorités, les agaçaient, elles qui voulaient faire vite et se
débarrasser au plus tôt de cette besogne. Puis, il n'en vint pas assez, et l'on
fut obligé de surcharger tellement les navires que tout le monde en perdait la
tête.
Et il semble
également que tous ces bourreaux du peuple acadien, Lawrence tout le premier,
aient été surpris et effrayés de l'immensité de la tâche qu'ils avaient
entreprise : envoyer tant de monde en exil. Dans une lettre aux Lords du
Commerce, le gouverneur avouera que ce ne fût pas une petite chose que
d'expulser such a prodigious number of
people, « un nombre si prodigieux d'habitants »[7].
Il en est donc
résulté que la promesse solennelle faite par Winslow s'est trouvée vaine.
L'embarquement des Acadiens a été opéré dans de telles conditions de hâte, au
milieu d'un tel désordre que l'on ne s'y reconnaissait plus. Séparées au point
de départ par la force des circonstances, comment les familles auraient-elles
pu se rejoindre au point d’arrivée, quand les bateaux qui emportaient ces
malheureux faisaient voile pour les diverses colonies du continent, depuis le
Massachusetts jusqu’à la Caroline du Sud et la Georgie ? Nous insistons sur ce
fait, qui peut, si l’on le veut, avoir eu dans son principe quelque chose
d’accidentel, qui n’a pas été l’objet d’un ordre exprès.
Mais que la
cause ait été indépendante ou non de la volonté des auteurs de la déportation,
les conséquences en ont été les mêmes pour les victimes ; et il est facile de
comprendre tout ce qu’elles ont eu d’aggravant pour leur sort déjà si
lamentable. Il y a eu des familles qui ont été ainsi démembrées à tout jamais,
d’autres dont les éléments n’ont pu se réunir qu’après dix, vingt, trente
années de recherches.
Il y a
d’ailleurs une formule de droit qui ne permet pas de ne pas rendre Winslow
responsable, en dépit de son engagement, de cette dernière infortune : lorsque
l’on pose une cause mauvaise, l’on accepte et l’on prend sur soi tout ce qui en
découle. Or, il est assez prouvé que la déportation même porte tous les
caractères qui constituent le crime. Par conséquent, l’on ne saurait exonérer
ni Lawrence ni aucun de ses soudards de tout ce qui est venu se greffer sur
cette infamie, comme une conséquence nécessaire, pour la rendre plus noire et
plus irrémédiable. Quoiqu’ils en aient dit, ils ont voulu éparpiller sous tous
les cieux les pierres du foyer[8]
acadien.
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Déportation des Acadiens à Grand-Pré : L'attente avant l'embarquement. Tableau de Claude Picard. (Source : Joachim Leblanc) |
Le récit du
premier embarquement à Grand-Pré nous est donné au long par Winslow ; que l'on
me permette d'en citer quelques extraits ; cela renseignera sur ce qui s’est
passe ailleurs, pendant plusieurs mois qu'ont duré la chasse aux victimes et
leur rassemblement dans les divers ports de la péninsule :
« 10
septembre. J’ai remarqué ce matin parmi les Français une agitation inaccoutumée
qui m'a donné de l'inquiétude. Afin de protéger le service de Sa Majesté, nous convînmes,
mes officiers et moi, de séparer les prisonniers, et d'en faire monter
cinquante sur chacun des cinq vaisseaux arrivés de Boston, et de commencer par
les jeunes gens. Le capitaine Adams et les capitaines des vaisseaux reçurent
ordre de tout préparer pour l'embarquement des captifs. Je fis venir le père
Landry, celui d'entre les Acadiens qui parlait le mieux l'anglais. Je lui dis
que nous allions commencer l'embarquement d'une partie des habitants, que nous
avions décidé d'en embarquer 250 le jour même, et que nous commencerions par
les jeunes gens. Je le chargeai d'avertir ses compagnons de cette décision qui
l'a beaucoup surpris. Je lui dis qu'il fallait que la chose se fit, que je
donnerais ordre de mettre tous les prisonniers en lignes de six hommes de
front, avec tous les jeunes gens à gauche, et que la marée ne me permettait pas
de leur accorder plus d'une heure pour se préparer.
Toute la
garnison fut appelée sous les armes et placée derrière le presbytère entre
l'église et les deux portes de l'enceinte palissadée. Selon mes ordres, tous
les habitants français furent rassemblés, les jeunes gens placés à gauche.
Ensuite, j'ordonnai au capitaine Adams, aidé d'un lieutenant et de 80 sous-officiers
et soldats, de faire sortir des rangs 141 jeunes gens et de les escorter
jusqu'aux transports. J'ordonnai aux prisonniers de marcher. Tous répondirent
qu'ils ne partiraient pas sans leurs pères. Je leur dis que c'était là une
parole que je ne comprenais pas, car l'ordre du roi était pour moi absolu et
devait être exécuté impérieusement ; que je n'aimais pas les mesures de
rigueur, et que le temps ne permettait pas de pourparlers ou de délai.
