lundi 2 janvier 2017

Pamphile Le May et ses "Contes vrais" de chez nous


Pamphile Le May (1837-1918)


En 1969, dans un bref recueil d'oeuvres de Pamphile Le May dont il signait la présentation, Romain Légaré écrivait : 

«Par l'histoire, nos écrivains ont accédé à l'âme de la patrie et par la patrie à l'éveil de la poésie»

Les Contes vrais de Pamphile Le May procurent une lecture envoûtante qui fait goûter à la sève du peuple québécois, et en cela on peut soutenir que Le May nous permet d'accéder à l'âme de la patrie ci-évoquée par Légaré. 

Mais, tristement, la question doit être posée : qui donc lit encore Pamphile Le May ?

Ce n'est pourtant pas que les Contes vrais, qui constituent l'une de ses principales oeuvres, soient difficiles d'accès de nos jours. Leur édition la plus récente ne coûte que $12,95 et se commande très facilement en librairie ou en ligne (voyez ICI). On peut donc facilement faire cadeau à soi-même ou à ses proches de 7 à 77 ans (et même plus!) de cette oeuvre utile à la compréhension d'où nous venons, étape essentielle à la maîtrise de ce que nous devenons. 

L'édition la plus récente des Contes vrais.


Parce que si nous ne nous reconnectons pas à la fibre de notre peuple, nous privons ce même peuple de son âme, de sa raison d'exister et de durer. Si nous ne nous approprions pas notre propre culture telle qu'elle a pris racine et s'est développée dans notre histoire, comment pourrions-nous prétendre défendre notre patrie contre ce qui la menace aujourd'hui ? 

Car ne nous y trompons pas : si nous ne possédons pas notre propre culture nationale, si nous ne nous y enracinons pas et si nous ne nous appuyons pas sur elle, aussi bien admettre que nous rendons les armes devant ceux qui, maîtrisant quant à eux fort bien leur propre culture, viennent s'installer chez nous pour propager tout autre chose que ce que nous sommes en tant que nation, et ce que nous sommes, nous devrions pourtant avoir toutes sortes de bonnes raisons de vouloir le préserver. 

Donc, qu'on se le dise, en espérant que cela porte enfin à conséquence : si nous ne nous réclamons pas de notre culture nationale, si aussi, nous ne rompons pas, chacun de nous, avec cette paresse intellectuelle qui nous empêche de puiser aux sources de ce que nous sommes en tant que peuple, alors nous n'avons rien à défendre, nous ne pouvons pas nous défendre. Arrêtons de nous faire des accroire et voyons les choses en face : en renonçant à nous connecter à notre culture, aussi bien donner tout de suite les clés du Québec à ceux qui veulent y propager une culture essentiellement hostile à la nôtre. Car en bout de ligne, le résultat serait le même. Et ce serait de notre propre faute. 

C'est pourquoi il est important de lire les oeuvres d'un Pamphile Le May et de connaître sa vie, car il est l'un de ceux qui ont su le mieux capter la fibre même et l'imaginaire de notre nationalité, comme par exemple nos Glanures l'avaient relevé en sortant des boules à mites un texte que Le May publia en 1877 et dans lequel il dévoilait au grand jour ce véritable trésor caché que sont les merveilleux "poètes illettrés" de Lotbinière

Dans Eaux-fortes et tailles-douces, paru en 1913, le critique littéraire Henri d'Arles consacre plusieurs pages à l'oeuvre de Le May. Dans les quelques extraits qui suivent, d'Arles s'attarde sur les Contes vrais :  

« Sa muse l'a suivi partout. L'on reconnaît son accent même quand elle parle, non la langue des dieux, mais celle de tout le monde. [...] La poésie, on la rencontre presque à chaque page. Elle déborde de ces récits, et tantôt mystique comme une élévation;  voyez dans Sang et Or Le Boeuf de Marguerite— Mariette :  

