Détail d'un vitrail de l'église de Tourouvre (France) offert par Honoré Mercier lors de son séjour en France, en 1891, alors qu'il était premier ministre du Québec. On l'aperçoit, à droite, revêtu de son habit de comte romain et discutant avec un abbé, probablement le curé de Tourouvre. Entre Mercier et son interlocuteur, on aperçoit l'abbé Auguste Gosselin, auteur du récit que nous présentons dans la présente glanure. Derrière Mercier, on aperçoit également ce qui ressemble beaucoup à la physionomie d'Hector Fabre, premier représentant du Québec en France, auparavant journaliste et politicien nationaliste. (Source : Perche-Quebec.com) |
(Montage par les Glanures historiques québécoises) |
Les extraits ci-dessous sont tirés du livre de l'abbé Auguste Gosselin, Au pays de Mgr de Laval, paru en 1910. Ce rare et précieux volume est encore disponible ICI, ICI et ICI. L'exemplaire ci-haut appartint à Arthur Trahan (1877-1950), homme politique et juge. (Collection Daniel Laprès) |
INTRODUCTION :
En ce jour du 125e anniversaire de la mort, le 30 octobre 1894, de l'un des plus grands premiers ministres de l'histoire du Québec, Honoré Mercier, nous avons jugé utile de sortir des oubliettes de substantiels extraits d'un volume publié en 1910 par l'abbé Auguste Gosselin (1843-1918), Au pays de Mgr de Laval.
En ce jour du 125e anniversaire de la mort, le 30 octobre 1894, de l'un des plus grands premiers ministres de l'histoire du Québec, Honoré Mercier, nous avons jugé utile de sortir des oubliettes de substantiels extraits d'un volume publié en 1910 par l'abbé Auguste Gosselin (1843-1918), Au pays de Mgr de Laval.
L'abbé Gosselin, historien alors bien connu, se trouvait durant l'été 1891 en France lorsqu'il y croisa le premier ministre Mercier, qui séjournait alors sur le Vieux-Continent dans le cadre d'un voyage officiel de trois mois dont le principal objectif était de promouvoir et d'approfondir les échanges et les liens politiques, économiques et culturels entre la France et le Québec. Mercier cherchait ainsi à assurer une meilleure autonomie du Québec par rapport à Ottawa, qui apprécia plutôt mal le fait que Mercier fut alors reçu par les Français en tant que véritable chef d'État.
Il est d'ailleurs à souligner que c'est durant les trois mois de ce périple outre-Atlantique que fut fomenté l'abattage politique et financier de Mercier, qui dès son retour se vit injustement accusé de corruption, dut quitter le pouvoir et fut acculé à la ruine, le tout ayant sans doute hâté sa mort prématurée survenue trois ans plus tard, à l'âge de 54 ans. Sur la fin tragique d'Honoré Mercier, voyez ICI.
Il est d'ailleurs à souligner que c'est durant les trois mois de ce périple outre-Atlantique que fut fomenté l'abattage politique et financier de Mercier, qui dès son retour se vit injustement accusé de corruption, dut quitter le pouvoir et fut acculé à la ruine, le tout ayant sans doute hâté sa mort prématurée survenue trois ans plus tard, à l'âge de 54 ans. Sur la fin tragique d'Honoré Mercier, voyez ICI.
Honoré Mercier avait donc demandé à l'abbé Gosselin de l'accompagner durant une bonne partie de sa tournée française. Sans doute conscient de l'importance historique des rencontres et événements qui eurent alors lieu, Gosselin écrivit, à titre de témoin privilégié, un journal de voyage qu'il adressa au principal du Séminaire de Québec. Son récit de ce voyage fondateur des relations Québec-France, et qui est depuis tout ce temps resté sous le radar de la quasi-totalité des historiens, fut inclus dans un volume paru près d'une vingtaine d'années plus tard, et dont vous pourrez lire ici-bas la totalité des passages relatifs au voyage officiel d'Honoré Mercier.
De plus, en cliquant sur les nombreux hyperliens que nous avons pris la peine d'inclure dans ce document, vous pourrez avoir un aperçu des lieux visités par le premier ministre Mercier, vous en apprendrez aussi sur plusieurs parmi les personnages qu'il a alors rencontrés... et vous pourrez même entendre certains des airs musicaux qui ont été joués pour le plus grand plaisir du premier ministre et de sa suite !
N.B. : À l'époque du récit que vous lirez ci-dessous, « Canada » ou « Canadien » signifiait essentiellement le peuple « Canadien français » issu de Nouvelle-France. Le Canada, tel qu'on appelle de nos jours le régime fédéral d'Ottawa, était dans ce temps-là un simple dominion de l'Empire britannique et aucunement la patrie des Canadiens français (ce qu'il n'est pas davantage de nos jours). Les extraits qui suivent, en sus des autres discours publiés de lui, montrent clairement qu'Honoré Mercier se considérait le premier ministre du peuple « canadien », lequel était selon lui de langue française et dont le gouvernement était à Québec.
De plus, en cliquant sur les nombreux hyperliens que nous avons pris la peine d'inclure dans ce document, vous pourrez avoir un aperçu des lieux visités par le premier ministre Mercier, vous en apprendrez aussi sur plusieurs parmi les personnages qu'il a alors rencontrés... et vous pourrez même entendre certains des airs musicaux qui ont été joués pour le plus grand plaisir du premier ministre et de sa suite !
N.B. : À l'époque du récit que vous lirez ci-dessous, « Canada » ou « Canadien » signifiait essentiellement le peuple « Canadien français » issu de Nouvelle-France. Le Canada, tel qu'on appelle de nos jours le régime fédéral d'Ottawa, était dans ce temps-là un simple dominion de l'Empire britannique et aucunement la patrie des Canadiens français (ce qu'il n'est pas davantage de nos jours). Les extraits qui suivent, en sus des autres discours publiés de lui, montrent clairement qu'Honoré Mercier se considérait le premier ministre du peuple « canadien », lequel était selon lui de langue française et dont le gouvernement était à Québec.
Paris, 2 juin 1891
[...] Je revenais la semaine dernière de
mon pèlerinage aux principaux endroits où a vécu Mgr de Laval, en France, avant
de passer au Canada : Chartres,
Montigny-sur-Avre,
Evreux, Caen, Bayeux ; et j'allai rendre
visite à M. Mercier, que je n'avais pas encore eu le plaisir de rencontrer à
Paris :
« J'arrive moi-même de Chartres, me dit-il. Mgr Lagrange
m'a accueilli avec une sympathie que je n'oublierai jamais, et m'a donné
l'hospitalité dans son palais épiscopal. Dimanche dernier, je suis allé à Santeuil, où
le curé de l'endroit, l'abbé Cantenot, m'avait invité à adresser la parole à
ses paroissiens à la suite de la messe. Dimanche prochain, je vais à Tourouvre, pays de mes
ancêtres. Voulez-vous m'y accompagner ? »
« Très volontiers, lui répondis-je. Moi
aussi, je suis originaire de ce pays-là: j'aurai donc le plaisir de voir la
terre de mes aïeux. »
Je dis ma messe de très bonne heure
dimanche matin; puis j'allai rejoindre M. Mercier et ses aimables compagnons
pour me rendre avec eux à la gare Montparnasse. M. Shehyn fut retenu par
les affaires à la maison.
En quelques heures le train rapide de
Paris à Granville nous
conduit à Laigle, et nous
voyons se dérouler devant nous ces tableaux ravissants que vous connaissez : Maintenon, Versailles, Dreux, Verneuil, les
plaines si riches de la Beauce,
puis les campagnes non moins intéressantes de l'ancien Perche.
À Tillières-sur-Avre,
où le train n'arrête pas, je salue de loin Montigny, lieu de
naissance de Mgr de Laval, qui n'en est distant que de quelques kilomètres.
Nous voici à Laigle. Ici, il faut
changer de train pour aller à Tourouvre. Nous avons maintenant un
train-omnibus, qui nous permet d'examiner plus à loisir les campagnes que nous
traversons. Comme ces paysages sont bien « canadiens ! » Ces collines verdoyantes
que nous voyons là-bas, ces ravins pittoresques, ces forêts de hêtres, de
chênes, de sapins, de platanes, surtout, qui imitent si bien l'érable, ces
maisons disséminées un peu çà et là.