J'ordonnai à
toutes les troupes de mettre la baïonnette au canon et de s'avancer sur les
Français. Je commandai moi-même aux quatre rangées de droite des prisonniers,
composées de vingt-quatre hommes, de se séparer du reste ; je saisis l'un
d'entre eux qui empêchait les autres d'avancer et lui ordonnai de marcher. Il
obéit, et les autres le suivirent, mais lentement. Ils s'avançaient en priant,
en chantant et en se lamentant, et sur tout le parcours (un mille et demi) les
femmes et les enfants à genoux priaient et faisaient entendre de grandes
lamentations. (Dans le texte original de Winslow, aux archives de la Massachusetts Historical Society, les
mots great lamentations ont été soulignés,
et vis-à-vis ont été mis à la marge ces deux mots : no wonder ! « ce n’est pas étonnant
! »)
J'ordonnai
ensuite à ceux qui restaient de choisir parmi eux cent neuf hommes mariés qui
devaient être embarqués après les jeunes gens... Ainsi se termina cette pénible
tâche qui donna lieu à une scène navrante. Thus
ended this troublesome job which was a scene of sorrow »[9].
Ce récit est
typique. Si Winslow, qui avait pourtant promis de montrer de l'humanité dans
l'exécution des ordres qu'il avait reçus, a agi avec une telle rigueur, à quelles
brutalités ne se sont pas livrés ses officiers qui opéraient ailleurs, et qui
avaient les mains libres ? La scène de navrance dont il parle à la fin ne fut
que le prélude des scènes de désespoir dont les rivages de l'autrefois riante
Acadie ont été le théâtre durant de longs mois.
En une autre
circonstance, il lui échappa de dire : « J'en ai pesant sur le cœur et sur les
mains »[10]. Et encore : « J'ai hâté
d'en avoir fini avec cette ennuyeuse affaire qui est la plus pénible de toutes
celles que j'ai jamais eu à accomplir »[11]. Ces derniers mots sont
dans une lettre à Handfield, qui opérait à Annapolis, Port-Royal. Et celui-ci
de répondre à son commandant : « Je m'unis à vous de tout cœur pour souhaiter
que nous fussions quittes tous les deux de cette sale besogne... »[12].
Voilà des aveux qui ont
leur importance et qui en disent long sur les abominations qui ont accompagné
la déportation, car ces militaires n'avaient rien de ce qu'on appelait en
France au dix-huitième siècle « l'homme sensible ». L'on aura remarqué aussi
sans doute combien, dans ce premier embarquement, Winslow s'occupe peu de voir
à ce que les mêmes familles prennent place ensemble. Le colonel a bien d'autres
soucis !
![]() |
La déportation. Tableau de Lewis Parker. (Source : Joachim Leblanc) |
C’est en
octobre seulement, quand déjà les proscrits étaient à bord depuis des semaines,
que les premiers bateaux firent voile vers les colonies. Jusqu’au printemps de
1756, la mer fut sillonnée de navires débordant de malheureux qu’ils allèrent
jeter sur les plages de l’Atlantique.
Et ici
commence le deuxième acte interminable du sombre drame : l’exil des
Acadiens sur des côtes inhospitalières, leur éparpillement dans les milieux les
plus fanatiques, les plus fermés à tout sentiment de pitié, les plus âpres, les
plus durs qu’il fût possible d’imaginer. Dante à parlé de l’exil en homme qui
en avait senti la morsure : « Tu laisseras tout ce qui t’est le plus cher,
mais ce n’est là que le premier trait que lance l’arc de l’exil. Tu éprouveras
combien est amer le pain de l’étranger, et quel dur chemin c’est de gravir et
descendre l’escalier d’autrui »[13].
Ces vers font
écho à ce que l’esprit de Dieu avait inspiré au prophète : « Là où on est
reçu comme étranger, est-il écrit au livre de l’Ecclésiastique, on n’ose pas
ouvrir la bouche. Mon fils, puisses-tu ne pas mener une vie de mendiant ! Mieux
vaut mourir que mendier. Quand un homme en est réduit à regarder vers la table
d’un autre, sa vie ne saurait compter pour une vie. C’est une triste vie que
d’aller de maison en maison »[14].
Toutes ces
humiliations, toutes ces tristesses pires que la mort, vont être désormais le
lot de ces paysans autrefois très à l’aise, qui vivaient heureux et paisibles
sur les domaines que leurs pères avaient défrichés, et où ils trouvaient, dans
un labeur consciencieux, le contentement de l’esprit et les biens nécessaires à
leur subsistance.
Et que de
cruautés de tout ordre vont venir s’ajouter à leurs premiers malheurs, pour
alourdir leur existence errante ! Ces sans-patrie vont être pris dans un
enchaînement d’infortunes qui aura quelque chose d’inextricable. Des avalanches
de maux vont achever de broyer leur âme et leur corps.
Et d’abord,
ils n’étaient pas attendus là où on les a envoyés. Lawrence s’était bien gardé
de prévenir les gouverneurs des provinces de l’arrivée de ces parias. La
moindre convenance exigeait qu’il les consultât à l’avance, et qu’il demandât
leur assentiment. Rien n’en fut fait. Prévoyant sans doute des objections qui
l’eussent frustré de ces desseins, il se contenta de remettre aux capitaines
des vaisseaux chargés de transporter les exilés une lettre-circulaire leur
expliquant ceci : premièrement, que la sécurité de la Nouvelle-Écosse lui
avait fait un devoir d’en déporter tous les habitants français ; deuxièmement,
qu’ils voulussent bien l’aider, coopérer à son œuvre de protection des intérêts
britanniques, en recevant dans le territoire soumis à leur juridiction quelques
centaines ou quelques milliers de ces sujets ingouvernables, nuisibles,
dangereux.