« Noël ! Noël ! Partie de l'orient en fleur, au milieu de la nuit profonde, une vague d'amour et de lumière s'est avancée jusqu'à nous. Et nos épaisses neiges et nos vents glacials ne l'ont point refroidie. Elle roule maintenant, pleine de mélodies suaves, vers le couchant qui veille dans l'attente. Sur son passage, tour à tour tressaillent les mers et les rivages ; les peuples, tour à tour, se prosternent et adorent. Noël ! Le ciel est sans nuages, et, dans l'azur sombre, parmi les étoiles, la lune promène son croissant orgueilleux. Nul souffle ne berce les rameaux, et des ombres étranges dorment çà et là sur la couche immaculée de la neige. Noël ! »

Tantôt purement et fraîchement idyllique, — voyez Le baiser fatal ou Fantôme

« Henriette la folle, comme on l'appelait ordinairement, faisait souvent de longues promenades à pied sur les routes solitaires qui traversaient les prés et les bois. Au temps de la floraison, elle errait dans les prairies, où se berçaient, comme des ailes de papillons, la renoncule d'or, le bluet d'azur et la blanche marguerite; dans les champs ensemencés où se déroulaient les nappes odorantes du sarrazin et les vagues blondes de l'avoine et du blé. Ici, elle prenait un épi qu'elle mettait dans ses cheveux; là, elle cueillait une marguerite qu'elle effeuillait.»

Tantôt satirique, comme un peu partout, mais particulièrement dans Les Marionnettes, qui commence par cette histoire de chantres au lutrin, se rengorgeant et prenant des airs d'importance, depuis qu'ils savent qu'ils parlent grec toutes les fois qu'ils chantent le Kyrie eleison— et encore dans Fontaine vs Boisvert; et tantôt traversée d'un souffle d'héroïsme, comme dans Petite scène d'un grand drame et Patriotisme. Le May est né en 1837, l'année terrible. Son âme d'enfant a nécessairement été impressionnée par les échos de la lutte trop inégale que nos pères livrèrent alors contre l'Anglais. Et ce sont des souvenirs de ces temps malheureux qui revivent dans ces pages, souvenirs agrémentés d'une pointe de drôlerie.

Le style de ces contes est simple, facile, élégant, imagé, et coule de source. 
[...] La forme de ces contes est charmante. La narration rapide et entraînante vous emporte doucement; le dialogue est spirituel et animé. 

Il faut féliciter l'auteur d'avoir mis un vêtement élégant et aisé à ces légendes du «coin du feu» qui font partie de notre patrimoine et qui sont comme une émanation vague de l'âme populaire. Bienvenus les écrivains qui fixent dans une bonne langue ces images confuses qui flottent autour de nos chaumières et qui donnent une vie impérissable à des récits qui ont bercé ou apeuré notre enfance — récits de maisons hantées, de loups-garous ou de croquemitaines — et qui portraiturent ces types saillants et primitifs que l'on rencontre encore dans nos campagnes ! 

Cela aide singulièrement à l'intelligence de la mentalité d'un peuple; cela est de la psychologie historique qu'il ne faut pas dédaigner. Les historiens à venir qui voudront pénétrer dans le coeur de notre population, telle qu'elle était encore au siècle dernier, avec son originalité, sa naïveté, son primitivisme, sa finesse paysanne, devront lire les Contes de Le May, auxquels je ne vois de comparable dans notre littérature que Les Anciens Canadiens et les Mémoires de Philippe-Aubert de Gaspé

Vraiment, ces contes, il semble qu'ils aient le privilège rare de nous refaire, à nous jeunes, une âme plus canadienne-française et de nous imprégner davantage de l'esprit de notre race. On les lirait d'ailleurs avec un plaisir extrême, quand ce ne serait que pour y revoir, y toucher, y sentir certains de nos paysages dans ces campagnes du «bord-de-l'eau», de Lotbinière à l'île d'Orléans. Ah ! que notre terre y exhale son parfum particulier !»

Extraits de : Henri d'Arles, Eaux-fortes et tailles-douces, Québec, 1913, p. 165-169. 