Tout cela est-ce bien la Normandie ? N'est-ce pas
plutôt le Canada, surtout dans les environs de Québec, ou mieux encore dans les
Cantons de l'Est ? Déjà, aux différentes gares, nous avons pu constater la grande
similitude du type canadien et du type normand. Ah, oui, nous sommes bien Normands!
Examinez ces physionomies, ces allures, ces gestes : tout cela ne se retrouve-t-il
pas au Canada ? Écoutez parler ces Normands, ces Normands de l'Orne, surtout :
comme au Canada, ils disent presque toujours « on » au lieu de « nous », et
leur « a » —je l'ai bien remarqué— est presque aussi ouvert que celui des
Canadiens.
Voyez encore ces femmes si bien mises,
et en même temps si réservées, si polies, si bienveillantes : n'est-ce pas
encore la femme canadienne du moins dans la plupart de nos bonnes localités ?
À Tourouvre, M. Mercier est l'objet
d'une véritable ovation. Le curé-doyen, son vicaire, [l’abbé Eugène Duval], le
maire de la commune et tous les principaux personnages des environs, le comte de Charencey,
entre autres, et le docteur Chamousset, qui sont venus de plusieurs lieues, des
centaines de personnes sont à la gare pour souhaiter la bienvenue à l'hôte
distingué qui vient visiter le pays de ses ancêtres. La joie est peinte sur
tous les visages.
Nous nous acheminons vers le presbytère,
par une magnifique allée plantée d'arbres pour la circonstance, ornée de
drapeaux et d'oriflammes.
À l'entrée du presbytère se lisent ces
deux inscriptions: « Vive le Canada ! » — « Honneur à notre illustre
compatriote ! »
Ce presbytère est monumental. Il faisait
autrefois partie du château des De Voves, illustre famille anoblie à l'époque
des Croisades, qui possédait la seigneurie de Tourouvre, et qui, vers le milieu
du dix-septième siècle, organisa, avec l'esprit chrétien qui l'animait,
plusieurs corps d'émigration vers le Canada. En une seule fois, d'après la
tradition, près de quatre-vingts familles quittèrent Tourouvre pour se diriger
vers la Nouvelle-France. De ce nombre était Julien Mercier, l'ancêtre de notre premier ministre.
Nous entrons au presbytère, où nous
attend l'hospitalité la plus cordiale : l'abbé Marre-Desperriers, curé-doyen de
Tourouvre, nous a fait préparer un magnifique goûter.
Ancien presbytère de Tourouvre, où fut reçu Honoré Mercier. (Source : Actu.fr ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Mais voilà déjà l'heure des vêpres : il est près de trois heures. M. Mercier et ses compagnons se rendent à l'église [L'église de Tourouvre a pour titulaire saint Aubin, évêque, dont la fête tombe le premier de mars]. On leur a placé des fauteuils dans le chœur. M. le curé veut absolument que, comme prêtre canadien, je préside à la partie religieuse de la fête, que je chante les vêpres et que je fasse la procession du saint Sacrement : — c'est, en effet, le dimanche dans l'octave de la Fête-Dieu. Comment lui refuser ce plaisir ? Il veut même, ce qui est plus grave, que j'adresse quelques mots d'édification à ses paroissiens : je me résigne à tout.
L'église est remplie : le département de
l'Orne est
encore un des meilleurs de la France. Vous avez dû remarquer le maire de Tourouvre
associé à son curé pour la réception du premier ministre. Il y a un très grand
nombre d'hommes dans la nef et dans le chœur ; il y a même quelques gendarmes,
qui, il faut bien le dire, y paraissent un peu dépaysés : la curiosité,
peut-être, autant que la dévotion, les aura attirés aux vêpres.
L'église de Tourouvre tel qu'elle apparaît de nos jours, similaire à son état lors de la visite d'Honoré Mercier en 1891. (Source : GuilletCinqMarsFamily ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
L'église de Tourouvre est très ancienne et très belle. L'ornementation du chœur m'a rappelé beaucoup celle de la chapelle des Ursulines de Québec.
Les vêpres chantées et la procession
faite, M. Marre-Desperriers monte en chaire et dans une allocution chaleureuse
rappelle à ses paroissiens la scène du départ d'autrefois :
« Il y a deux siècles et demi, dit-il,
quatre-vingts familles de ce canton venaient dans la même église où nous sommes
réunis en ce moment, pour demander à Dieu de bénir leur résolution. Elles
avaient décidé de quitter leur patrie pour aller fonder une colonie en
Amérique. Réunis au pied des autels de Marie, ces hardis colons jurèrent de
rester toujours Français et catholiques.
« L'un d'eux s'appelait Julien Mercier,
et nous voyons aujourd'hui parmi nous un illustre descendant de ce héros, qui
vient nous assurer par ses exemples comme par ses paroles que les Canadiens ont
été fidèles à leur serment, et qu'ils sont restés sincèrement Français de cœur
et catholiques. Avec quelle joie, avec quel enthousiasme nous l'accueillons au
milieu de nous ! »
Il développe cette idée avec chaleur et
émotion ; puis il m'annonce à ses paroissiens. Qu'est-ce que j'avais à dire, quand tout
avait été déjà si bien dit? Qu'est-ce que j'avais à faire, sinon commenter en peu de mots le
texte qui se trouvait déjà sur toutes ces lèvres chrétiennes : « Ecce quant bonum et quam jucundum habitare
fratres in unum. Oh, qu'il est bon et agréable pour des frères de se
trouver ensemble ! »
Français et Canadiens, nous sommes
frères de toutes manières, par notre commune origine, par notre langue, par nos
aspirations, par notre caractère, mais surtout par la foi et par la religion.
Nous sommes tous Français, soit dans la vieille France, soit dans la nouvelle,
en attendant que, par la religion fidèlement pratiquée, nous arrivions tous à
notre commune patrie, inattaquable, celle-là, et permanente, le ciel.
Je dus être court, pour bien des
raisons, mais surtout parce que tout le monde avait hâte d'entendre le héros de
la fête qui devait adresser la parole à ses « compatriotes », sur une estrade
en dehors de l'église, à l'endroit même où ses ancêtres ont été inhumés durant
des siècles [Le cimetière était autrefois sur la place même de l’église ; il
est maintenant un peu plus loin].
Vous avez lu les discours prononcés par
M. Mercier depuis qu'il est en France, ses discours, par exemple, à l'Alliance
française, chez les Jésuites de la rue Vaugirard, et au banquet de la Société
Le Play. La note patriotique et chrétienne y domine toujours ; cette parole
franche et sincère trouve de l'écho dans tous les cœurs vraiment français.
J'ai assisté l'autre jour à la séance de
la Société Le Play qu'il présidait, et j'ai été témoin de l'enthousiasme avec
lequel ont été accueillies ses déclarations d'attachement à la France et à
l'Eglise.
Mgr [Antoine] Labelle a creusé en France un sillon beaucoup plus profond qu'on
ne le croit généralement au Canada. Évidemment il n'y a que des hommes de
grande valeur qui peuvent réussir à éveiller sur un pays encore aussi jeune que
le nôtre l'attention de tant d'esprits éminents. Ce travail a été fait
cependant : on ne parle ici que de Mgr Labelle et du Canada ; et l'on n'en
parle généralement qu'avec beaucoup d'intérêt et de sympathie.
M. Mercier creusera encore davantage ce
sillon, et il y répandra, par sa parole autorisée, des semences bienfaisantes
qui produiront tôt ou tard d'heureux fruits.
À Tourouvre, il ne s'agissait pas de
faire un de ces grands discours dont je viens de parler. M. Mercier était là
comme un enfant de famille qui revient visiter le pays de ses aïeux après une
longue absence, l'humble village où ont vécu ses ancêtres, l'église où ils ont
été baptisés, le sol qu'ils ont remué pour en tirer leur subsistance, le
cimetière où reposent leurs ossements bénis.
Il était visiblement ému, et tout le
monde partageait son émotion. J'ai vu plus d'une larme couler sur ces bons
visages normands, lorsqu'il a raconté les luttes sanglantes et douloureuses à
travers lesquelles ont dû passer les enfants de Tourouvre émigrés au Canada,
les déchirements de la séparation d'avec la mère patrie, les joies de la
liberté qui ont suivi nos luttes patriotiques, notre fidélité au drapeau de la
France, que nous arborons, dans nos fêtes, à côté du drapeau anglais, et les
manifestations de sympathie qui sont parties du Canada à l'occasion des
malheurs de 1870.
