Illustration de Gérard Morisset (1898-1970), alors élève au Collège de Lévis et qui deviendra le père de l'histoire de l'art au Québec. Dans le volume Compositions littéraires, publié par le Collège de Lévis en 1917, ce dessin accompagne le récit La traversée des câpes, de Gérard Tremblay, qui est présenté ci-dessous. |
Compositions littéraires, recueil des d'œuvres d'élèves du Collège de Lévis, paru en 1917 et d'où est tiré le récit de Gérard Tremblay présenté ci-dessous. (Cliquer sur l'image pour l'élargir) |
Le Collège Notre-Dame de Lévis, que fréquentait Gérard Tremblay lorsqu'il composa le récit présenté ci-dessous. (Source : BANQ) |
Dès sa sortie de l'université, Gérard Tremblay embrassa la carrière journalistique, en faisant un stage d'une année au quotidien Le Devoir. En 1920, il fut nommé secrétaire général des syndicats catholiques nationaux de Montréal, fonction qu'il conserva jusqu'à sa nomination, en 1931, au poste de sous-ministre du Travail au gouvernement du Québec. De fait, il fut le tout premier à occuper cette fonction, qu'il quitta en 1944 pour fonder le département des relations industrielles de l'Université Laval. Il a également participé à l'élaboration d'importantes lois sociales, dont la loi sur les accidents du travail, la loi des conventions collectives, la loi d'assistance aux mères nécessiteuses, la loi des pensions de vieillesse, etc.
Gérard Tremblay (1896-1969) (Source : Biographies canadiennes-françaises, 1937) |
On peut prendre connaissance plus en détail de l'important parcours professionnel de Gérard Tremblay et de sa contribution à la société québécoise en parcourant cet article paru à l'occasion de son décès (cliquer sur l'article pour l'élargir) :
Le Soleil, 28 juillet 1969. |
Il est à souligner qu'en 1938, Gérard Tremblay et son épouse Edna Girard ont été frappés par le deuil, alors que leur fille Jacqueline décédait :
L'Illustration nouvelle, 2 août 1938. |
Enfin, la famille de Gérard Tremblay fut durement éprouvée par le décès de celui-ci le 25 juillet 1969, deux semaines à peine après la mort de son épouse :
Le Soleil, 14 juillet et 28 juillet 1969. |
Maintenant que nous en savons plus sur notre jeune auteur et collégien de Lévis d'il y a plus d'un siècle, entreprenons la lecture de son captivant récit de son parcours du chemin des caps par une froide nuit de l'hiver 1916 :
La traversée des « câpes »
Un récit de Gérard Tremblay
Collège de Lévis, 1916
Avez-vous
déjà traversé nos Laurentides en hiver ?... ou simplement, avez-vous déjà fait
le voyage de Saint-Joachim à la Baie Saint-Paul, en passant par les « câpes »,
comme disaient nos anciens ?... Si non, je puis vous dire à l'exemple des
Marseillais quand ils parlent de leur Marseille : « Vous ne pouvez pas mourir
sans avoir vu »… C’est que la traversée des « câpes » est un splendide
voyage, un voyage qui vous laisse dans la mémoire et l’imagination des
spectacles si grandioses, que vous ne pouvez en perdre le souvenir…
Au Canada, la nature a été largement prodigue de ses beautés ; non pas qu’elle nous ait donné un climat enviable, ou qu'elle y fasse croître la végétation luxuriante que l’on rencontre aux tropiques ; mais elle a taillé magnifiquement nos montagnes : elle leur a donné un air sauvage, superbe de splendeur. La rive nord de notre fleuve surtout, avec ses Laurentides trapues et ondulées a été généreusement partagée…
Il
y à quelques semaines, je fus appelé à me rendre à la Baie Saint-Paul. À vrai dire
cela ne me souriait pas. La perspective d’une quarantaine de milles à parcourir
en simple carriole, par un froid sibérien, me donnait quasi la chair de poule.
Tout de même, je partis. De Québec à Saint-Joachim, naturellement, le voyage ne
fut pas dur ; il y a un service de tramways électriques.