Le critique littéraire Henri d'Arles


Et pour mieux vous faire connaître Pamphile Le May en tant qu'écrivain et poète, certes, mais aussi en tant que compatriote et homme, ces Glanures croient utile de vous offrir la transcription intégrale du portrait en quinze images que le journaliste Jean-Marie Turgeon signait en 1937 dans le journal L'Événement, de Québec, pour souligner le centenaire de la naissance du poète : 



Jean-Marie Turgeon (1897-1957) alias « Oncle Gaspard », chroniqueur et
journaliste de Québec (photo : Le Soleil, 28 janvier 1957). Le portrait de
Pamphile Le May qui suit est tiré de son livre Le dessus du panier :
 



PAMPHILE LE MAY EN 15 IMAGES 

I

Pamphile Le May naquit, le 5 janvier 1837, dans le rang Saint-Eustache, à Lotbinière. Son père, Léon Le May, sa mère, Louise Auger, habitaient une grande maison dont les fondations de pierre existent encore. Deux portes, cinq fenêtres de façade, trois cheminées : en fallait-il moins pour une famille de quatorze enfants ? Cette construction servait également d'hôtellerie — oh ! il ne devait pas venir beaucoup de touristes [au rang] Saint-Eustache — et de magasin. Petit hôtelier, petit marchand, telles étaient les principales occupations du père Le May, qui se livrait, en plus, à la cuture maraîchère dans un enclos grand comme la main. Il n'était sûrement pas millionnaire et son fils, Pamphile, ne le deviendrait pas non plus. 

L'habitation était sise du côté du fleuve, éloigné d'un bon mille, et un grand peuplier lui apportait son ombrage. Le poète, qui avait des aptitudes pour le dessin, en a fait, à dix ans, un croquis à la Massicotte. Plus tard, beaucoup plus tard, il lui a consacré un des meilleurs sonnets de ses Gouttelettes. Il venait alors de la visiter, il y avait trouvé une famille étrangère et, comme il se penchait au dessus du foyer éteint, les petits enfants le regardèrent avec étonnement et l'un d'eux demanda : "Pourquoi qu'il pleure, le monsieur ?" En vers, voici comment la chose a été racontée :

        Depuis que mes cheveux sont blancs, que je suis vieux,

        Une fois j'ai revu notre maison rustique,
        Et le peuplier long comme un clocher gothique,
        Et le petit jardin entouré de pieux. 

        Une part de mon âme est restée en ces lieux
        Où ma calme jeunesse a chanté son cantique.
        J'ai remué la cendre au fond de l'âtre antique,
        Et des souvenirs morts ont jailli radieux. 

        Mon sans-gêne inconnu paraissait malhonnête,
        Et les enfants riaient. Nul ne leur avait dit
        Que l'humble demeure avait été mon nid. 

        Et quand je m'éloignai, tournant souvent la tête, 
        Ils parlèrent très haut, et j'entendis ceci : 
        — Ce vieux-là, pourquoi donc vient-il pleurer ici ? 

II

À neuf ans, premier départ pour le collège. Pamphile Le May étudie chez les Frères des Écoles Chrétiennes, aux Trois-Rivières. Il est très timide. Ces années de pensionnat le dégourdissent. À son retour à Lotbinière, il suit les cours de latin du notaire Thomas Bédard, ce qui lui permet d'entrer en troisième au Petit Séminaire de Québec. Ah ! qu'il regrette alors les longues flâneries sur la grève et les belles histoires entendues à la veillée ! Mais son imagination, très vive, lui ménage des compensations. À la récréation du soir, il fait à ses jeunes camarades de fantastiques récits (Sang et Or, Le Boeuf de Marguerite
[publiés dans Contes vrais] et, quand l'heure sonne du coucher, il leur dit: "Dormez bien ; moi je retourne à Lotbinière". 