Tous les habitants de la commune de
Tourouvre, hommes, femmes et enfants, se pressaient autour de M. Mercier. On
l'applaudissait à outrance ; on criait souvent : « Vive la France ! Vive le
Canada ! » Je renonce à décrire l'enthousiasme qui régnait dans cette foule.
M. Mercier descend de l'estrade, se rend
au presbytère et se voit entouré d'une légion de personnes qui se réclament de
ses parents, et apportent des preuves à l'appui de leurs prétentions.
Je remarque surtout dans la foule deux
jeunes gens bien mis, à la figure ouverte et intelligente, aux manières
engageantes et polies. Ce sont deux jeunes Mercier, qui n'habitent pas
Tourouvre, mais sont venus d'une commune voisine, Bubertré, pour voir leur
« parent. » Ils descendent en effet en droite ligne de Julien Mercier ; et il
est facile de trouver dans leur physionomie plus d'un trait de ressemblance
avec notre premier ministre. L'un d'eux s'appelle Constant, l'autre, Alfred.
M. Mercier cause quelque temps avec eux,
et leur promet d'arrêter les voir le lendemain, en se rendant à Nonant-le-Pin ; puis il
les congédie gracieusement.
Nous nous mettons à table pour dîner.
Mais voilà bientôt une fusillade qui commence et nous avertit qu'il se prépare
au dehors quelque chose de sérieux. Durant le repas, on organise un feu
d'artifice et toute une illumination sur la place publique et dans le jardin du
curé.
En sortant de table, nous nous trouvons
en présence d'un spectacle vraiment féerique : des milliers de lanternes
vénitiennes suspendues aux arbres, des verres de couleurs alignés le long des
sentiers et sur les bordures des plate-bandes, et au milieu de tout cela les
habitants de Tourouvre se promenant dans les allées du jardin. Il s'agit bien,
en effet, d'une fête de famille ; et le curé, comme un bon père, a donné, pour
la circonstance, accès à son jardin à tout le monde. Les enfants s'y promènent
comme les autres, et de temps en temps poussent des cris de joie : « Vive la
France ! Vive le Canada ! Vive M. le ministre ! » Cette journée ne partira pas
sitôt de leur mémoire.
Il était près de
onze heures lorsque nous avons pu nous mettre au lit pour prendre un repos dont
nous avions tous grand besoin.
Plaque en mémoire d'Honoré Mercier affichée dans l'église de Tourouvre, village de son ancêtre Julien Mercier. (Source : MarinJannot ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
La fête est terminée, et le programme du lendemain tracé d'avance. Il faut se lever au moins à six heures, entendre la messe de M. le curé à six heures et demie, puis après déjeuner partir à huit heures pour aller à deux lieues prendre un train pour Nonant-le-Pin. Le haras national que ces messieurs doivent visiter est à trois lieues de la gare de Nonant-le-Pin ; et il ne faut pas oublier d'arrêter en passant serrer la main aux jeunes Mercier, à Bubertré. Le soir, à cinq heures, il faudra partir pour Paris. Ce programme fut accompli à la lettre.
À six heures et demie, nous étions tous à l'église et
assistions à la messe de M. le curé. À huit heures, nous quittions, non sans
regret, le beau village de Tourouvre, après avoir fait une courte visite à son
digne maire, M. Jules Allard.
Je ne puis vous
raconter tous les incidents de notre excursion. En voici deux cependant que je
ne veux pas passer sous silence :
M. Mercier
disait adieu à Mme Allard. Celle-ci venait de cueillir quelques fleurs de son
jardin :
« Veuillez, dit-elle, M. le ministre, accepter ces pensées, qui vous
rappelleront la commune de Tourouvre, le pays de vos ancêtres ».
M. Mercier
ouvre son livre de prières, où il conservait soigneusement une fleur que Mme
Mercier lui avait envoyée du Canada :
« Voici une pensée, dit-il, qui vient de
mon pays, et d'une personne qui m'est bien chère. Je vous l'offre, madame, en
retour des vôtres. Veuillez la conserver comme un souvenir de moi et de celle
qui l'a cueillie dans son jardin ».
A Bubertré, les jeunes Mercier sont
devenus propriétaires d'une magnifique ferme, après y avoir travaillé longtemps
pour le compte d'un riche seigneur. Recevant la visite de « leur cousin du
Canada », ils ont convoqué tous leurs parents pour la circonstance. La maison
est remplie.
Nous causons quelque temps avec ces
braves Normands ; puis au moment du départ :
« Quelle est, demande M. Mercier,
la personne la plus âgée parmi vous ?»
Une vieille femme de plus de
quatre-vingt ans s'avance, appuyée sur un bâton:
« Permettez, madame, dit-il,
que je vous embrasse, et que j'embrasse dans votre personne tous les parents et
amis que j'ai à Tourouvre et à Bubertré ».
J'allais oublier un autre détail
touchant : les marguilliers de Tourouvre, de concert avec M. le curé, ont
décidé de placer dans le chœur une table de marbre pour commémorer la mémoire
de la visite de leur distingué compatriote.
De son côté, M. Mercier fera faire par
un artiste de Chartres, M. Lorin,
deux beaux vitraux où seront mis en regard ces deux événements : sa propre
visite au pays de ses ancêtres, et le départ de France de son aïeul Julien
Mercier, avec les deux dates: 1650 ; 1891. Il fera aussi élever un petit
monument à l'endroit où reposent les cendres de ses aïeux, avec cette
inscription : « À mes ancêtres, Honoré Mercier ».
Vitraux offerts par Honoré Mercier à l'église de Tourouvre et que l'on peut encore voir de nos jours. À gauche : Départ vers la Nouvelle-France de Julien Mercier, né à Tourouvre et ancêtre des Mercier d'Amérique. À droite : Visite d'Honoré Mercier à Tourouvre, 1891. (Source : Perche-Québec ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
De Bubertré, nous filons en toute bâte à
la gare voisine, afin de prendre le premier train pour Nonant-le-Pin. Le temps
est délicieux, et les paysages, toujours charmants. De la gare de
Nonant-le-Pin, nous nous rendons en voiture au haras national.
La visite d'un haras n'était évidemment
pas de ma compétence. Ces messieurs, cependant, insistèrent pour que je les
accompagnasse jusqu'à la fin.
Le haras du Pin est un immense établissement
qui appartient à l'État, et dont la fondation remonte à Louis XIV. C'est le
principal établissement de ce genre en France. Il est situé dans un endroit
admirable : tout autour, des prairies d'une prodigieuse fertilité, et plus
loin, de vastes forêts : à travers ces bois, de larges allées percées en droite
ligne, où l'œil plonge à perte de vue. Dans les constructions, tout est grand,
comme tout ce que faisait le grand Roi.
L'établissement est sous la direction
d'un homme très intelligent, M. Ollivier, qui s'est prêté de bonne grâce aux
nombreuses questions que lui ont posées le premier ministre et ses deux assistants,
MM. Nesse et Bernatchez. Vous le dirai-je ? J'admirais autant les questions que
les réponses; j'admirais comme ces messieurs savaient remplir leur devoir avec
conscience et ne négligeaient rien pour se procurer toutes les informations
utiles à leur pays.
Ils visitèrent avec soin l'établissement
; puis l'on se prépara à partir. Il n'était déjà que trop tard. L'orage qui
menaçait depuis quelque temps commençait à éclater, et à peine fûmes-nous en
voiture que la pluie tombait par torrents. Le vent soufflant avec rage
déchirait les rideaux de la voiture, et l'eau nous abîmait. La grêle elle-même
se mit de la partie, le tonnerre grondait, et les éclairs nous enveloppaient de
toutes parts.
Il fallait bien marcher cependant, car
nous n'avions que juste le temps de dîner à Nonant-le-Pin, puis de prendre le
train pour Paris.
Enfin, nous sommes à l'hôtel, où nous
faisons sécher nos habits et prenons un copieux dîner. Puis nous filons en
toute hâte à la gare.