Mais,
le progrès, hélas ! n’a pu pénétrer plus loin et l’antique carriole devient
alors le seul moyen de locomotion.
On
était alors vers le soir et je me demandais si j'allais m'aventurer à faire le
voyage de nuit. Heureusement un charretier, devinant mon indécision, m’offrit
ses services. Nous partirions le soir même ; les chemins étaient beaux ; il n’y
avait pas à craindre la neige non plus que le froid ; enfin, je pouvais m’aventurer
sans crainte. L'important était de m’habiller bien chaudement.
Va
sans un dire que j'acceptai son offre. Et ainsi, après un substantiel souper
pris à l'hôtel Simard, je m'installai confortablement sur le siège presque moelleux
de notre carriole. Le temps n’était pas absolument froid ; à peine une petite
brise de nordet m’effleurant le bout
du nez, car je n'avais que cela d’exposé à l'air ; je m'étais, comme on dit, encapoté jusqu'aux oreilles.
Notre
cheval était une bonne bête ; c’était un routier, un expérimenté dans la
traversée des caps. Il partit bon train, et ainsi, nous fûmes bientôt rendus en
pleine côtes de Saint-Joachim. Les Laurentides, en cet endroit, font une pente
excessivement raide, et le chemin abrupt qui les monte en travers est bordé
d’un côté par le flanc de la montagne et de l’autre par un quasi-précipice, ce
qui présente un coup d’œil très pittoresque.
Les étoiles venaient de s’allumer au firmament : un ciel bleuâtre, presque clair, d’apparence frileuse, s’ouvrait au-dessus de nos têtes. Au tournant du chemin, au loin, un peu au-dessus de l'horizon, j’aperçus tout à coup une lueur vague, immense, comme celle que produirait un vaste incendie dans le firmament ; c'était Québec avec ses mille lumières, qui se reflétaient dans les couches atmosphériques. Par malheur, la vision fut de courte durée, car nous lui tournâmes le dos pour filer rapidement vers Saint-Tite.
De temps à autre,
apparaissait, sur le bord de la route, une maison de ferme faiblement
illuminée, aux châssis de laquelle on voyait parfois se profiler une ombre
mouvante et indécise. Partout, le silence du soir. À peine quelques fois, à la
rencontre d’une ferme, entendions-nous les aboiements lugubres, presque
impressionnants, des chiens de garde. À part cela, tranquillité complète. C’est
que là-bas, les gens se couchent de bonne heure ; c’est que par là le
cultivateur, après avoir bûché toute une journée dans le grand bois, n’est pas
en veine de passer la nuit blanche. Le plus souvent, après avoir pris son
souper et remercié Dieu avec sa famille des grâces accordées pendant le jour,
l’habitant fume tranquillement quelques bonnes « pipées » de tabac près du gros
poêle à deux ponts, puis vers les neuf heures, s’en va se reposer des fatigues
du jour. À rares intervalles, une « veillée de cartes » chez le deuxième ou troisième
voisin qui se trouve à un mille de distance.
J'étais
encore sous l'impression que me causait la poésie délicieuse d'une vie aussi
rustique, lorsque le clocher de l’église de Saint-Tite m’apparut dans la
pénombre.
Clair de lune à Saint-Tite-des-Caps, œuvre d'Albert H. Robinson (1929). (Source : Musée des beaux-arts du Canada) |
Mon
charretier tout à coup, gratifia d’un magistral coup de fouet son cheval qui
pourtant avait bonne allure. Comme on le devine, la bête prit au grand trot et
ainsi quand nous passâmes à travers Saint-Tite, j’eus peine à entrevoir
l’église et quelques maisons. Au fond, mon charretier n'était qu’un vaniteux...
Il ne « poussait » son cheval que dans certains parages plus habités, et c’est
ce qui explique sans doute que nous ayons passé si rapidement le village de
Saint-Tite.
Les
grelots, alors secoués plus rudement, donnaient leur bruit maximum ; et les gens
du lieu, piqués de curiosité, regardaient par les fenêtres de leur maison qui
pouvait bien mener si rondement.