Il y retourne, en effet. Chaque nuit, il rêve qu'il est chez son père, [au rang] Saint-Eustache, il s'amuse avec ses frères et ses soeurs, il voit pousser le blé et le sarrasin dans les champs, il assiste à des événements imprévus qui, quelques jours plus tard, lui seront confirmés par lettre. Dans sa classe, on le soupçonne d'être un peu sorcier, mais on lui envie sa double existence. "Chanceux !", murmure son voisin de lit, au moment où s'éteignent les lampes. 

III

Élève de philosophie, nouveau déménagement. En effet, il s'est cru appelé au sacerdoce et a suivi Mgr Guigues à Ottawa. Pendant près de deux ans, il porte la soutane. Mais la dyspepsie chronique, dont il souffrira toute sa vie, exerce déjà ses ravages sur ce frêle organisme. Le May est ramené chez lui mourant. 

L'air du pays est bon. Le jeune homme le respire à pleins poumons. Période de calme et de repos. Il erre à travers champs, parfois descend jusqu'au fleuve. Est-ce alors qu'éclôt le premier amour ? 

        J'avais une voisine et je l'aimais en rêve ;
        J'avais un lis aussi, recueilli sur la grève
        Un soir que j'attendais le retour du pêcheur. 

        Pauvre lis, il souffrait et perdait sa blancheur,
        Et je souffrais de même, et de même sans trêve.
        Notre vie à tous deux allait être fort brève.
        Nous serions, au printemps, la moisson du faucheur.
 


À cette époque, il peint des Madones, participe aux fêtes rustiques, s'emplit les yeux de poétiques visions. Il est l'ami des arbres et des oiseaux. Un jour, il a capturé une corneille et décide de l'apprivoiser. La Noire, devenue son amie, mange dans sa main, se perche sur son épaule. Une remplaçante a moins bon caractère. Elle s'envole avec la plume abandonnée sur l'écritoire. En vain la poursuit-on. Poète, le Destin se moque de toi ! 

IV

C'est beau, la campagne. Mais qu'y faire, quand on n'a pas des bras robustes ! Puisqu'il ne montera pas à l'autel du Seigneur, Le May rêve d'être avocat. Où va-t-il prendre l'argent ? Et, même s'il réussit à obtenir son parchemin, est-il sûr de pouvoir s'en servir avec profit ? On lui a appris au collège que la fortune sourit aux audacieux. Dans son voisinage, quelqu'un le lui a peut-être rappelé sous une forme plus réaliste. L'émigration aux États-Unis est en vogue. Le temps de préparer sa malle, il part. 

Pendant quelques jours, il erre dans les rues de Portland. Désabusé par le matérialisme américain, il retraverse la frontière et, de passage à Sherbrooke, s'engage comme commis de magasin. Au bout de deux semaines, son patron le met à la porte : "Vous êtes trop distrait, jeune homme !"

V

Au Séminaire, il avait rencontré Louis Fréchette, de deux ans son cadet. Rencontré, c'est bien le mot, car son émule en poésie ne s'attarda dans [aucun de nos collèges]. Je crois même qu'il les repassa [tous]. Voici que le hasard réunit de nouveau les deux amis, qui commencent ensemble leur cléricature chez Maître F.-X. Lemieux, un personnage : trois fois ministre sous l'Union, deux fois conseiller législatif (Maître Lemieux était l'oncle de Sir François). Fréchette et Le May piochent leur code, s'intéressent aux événements politiques. Mais, surtout, ils suivent le mouvement littéraire. [Comme le relate l'abbé H.-R. Gasgrain dans son ouvrage Octave Crémazie] : 

«Quel est le citoyen de Québec de 1860 qui ne se rappelle pas la librairie Crémazie, rue de la Fabrique, dont la vitrine, tout encombrée de livres frais arrivés de Paris, regardait la caserne des Jésuites, cette autre ruine qui, elle aussi, a disparu sous les coups d'un vandalisme que je ne veux pas qualifier ? 
[Note des Glanures : la "caserne" des Jésuites, collège au temps de la Nouvelle-France, était située sur l'emplacement de l'actuel Hôtel de Ville de Québec]. 