Qu’arriva-t-il
? C’est que les Acadiens furent les premiers à souffrir d’un tel procédé
offensif des droits de ces Excellences. Lawrence se prenait-il pour un potentat
à qui tous ses collègues des autres provinces du continent devaient obéissance
? Pourquoi n’avait-il pas d’abord sollicité leur avis ? Pourquoi ne s’était-il
pas assuré auparavant s’ils recevraient ou non ces neutres français ?
Qu’avait-on besoin de cette engeance maudite ? Si elle n’était pas bonne pour
la Nouvelle-Écosse, était-elle meilleure pour les autres colonies ? Celles-ci
n’auraient-elles pas également à souffrir de leur présence dans leur sein ?
Pourquoi n’avoir pas expédié ces gens en Angleterre, ou en France, au bout du
monde plutôt ?
Les
protestations contre cette imposition de colons ennemis, de papistes français,
pleuvent. En tel État, par exemple, le gouverneur se refuse à en laisser
débarquer un seul, et les capitaines des vaisseaux reçoivent l’ordre de faire
voile pour l’Angleterre avec leur cargaison d’indésirables. Dans les autres ports, ces capitaines doivent
parlementer longtemps, parfois durant des semaines, avec les autorités avant
d’avoir l’autorisation de débarquer les proscrits. Ces gens de mer sont pressés
; ils ont d’autres chargements à prendre ; tout retard leur fait perdre de
l’argent. En hommes pratiques, cela ne peut leur aller.
D’autre part,
pour toutes sortes de raisons, où le souci matériel entre pour beaucoup, les autorités
ne se hâtent pas, dans l'état actuel de leurs finances, de prendre à leur
charge cette armée de misérables. Durant tous ces pourparlers, les Acadiens
languissent à bord des vaisseaux : c'est l'hiver ; ils ne sont pas protégés contre
le froid, la neige, les pluies ; mal nourris, n'ayant d'eau potable, manquant
de tout, la maladie fait parmi eux les plus grands ravages.
Chose
incroyable ! Même à Boston, on fait difficulté pour les recevoir. Et pourtant,
ce sont des milices du Massachusetts qui sont venues effectuer la déportation,
et c'est Shirley, le gouverneur de cette province, qui avait, de concert avec
Lawrence, ourdi ce beau plan. Mais quand les bateaux arrivent, Shirley est
absent. Rien ne prouve d'ailleurs qu'il ait pris aucune disposition en vue de
l'arrivée possible des neutres français. C'est donc le lieutenant-gouverneur
Phips, qui, avec son conseil et la chambre des représentants, est chargé d'adopter
les mesures d'urgence que demande une situation si imprévue.
![]() |
William Shirley (1694-1771) Gouverneur du Massachusetts lors de la Déportation des Acadiens. « Ce sont des milices du Massachusetts qui sont venues effectuer la déportation, et c'est Shirley, le gouverneur de cette province, qui avait, de concert avec Lawrence, ourdi ce beau plan ». ― Henri d'Arles (Source du portrait : CyberAcadie) |
Ah ! ces
mesures, comme elles furent mesquines, étroites, sévères ! Les Acadiens sont semés,
çà et là, dans les divers bourgs, et remis à l'assistance publique, qui tiendra
un compte minutieux de toutes les dépenses qu'occasionnera leur entretien. Il
faudra que ces versements, à même les fonds de chaque municipalité, soient
rigoureusement remboursés par la Nouvelle-Ecosse.
J'ai dit que
les Acadiens furent semés ; j'aurais dû plutôt mettre : parqués. Et si vous
voulez un exemple de la rigueur avec laquelle ils furent surveillés, voici un
extrait d'une loi passée en conseil le 20 avril 1756 : « Il est décrété par le
gouverneur en conseil et la chambre des représentants qu'à partir du 1er mai
1756, les habitants de la Nouvelle-Ecosse ne devront pas sortir des limites du
bourg dans lequel ce gouvernement les a placés sans une permission écrite ; en
cas de contravention, le ou les coupables devront être arrêtés et traduits
devant un juge de paix ; en cas de récidive, celui, celle ou ceux qui seront
coupables seront passibles d'une amende n’excédant pas dix schellings ou de
recevoir publiquement un nombre de coups de fouet n'excédant pas dix... ».
