mardi 1 février 2022

Chandeleur

La quête des cierges à l'occasion de la Chandeleur.

(Source : L'Action catholique (Québec), 7 février 1943)


   Le 2 novembre 2021, fête des morts, ces glanures ont présenté un très beau morceau de littérature intitulé Adagio Lamentoso. Son auteur, l'abbé Émile Bégin (1896-1976) fut notamment enseignant de Belles-Lettres au Petit séminaire de Québec et son talent littéraire était manifeste. La remise en circulation de ce texte, après plus de quatre-vingt-dix ans d'oubli, a d'ailleurs été appréciée par un public étonnamment large. Pour prendre connaissance de ce bijou de texte, et aussi pour en savoir plus sur l'abbé Bégin en plus de découvrir d'autres écrits de sa plume, cliquer sur cette image : 


   Le texte qui suit est un autre bonheur de lecture que, par-delà les plus de quatre-vingt-dix ans qui nous séparent de sa première parution, nous offre l'abbé Bégin. Il nous fait revivre la Chandeleur, une fête liturgique catholique traditionnelle qui a lieu le 2 février. Plusieurs générations de nos ancêtres ont célébré cette fête qu'ils appréciaient.

   La Chandeleur est peu connue de nos jours ; pour quelques-uns, elle évoque surtout un repas de crêpes. Ce n'est pas ce dont parle l'abbé Bégin, qui, pour notre plus grand intérêt, évoque plutôt ses souvenirs d'enfance, notamment à titre d'enfant de chœur. De manière savoureuse, il nous présente certaines figures pittoresques de son village de Saint-Étienne-de-Lauzon au début du vingtième siècle, tout en nous faisant parcourir le déroulement de moments clés de cette fête liturgique. Comme pour son Adagio Lamentoso, Émile Bégin sait nous captiver dès le début de son récit qui nous donne l'impression d'être nous-mêmes de la fête, ou à tout le moins nous donne le goût d'y être. 

   Sous le texte, vous trouverez des hyperliens vers deux articles, parus à Québec dans les années 1950, qui exposent la signification de la célébration de la Chandeleur, le tout enrichi d'illustrations. Ces documents permettent donc de mieux saisir l'un des moments marquants parmi les mœurs et coutumes de nos ancêtres. 



CHANDELEUR

Un texte d'Émile Bégin, ptre
tiré de la revue Le Canada Français,
Québec, février 1928


L'abbé Émile Bégin (1896-1976),
en septembre 1921.

(Source : Fonds d'archives du
Séminaire de Québec
)