C'était le rendez-vous des plus belles intelligences d'alors : l'historien Garneau s'y coudoyait avec le penseur Étienne Parent ; J.-C. Taché discourait là avec son antagoniste Cauchon ; Fréchette et Le May y venaient lire leurs premiers essais ; Gérin-Lajoie avec Alfred Garneau s'y attardaient au sortir de la bibliothèque du parlement. Octave Crémazie, accoudé nonchalamment sur une nouvelle édition de Lamartine ou de Sainte-Beuve, tandis que son frère faisait l'article aux clients, jetait à de rares intervalles quelques réparties fines parmi les discussions qui se croisaient autour de lui, ou bien accueillait par un sourire narquois les excentricités de quelques-uns des interlocuteurs». 

Plaque commémorative apposée sur l'édifice où se trouvait
la librairie d'Octave Crémazie,  Côte de la Fabrique, à Québec.


VI 

Fréchette et Le May sont admis ensemble au Barreau. Avec leur tempérament, ils végéteraient sûrement. Mais, grâce à la protection de leur patron, les voici traducteurs au Parlement. C'est le pain quotidien assuré et leur Muse peut s'en donner à coeur joie. En 1865, Le May publie ses Essais, qui ne valent pas ceux de Montaigne... et il ajoute à son volume, pour le grossir, une traduction de l'Évangéline de Longfellow. 

En 1867 et 1869, il a triomphé dans deux concours de poésie organisés par l'Université Laval. Il exhibe ses médailles, gages de nouveaux succès. Ses concitoyens de Lotbinière le fêtent à bord de l'Étoile décoré de feuillage. Arrêt au quai de Cap-Santé. Le Platon avance sa pointe. Derrière, c'est la petite patrie, fière de son fils. Le May, qui avait dû transporter ses pénates à Ottawa en même temps que le Parlement y déménageait, est aujourd'hui conservateur de la bibliothèque de notre première législature provinciale. Il n'a que trente ans, et, dans un geste altier, secoue sa crinière et ses lauriers, en regardant les astres : "Vous aussi, un jour, je vous chanterai !" 

Pamphile Le May, vers 1875-1880.


VII

La maison [paternelle du rang] Saint-Eustache a passé en d'autres mains, et les Le May se sont installés à l'autre extrémité de la paroisse de Lotbinière, sur les bords de la rivière Du Chêne. Le poète, petit à petit, se rapproche de Deschaillons

J'ai oublié de vous dire que, depuis quelques années, il est marié. Mademoiselle Célima Robitaille, de Québec, n'a pas craint, à dix-neuf ans, d'entrer dans une famille où il y a déjà seize ou dix-sept personnes à table. En effet, elle reste à la campagne tant que son mari n'est pas transféré d'Ottawa à Québec. Là-bas, à la rivière Du Chêne, ce serait presque l'indigence sans ce fils bien arrivé qui assure la subsistance de ses parents, établit ses soeurs les unes après les autres et trouvera moyen, lui aussi, d'élever treize enfants après en avoir eu quatorze. Au douxième, il en est quitte pour adresser sa réclamation (en vertu de la loi pourvoyant à une allocation de cent acres de terre) au premier ministre du temps, son vieil ami Honoré Mercier

        J'ai douze enfants vivants, tous d'amour légitime,
        Et, s'il m'en faut encore pour avoir votre estime, 
        Et pour servir d'exemple à mes petits-neveux, 
        Jusqu'à Sainte-Anne, à pied, j'irai faire mes voeux. 

        Je songe à me tailler, ambitions humaines ! 
        Dans quelque forêt vierge, un de ces beaux domaines
        Qu'en vain les créanciers cherchent d'un oeil hagard.
        Oui, puisque mon pays montre un si grand égard
        Pour les foyers bruyants où le marmot fourmille,
        Puisqu'il se joint au ciel, pour bénir la famille
        Où l'amour conjugal dédaigne de tricher,
        Et qu'il lui donne un coin de sol à défricher, 
        Oui, je me fais colon...