Cinq heures et demie de chemin de fer,
dans un train-omnibus, c'est bien long ; et cependant la conversation
intéressante du premier ministre nous fit paraître le temps très court. Il s'en
allait onze heures quand nous entrâmes dans la capitale...
(Extraits ci-haut tirés du chapitre
XII, p. 148-164)
Paris, 5 juin 1891
J'ai pu assister ce matin à
l'inauguration solennelle de la grande basilique du Sacré-Cœur de Jésus, à Montmartre.
Ce n'était pas si facile que vous
pourriez le croire. Il fallait des cartes d'admission : tout le Paris chrétien
—et il est encore nombreux— se les disputait ; or la basilique ne peut contenir
au plus que sept ou huit mille personnes. M. Mercier, qui en avait déjà reçu
quelques-unes de Son Éminence le cardinal Richard pour lui et ses compagnons de voyage, eut l'extrême obligeance d'en
demander une pour moi, et l'obtint.
Il assistait lui-même à la cérémonie
avec son collègue, M. Shehyn : on leur avait donné des places d'honneur sur la
première rangée dans la nef, près du chœur.
À leurs côtés se trouvaient la comtesse
de Paris et le duc d'Alençon, le colonel de Perceval et le commandant Maigret,
les sénateurs Chesnelong,
de Kerdrel
et Wallon
; MM. de Cazenaves de Pradines, de Mun, de Lamarzelle, Thellier de Poncheville, députés ; Keller, qui fut à l'Assemblée nationale le rapporteur de la loi déclarant d'utilité publique l'érection
de la basilique ; le comte de Nicolaï,
le marquis de Ségur, et une foule d'autres personnages marquants.
(Extraits ci-haut tirés du chapitre
XIII, p. 165-166)
Paris, dimanche 7 juin 1891
(...) Ce matin, après avoir célébré la
messe à Notre-Dame-des-Victoires,
je suis allé en entendre une autre, dite spécialement pour M. Mercier, au grand
collège des Jésuites, rue de Madrid. C'est un externat, où les Pères donnent l'instruction à près de
huit cents élèves. Pour se conformer à la loi, ils ont, comme à Vaugirard,
un administrateur laïque à la tête de leur maison.
Il y avait clans le chœur de l'église
des fauteuils et des prie-Dieu qui attendaient M. Mercier et ses compagnons, et
lorsqu'ils entrèrent, l'orgue modulait agréablement notre air national « Vive la Canadienne ».
De pieuses mélodies se succédèrent sans
interruption tout le temps de la basse messe, laquelle fut suivie de la
bénédiction du saint Sacrement. J'ai entendu durant ce salut un Osalularis et un Ave Maria, admirablement exécutés.
La messe terminée, nous descendons dans
l'immense cour des élèves. Les huit cents jeunes gens, tous bien mis et le
visage rayonnant de joie, y sont déjà rendus, rangés en ligne avec leurs
professeurs. Le spectacle est charmant.
M. Mercier est invité à dire quelques
mots devant ce jeune auditoire. Il y a trois semaines, parlant à Vaugirard,
c'est surtout aux Jésuites qu'il s'adressait, pour leur témoigner son admiration
et sa reconnaissance. Ici, c'est à leurs élèves surtout qu'il s'adresse ; et il
est impossible de trouver la note plus juste, celle qui va à l'âme du jeune
homme et fait de suite sa conquête.
Des applaudissements enthousiastes
interrompent souvent ce discours, et redoublent surtout lorsque le premier
ministre annonce une médaille d'or qui sera donnée à la fin de l'année, frappée
au nom de l'élève le plus méritant, et aussi lorsqu'il accorde un grand congé.
On dirait que le mot « congé » a encore plus de prise sur le cœur des jeunes
gens que les plus belles médailles.
La séance terminée, je me suis excusé auprès
du Recteur et de M. Mercier, pour courir â Versailles, où j'ai passé
l'après-midi.
[Je devais partir pour Rome sans délai,
avant les grandes chaleurs ; mais MM. Fabre et Mercier
insistent pour que je reste, afin de célébrer le 17 juin le service que l’on se
propose de faire chanter pour Mgr Labelle, et le 24 juin la messe de la
Saint-Jean-Baptiste. Je remets donc en conséquence mon départ.]
(Extraits ci-haut tirés du chapitre
XIV, p. 182-187)
Paris, 18 juin 1891
La journée d'hier marquera comme une des
plus belles qui se soient jamais levées pour le Canada à Paris.
Elle a commencé par un service que M.
Mercier a eu l'heureuse idée de faire célébrer pour le repos de l'âme du Prélat
qui fut son collaborateur au ministère de l'Agriculture et travailla si
efficacement à faire connaître le Canada en France ; mais la cérémonie funèbre
a donné occasion à une grande démonstration patriotique canadienne, à laquelle
toute l'élite parisienne a bien voulu s'associer.
Vous connaissez Sainte-Clotilde,
l'église paroissiale de l'archevêché de Paris, l'église fréquentée par les
ducs, les marquis et les comtes du boulevard Saint-Germain, à quelques pas du Palais Bourbon, du Pont de la Concorde
et des Champs-Élysées.
C'est une église bien pieuse. Le square Bellechasse, qui est en avant avec ses
bosquets et ses parterres, la protège contre le bruit de la rue et lui fait un
rempart de solitude.
C'est l'église choisie par M. Mercier
pour le service de Mgr Labelle. Le curé Gardey accéda
volontiers à son désir et facilita les arrangements que notre commissaire
canadien, M. Fabre, prit pour la circonstance.
Antoine Labelle, dit « le curé Labelle », collaborateur d'Honoré Mercier à titre de sous-ministre de la Colonisation, est mort durant le séjour de celui-ci en France. Une messe de funérailles a été célébrée le 17 juin 1891 à l'église Sainte-Clotilde de Paris, en présence de Mercier et de plusieurs centaines de dignitaires du Québec et de France. Le célébrant des funérailles fut l'abbé Auguste Gosselin, auteur du récit présenté dans la présente glanure. (Sources : Photo Antoine Labelle : Glanures historiques québécoises ; Église Sainte-Clotilde : Structurae.net) |
Comme prêtre canadien, M. Mercier m'avait
prié de chanter le service. Je dus abréger mon pèlerinage au sanctuaire de saint Bernard à Fontaine-Lès-Dijon,
et rentrai à Paris dans la nuit qui précéda le service de Sainte-Clotilde.
Je ne faisais là que mon devoir. Mais
que direz-vous de Mgr Lagrange, l'éminent évêque de Chartres, qui, lui aussi,
était allé à Dijon pour les fêtes de saint Bernard, et qui, apprenant qu'on
allait célébrer à Paris un service pour Mgr Labelle, revint en toute hâte â la
capitale pour y assister ? Je l'avais vu à Dijon, mais n'avais pas eu
connaissance de son retour. Quelle ne fut pas mon agréable surprise, lorsqu'en
entrant hier matin à Sainte-Clotilde je l'aperçus dans le chœur, à côté d'un
autre évêque que vous avez dû connaître au Canada, Mgr Soulé, le prédicateur de Notre-Dame de Montréal !
Plusieurs prêtres du Canada et du clergé
de Paris étaient aussi venus à Sainte-Clotilde rendre un dernier hommage public
à Mgr Labelle et prier pour le repos de son âme.
On avait disposé dans le chœur des prie-Dieu
et des sièges pour M. Mercier et ses collègues, ainsi que pour M. Fabre.
La grande nef de Sainte-Clothilde était
remplie ; et il y avait aussi beaucoup de monde dans les nefs latérales. C'est
vous dire la grande popularité de Mgr Labelle eu France, puisque non seulement
la colonie canadienne, mais un si grand nombre de personnages distingués de
Paris, des hommes d'affaires, des banquiers, des représentants de la haute
société, avaient voulu sacrifier au moins deux heures de leur journée pour
assister à cette cérémonie.
Dans cette magnifique assistance, je ne
mentionnerai que deux noms, parce qu'ils sont particulièrement chers au Canada
: le marquis de Montcalm et le comte de Lévis-Mirepoix.
Il est dix heures : le service commence.
Le chœur de Sainte-Clotilde exécute admirablement une messe de Requiem
harmonisée : un orchestre nombreux accompagne le chant, et l'orgue, à son tour,
répand des flots d'harmonie. C'est la voix extérieure de la prière, exprimant
les sentiments dont tout le monde est pénétré : voici maintenant la voix de la
reconnaissance pour les services rendus, j'allais dire l'apothéose.