Et voici,
choisi parmi des centaines d'autres semblables ou plus odieux encore, un
spécimen de la manière plutôt forte que l'on appliqua à ces exilés:
« Pétition de
Charles et Nicolas Breau. Quelque temps après leur arrivée à Boston, les
pétitionnaires furent envoyés avec leur famille, composée de neuf personnes en
tout, au bourg de Hanover, où ils furent installés sous la surveillance d'un
nommé John Bailey, dans la maison réservée pour les déportés. Pendant leur
séjour à cet endroit, c'est-à-dire jusqu'à samedi dernier, ils se sont efforcés
par leur travail, ainsi que leur autre frère et leurs quatre sœurs, de pourvoir
à leurs besoins et à ceux de leurs parents. Bien qu'ils aient constamment
travaillé, car on les employait soit à couper du bois, soit à enlever la pierre
ou à d'autres travaux des champs, ils n'ont jamais reçu un sou en retour, et
pendant les 14 derniers jours, c'est à peine si on leur a donné à manger, et
encore les vivres étaient-ils tous de mauvaise qualité. Samedi dernier, une
vingtaine d'hommes à l'air menaçant ont pénétré dans l'habitation des
pétitionnaires, et plusieurs portaient des cordes dans leurs mains. Ils ont
entraîné le père et la mère des pétitionnaires, vieillards âgés de
soixante-quatre ans, dans une charrette et les ont emmenés dans un endroit
inconnu, ayant auparavant attaché avec les cordes qu'ils avaient apportées le
pétitionnaire Nicolas et un de ses frères afin qu'ils ne pussent suivre leurs
parents âgés et sans défense. Le dit John Bailey tenait le dit Nicolas à la
gorge pendant qu'un autre l'attachait... Boston, 26 avril 1756 ».
Ou encore,
c'est Augustin Hébert, qui, dans une requête au lieutenant-gouverneur Spencer
Phips, expose qu'il a été traité très brutalement par le capitaine Conligot,
qui lui a arraché un de ses enfants, lorsque le pétitionnaire parvenait à les
faire vivre par son travail. Et non content de cela, il a battu votre
malheureux pétitionnaire au point que celui-ci a pu à peine marcher pendant
deux semaines ».
C'est Laurence
Mius qui « déclare au gouverneur Pownall que vers le commencement du mois de
mars 1758, les conseillers de Methuen ont envoyé le pétitionnaire et son frère
travailler, leur promettant le salaire qu'on payait aux autres dans cet
endroit. Ils ont travaillé pendant deux mois, mais lorsqu’ils sont allés pour
retirer leurs salaires, votre pétitionnaire a reçu trois verges de vieille
toile évaluée à 7 deniers la verge, deux livres de morue sèche, et une livre de
graisse de porc, et son frère n’a rien reçu davantage... Le frère de votre
pétitionnaire a travaillé pour la valeur de 3 pistoles et 15 shillings, mais
lorsqu’il a réclamé ce montant, non seulement on lui a refusé le paiement de
son travail, mais il fut chassé et poursuivi par un homme armé d’un tisonnier,
qui le frappa sur le côté. Le coup qu’il reçut lui fit cracher du sang pendant
le reste du jour... Son assaillant lui dit que, sans la crainte de la justice,
il l’aurait tué comme une grenouille ».
C’est John
Labador qui expose que « depuis des semaines, il n’a reçu pour subsistance qu’un
quartier d’agneau, et une pinte de lait par jour pour une famille composée de
sept personnes. Il n’a pas de bois parce qu’on lui a refusé un bœuf pour
transporter chez lui celui qui a coupé lui-même ; il est présentement abandonné
avec sa famille, sans vivres et sans feu dans une maison qui n’a ni porte ni
toit. Lorsqu’il pleut, il leur faut transporter leurs lits sous le vent afin de
se mettre à l’abri de la pluie et de la neige fondante. Il lui arriva un jour
de faire remarquer à un conseiller qu’ils étaient inondés dans la maison ;
celui-ci répondit d’y construire un bateau et d’y naviguer... »
J’ai là, sous
les yeux, toute une masse de documents, que j’ai copiés moi-même ou fait
photographier d’après les originaux, tous remplis des plus abominables cruautés,
tous exhalant ces plaintes dont je viens de vous faire entendre quelques
accents. Ces malheureuses familles, déjà démembrées dès leur départ pour
l’exil, se voient souvent ravir par force les enfants qui leur restent. Et on
ne leur permet pas de se visiter d’un village à l’autre. Elles sont tenues dans
l’isolement, séquestrées en quelque sorte, l’objet d’une surveillance jalouse.