        S'il vous plaît, mes cent acres ! 

Pamphile Le May et son
épouse Célima Robitaille au
temps de leur mariage
.


Pamphile Le May et son épouse Célima avec
certains de leurs enfants et petits-enfants.


VIII

Pendant le quart de siècle qu'il consacre à la bibliothèque du Parlement, Pamphile Le May met au monde encore plus de livres que d'enfants : en 1870, deuxième édition d'Évangéline ; en 1875, Les Vengeances, qui, en 1888, deviendront Tonkourou ; en 1876, Le Pèlerin de Sainte-Anne (roman) ; en 1878, Picounoc le Maudit (roman) ; en 1879, La chaîne d'or et Une gerbe ; en 1882, Fables canadiennes (à ce propos, Mgr Camille Roy écrivait, en 1918 : "On voit une fois de plus, à la lecture des apologues de Pamphile Le May, que les bêtes n'ont plus guère à dire depuis que La Fontaine les fit parler") ; en 1883, Petits poèmes ; en 1884, L'Affaire Sougraine, Petite fantaisie littéraire, Le Chien d'or, traduction du roman de Kirby ; en 1885, Les derniers seront les premiers ; en 1887, Hosanna ; en 1888, Par droit chemin et une nouvelle édition de Tonkourou ; en 1891, Rouge et bleu, comédie, et nouvelle édition des Fables ; en 1892, Agar et Ismaël.

Tout cela, naturellement, n'a pas la même valeur. Mais il faut mettre à part Tonkourou ou Les Vengeances, sorte d'épopée un peu confuse, qui renferme cependant de très jolis tableaux de la vie canadienne d'autrefois. Le May y chante le battage, le brayage du lin, les soirées de famille à la campagne, en prêtant pour cadre à son récit le pays natal :

        « Que j'aime à vous revoir, forêts de Lotbinière...»



Édition de 1912 de la traduction par Le May du poème épique de Longfellow,
Évangéline, avec une dédicace au poète Nérée Beauchemin :

«À mon brillant confrère le Dr Beauchemin,
cet humble gage d'une grande estime.
Pamphile Le May, Deschaillons, 7 août 1912»

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)


IX 

De 1867 à 1892, notre poète vit donc à Québec mais, aussi souvent qu'il le peut, il fuit à la campagne. S'il fallait placer une tablette commémorative devant toutes les maisons qu'il a habitées dans la vieille cité de Champlain, il y aurait un joli contrat de plaques à accorder. Son fils, M. l'abbé Edgar Le May, à qui je dois la plupart de ces renseignements inédits, me cite de mémoire la rue Saint-Jean, le chemin Sainte-Foy, l'avenue des Érables, la rue Burton (No 13), la rue de La Chevrotière, les Remparts, Sans Bruit, etc. Partout il faut qu'il y ait des arbres, une cour où se faire un jardin et un croquet. 

Le May aime aussi les amusements d'intérieur. Il dessine admirablement les jeux de Paradis, excelle naturellement dans les charades, monte des pièces [théâtrales] (l'honorable juge Rivard se rappelle-t-il avoir tenu le rôle de René Mural, dans Rouge et Bleu ?) La maison, où qu'elle soit, est toujours remplie. Louis Fréchette en est l'hôte le plus assidu, mais Napoléon Legendre, Adolphe Poisson, Ernest Myrand, Mgr Bégin, Mgr Mathieu, Mgr Camille Roy, sont aussi des amis de la famille, de même que Chapleau, un bleu pourtant, tandis que si mon héros a jamais été conservateur, c'est seulement de sa Bibliothèque [du Parlement]. 


En 1892, Le May cesse d'être fonctionnaire. Sa pension équivalant à son traitement antérieur, il ne se le fait pas dire deux fois pour reprendre le chemin de Lotbinière. Mais alors c'est à Deschaillons, dans la maison qu'il a achetée du Dr Poisson, qu'il transporte ses dieux Lares. Il y demeure cinq ans.