Sans
doute, dans la pensée de mon charretier, ils devaient dire : « Quel bon
p'tit cheval ! C’est vraiment plaisant pour lui de mener la voiture avec ça ! »
Cette
louange escomptée semblait gonfler d'orgueil mon charretier. Il était là, droit
comme un « i », sur le devant de sa carriole, tout emmitouflé dans son capot de poil jaune clair, et superbe de
satisfaction. Un moment, il ne put s'empêcher de me communiquer ses réflexions
:
― Ça marche ce petit cheval là, eh Monsieur ?...
Et moi de répondre : « Jamais, je n’ai vu si vaillante bête ».
― « Ah! repartit mon homme, il a déjà été bien meilleur que ça ; tenez, il y a deux ans, ça descendait à la Baie dans cinq heures ».
Je repris : « Vous pouvez être content de votre cheval ; je m’y connais en chevaux — ce qui n'était pas vrai — et je vous assure qu’on en rencontre rarement comme le vôtre ».
—
« Sapristi, oui, vous avez raison. Regardez les oreilles, comme elles sont
droites ! C’est pas fatigué du tout... »
Et
mon bavard de faire claquer les guides sur le dos du cheval, pour rendre encore
plus sensible l'allure déjà rapide.
Nous
traversions alors les Chenaux, un
large plateau exposé à tous les vents. Les Chenaux
ont la réputation d’être l’endroit le plus froid de tout le chemin des caps, et
ce soir-là ils ne perdirent pas leur renommée. La brise de nordet, calme vers le soir, avait peu à peu augmenté de force. Et
l’air sec, pénétrant, d’une nuit de février qui s’y ajoutait me faisait
grelotter.
Heureusement,
dans quelques minutes, nous allions « prendre le bois », et rien de meilleur
que les sapins touffus pour enrayer un nordet ! De plus, il y a un remède
facile quand on est « gelé » ; c’est de marcher sur ses deux jambes un bout de
chemin. On n’a pas fait cinq minutes cet exercice-là que les sueurs commencent
à perler sur le front. C’est ce que je fis, et bientôt je fus complètement dégourdi...
En
somme, je m'étais presque ennuyé dans cette première partie du voyage. Rien de
bien amusant en effet de parcourir cette vaste plaine blanche qui se déroule
sans cesse avec le même décor ; d’un côté, de lointaines montagnes qui
s’estompent vaguement sur un ciel grisâtre, et de l’autre, un horizon sans
contraste s'étendant à perte de vue !
Pour
vous distraire, la chanson aigre et monotone des grelots endiablés que vient
accompagner la lugubre et gémissante musique des fils télégraphiques sous la
poussée du vent !...
Le
reste de la traversée s’annonçait plus poétique, plus agrémenté, car il devait
se faire en plein bois.
Sur
une largeur d'environ cinq lieues, comprenant une faible partie de Montmorency
et une assez considérable de Charlevoix, s'étend une immense forêt d’épinettes
et de sapins. Le chemin des « câpes » la traverse dans toute son épaisseur ; c’est
l'endroit pittoresque par excellence…
Je
me souviens encore de l’émotion qui m’envahit lorsque nous pénétrâmes pour de
bon dans le grand bois. De chaque côté du chemin, de gigantesques épinettes
noirâtres, touffues, se serrant les unes aux autres, formaient deux longs murs
uniformes se découpant par leur sommet sur la voûte bleu-sombre du ciel... ; on
aurait dit les parois d’une gorge étroite au fond de laquelle nous avancions…
En se penchant un peu sur le bord de la carriole pour éviter le charretier qui
obstrue la vue, l’on voit la longue route blanche se prolonger en face en un
long ruban d'argent, pour aller se confondre au loin avec l'horizon. Au-dessus
de nos têtes, formant un agréable contraste, une large bande bleue toute
parsemée d'étoiles ; la cime dentelée des sapins en délimite l'étendue.
Et
pendant que je m'amuse à contempler cette merveilleuse nature, la carriole file
rapidement dans la grande forêt... Nous sommes maintenant au pied de la côte à
« MacLean ». Notre cheval est au pas,
car la côte à « MacLean » n’est pas une côte ordinaire ; elle est croche,
abrupte, longue, enfin tout ce qui rend une côte difficile à monter. Mais les
petits chevaux de par là-bas ont, comme on dit, du cœur au ventre... et ainsi,
malgré la distance déjà parcourue, notre « Jimmy » nous grimpa en haut, tout
d’un trait...