Il faudrait écrire sur cet ensemble de pièces où éclate la méchanceté
humaine les mots de Shakespeare : « Horreur ! horreur ! horreur ! »
![]() |
Thomas Hutchinson (1711-1780) « Parmi tous ces puritains soi-disant évangéliques, Thomas Hutchinson est le seul qui ait montré à l’égard de ces neutres français de la charité chrétienne. [...] C’est peu, mais cela suffit pour nous faire bénir le nom de celui qui a senti ses entrailles s’émouvoir devant tant de malheurs immérités ». ― Henri d'Arles Sur Wikipedia on peut lire au sujet de Thomas Hutchinson : « Son travail n'était pas entièrement de nature politique. Son attitude humanitaire l'a fait venir en aide aux Acadiens qui avaient été déportés de leurs terres de Nouvelle-Écosse. Sa charité envers ces catholiques ne lui a pas suscité des amis dans le Massachusetts protestant ». (Traduit par nous) (Source du portrait : Wikipedia) |
Parmi toutes
ces brutalités dont le détail serait infini, l’on relève un seul acte inspiré
par la pitié, un seul ! Il en est d’autant plus précieux. Il est de Thomas
Hutchinson qui devint plus tard gouverneur de la province et qui s’en fit le
premier historien. Laissez-moi vous le citer. Il nous reposera des émotions et
des frémissements que les notations précédentes ont soulevés en nous :
« À son
Excellence William Shirley, etc. Votre pétitionnaire ayant été informé de la
profonde détresse dans laquelle étaient les habitants français à bord des
vaisseaux arrivés dans ce port, est allé visiter l’un de ces bateaux où il a
trouvé plusieurs des passagers en train de périr, par suite des souffrances
qu’ils avaient endurées ; entre autres une veuve respectable et âgée, qui était
gravement malade depuis quinze jours sans avoir reçu le moindre soin. Votre
pétitionnaire ordonna qu’elle fut débarquée et logée dans une de ses maisons,
et pourvût également à ce qu’elle fut soignée. Mais toutes ses attentions
furent inefficaces : elle est morte quelques jours après. Avant de rendre
le dernier soupir, elle me supplia, au nom de notre commun Sauveur, d’avoir
compassion de ses enfants, savoir deux fils, deux filles et un petit-fils. Ces
enfants ont depuis demeuré à Boston et ont eu recours au pétitionnaire. Mais
ils m’informent maintenant que l’on veut les transporter dans quelque lointain
village et cela les met au désespoir. Votre pétitionnaire demande humblement
que cette petit famille du nom de Benoît continue à habiter Boston, ou qu’elle
aille résider à Cambridge avec une famille du nom de Robichaud. Et il est prêt
à se porter garant, s’il le faut, de la correction de la conduite de ces
malheureux enfants...»
C’est là tout
ce que les documents officiels du Massachusetts nous présentent en fait de
sympathie et de compassion accordée aux infortunés Acadiens. C’est peu, mais
cela suffit pour nous faire bénir le nom de celui qui a senti ses entrailles
s’émouvoir devant tant de malheurs immérités. Parmi tous ces puritains
soi-disant évangéliques, Thomas Hutchinson est le seul qui ait montré à l’égard
de ces neutres français de la charité chrétienne.
III
C'est une
notion philosophique, basée sur la nature des choses et sur l'expérience, que
le mal est essentiellement stérile. Et la métaphysique va jusqu'à dire qu'il
est le non-être, non ens. Et comment
le non-être produirait-il des résultats appréciables, à quelque point de vue
que ce soit ? Le bien seul fonde. Le mal est, en soi, un agent de ruine et de
mort. Entre tous les crimes qui furent jamais commis, et qui, par conséquent,
n'ont pu enfanter que la destruction, il n'y en a peut-être pas eu de plus
parfaitement inutile, sous quelque face qu'on le considère, que celui dont nous
venons de vous exposer les grandes lignes, ni qui ait tourné davantage au
détriment de ses auteurs. Et je ne veux pas insister ici sur le détriment
moral, car cela est bien entendu. Une nation civilisée ne donne pas un pareil
scandale, qui a consisté à s'emparer par la ruse et par la force de tout un
petit peuple paisible et soumis, à le rendre d'abord la victime du plus effréné
des brigandages, à le disperser ensuite au hasard, sans tenir aucun compte des
liens du sang, dans des milieux étrangers où des traitements barbares
centupleraient ses souffrances et prolongeraient son agonie, une nation ne
méconnait pas ainsi le droit des gens, sans en souffrir éternellement dans son
honneur.
Mais une si
abominable conception, dont l'idée première remonte au gouvernement britannique,
ainsi que je l'ai prouvé dans ma conférence sur les causes de la Déportation, et qui a été exécutée par des
hommes qui n'ont rien négligé de ce qui pouvait en accroître l'ignominie
foncière, a-t-elle rapporté du moins des profits matériels tangibles, et qui,
pour une race de boutiquiers, constituent des compensations qui valent bien les
sacrifices qu'elles ont coûtés à la respectabilité nationale ?
Les
instruments immédiats de cette honteuse entreprise en ont-ils fort avancé leurs
affaires ? Nous parlons ici en thèse générale, car ainsi qu'on dit dans
l'école, non datur scienta de
particularibus (« Au sujet des choses particulières il n’a pas les
connaissances »). Il y a eu des individus, en effet, pour qui la spoliation des
Acadiens a été une heureuse chance. Mais si nous laissons de côté ces faits
particuliers, ces cas d’enrichissement personnel comme fruit d'un vol organisé,
est-ce que, par exemple, le gouverneur de la Nouvelle-Écosse, en tant que
gouverneur, à savoir personnage officiel devant avoir à cœur les intérêts de sa
province, a posé là un acte qui a été à l'avantage de celle-ci ?
De quelque
côté qu'on envisage la Déportation des Acadiens, et qu'on la mette en regard
des ambitions de conquête que nourrissait l’Angleterre à l'égard de tout le
Canada, ou qu’on la considère du point de vue du développement naturel de la
péninsule, ou que l'on réfléchisse au devoir qui s'imposait à Lawrence, s'il eût
simplement voulu faire acte de sage administration, l'on est obligé de conclure
que cette déportation fut parfaitement inutile, et non-seulement inutile, mais
nuisible à l’avenir de cette province, dont elle a entravé et retardé
indéfiniment le progrès.