En 1897, voulant surveiller de plus près l'éducation de ses enfants, il revient dans la Vieille Capitale qu'il ne quittera plus qu'en 1910. Dans cet intervalle, il a sa résidence aux Remparts et se promène chaque soir sur les petites terrasses. Il y admire le beau fleuve et, pour avoir si souvent chanté les nids, ne se croit pas obligé d'appeler la police quand deux amoureux s'embrassent dans un coin sombre :

        Juchés sur leurs affûts, gueule béante, en l'air,
        Les vieux canons anglais s'échauffent à ces fièvres. 



XI  

Le poète ne reste pas inactif, le conteur non plus. Voici les dernières oeuvres publiées : 1898, Fêtes et corvées et Sonnets rustiques ; 1899, Contes vrais ; 1904, Les Gouttelettes ; 1912, nouvelle édition d'Évangéline ; 1914, Les Épis

Longtemps, longtemps encore les Contes vrais feront les délices de nos braves Canadiens français, heureux d'y retrouver, sous une forme simple, les légendes de jadis. Quant aux Gouttelettes, elles honorent le pays qui a produit un aussi délicat ciseleur de vers. Ces cent quatre-vingt douze sonnets n'ont pas tous une égale valeur, c'est entendu, mais que de saphirs et de diamants parmi les pierres moins rayonnantes. Le meilleur poème est-il, comme on l'a dit, Ultima verba, dont la strophe finale pourrait être signée d'un Pierre de Nolhac

        Ai-je accompli le bien que toute vie impose ?
        Mais l'espoir en mon âme repose, 
        Car je sais les bontés du Dieu que j'ai servi. 

Ou ces vers charmants dédiés à Jeanne-Marcelle Saint-Jorre, petite-fille du poète : 

       Que ta main rose joue avec ma barbe blanche,
        Je te tiens sur mon coeur, tu n'échapperas pas. 
        Et puis, ferais-tu bien toute seule deux pas ?
        Reste comme une fleur sur une vieille branche. 

À moins que vous ne préfériez — chacun son goût — le "Sanctus à la maison" : 

        Sanctus ! Sanctus ! Sanctus !... La jeune fille pose
        Le chou vert sur un banc, au clou le gobelet. 

        Sanctus ! Sanctus !... Avant que la cloche se taise. 
        Elle tombe à genoux et, les bras sur sa chaise,
        Elle incline la tête et dit son chapelet. 

"À un vieil arbre" a une péroraison bien émouvante : 

        Moi, je suis un vieil arbre oublié dans la plaine,
        Et, pour tromper l'ennui dont ma pauvre âme et pleine, 
        J'aime à me souvenir des nids que j'ai bercés. 

Tenez, je crois que je vais satisfaire les plus délicats. Ce sonnet est intitulé Jeunes époux

        Ils sont comme les fruits qu'on met dans le pressoir.
        Le soleil a cuivré leurs figures rougeaudes. 
        Lui, dans son champ qu'il bêche, heureux, il échafaude
        De modestes bonheurs qu'il faut parfois surseoir. 

        Elle, dans sa maison, arrange tout. Le soir, 
        Quant le marmot sommeille en sa couche bien chaude,
        Elle prend, au panier, les bas qu'elle ravaude, 
        Et vient près de son homme en souriant s'asseoir. 

        Ils parlent du jardin... Il faut qu'on le râtisse. 
        Ils parlent des agneaux, des laines qu'elle tisse,
        Et du grain qu'il va battre et porter au moulin. 

        Il tire de sa pipe une longue bouffée,
        Puis ils vont au berceau, d'une marche étouffée,
        Pour voir l'ange qui dort sous un voile de lin. 