Assez
souvent, comme pour jeter un peu de variété sur notre voyage, nous avions à rencontrer… oui, à rencontrer... et ce n’est pas une petite affaire !... Le chemin des
caps est tout juste assez large pour une seule carriole. Alors, quand il y a rencontre, il faut qu’une des deux
voitures — ordinairement — la moins chargée prenne le côté du chemin, et le
côté du chemin, c’est la neige, et la neige, c’est l’enlisement jusqu’au
poitrail des chevaux.
D'abord,
selon toute prudence, les charretiers vont sonder l'endroit choisi pour faire
passer l'équipage ; ils le pilassent
du mieux qu'ils peuvent, sans se soucier de la neige qui leur monte souvent
jusqu'à la ceinture. Puis alors, quand le nouveau bout de chemin est assez
battu, on risque la voiture. Le cheval s’enfonce. Tout surpris, tout navré par
la neige, il la renâcle de ses naseaux couverts de givre; il secoue rageusement
sa tête altière, se dresse sur ses jambes d’arrière, avance par bonds, puis
enfin dans un dernier élan, revient sur la route. La rencontre est terminée ;
dans quelques minutes sans doute, on en fera une nouvelle.
Il
est tout à fait curieux comme l’on tient à identifier ses compagnons de voyage
; chose bien inutile cependant, car on ne les connaît pas, et les
connaîtrait-on que les larges « nuages » dont leur tête est entortillée nous
empêcheraient d’y voir clair… Tout de même, en vertu de la sympathie qui existe
entre les voyageurs de longue route, on risque un « Bonsoir » amical, et
presque toujours des lèvres figées par les froid s’entrouvrent pour laisser
échapper une réponse.
Quant
aux charretiers, qu'ils se connaissent ou non, c’est sans cesse la même
question :
―
« Les chemins sont-ils beaux par en bas ? »
―
« Ben, pas trop pire ! Et par en haut ? »…
―
« Ça boulonne un peu, mais ça passe ; il y a quelques bancs
de neige dans les Cheneaux, mais la malle les a battus passablement ».
Chaque
voiture ensuite prend sa direction. On entend le bruit d’abord distinct des
grelots diminuer petit à petit, pour enfin s’évanouir complètement à un
tournant du chemin.
Sur
une aussi longue route en carriole, par un temps qui se refroidit à mesure que
la nuit s’avance, on a beau être chaud comme un poêle et couvert d’épaisses
peaux d'ours, le froid parvient toujours à s’infiltrer, à faire grelotter
impitoyablement ceux qu'il pénètre ; et je commençais à m’apercevoir de cela !...
Le
fameux remède d’un bout de chemin parcouru sur mes deux pieds ne me souriait
plus ; je me sentais trop engourdi. Il était donc temps que nous arrivions à la
« Barrière ». La « Barrière », c’est tout simplement un poste de repos, où l’on
se refait quelque peu des fatigues subies pendant quatre heures de cahotage, et
où surtout l’on s’approvisionne de chaleur pour le reste de la traversée.
Toujours
est-il que j'avais grand hâte d’arriver à cette fameuse « Barrière ». Mon
charretier me disait qu’on y arrivait, et dame !... on n'y arrivait jamais !...
C'était
désespérant. Pour me faire oublier que j'étais gelé, je passais le temps à
regarder, de chaque côté de la route, au pied des épinettes géantes, de petits
arbrisseaux touffus, tout couverts de neige et revêtant des formes
fantastiques. On eût dit des sentinelles enveloppées d’une épaisse pelisse
blanche et faisant la garde dans ces parages. Parfois même, ils prenaient des
aspects de bêtes fauves, de gros ours blancs qui nous attendaient au bord de la
route pour se jeter sur nous ; vraiment, si j'avais eu cinq ans, j'aurais
presque eu peur. Mais aujourd’hui tout cela me faisait rêver...