Oh ! comme
tout s'enchaîne ici-bas ! Comme est merveilleuse la solidarité des divers
ordres moral et matériel ! Et comme on ne peut toucher aux lois éternelles
fixées par la Providence sans que la nature résiste en quelque sorte, et venge
l'harmonie universelle qui a été brisée par le crime des hommes ! La
Grande-Bretagne rêvait d un empire américain qui embrassât tout le nord du continent,
et depuis toujours les possessions françaises en Canada l’empêchaient de
dormir. Mais je demande en quoi la présence de quinze à vingt mille Français
neutres en Nouvelle-Ecosse pouvait empêcher les armées anglaises de réaliser
les vastes ambitions nationales ? Les Acadiens, liés par un serment de
neutralité, avaient toujours été fidèles à leurs engagements : en maintes
circonstances délicates, ils avaient montré une attitude si correcte qu'elle
leur avait valu des éloges en haut lieu. Quelle apparence y avait-il que, dans
les nouveaux événements qui se préparaient entre la France et l'Angleterre, ils
dussent changer de conduite ? Le gouvernement n'avait qu'à les laisser
tranquilles sur cette question du serment, qu'à ne pas vouloir réviser une
forme d'allégeance qui avait été acceptée des deux parts, officiellement
garantie et sanctionnée, et dont tous s'étaient bien trouvés, pour que,
advenant la guerre, les neutres fussent restés en dehors et au-dessus de la
mêlée, tout comme auparavant.
Il y a quelque
chose de triste et d'enfantin à la fois, à vouloir soutenir, ainsi que font des
écrivains réputés sérieux, que la déportation fut nécessaire, fut une mesure,
cruelle sans doute, mais nécessaire, [pour cette raison] que l'Angleterre
n'aurait jamais pu, autrement, s'emparer du Canada ni le garder. D'abord, en
quoi était-il nécessaire que l'Angleterre s'emparât du Canada ? Surtout, quelle
obligation y avait-il de disperser au préalable ces quinze mille paysans
neutres, qui, depuis 1730, n'étaient jamais sortis des limites de leur
neutralité, et qui, au surplus, à l'époque qui nous occupe, n'avaient pas une
seule arme?
« Je me hâte
de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer », disait Figaro[15]. Devant cet argument de
nécessité qu'on nous sert pour justifier la déportation, nous devrions rire, si
les larmes n'étaient les plus fortes et si notre cœur ne pouvait plus éprouver
qu'une indicible navrance.
J'ajoute que
cette expulsion, dont l'inutilité absolue frappe tous les gens honnêtes, a nui
grandement aux meilleurs intérêts de cette province même que leur départ était
censé favoriser ; elle fut un acte hautement impolitique et anti-économique, en
donnant à ces mots leur sens le plus réaliste. Du jour au lendemain, en effet,
la péninsule fut transformée de contrée fertile en désert ; elle fut privée de
ces admirables colons français, durs au travail, ingénieux et forts. Malgré des
offres alléchantes, il se passa des années avant qu'on put les remplacer. Et le
furent-ils jamais vraiment ? Est-ce que leurs successeurs n'ont pas avoué au
gouvernement qu’il y avait de ces choses, comme les aboîteaux par exemple, qu’ils se sentaient incapables, je ne dis
pas de construire, mais de réparer seulement, suppliant qu’on appelât les
déportés à leur secours[16]? Voilà donc des milliers
de bras, habitués à remuer le sol, que l’on supprime d’un coup. Quelle force
soudain anéantie ! Et quelle destruction impie de toute la richesse économique
d’un état !
La colère, la
haine nationale et religieuse ont-elles jamais inspiré un plus absurde
vandalisme, qui s’est retourné contre ceux-là mêmes qui s’étaient glorifiés de
l’avoir déchaîné ? Quelle folie sacrilège que d’appauvrir ainsi, de ruiner
systématiquement, sous des prétextes qui ne tiennent pas debout, que la raison
condamne non moins que la conscience, un territoire que l’on est au contraire
chargé de faire prospérer !
Quant à
Lawrence, en particulier, il semble bien, tant il faut que tout se paye
ici-bas, que les quatre ou cinq années qu’il lui restait à vivre aient été
comme empoisonnées par les soucis de toute nature qu’engendra son magnifique
exploit : incessantes réclamations de la part des divers États où avaient
échoué les neutres français ; difficulté de faire renaître l’abondance là où
ses stupides décrets avaient promené la dévastation et la mort ; critiques
contre son administration ; embarras financiers ; échecs politiques, etc., etc.
Il est vrai que la Métropole, comme pour sanctionner son crime, l’avait, dès l’aurore
de l’année 1756, nommé gouverneur-en-chef de la Nouvelle-Écosse...