La messe est terminée ; les évêques et
tout le clergé, ainsi que M. Mercier et ses collègues, se rendent au banc
d'œuvre.
Un prêtre monte en chaire pour rappeler
à l'assistance ce qu'a été Mgr Labelle comme prêtre, comme citoyen et homme
politique, comme homme privé. Tout le monde se tourne vers lui : un religieux
silence accueille chacune de ses paroles. Je n'entreprendrai pas d'analyser le
discours de l'abbé Lacroix, vicaire d'une paroisse importante de Paris. Qu'il
me suffise de dire que ce prêtre de talent a parlé de Mgr Labelle en vrai
patriote canadien, et avec une chaleur communicative qui a fait verser des
larmes à plus d'un assistant. Dans ce panégyrique si bien fait, tout est à sa
place, tout se tient et s'enchaîne, rien n'est oublié, pas même ces petits détails
touchants que les Canadiens aiment à rappeler au sujet de Mgr Labelle, comme
par exemple son admirable attachement à sa vieille mère. En acceptant de
prononcer ce panégyrique, et surtout en remplissant si bien sa tâche, l'abbé
Lacroix s'est acquis la reconnaissance de tous les Canadiens.
Le sermon fut suivi de l'absoute. Il
était midi lorsque la foule sortit de l'église et défila sous les portiques.
Ce fut alors une touchante occasion pour
les Canadiens de se serrer la main et de remercier leurs frères de la vieille
France, qui étaient venus leur donner un si précieux témoignage de sympathie.
Il y a à Paris, en pareille
circonstance, des garçons d'église qui reçoivent, sous les portiques, dans des
plateaux d'argent, les cartes de ceux qui ont assisté au service. Plus de mille
personnes étaient au service de Mgr Labelle. N'avais-je pas raison de dire que
la journée avait bien commencé pour le Canada ?
Elle se continua chez les Jésuites de la
rue Vaugirard, et ce fut sous des auspices plus joyeux. Vous connaissez le
grand collège de la rue Vaugirard, avec ses parcs délicieux, ses vastes cours
pour les élèves, ses jardins et ses terrasses. Il n'y a aujourd'hui qu'un petit
nombre de Jésuites ; et encore ces bons Pères sont-ils obligés, par suite des fameux
décrets Jules Ferry,
de s'effacer à l'abri d'une administration laïque. Leur collège s'appelle tout
simplement « l'Ecole libre de l'Immaculée-Conception ». Étant à l'extrémité de
Paris, mais à portée de toutes les communications, il jouit des avantages
réunis de la ville et de la campagne.
Tout près de là, au milieu d'un grand
jardin, est la maison où mourut M. Olier, fondateur de
la Société de Saint-Sulpice, une autre Compagnie vénérée au Canada.
M. Mercier était invité à déjeuner chez
les Jésuites, puis à présider une séance littéraire donnée à l'occasion du
troisième centenaire de la mort de saint Louis de Gonzague.
La salle du collège où se donne cette
séance est immense : elle peut contenir au moins mille personnes, et elle est
remplie. Sur le théâtre s'élève, au milieu d'un massif de verdure et de fleurs,
la statue de Louis de Gonzague, héros de la fête.
La séance commence à deux heures
précises. Le programme, pour la partie musicale, ne laisse rien à désirer. Il y
a plusieurs ouvertures d'opéras, entre autres celles de Si j’étais roi et de La Dame blanche. Ces morceaux sont exécutés par l'orchestre avec un brio
et un entrain admirables.
Que dirai-je de la partie littéraire ?
Tout y était fort bien agencé. Les Jésuites étaient, du temps de Mgr de Laval
— leur élève, notre premier évêque —, les grands éducateurs de la jeunesse ; ils
le sont encore : voyez, ils ont dans leur collège les enfants des meilleures
familles de Paris.
Le drame historique du P. Delaporte, Louis de Gonzague, avec ses scènes
émouvantes, a été rendu avec un rare bonheur par ces jeunes élèves de Vaugirard.
Il me semblait être au collège
Sainte-Marie de Montréal, où j'assistai un jour à une magnifique
représentation de Polyeucte.
Les rôles, surtout, de Louis de Gonzague
et de son jeune frère Rodolphe m'ont paru exécutés d'une manière parfaite. Qui
n'aurait admiré la grâce charmante de cet enfant qui semble ébloui tout d'abord
par l'offre séduisante de son frère aîné renonçant en sa faveur à tous ses
droits à l'héritage paternel, mais qui paraît aussi deviner ce que cette
résolution a de généreux et d'héroïque ? Cela me rappelait une autre scène qui
se passait cinq siècles auparavant à Foutaine-Lès-Dijon : Bernard dit adieu an
château de son père, pour aller s'enfoncer dans un cloître ; et apercevant, en sortant,
son jeune frère Nivard : « Je te laisse tout cela », lui dit-il, en lui
montrant cette magnifique propriété. — « Oui, répond Nivard, avec une grandeur
d'âme au-dessus de son âge, oui, à moi la terre : à toi la meilleure part ! »
Mais on me dira peut-être : « Qu'y
a-t-il donc dans cette séance, à part M. Mercier qui préside, de si intéressant
pour le Canada ? »
Eh bien, lisez maintenant sur l'avant-scène
cette devise toute canadienne : « Nos institutions, notre langue et nos lois »
; et voyez, au milieu de ces décorations, les armes pontificales, qui
proclament bien haut que c'est par notre attachement à l'Église que nous avons
conservé le trésor précieux de nos libertés religieuses et politiques.
Lisez encore : « Québec, Montréal,
Montcalm, Champlain » ! Ne vous semble-t-il pas que vous êtes au Canada ? Le
drapeau canadien est là, à côté du drapeau français. Est-ce bien la
Nouvelle-France qui est venue visiter l'ancienne mère patrie ? Ou n'est-ce pas
plutôt l'ancienne France qui entoure sa fille d'un affectueux embrassement ?
Tout était donc, dans cette belle fête
littéraire et musicale, glorieux pour le Canada.
L'exergue qui se lisait sur l'avant-scène
fournit à M. Mercier le sujet de son discours, et il le développa avec bonheur
:
« Nos institutions religieuses et
politiques, dit-il, nous en sommes fiers. Nous sommes fiers de nos collèges, de
nos universités, de nos couvents, de nos écoles, où tout le monde peut aller
puiser le bienfait de l'éducation. C'est le clergé qui a fait notre pays ce
qu'il est. Après la conquête, surtout, ou plutôt après la cession du Canada à
l'Angleterre, alors que la plupart des nobles quittèrent la colonie pour rentrer
en France, et que le peuple fut abandonné à lui-même, que serait-il devenu s'il
n'avait pas eu ses prêtres pour soutenir son courage et lui montrer l'étoile de
l'avenir ?
« Nos institutions politiques, nous les
avons gagnées à la sueur de notre front : il a fallu les arracher à
l'Angleterre. Elles nous procurent maintenant la vraie liberté, la liberté pour
tout le monde, sans exclusion de personne, la liberté fondée sur la tolérance
religieuse.
« Voyez notre système scolaire: personne
n'est obligé de payer d'impôt pour des écoles qui ne sont pas conformes à sa
croyance religieuse. Le père de famille envoie ses enfants aux écoles de son
choix, et il ne paie que pour ces écoles.
« Notre langue française, vous voyez que
nous l'avons assez bien conservée ; et si elle n'est pas aussi pure et aussi
élégante que nous le voudrions et que vous le désirez peut-être, avouez,
ajoute-t-il, que vous en êtes bien un peu la cause. Vous nous avez abandonnés,
et nous sommes restés avec des Anglais, qui ne savaient pas généralement un mot
de français. Avouez que ce n'était guère le moyen de conserver la langue
française au Canada ; et cependant nous l'avons gardée, et veuillez croire que
nous n'y renoncerons jamais.
« Nos lois civiles, c'est l'ancienne
législation française, c'est la vieille coutume de Paris. Vous autres, avec vos
idées modernes, vous trouveriez peut-être cela un peu démodé ; mais pour nous,
cela suffit parfaitement à notre bonheur ».