Un
long « wôôô !... » de mon charretier me ramena brusquement à la réalité. Enfin,
nous étions rendus à la « Barrière » !... Deux maisons superbement encadrées
par la forêt sauvage avec quatre ou cinq carrioles devant leurs portes, voilà
ce que j’aperçus. Détail délicieux toutefois que j'allais oublier, les
cheminées lançaient dans la pénombre de la nuit une abondante boucane
blanchâtre, indice d’une non moins abondante attisée de bois dans les poêles...
J'étais
affreusement paralysé par le froid... si bien que j’eus toutes les misères du
monde à sortir de voiture et à faire les premiers pas. Mais cela revient vite,
et tandis que mon charretier s’apprêtait à dételer son cheval, je fis mon entrée
au poste. Par là-bas, on reçoit délicieusement, et tout charmé je fus de me
voir si bien installé en pays si sauvage ; gentille bâtisse, bon poêle,
confortable berceuse, enfin presque du luxe...
Dans
une salle attenante à celle où je me trouvais, on discutait ferme, et je vous
assure que cela semblait chaud !... Les phrases, les bouts de phrases, émaillés
de quolibets de toute espèce pleuvaient, s’entrechoquaient de plus belle. Je
fus piqué de curiosité, et je m’avançai dans l’encadrement de la porte pour être
témoin de cette échauffourée. À prime abord, j'eus la sensation que la bataille
oratoire était finie ; en effet, plus un mot, plus un bruit.
Cependant,
tous les regards de ceux qui faisaient rond dans la cuisine — car la salle
attenante était une cuisine — se tournaient vers une espèce de petit vieux au
teint rougeaud, qui se tenait debout près de la table ; dans le moment, le
petit vieux allumait sa pipe de plâtre avec un air rageur, un air d'homme qui a
l’envie de parler et de faire la loi à ceux qui l’écoutent. C'était le cas pour
lui...
—
« Ah ! tornon !... oui, dit-il avec véhémence en branlant sa petite tête grise,
ça me coûte pas de gager cinq piastres avec toé,
Ti-Louis, que t’es pas capable de me suivre avec ta jument... Ta jument, elle
n’a jamais pu monter à Saint-Joachim dans cinq heures comme t’as dit !... Tu
veux nous bourrer !... Le plus qu’on
peut faire, je l’ai fait : c’est de monter dans cinq heures et demie !... »
Le
petit vieux, content, presque enorgueilli de sa passe d’armes, jeta un coup d’œil
victorieux sur ceux qui l’entouraient. Et celui qui devait être Ti-Louis de
riposter avec entrain :
—
« Ta, ta, ta, excite-toé pas, mon
Jos, on sait comment tu mènes ! T’a montée dans cinq heures et demie, je
l’avalerai pas comme ca !... C’est toujours point avec le cheval que t’as là
que t’as fait ta montée ; il n’est pas capable de prendre le petit trot sans se
cramponner jusqu’au sang !... Pour moé, j'suis ben prêt à gager n'importe
quoi avec n'importe qui d’ici, que j'ai monté dans cinq heures... Si vous me
croyez pas, demandez-le à Charles à Ti-Jean qui m'’accompagnait !... »
Le
petit vieux n'avait rien à rétorquer qui pût désarçonner complètement son adversaire.
Il se contenta de prendre un air gouailleur et de balbutier : « Tu m'empliras
pas, Ti-Louis ». Puis il s’esquiva rapidement de la cuisine, sous prétexte
qu'il lui fallait aller voir son cheval, sans doute parce qu'il se sentait
battu. Quant à Ti-Louis, satisfait de sa victoire, et tout en chargeant sa
pipe, il continua :
—
« Ce vieux démon de Jos à Philibert là, ça fait rien que de se vanter quand
c’est pas le temps !... Je te l’ai mis à sa place, va ! »
Et comme tout était devenu tranquille, je me retirai près du poêle, me réinstallai dans la berceuse que je venais de quitter et bientôt, sous la main caressante de Morphée, je m’endormis profondément...