   Quand nous étions jeunes, le dimanche de la Chandeleur nous apportait grande liesse. Ce dimanche-là, il était entendu que malgré la distance, nous allions tous à la grand’messe. L’église était bien à cinq milles de la maison ; mais, sur la neige durcie, nous, les petits garçons, nous jouions des jambes avec allégresse. Les filles, avec notre mère, prenaient la voiture. Elles emmenaient avec elles le plus jeune de nous, Robert, âgé de six ans. Nous nous moquions sans pitié de leur équipage : manteaux doubles, cache-nez, crémones, nuages, tourmalines, et jusqu’aux briques chaudes qui pavaient le fond de la vaste carriole rouge. Nous, nous partions par les raccourcis, avec notre père.
   Oui, ce dimanche-là, nous l’aimions particulièrement. Tout d’abord la messe était plus longue : elles étaient toujours trop courtes les messes, en ce temps où le dimanche était la journée du bon Dieu et de la famille. D’ailleurs, à l’église mieux que partout, il y avait du chant, du vrai chant, de la vraie musique, et cette odeur d’encens, odeur de paradis qui caressait nos jeunes sensibilités. Et d’entendre l’harmonium, — ils étaient si rares, — cela nous jetait dans l’extase ; d’ouïr le vieux père Zidore traîner sa voix tonitruante à travers les sinuosités vocaliques des Introït et des Graduel, à travers les Kyrie, les Gloria et les Credo, nous ravissait d’aise. Nous étions loin des chorales de mauviettes où il n’y a plus moyen de pousser une finale respectable, ni d’y aller à son aise dans le Credo du deuxième ton.
   Donc, ce jour-là, la messe était plus longue.
   Mais il y avait aussi la bénédiction des cierges. Oh ! cette bénédiction des cierges !
   En arrivant à l’église, tandis que notre père prenait sa place au banc d’œuvre, nous, les quatre garçons, nous filions à la sacristie par le “chemin-couvert”. Prestement, nous nous coulions dans nos soutanelles d’alpaga, nous nous engouffrions dans les immenses surplis d’autrefois, et vite, avec les autres enfants de chœur, nous allions contempler, tassés avec un respect de commande, près du petit autel de saint Joseph, le défilé de toute la paroisse qui venait à la sacristie chercher son cierge.
   Ce défilé ne comportait pas de protocole. Les marguilliers l’ouvraient sans doute, mais ensuite il n’était plus question de hiérarchie : les notables y coudoyaient le menu peuple. Il fallait voir le père Zidore avec sa capote en chat-sauvage extrêmement usagée et qui muait de façon menaçante ; le père Gaspard qui s’amenait en clopinant, dans ses bottines qui avaient toujours craqué ; la mère Aurélie perdue dans ses jupes losangées de carreautages si bizarres ; la tante Alexis dont le chapeau violet chargé de plumes d’autruche de même couleur, faisait l’admiration de tout le monde ; le père et la mère José, limés, usés, luisants, raidis, distants, glacés, et que, pour leur attitude confite, on appelait irrévérencieusement les “petits papes”. Quelle joie de voir apparaître la petite Esther qui traînait tous ses mouchoirs dans un énorme manchon ancestral aux couleurs indécises : ce manchon avait été du vison, de la loutre, du rat-musqué... suivant les générations.
   La fièvre nous prenait de ne rien dire devant le cortège... Mais Monsieur le curé était là !
   Le bonhomme André s’avançait ensuite, en fauchant de ses longs bras décharnés, et en clignant terriblement de l’œil : l’église l’avait toujours un peu effrayé. Suivaient… la tante Élise, femme bonne comme le jour, assuraient les voisines, mais qui aurait tondu une faïence tant elle était regardante ; la vieille Séraphine, forte en couleur sous sa capeline aux interminables gorgettes, et qui parlait en sortant la langue ; le grand Ignace Tardif qui échappait toujours toutes ses cennes à terre ; les trois maîtresses d’école, dignes, avec leurs robes quasi traînantes et leurs tresses attachées de ruban noir, (robes et cheveux n’existent à peu près plus aujourd’hui !) ; la tante Demerise en blouse d’astrakan et large comme un confessionnal !...
  S’échelonnait encore à la queue leu leu tout le rang de Beauséjour avec ses airs préhistoriques, le rang de Belair, précédé de l’oncle Francis qui avait déjà, — tout le monde le savait, — marchandé son billet à la station du Québec Central !
   Monsieur le curé, souriant, aidé du sacristain, vendait ses cierges avec une patience de saint. Il connaissait ses “âmes” et leur inestimable prix, tandis que nous…

Un moment de la cérémonie liturgique de la Chandeleur.

(Source : L'Action catholique (Québec), 7 février 1943)