Mais, quand la
Grande-Bretagne put entrevoir la marche victorieuse de ses armes du côté du
Canada, et que ses inquiétudes commencèrent de se dissiper, et que ses
ambitions séculaires prirent de plus en plus figure de réalité, alors la
déportation des Acadiens, qui apparaissait comme si nécessaire autrefois, perdit
à ses yeux de son importance stratégique ; et celui qui l’avait accomplie avec
un enthousiasme digne d’uen meilleure cause, en fut atteint dans son prestige
de soi-disant sauveur des destinées anglaises en ce continent. Sa gloire
s'amoindrissait, au fur et à mesure que son acte s'illuminait d'une clarté différente,
et prenait un recul qui en diminuait la valeur pratique, et le montrait mieux,
sinon comme un crime, ce que les Anglais n'ont jamais admis, du moins comme un
fait d'un intérêt local et limité.
Du reste, crime
ou sottise, fait supérieur ou bévue politique, la chose avait coûté cher : et
ce sont ces énormes dépenses, causées par l'expulsion des neutres français, que
les hommes d'État anglais ne pourront pas avaler et qu'ils ne pardonneront pas
au gouverneur de la Nouvelle-Ecosse. Ainsi que l'a dit l'historien James Bryce dans
une analyse de l'ouvrage Acadia, Lawrence
died under a cloud[17].
Lawrence est mort à temps, car les foudres officielles s'apprêtaient à le
frapper. Pour avoir échappé, en somme, à la disgrâce humaine, cet homme, l'un
des plus grands malfaiteurs de l'Histoire, aura dû recevoir, à l'heure où il
s'abîmait dans l'éternité, une rétribution d'autant plus rigoureuse.
![]() |
En 1875, Onésime Fortier (1851-1888) remporta un important prix littéraire pour son poème à la mémoire des déportés acadiens, La ruine de Grand-Pré. De 1872 à 1876, Fortier vécut en Acadie (Nouveau-Brunswick) où il fut enseignant et rédacteur en chef du journal Le Moniteur acadien. Il entra par la suite dans l'ordre des Dominicains, où il fut ordonné prêtre. Il est mort jeune, à 36 ans, à Saint-Hyacinthe. Même si La ruine de Grand-Pré fut couronné et salué par la critique de l'époque, il est resté depuis tout ce temps enfoui dans un incompréhensible oubli : on n'en trouve même pas une mention dans les répertoires, dictionnaires et manuels les plus reconnus sur la littérature française d'Amérique du Nord. Récemment, les Poésies québécoises oubliées ont sorti cette oeuvre de l'oubli immérité dans lequel elle dormait depuis trop longtemps. On peut donc en lire ICI un extrait, sous lequel on trouvera un hyperlien conduisant vers le poème intégral que l'on peut télécharger et imprimer gratuitement. |
Une dernière
considération, que j'ose à peine énoncer tellement elle s'impose et ressort
d'elle-même de tout ce que nous avons dit touchant la Tragédie Acadienne... ah ! je ne sais pas quels mots inventer ! Ce
serait un singulier euphémisme, doublé d'une plate banalité, que de dire que la
déportation fut inutile et nuisible aux Acadiens. Elle ne leur a pas seulement
nui, certes, elle les a désorientés, elle les a brisés. Le mal qu'elle a fait à
cette race est à tout jamais irréparable. J'ai entendu de belles choses au
sujet de leur survivance, de la reprise de leurs destinées en Nouvelle-Ecosse
et au Nouveau-Brunswick. Cela est admirable, en effet, et Mgr Paquet, qui a
observé ce fait ethnique remarquable, l'a justement appelé la Revanche de l'Histoire[18].
M. Charles
Maurras a dit : « II n'y a rien au monde de plus touchant que le tableau d'une
race antique qui se maintient »[19]. Si je sais quelque chose
de plus touchant encore, c’est le tableau d’une antique race qui, après avoir
été déracinée, décimée, broyée, semée à tous les souffles, réussit, par un
véritable miracle de profonde vitalité, à se refaire, à se maintenir. Il y a là
un phénomène apparenté à une résurrection. C’est pourquoi il excitera toujours
l’étonnement des penseurs.
Ce phénomène,
ce rare tableau, dont les éléments sont faits d’une double beauté : la
surgie et le maintien des traits de la race, l’Acadie nous l’offre à l’heure
actuelle. Il faut s’incliner respectueusement devant un tel paysage moral.
Ce n’est pas à
dire, cependant, que nous devions perdre de vue le spectacle qui se dresse dans
le lointain de notre esprit, quand nous songeons à ce qu’aurait été normalement
l’avenir des Acadiens sans ce néfaste épisode du « Grand Dérangement », lequel
fut plus qu’un épisode mais une effroyable tempête, dont les désastres sont
incalculables et se feront sentir au long des siècles. Les Acadiens seraient
aujourd’hui (1920) un million à un million deux cent mille. Quelle réserve d’énergie
française et quelle efflorescence du catholicisme dans ces mêmes provinces qui
leur appartenaient de droit, et qu’il leur a fallu peu à peu arracher au
fanatisme !
Cette Tragédie acadienne ! L’énigme, la
solution n’en est pas dans les pauvres spéculations de notre entendement. C’est
plus haut que la terre, en dehors du temps, du nombre et de l’espace, qu’il
faut chercher une explication qui repose l’esprit désemparé en présence d’un
tel sort fait à l’innocence et qui comprime les mouvements d’un cœur honnête
que l’indignation au souvenir de si grands malheurs fait battre trop vite.