Il
était bien quatre heures du matin quand mon charretier vint m’avertir qu'il
allait réatteler son cheval et que dans quelques minutes, nous allions
continuer le voyage. Je remis mes vêtements chauds et je me risquai le nez dehors. Je vous certifie que le temps n’était pas chaud... La neige grinçait sous
mes pas ; elle rendait un son aigre, presque sinistre et quand la neige se
lamente ainsi, lorsqu'on la piétine, c’est un signe évident qu’il fait un froid
de pôle nord...
Cependant,
rien à craindre pour moi... du moins pour le moment, car va sans dire que j’avais
fait des provisions de chaleur durant mon petit séjour à côté du poêle...
Depuis
la « Barrière » jusqu’à la Baie, il y a dit-on, cinq lieues bien comptées :
deux qui se font dans le grand bois et le reste en pays défriché. La « Barrière
» est juchée très haut dans nos Laurentides, à deux mille pieds au-dessus du Saint-Laurent,
je crois ; quant à la Baie, elle est quasi au niveau du fleuve et par conséquent,
si l’on veut s’y rendre, l’on doit descendre de nombreuses côtes. Elles ne se
ressemblent pas toutes : il y en a de longues, de courtes, d’abruptes,
d’insensibles, enfin pour tous les goûts. Les unes détalent à travers un pays
triste, morne, jalonné à rares intervalles d’une maison de forme délabrée.
D’autres, par contre, sont pittoresquement situées ; elles tranchent en plein
sur les pentes escarpées de la montagne toute couverte de sapins et de bouleaux
; tantôt elles vont en zigzaguant sur un plan trop incliné, tantôt elles se
présentent droites et régulières plongeant à perte de vue dans les profondeurs
de la forêt.
La « Barrière » se trouve à peu près au juste
milieu de la large étendue que traverse le chemin des caps, et ainsi, comme je
l’ai dit plus haut, nous avions encore deux bonnes lieues pour atteindre
l'extrémité du bois. La route qui sillonne ce dernier bout de forêt dégringole
en pente raide, et l’on peut s’imaginer que dans une telle descente, les
chevaux ne tirent point d’arrière.
Nous
quittâmes donc la « Barrière » au grand trot. On ne saurait se faire une juste
idée de l’exquise douceur que l’on trouve à se sentir entraîné, avec une
vitesse uniforme dans une côte qui semble ne devoir jamais finir. Je crois
revivre encore cette sensation curieuse, grisante, que l’on pourrait comparer à
celle du vide, qui rend presque mal, mais dont on ne saurait tout de même se
dégoûter. Notre cheval, ivre de vitesse, les naseaux au vent, filait comme une
flèche ; son trot, saccadé à de certains moments, soulevait derrière lui des
nuages de poudrerie, et parfois il arrivait que je fusse tout navré par cette
avalanche de poussière neigeuse.
À
gauche, à droite du chemin, je voyais se confondre en un mur noirâtre la
bordure d'épinettes ; les innombrables poteaux de téléphone et de télégraphe
défilaient rapidement sous mes yeux, et par un drôle de phénomène, j'étais
porté à croire que, devenus animés, ils grimpaient les côtes que nous
descendions...
Une
demi-heure s'était à peine passée que nous avions atteint la fin du bois. Tout
près de l’endroit où le chemin débouche sur un plateau dégarni, s'élèvent
quelques rustiques maisons ; mon charretier nous arrêta à l’une d'elles pour y
faire boire son cheval.
Maintenant,
la route s’allongeait en face de nous et se confondait à courte distance avec
la blancheur des lieux environnants, Par bout, n’eût été la balise de sapins qui
indique où le chemin passe, nous nous serions fourvoyés certainement, car le nordet, insensible dans la forêt et
violent dans la plaine, avait couvert l’endroit d’une couche de neige assez
épaisse pour ralentir la marche de notre cheval.
Les
premières habitations que nous rencontrâmes après celles de la sortie du bois,
appartenaient au « grand chemin » ; le « grand chemin », c’est une triste concession encadrée par un paysage aussi
triste qu'elle !... Trois pauvres bicoques abandonnées forment sur une distance
de plusieurs milles les seules beautés que l’on y rencontre.