Puis, jetant un coup d'œil sur l'Europe,
et voyant se dresser tant de problèmes sociaux dont les meilleurs esprits
cherchent la solution :
« Pour moi, dit-il, il n'y a qu'un moyen
qui me semble propre à résoudre tous ces problèmes : ce moyen, c'est de ramener
et de reprendre partout l'idée chrétienne, dans la législation, dans la famille
et dans l'école. »
Il était cinq heures. M. Mercier dut se
hâter de quitter la séance et de rentrer chez lui, ayant invité à dîner, à six
heures, les deux évêques et quelques-uns des ecclésiastiques qui avaient pris
part à la cérémonie du matin. Il y avait, d'ailleurs, dans la soirée, une autre
séance littéraire, à laquelle il devait aussi assister.
Cette séance avait lieu à l'Institut Catholique de Paris, et se donnait sous les auspices de la Conférence Olivaint. Cette Conférence est une société littéraire et historique, où
l'on se réunit plusieurs fois l'année pour entendre la lecture de travaux
importants et sérieux sur différents sujets.
M. Mercier préside sur l'estrade, ayant
à ses côtés les principaux officiers de la Conférence. L'un d'eux lui souhaite
la bienvenue dans les termes les plus flatteurs. Puis le secrétaire de
l'association est invité à lire le compte-rendu des travaux de l'année.
Ce rapport m'a semblé un chef d'œuvre du
genre. Jamais je n'ai vu plus adroite, plus fine et plus délicate distribution
d'éloges et de blâmes, de blâmes surtout. Qui pourrait se sentir blessé par une
critique toujours si aimable et si bienveillante ? Qui pourrait s'enorgueillir
d'éloges si adoucis par les réserves ?
M. Mercier, invité â prendre la parole,
retrace à grands traits l'histoire de notre pays depuis qu'il appartient à
l'Angleterre, et les différentes phases de luttes et de triomphes, de gloire et
de détresse, de joie et de malheur que nous avons traversées [...].
Mgr d'Hulst, recteur
de l'Université catholique de Paris, assistait à la séance. Heureuses les
institutions qui ont à leur tête des hommes de cette valeur et de ce prestige,
des hommes vraiment supérieurs ! Il se leva après M. Mercier, et dans une
allocution aussi courte que spirituelle, prononcée avec un entrain charmant, il
lui fit un compliment des plus aimables :
« Vous nous donnez aujourd'hui, dit-il,
M. le premier ministre, une grande leçon et un grand exemple. Vous êtes venu
ici pour encourager par votre présence et vos paroles la jeunesse catholique
qui se livre aux travaux difficiles et sérieux de l'intelligence. Merci en son
nom ; merci au nom de l'Institution dont je suis le Recteur.
« Il y a longtemps que nous avions
désappris à voir des ministres de si près. Il y a longtemps que nous n'avions
vu des ministres catholiques comme vous, des ministres qui, voyant dans le
trésor public des sommes qui n'appartiennent pas à l'Etat, ne veulent pas les
laisser là, mais ont la naïveté de les rendre à leurs véritables possesseurs,
ces possesseurs et ces propriétaires fussent-ils des Jésuites ».
Cette allusion au règlement de la question des Biens des Jésuites par M. Mercier est accueillie par un tonnerre
d'applaudissements.
La séance est close, et ce que j'ai appelé
« notre journée canadienne », terminée aussi...
(Extraits ci-haut tirés du chapitre XVII, p. 213-226)
Paris, 24 juin 1891
M. le Principal, je ne songeais pas à
retourner à Chartres. L'incident de la Conférence Sainte-Geneviève, dont je
vous ai parlé dans une de mes lettres, a donné occasion à M. Mercier d'aller y
faire un discours, sur l'invitation et sous les auspices de Mgr Lagrange. J'en
ai profité moi-même pour revoir l'ancienne cité des Carnutes.
C'était lundi dernier. Je me rendis à
Chartres dans la matinée, et j'eus tout le temps de visiter les principaux
endroits de la ville, ainsi que le musée et la bibliothèque. Celle-ci contient
quatre-vingt mille volumes, parmi lesquels plusieurs incunables et de précieux
manuscrits. La conférence de M. Mercier eut lieu le soir, vers cinq heures,
dans la salle Sainte-Foi, la plus grande dont on puisse disposer à Chartres.
Tous les principaux personnages de la
ville étaient là. Le clergé, surtout, était largement représenté. Mgr Lagrange
présidait sur une estrade, ayant à sa droite le conférencier ; et il ouvrit la
séance par une allocution tout-à-fait sympathique au Canada :
« Soyez le
bienvenu à Chartres, dit-il, s'adressant à M. Mercier, vous qui vous êtes fait
un nom si justement estimé, non seulement dans votre pays, mais aussi dans
notre vieille France. Soyez le bienvenu dans cette ville, que des liens tout
particuliers rattachent au Canada.
« C'est d'ici que partit autrefois l'un
des plus zélés missionnaires de la Nouvelle-France, le P. Bouvard, un enfant de
ce pays [Il vécut au Canada de 1673 à 1710].
« Nous avons dans la crypte de notre
cathédrale deux reliques que nous conservons avec soin : deux colliers de rassades qui furent envoyés à
Notre-Dame de Chartres par vos anciennes tribus indigènes, les Hurons et les Abénakis.
« Nous avons l'honneur de compter parmi
les chanoines de cette église l'un de vos vénérés prélats, Mgr l'archevêque de
Montréal [Paul Bruchési].
« Mais ce qui fera surtout à jamais la
gloire et l'honneur de ce diocèse, c'est d'avoir donné le jour au saint et
illustre premier évêque de votre pays, le fondateur de l'Église du Canada, Mgr
de Montmorency-Laval, dont la splendide histoire vient d'être écrite avec tant
de talent par le prêtre canadien dont je salue en ce moment la présence au
milieu de nous ».
M. Mercier, dans sa conférence, n'eut
pas de peine à venger le Canada des assertions injustes de l'abbé Lelong,
qui avait prétendu, dans un discours, à Paris, que notre affection pour la France
n'était pas sincère, que Mgr Labelle avait trompé les Français, et que ceux qui
émigrent au Canada y sont traités comme des esclaves. M. Mercier fut applaudi à
outrance.
Mgr Lagrange le remercia chaleureusement
des paroles chrétiennes et patriotiques qu'il venait de faire entendre :
« Nous n'avions pas besoin sans doute de
cette magnifique conférence, dit-il, pour être assurés de l'attachement dévoué
des Canadiens à la France. Il y a longtemps que nous connaissions ce dévouement
et cette affection.
« Mais votre discours s'ajoutera à tant
de glorieux témoignages que nous avions déjà, et les couronnera, pour ainsi
dire. Il s'ajoutera au témoignage si bien inspiré de vos poètes et de vos
historiens, dont toutes les œuvres ne respirent que le culte et l'amour de la
France ».
Il annonce ensuite que, pour perpétuer
le souvenir de cette conférence et de la visite de M. Mercier à Chartres, il a
résolu de lui faire un don précieux qu'il n'a encore accordé à personne :
« C'est, dit-il, un morceau du voile de
la sainte Vierge, qui se conserve depuis des siècles dans notre cathédrale.
Chartres reçut cette relique, en 876, de Charles le Chauve,
lequel le tenait de Charlemagne,
qui l'avait reçue lui-même de l'impératrice Irène.
« Vous emporterez dans votre beau Canada
cette portion de notre relique, comme un souvenir de votre visite à Chartres et
du plaisir que vous nous avez causé, à nous Français, par l'expression de vos
sentiments si généreux et si chrétiens » [De retour au Canada, M. Mercier n’eut
rien de plus pressé que de remettre la Son Éminence le cardinal Taschereau la
relique reçue de Mgr Lagrange].
À la suite de la séance, un grand dîner,
auquel Mgr Lagrange avait invité quelques-uns des principaux personnages de la
ville, attendait à l'Évêché le premier ministre et les Canadiens qui l'avaient
accompagné à Chartres. Nous rentrâmes à Paris très tard dans la
soirée.
C'est aujourd'hui la
Saint-Jean-Baptiste. Notre fête nationale a été célébrée ce matin avec grande
pompe à Sainte-Clotilde.
Beaucoup de Français, et au premier rang
le marquis de Montcalm, se sont associés aux Canadiens en cette circonstance.