   Le défilé fini, la messe commençait sans tarder. Nous suivions dans nos livres le rite de la bénédiction. Monsieur le curé allait vite. Nous avions peine à suivre la traduction écrasée en “écriture fine” dans le bas des pages. Nous pouvions comprendre que l’on bénissait les cierges pour l’usage des hommes, contre les maladies des corps et des âmes, contre les dangers de la terre et des eaux. (Le texte ne parlait pas des dangers de l’air.) Cela se faisait au nom de la sainte Vierge Marie, au nom de la splendeur de l’Esprit-Saint. On y parlait aussi du vieillard Siméon que nous étions tentés d’identifier avec le deuxième chantre du jubé, de Moïse, de ténèbres éclairées par la divine Lumière venue en ce monde pour l’enseignement des nations.
   Cette cérémonie achevée, Monsieur le curé nous donnait à chacun un cierge qu’il fallait allumer. Le sacristain, devant nos gestes gauches, venait à la rescousse avec une superbe mèche. Quand tous les cierges étaient allumés, l’on partait en procession autour de l’église. Gare alors l’escalier du chœur ! L’on était hypnotisé par la flamme toujours près de s’éteindre, et il y avait toujours des soutanes trop longues sur les queues desquelles on mettait les pieds. Je me rappelle avoir vu une fois mon cousin Arthur glisser brusquement au bas des quatre marches, à la joie scandalisée des enfants qui trônaient sur la balustrade. Ce jour-là aussi, en arrière de l’église, en tournant des piliers du jubé, le grand Grégoire avait bouté le feu dans la tête rouge-carotte du petit Phédor Tremblay. Monsieur le curé avait mis le grand niais à genoux, dix minutes, au retour, devant le buffet de la sacristie.
   La messe continuait, pieuse, à travers le chuchotement des prières. L’encens montait avec les chants à travers les colonnes qui essayaient d’être corinthiennes et vers la voûte aux mille motifs de décorations byzantines.
   Le remords nous prenait d’avoir tant ri tantôt, au défilé et à la procession. Je pensais avec terreur aux péchés probables commis devant la présence divine ; je ne savais pas, ni les autres non plus, que la malice est dans l’intention, que le style du bon Dieu canadien n’est pas le style calviniste, que l’Église permettait aux ancêtres français du onzième siècle de rire dans les temples, de s’esbaudir quand les colombes tombaient de la voûte sur les antiphonaires et le camail moiré des chanoines.
  Nous rapportions nos cierges à la maison. Notre mère les serrait, précieusement enveloppés de papier rose soyeux, dans un tiroir de sa vieille commode, près du coffret en frêne qui gardait nos documents et quelques portraits jaunis.
   Ils ne sortaient de là qu’aux heures d’affolement, quand aux mois d’été les grands orages survenaient. Car le tonnerre grondait fort chez nous. Ses échos se répercutaient effrayants le long des écores de la rivière, à travers la vallée et les bois mystérieux de Saint-Étienne. Pour calmer notre épouvante, ma mère allumait un cierge. La lueur frissonnante du flambeau bénit, bien fixé sur son bougeoir bronzé, nous rassurait. Nous nous pensions à l’église, avec la lampe du sanctuaire que notre foi naïve croyait miraculeuse. Avec mon imagination toujours en quête d’images, je revoyais les acolytes, pendant le Canon de la messe, se coller tous les doigts avec la cire brûlante et montrer avec des airs de triomphe leurs mains de palmipède aux plus jeunes ahuris. Pas de frayeur qui tienne avec ces visions !
   Longtemps chez nous, les cierges de la Chandeleur n’eurent pas d’autre office que de calmer les détresses transitoires, oubliées si vite aux premiers sourires du soleil ou des étoiles. Un jour cependant ils y passèrent tous, nos cierges, pour veiller la première agonie que voyait notre foyer. . . On les renouvela. . .
   D’eux, il ne me reste plus que deux bouts piteux de cire vieillie, durcie avec le temps ; leur mèche noire en dit long sur nos ruines familiales et me fait rêver sans fin aux Chandeleurs d’autrefois.
   
   Jean Garnier (nom de plume de l'abbé Émile Bégin)


Tiré de : revue Le Canada français, Université Laval, Québec, février 1928, p. 423-427.


Pour télécharger ou imprimer le texte ci-haut, 
cliquer sur la couverture de la revue : 



Sur la fête de la Chandeleur, voyez l'article paru 
dans le journal L'Action catholique (Québec) le
7 février 1943, en cliquant sur cette image :  



Voyez également cet article paru dans le même 
journal le 8 février 1942 (cliquer sur l'image) :

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