Après
le « Grand Chemin », Saint-Jean presque aussi ennuyant que son voisin. Une
dizaine de maisons bâties en pièces de bois grossièrement blanchies à la chaux,
voilà tout !... aux environs, des ravins, puis des coteaux d’où surgissent de
ci, de là, des touffes d’épinettes et de sapins ; puis plus loin, à la ligne de
l’horizon, les cimes bleues des Laurentides.
Vient
ensuite Saint-Antoine, un petit bourg d’une trentaine de maisons assez bien
bâties, mais parfois peinturlurées avec plus ou moins de goût. Les gens de par
là sont entichés de couleurs voyantes ; le rose tendre, le rouge vif, le blanc
lis, le vert foncé se rencontrent parfois sur un même côté de maison... L'ombre
de la nuit, qui commençait à se dissiper et le crépuscule du matin qui se
levait, me permettaient de voir ces quelques originalités villageoises.
Nous
avions laissé la « Barrière » depuis deux heures déjà ; ma montre en marquait
six. Le vent, devenu moins fougueux à mesure que nous dévalions vers la plaine,
apportait de l’horizon encore lointain un bruit de cloches ; c'était l’Angélus
qui sonnait à la Baie. Nous arrivions au terme du voyage.
Du
sommet d’une colline que nous venions de grimper, je voyais au bas d’une large
vallée, se dessiner le long clocher de l’église ; un peu à côté, perçant la
nuit blanchâtre, celui de l'immense hospice de Sainte-Anne. Tout autour, comme
des poussins groupés près de leur mère, les habitations nombreuses qui forment
le quartier central de la ville.
Et
pour servir de cadre à tout cela, les Laurentides teintées de bleu d’un côté,
et de l’autre le Saint-Laurent dont la surface glacée empêche d’en admirer la
beauté. En été, ce coup d’œil doit être superbe ! Il me semble voir cette nappe
d’eau lançant des reflets d’or sous les rayons du soleil levant, et tout au
beau milieu, l’Ile-aux-Coudres qui doit apparaître comme une corbeille de
verdure flottant sur une mer tranquille…
D'un
coup, ma vision s’éclipsa. Nous descendions la dernière côte, et nous étions
bel et bien rendus à la Baie.
«
Enfin ! m'écriai-je en descendant à l'hôtel dix minutes plus tard, voilà un
voyage dont le souvenir me restera gravé longtemps ! »
Et
en effet, il y avait de quoi : de grandes fatigues, du froid sibérien, ça frappe
les sens... Mais aussi la mémoire ; et surtout, une nature comme celle que je
venais de contempler et d'admirer, une nature qui résume pour ainsi dire toutes
les beautés sauvages de notre pays, imprime dans l’imagination de tels spectacles,
de telles merveilles, que jamais, dut-on vivre cent ans, on ne peut les
oublier...
Philosophie, mars 1916
Tiré de : Compositions littéraires, Collège de Lévis, 1917, p. 35-54.
Quel bon conteur, agréable à lire on s'y croirait presque.
RépondreSupprimerUn autre monde...pourtant pas si loin. Très beau.
RépondreSupprimerTrès beau récit de Gérard Trmblay qui n'avait que 19 ans Les jeunes d'aujourd'hui peu pourrait en faire autant, ils n'ont plus de vocabulai
RépondreSupprimerre
De toute beauté es mots sont à mes yeux de peintre un beaume contre l'eefet coid
RépondreSupprimerSuper cette découverte de la personne et de la vie de l'époque
RépondreSupprimerSurprenant à la lecture de ce magnifique récit que l'auteur n'a pas eu une carrière littéraire.. Son talent s'est manifesté d'une autre façon..
RépondreSupprimerJ'ai adoré ce récit! Assis bien au chaud, par un -23°C, à Stoneham, dans les Laurentides, au Nord de Québec, entouré d'un paysage enneigé, tel que dans ce récit. En effet, Gérard Tremblay a mérité cette reconnaissance pour ce texte ayant entre autres une belle syntaxe et un langage de terroir bien vivant.
RépondreSupprimerLydia St-Pierre, infirmière retraitée.
RépondreSupprimerMerveilleux récit. On a l'impression d'être assis à son côté.
pour avoir fait ce trajet dans des conditions climatiques extrêmes, j'en savoure les descriptions exactes !
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