XII

Les Gouttelettes ont paru en 1904, mais c'est l'oeuvre d'une vie entière. M. l'abbé Edgar Le May me rappelle que la plupart de ces sonnets sont nés au sein de la famille. Son père, presque toujours souffrant, ne prenait véritablement qu'un repas par jour, le midi. Il se levait de table avant les autres, et les enfants se disaient entre eux : "Il va nous chercher le dessert". Puis il s'enfermait dans son bureau et écrivait, debout. Après une demi-heure, il revenait : 

        — Si vous le voulez bien, je vais vous lire quelque chose... 

        — Du nouveau, papa ?

        — Oui. 

Tout le monde, naturellement, trouvait cela très beau. Parfois, quelqu'un osait une critique et, au dîner suivant, le poème revenait, "sauté" autrement. 

Édition originale (1904) des Gouttelettes, avec cette dédicace :

« À Nérée Beauchemin, au poète délicieux.
Un vieux rêveur, Pamphile Le May ». 

(Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir).


XIII

Que M. l'abbé Le May a donc raison de vouloir rééditer, à l'occasion de ce centenaire, l'œuvre capitale du vieux poète. Il y a ajoutera, nous dit-il, une quinzaine de poèmes inédits, tous les autres, publiés en 1904, ayant été revus et corrigés par l'auteur lui-même. Le volume, sur papier de luxe, sera illustré par M. Paul Richard (petit-fils de Le May), dont Québec a pu admirer récemment les magnifiques aquarelles. En attendant le monument de pierre sur la place du Parlement, pourquoi pas celui-là ? (Les Gouttelettes, éditions du centenaire, ont paru à Pâques 1937).

XIV 

Pamphile Le May, en 1910, quitte définitivement Québec. Il a vendu sa maison de Deschaillons, mais retourne dans le même village, plus près de l'église. Jusqu'à ses dernières années, il continue d'écrire, de reviser ses oeuvres. Chaque matin, il assiste à la messe, pratique à laquelle il est fidèle depuis cinquante ans, puis, quand il ne se sent pas une chanson en tête, il râtisse ou sarcle son jardin. 

Lui-même, coiffé d'une casquette, va chercher son lait à la beurrerie, causant en route avec ses bons amis ruraux. Il est devenu un vieillard très doux, pas trop expansif, universellement respecté. Son plus grand bonheur : amuser ses petits-enfants. 


Maison d'Ernest Saint-Onge, gendre de Pamphile Le May, 
au 951 route Marie-Victorin, à Deschaillons-sur-Saint-Laurent, 
où Le May vécut ses dernières années.

(Photo : Daniel Laprès)

Pamphile Le May, vers la fin de sa vie.


XV 

À sa dernière sortie, il choisit son lot au cimetière. Il y veut encore des arbres... 

Depuis juin 1918, c'est là que le barde de Lotbinière repose, enseveli dans l'habit de tertiaire, comme saint François, le frère des oiseaux. 


L'article qui précède est tiré de : Oncle Gaspard (pseudonyme de Jean-Marie Turgeon), Le dessus du panier, Québec, 1937, p. 258-268.


De Pamphile Le May, le site des Poésies Québécoises Oubliées a publié ces deux poèmes :   Le poète pauvre ; La Nouvelle année ; Épître à mon ami Sulte.

 Le lot et le monument funéraire de Pamphile Le May, tels qu'ils paraissaient au 
cimetière de Deschaillons-sur-le-Saint-Laurent jusqu'à ce que, conformément 
à la desséchante pratique quasi généralisée de vandalisme qui caractérise cette 
bête volonté qui sévit au Québec d'effacer toute trace de mémoire collective, 
le tout soit détruit pour être remplacé par le banal monument suivant, au bas 
duquel peut encore être lue une simple mention du poète, qui serait sans doute 
bien triste de découvrir que ses arbres chéris aussi ont été supprimés.  

(Photo : Daniel Laprès)


Plaquette d'œuvres choisies parue en 1969. 

Buste de Pamphile Le May par Henri Hébert
(Collection Université Laval)

Édifice Pamphile-Le May, à Québec, qui abrite la
Bibliothèque de l'Assemblée nationale du Québec. 

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