J'évoquais récemment et ici-même l'esprit débordant de verve du poète, conteur et militant politique anti-ultramontain Louis Fréchette, dont je savoure depuis longtemps déjà les oeuvres polémiques et satiriques tant cinglantes que lumineuses.
Fan invétéré de Fréchette, j'ai la chance de posséder quelques livres dédicacés par Fréchette lui-même, en plus de quelques volumes qui ornaient sa bibliothèque, dont quelques-uns dédicacés à son intention par leurs auteurs, dont Honoré Beaugrand, Arthur Buies et Alphonse Gagnon. Je conserve aussi une lettre manuscrite de Fréchette à l'ancien bibliothécaire en chef du parlement d'Ottawa, Johh George Bourinot (Fréchette avait été député fédéral de 1874 à 1878).
Fait partie de mon mini-musée Fréchette une petite brochure de 31 pages, dont le titre est Les renégats du 29 octobre. Fréchette y fait montre d'une foudroyante virulence qui, à notre époque formatée par la moumounerie à la sauce Passe-Partout ou Calinours, ferait pousser des cris d'effroi aux beaux esprits si délicats qui ont réussi à imposer à la sphère publique leur dévotion pour l'idéologie du politiquement correct.
Sans aucun doute que s'il avait la témérité de publier une telle brochure à notre époque où le Québec est dirigé par un Philippe Couillard, le poète Fréchette se verrait passible de poursuite par l'orwellien et totalitaire tribunal d'exception trompeusement nommé Commission des droits de la personne, et ce, pour avoir heurté la «sensibilité» des personnages qui lui tinrent lieu de cibles.
C'est que les épithètes infamants y fusent abondamment, Fréchette faisant flèche de tout bois : «traître»; «vendu»; «insignifiant»; «Judas»; «sans coeur»; «sans honneur»; «maudit»; «flétri»; «petite canaille»; «nullité»; «petite crasse»; «ignoble»; «vulgaire déserteur»; «lâche»; «taré»; «corrompu»; «hypocrite»; «dégoûtante personnalité»; «triple fourbe»; etc.
Et pour vous donner un aperçu des sentiments peu tendres ni doucereux de l'auteur - pour le cas où ces épithètes ne suffiraient pas à vous en convaincre -, voici quelques bribes de sa plus que cinglante conclusion :
«Qu'en dites-vous, lecteurs ? Est-ce assez sale ? Est-ce assez dégoûtant, toute cette histoire ? Quant à nous, il nous a fallu toute la conscience que nous avons de notre devoir de journaliste pour remuer toutes ces ordures, malgré le haut-le-coeur et les nausées que nous en éprouvions.
Malheureusement, nous n'avons pas encore fini. Nous poursuivrons toujours les cinq traîtres du 29 octobre 1879, avec l'aiguillon du châtiment. Qu'ils soient écrasés sous le talon de la vengeance populaire, ou triomphants par l'intrigue ou l'abaissement des consciences, nous les dénoncerons, nous les traquerons, nous les criblerons des traits de la justice, jusqu'à ce qu'ils soient tous les cinq bien définitivement cloués au pilori de la vindicte publique, comme des hiboux déplumés. Point de pitié pour les traîtres, c'est maintenant la devise de notre parti».
Mais qui étaient les cinq renégats ainsi durement vilipendés par Fréchette, et qu'est-ce qui leur avait donc valu d'être visés par un réquisitoire aussi violent que dévastateur ?
Ils avaient pour noms Ernest Racicot, Edmund-James Flynn, Théodore Pâquet, Alexandre Chauveau et Louis-Napoléon Fortin. Députés du parti libéral, ils avaient voté avec la députation conservatrice pour renverser le gouvernement de leur propre parti, dirigé par Henry-Gustave Joly. Libéral très engagé à l'époque déjà lointaine où être un libéral au Québec ne signifiait pas sombrer dans le déshonneur, cette trahison avait profondément indigné Fréchette, d'où le texte qu'il écrivit d'une plume trempée dans le vitriol et qu'il publia dans les journaux rouges de l'époque, pour ensuite le faire imprimer sous forme de brochure afin de lui assurer une diffusion optimale, tel qu'on le faisait dans ce temps-là.
De nos jours, de crainte de ne pas avoir l'air consensuel ou de passer pour un trouble-fête, on n'ose plus brandir publiquement, même quand ils sont amplement mérités, les qualificatifs de «traître», de «fourbe», d'«hypocrite» et autres épithètes auxquels Fréchette recourait abondamment dans ce texte. Quand on lit les polémiques et affrontements dans les journaux de son temps, on se rend compte que Fréchette était loin d'être le seul à s'adonner à une telle virulence, qui, souvent, était loin d'être gratuite ou injustifiée.
Malheureusement, nous vivons à une époque où «tout le monde y est gentil, tout le monde y est fin», où toutes les opinions sont censées se valoir même les plus stupides, les plus nocives et les plus dégueulasses, à une époque aussi où on est censé tout respecter, même ce qui est méprisable. On est tenu de copiner avec les adversaires même quand ils se révèlent ignobles et perfides, et celui qui ose déroger à ces règles serviles et niaises a toutes les chances de passer pour un excessif, sinon un dérangé ou un monstre. Et surtout, surtout, il ne faut pas dire ce qu'on pense, ni penser ce qu'on dit. La dissimulation et les doubles-jeux tiennent lieu de normes morales et suscitent l'admiration et l'estime des sots, des veules et des suiveux.
Telle est notre époque, donc. Il y en a plusieurs pour croire que, par rapport au temps de Fréchette, nous serions devenus plus civilisés. Je n'en crois rien. Nous avons surtout gagné en hypocrisie gluante, en flagornerie rampante et en platitudes niaises qui stérilisent la pensée et aseptisent notre culture tant individuelle que nationale. On ne dit plus ce qui est, mais ce qu'on s'imagine que les gens veulent que l'on dise. Je n'appelle pas ça un progrès.
En tout cas, si ça vous intéresse, je vous mets la brochure au complet ici-bas, car j'ai constaté qu'elle n'avait pas encore été rendue disponible sur le web en format numérique. Vous verrez, ça ne fait pas une lecture ennuyante...
(N.B. : Sur la page couverture se trouve la signature de l'ancien propriétaire de mon exemplaire, Louis-Philippe Brodeur, qui a notamment été ministre de la Marine et des Pêcheries sous Wilfrid Laurier).
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Sur Louis Fréchette, on lira avec beaucoup de plaisir ce livre de Jean-Claude Germain :
Par contre, sa Légende d'un peuple est beaucoup plus dure à trouver. Elle a croisé mon chemin par hasard il a 25 ans et fut une révélation. Légendes héroïques du temps de la Conquête réunies dans une collection de nouvelles de style hugolien, il ne put la faire publier ici et réussit finalement à le faire à Paris, où il semble qu'elle remporta un grand succès.
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