De tout temps,
il a fallu qu’il y eût des justes souffrants. C’est la grande loi de l’équilibre
moral qui empêche notre monde d’être englouti dans le néant. À cause de sa foi,
de ses vertus, la race acadienne a été choisie pour prendre rang parmi ces
victimes augustes, que l’antiquité païenne elle-même plaçait très haut :
le juste qui expie. La Tragédie acadienne
est un sujet à la Eschyle. « Comme il prenait pour sujet une marche au supplice
», a dit de lui M. Alfred Poizat dans une étude sur Sophocle[20]. Une marche au
supplice... en est-il une qui ait été comparable à celle de ces pauvres
Acadiens ? Quelles ressources il y a là pour un dramaturge de génie !
Et depuis la
mort du Sauveur sur la croix, la souffrance du juste a quelque chose de divin.
Ce sera la gloire de l’Acadie française d’avoir donné aux nations du globe l’exemple
de la plus amère souffrance tout en étant dans la plus parfaite justice, et d’avoir
été, comme le Divin Maître, crucifiée. La vertu de son sacrifice échappe à nos
supputations humaines. Qu’il nous suffise de savoir que pas un atome n’en sera
perdu.
Tiré de :
Henri d’Arles, La Tragédie acadienne,
Montréal, L’Action française, 1920, 30 p.
[1] « ...it was judged
necessary and the only practicable measure to divide them among the Colonies
where they may me of some use, as most of them are healthy strong people... and
they may become profitable, and it is possible, in time, faithful
subjects ». ― Geo. Lawrence to the governors on the Continent,
Halifax, 11 August, 1755. ― N. S. D. p. 278.
[2] Alfred Poizat, Le
symbolisme de Beaudelaire à Claudel, La Renaissance du Livre, Paris, 1919,
p. 34.
[3] Traduction par l’auteur
de Winslow’s
Journal, N. S. H. S. vol. III, p. 99.
[4] Winslow’s
Journal, ibid., p. 94.
[5] « C’est injuste, ce barbare, cet incendiaire de
cathédrales, qui fait pleurer la beauté du monde... », dans Pour les Arméniens, Discours prononcé par S.
G. Monseigneur Touchet, évêque d’Orléans, en l’église de la Madeleine, le
dimanche 13 février 1916, Paris, Bloud et Gay éditeurs, 1916, p. 4.
[7] Lawrence à Sir Thomas Robinson, Secrétaire d’État,
Halifax, 30 novembre 1755. N.S.D., p. 285.
[8] C’est le titre d’un remarquable ouvrage de M. Henry Bordeaux.
[9] Journal,
ibid., p. 108-110.
[10] Journal, p. 97.
[11] Journal, p. 134.
[12] Journal, p. 142
[13] Par. XVII, 55-60.
[14] Eccl., ch. XXIX et ch. XL.
[15] Beaumarchais, Le barbier de Séville, acte 1, scène 2.
[16] Canada-Français, Doc. in sur l’Acadie, II, 93,
Memorial of the inhabitants of King’s County, etc.
[17] Cette critique d’Acadia a paru dans The Speaker, London, England, 30
septembre 1899.
[18] Études et appréciations. Mélanges canadiens, Québec, p.
116.
[19] L’Action Française
et la Religion catholique, Nouvelle librairie nationale, Paris, 1913, p.
141.
https://www.facebook.com/groups/51600216481/?hc_ref=SEARCH
RépondreSupprimerLe génocide (déportation, grand dérangement [sic]) des Acadiens!!!!
https://www.facebook.com/laurent.desbois2/posts/10157602537638140
Après 1755, sur une population d'environ 13 500 Acadiens, on estime que plus de 12 600 furent brutalement déportés par le pouvoir colonial britannique. Les autres réussiront à atteindre le Québec et l'Acadie demeurée française (alors la Gaspésie, l'île Royale ou l'île Saint-Jean). En conséquence de cet exil ou en essayant d’y échapper, 7500 à 9000 moururent. Un tiers mourront de typhoïde et de fièvre jaune ! Des vies furent détruites, des femmes violées, des terres et des maisons volées.
Un dérangement ??? Tout un euphémisme par les révisionnistes Canadians !!!!!
Bernard Landry, premier ministre québécois d’origine acadienne, appelle cela un « crime contre l’humanité ».
Moi, j’appelle cela un génocide !!!
Salut, Salam, Shalom!
https://vigile.quebec/articles/salut-salam-shalom
ces pauvres gens n,ont jamais mérité,cela ,c,est un crime ,contre ,l,humanité,,,.
RépondreSupprimerJe suis un Acadien du Cap Breton né en 1952. Ma famille a été refouler sur des rochers au Petit Degra à l'Isle Madame cachée dans les anses. Quand j'ai demandé à ma grand-mère acadienne pourquoi on ne plantait pas d'arbres devant la maison. Elle me repondit, c'est pour guetter les Anglais, quand on les voit arriver dans l'havre on va se cacher dans le bois avec les Indiens jusqu'à leur départ.
RépondreSupprimerQuel affront ils nous ont fait subir ces racistes sanguinaires.OUI,SE SOUVENIR À JAMAIS.
RépondreSupprimer"Je me souviens"
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