La grande nef de Sainte-Clotilde était remplie.
MM. Mercier et Fabre, sur l'invitation
de M. le curé Gardey, avaient pris place dans le chœur. J'avais été prié de
dire la messe, et à la demande pressante du premier ministre, j'ai dû faire
aussi une petite allocution.
[...] Je comptais partir pour Rome
aussitôt après la Saint-Jean-Baptiste. Mais je reçois à l'instant un billet
d'invitation du vénéré M. Bieil, sulpicien, que vous avez dû voir il y a
quelques années au Canada. En voici une copie :
« Séminaire de Saint-Sulpice, Paris, 24
juin. Monsieur l'abbé, M. le comte Mercier nous fait l'honneur de venir
déjeuner au séminaire de Saint-Sulpice à Issy près Paris,
mercredi prochain premier juillet. Nous vous serions reconnaissants de vouloir
accompagner Son Excellence. Le déjeuner aura lieu à onze heures et demie ; mais
M. Mercier arrivera d'assez bonne heure. Veuillez agréer, monsieur l'abbé,
l'hommage de mon respectueux dévouement en Notre Seigneur. V. Bieil».
Comment décliner une si aimable
invitation ? Je resterai donc pour la fête d’Issy [...].
(Extraits ci-haut tirés du chapitre
XVIII, p. 227-233 ; 235-237)
Saint-Malo, dimanche, 28 juin
Aller dire la messe à Saint-Malo, dans l'antique cathédrale
d'où partit autrefois Jacques Cartier pour découvrir le Canada ; dans cette église où l'évêque du lieu —
car il y avait alors un évêque à Saint-Malo — bénit sa personne et ses drapeaux
et lui souhaita bon voyage ; puis visiter ensuite cette bonne ville de Saint-Malo,
si intéressante et si catholique, son port si renommé, et pousser une pointe
jusqu'à Limoilou
et aux Portes-Cartier : Hoc erat in votis
! (Voilà ce que je désirais !) Mes vœux furent exaucés.
Saint-Malo est à cinq ou six kilomètres
de La Briantais. À huit heures, ce matin, nous étions à la cathédrale. Cette
église, dont la construction remonte, paraît-il, au douzième siècle, est l'une
des plus belles de la France.
Le curé-archiprêtre, M. Bourdon,
excellent ecclésiastique, au regard ouvert et sympathique, nous attendait, car
j'avais eu soin de le prévenir, la veille. Il nous accueillit avec une grande
bonté, et fit disposer dans la chapelle de la Vierge des prie-Dieu et des
sièges pour M. Mercier et ses compagnons. C'est donc dans cette chapelle que
j'eus le bonheur de célébrer le saint sacrifice de la messe.
M. Mercier se propose de faire poser
dans le pavé du sanctuaire de la cathédrale une petite mosaïque où sera gravée
une inscription qui dira qu'à cet endroit Jacques Cartier et ses compagnons
s'agenouillèrent et reçurent la bénédiction de l'évêque avant de partir pour le
voyage de la découverte du Canada.
Mosaïque exécutée sur la requête d'Honoré Mercier et telle qu'elle paraît encore de nos jours dans la cathédrale de Saint-Malo. (Source : Saint-Malo - Pages persos ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
La messe dite et la visite de la
cathédrale terminée, nous parcourons les principaux endroits de la ville, où il
y a tant de souvenirs et de reliques des âges passés; puis nous montons en
voiture pour Limoilou. La journée est belle, le soleil, ravissant. Rien de ces
brumes qui souvent enveloppent les rivages bretons : un orage survenu la nuit
dernière a abaissé la température ; une brise charmante nous apporte le parfum
délicieux de l'air salin.
De Saint-Malo à Limoilou il y a bien une
dizaine de kilomètres. Le chemin n'est pas, à proprement parler, sur le rivage,
mais sur la colline, au milieu de jardins, de riches campagnes, de splendides
villas, dont plusieurs portent des noms de saints : la villa Saint-Jean-Baptiste,
la villa Saint-Joseph, par exemple. Nous sommes ici dans un pays tout
catholique ; le dimanche y est fort bien observé.
Limoilou et la Porte-Cartier sont deux
fermes distinctes, qui se touchent cependant l'une l'autre et appartiennent à
un riche propriétaire, lequel n'a rien de commun avec la famille de Jacques
Cartier. Ces deux fermes dépendent de la commune de Rothéneuf. L'église est
à deux kilomètres environ.
Nous avons visité les deux fermes, et
surtout la Porte-Cartier, avec un respect patriotique et religieux.
Les gravures que nous avons au Canada,
représentant le vieux château de Jacques Cartier, sont bien exactes. Il y a une
partie de l'habitation qui est évidemment moderne ; mais l'autre, où il y a
deux tourelles, est très ancienne et remonte sans doute à l'époque où l'on avait
à se défendre contre des ennemis répandus partout et pouvant survenir â
l'improviste à toute heure.
Manoir de Limoilou, à Saint-Malo, qui appartint à Jacques Cartier. (Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Dans le mur d'enceinte se trouve une
grande porte, par où l'on pénètre dans la cour, puis dans l'habitation : de là
sans doute le nom de Porte-Cartier donnée à la ferme. La maison est simple,
propre et confortable, comme toutes les bonnes fermes françaises : un beau
fourneau, toujours luisant, de nombreux ustensiles de cuisine et de ménage, en
ordre parfait, une longue table à manger, quelques chaises, des lits à deux
étages, quelques armoires : voilà à peu près tout le mobilier.
Ce serait se faire illusion que de se
représenter la maison de Jacques Cartier comme un grand château, une demeure
princière. Jacques Cartier n'était ni prince, ni duc, ni marquis; il a
découvert le Canada: n'est-ce pas assez pour sa gloire ? Et en faut-il
davantage pour que tout Canadien aime à visiter le lieu qui l'a vu naître ?
La fermière de la Porte-Cartier présenta
à M. Mercier plusieurs fleurs cueillies dans son jardin : il les emporte au
Canada comme un doux souvenir de son excursion à Limoilou.
Notre pèlerinage patriotique terminé,
nous sommes revenus à Saint-Malo, ou plutôt un peu en deçà, à Saint-Servan, où nous
attendait, à l'hôtel Bellevue, un excellent déjeuner auquel M. Mercier avait invité MM. La Chambre
et Récamier à vouloir bien prendre part : témoignage de reconnaissance pour
l'aimable hospitalité dont nous avions été l'objet à La Briantais.
À midi et demi nous étions à la gare et
prenions nos billets de chemin de fer « pour Bordeaux ». Faire tout d'un trait
six cent quatre vingt kilomètres en chemin de fer, de Saint-Malo à Bordeaux, après en avoir
parcouru quatre cent cinquante-cinq, de Paris à Saint-Malo, deux jours
auparavant : il n'y a que des Canadiens pour voyager ainsi ! C'est du moins ce
que disent les Français.
Il y a cependant une couple d'heures
d'arrêt au Mans. Nous en
avons profité pour visiter la ville, et surtout la cathédrale,
qui est une merveille. Nous entrions en gare à Bordeaux le jour de la Saint-Pierre,
au matin.
Bordeaux, 29 juin
M. Mercier allait à Bordeaux sur
l'invitation pressante de la Société Ozanam, fondée il y a une quinzaine de mois sous les auspices du cardinal Guilbert [décédé entretemps] et composée de l'élite de la jeunesse
catholique de Bordeaux.
Pouvait-il refuser l'invitation de ces
bons jeunes gens, tous catholiques pratiquants, désireux d'assurer à leur pays
la véritable liberté civile et politique, et à l'Église la jouissance de tous
ses droits ? La Société Ozanam désirait avoir une conférence de M. Mercier ; et
les Bordelais voulaient aussi s'entretenir avec lui du désir qu'ils avaient de
nouer de bonnes et sérieuses relations commerciales avec le Canada.
Le président et le chapelain de la
Société Ozanam l'attendaient à la gare et le conduisirent au Grand Hôtel, où une suite d'appartements avait été mise à sa disposition.
Le Grand Hôtel de Bordeaux, où Honoré Mercier séjourna quelques jours durant son voyage officiel en France. (Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
La conférence ne devant avoir lieu que
le soir à huit heures, nous eûmes toute la journée pour visiter Bordeaux et
nous faire une idée de l'étendue, de la richesse et de la beauté de cette
ville, l'une des plus importantes et des plus industrieuses de la France.
Dans la matinée, je visitai la cathédrale,
en compagnie d'un archéologue très instruit, M. Drouyn, qui me fit
remarquer et m'expliqua les principales beautés de ce monument. Jamais je
n'oublierai la verve et le talent avec lesquels il me raconta une fameuse légende populaire au sujet du pape Clément V et des
cardinaux dont les statues
ornent une des portes latérales de l'édifice.
La Société Ozanam nous offrit un
déjeuner dans une des grandes salles du bâtiment mis à sa disposition.
Le président ayant souhaité la bienvenue
à M. Mercier, dans les termes les plus élogieux, celui-ci fit une de ces
improvisations pleines d'esprit et de cœur dont il a le secret. Sa parole
vibrante remua profondément ses jeunes auditeurs et parut leur faire un plaisir
indicible.
Ils venaient d'entendre parler du
Canada, de ses ressources, de son avenir. L'un d'eux se leva alors pour
demander s'il ne serait pas possible de nouer des relations commerciales entre
l'ancienne mère patrie et le Canada : et cette question, posée avec chaleur,
entrain et patriotisme, fournit à M. Bernatchez
l'occasion de faire un excellent discours, dont tout le monde se déclara
satisfait.
Quelques-uns des plus jeunes membres de
la Société Ozanam, ayant sans doute deviné l'attrait qu'ont pour moi les
endroits élevés d'où l'œil embrasse une vue d'ensemble de tout un paysage, me
proposèrent d'aller avec eux en dehors de la ville, sur la colline de Senon.
C'est une excursion charmante.
De la colline, près de l'église, l'on se
fait une bonne idée de la grandeur de Bordeaux, de son importance, de son
activité. La Garonne, sans
être notre Saint-Laurent, est une rivière très considérable, où peuvent
mouiller des navires d'un fort tonnage. Il y a dans Bordeaux de magnifiques
boulevards, plusieurs jardins publics, et surtout la belle promenade des Quinconces, qui
en rendent le séjour sain et agréable.
Pendant que nous nous promenions ainsi,
M. Mercier préparait sa conférence du soir ; et lorsque nous arrivâmes à
l'hôtel, vers cinq heures, il était encore à l'œuvre. Vous lirez sa conférence
sur Ozanam, et vous serez ravi, j'en suis sûr, de la manière dont il a parlé de
ce grand chrétien, qui revendiqua toujours si haut les libertés de son pays,
mais qui sut aussi pratiquer avec fidélité les devoirs de sa religion, et
surtout le grand devoir de la charité, de cette charité évangélique qui est
l'âme de la Société Saint-Vincent de Paul, dont il a été l'un des principaux
fondateurs. Tout, dans le programme de la séance, était disposé de manière à
faire plaisir aux Canadiens.
Nos airs nationaux, nos poésies, l'éloge
de nos écrivains et de nos poètes : rien n'avait été oublié. Il y eut surtout
un beau discours à la louange de Fréchette.
J'allais oublier de mentionner le dîner que nous donna, avant la séance, M.
Bermont, l'un des plus riches négociants de Bordeaux. Ce dîner était présidé
par l'archevêque ; et il avait ceci de particulier qu'à part M. Mercier et ses
deux ou trois compagnons de voyage, il n'y avait que deux familles, celle de M.
Bermont, et celle de son frère, mais deux familles si nombreuses que nous
étions bien une trentaine à table, deux familles patriarcales, j'allais dire
vraiment « canadiennes » sous le rapport du nombre.
Nous quittons Bordeaux demain matin,
vers neuf heures, par le train rapide, un train qui fait, paraît-il, ses vingt
lieues à l'heure, le plus rapide, dit-on, de toute la France. Nous rentrerons à
Paris vers cinq heures.
(Extraits ci-haut tirés du chapitre
XIX, p. 242-252)
Paris, 2 juillet 1891
La journée d'hier, au grand séminaire d'Issy, fera époque dans les annales de Saint-Sulpice. Il y a
probablement longtemps, M. le Principal, qu'on n'avait vu pareil mouvement et
scène relativement aussi profane sur l'ancien domaine de Marguerite de Valois.
On avait invité M. Mercier à donner une
conférence aux élèves, puis à déjeûner avec la Communauté. Il se rendit de
bonne heure à Issy, accompagné de M. Fabre, de plusieurs Canadiens présents à
Paris, et de quelques Français spécialement invités par les messieurs de Saint-Sulpice,
entre autres M. Rameau, avec qui j'eus le plaisir de faire le voyage :
« Voyez-vous, me dit-il, en arrivant à
Issy, ce vieux pavillon, si vénérable, si modeste, à côté de ces immenses
bâtiments modernes? C'est tout ce qui reste de l'ancien Château ; et l'on est
en train de le démolir....»
Il avait des larmes dans la voix, cet excellent
archéologue. Hélas ! le courant des exigences modernes emporte tout sur son
passage ; et les fils de M. Olier eux-mêmes, si
attachés pourtant aux traditions, sont bien obligés quelquefois de lui céder un
peu. La part des traditions conservées reste d'ailleurs encore bien
respectable.
Nous allons présenter nos hommages au
vénérable supérieur, M. Icard. Sa chambre est tout ce qu'il y a de plus simple
: ses vieux meubles et son pavé en brique me rappellent tout à fait ce que j'ai
vu à Montréal. M. Icard n'est pas seulement la dignité sacerdotale
personnifiée, il est la bonté même : il a toujours sur les lèvres un sourire aimable
et des paroles obligeantes. C'est le père du clergé de Paris, disons mieux, de
toute la France.
L'heure de la séance est arrivée. Nous
traversons de longs corridors, des pièces nombreuses, et arrivons à la grande
salle des exercices.
La Salle des Exercices du séminaire d'Issy, où Honoré Mercier a prononcé une conférence le premier juillet 1891. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Il y a là des centaines
d'ecclésiastiques. Ces élèves du sanctuaire viennent de toutes les parties de la
France, et même beaucoup des États-Unis d'Amérique. Plusieurs prêtres du clergé
de Paris et des environs sont aussi venus grossir les rangs de ce jeune
auditoire.
Une petite estrade se dresse au bout de
la salle. M. Mercier y monte. Puis M. Bieil récite le Veni sancte. C'est comme le prélude d'un exercice spirituel. Spirituelle et
vraiment religieuse, en effet, a été d'un bout â l'autre la conférence du
premier ministre du Québec. Elle sera publiée sans doute dans le Paris-Canada, où vous la lirez avec
plaisir. C'est en quelques mots le résumé de l'œuvre des Sulpiciens à Montréal.
J'en cite seulement deux ou trois petits passages :
« La joie que j'éprouve aujourd'hui, dit
en commençant M. Mercier, en me trouvant dans cette vénérable maison de
Saint-Sulpice, est celle du fils de famille dans la maison paternelle. Les Sulpiciens
ne sont pas, en effet, des étrangers pour nous, Canadiens : ce sont nos pères
dans la foi ; et votre Congrégation peut avec raison nous adresser ces paroles
du grand Apôtre : Je vous ai engendrés par l'évangile ».
Il rend ensuite un juste hommage aux travaux
apostoliques de M. Olier, de M. de Queylus et de ses compagnons, au zèle de Marguerite Bourgeoys et de Jeanne Mance,
qui fut si bien secondé par les messieurs de Saint-Sulpice, au dévouement de M.
Soüard, de M. de Fénelon, de M.Rémy pour l'instruction de la jeunesse canadienne. Il raconte la foudation
de la ville de Montréal, et celle du Collège,
qui eut lieu plus tard. Il fait allusion aux riches propriétés qui furent
données aux sulpiciens pour l'accomplissement de leur œuvre ; puis il ajoute :
« Grâce à leur sagesse et à leur
prudence, vos messieurs ont traversé heureusement les époques les plus orageuses
de notre histoire ; et tandis que bien des fortunes ont sombré au milieu des
écueils, eux ont pu conserver la possession, d'ailleurs si légitime, de leurs
biens, possession dans laquelle, je l'espère, ils ne seront jamais troublés.
« Le clergé a besoin de ressources
abondantes pour faire honneur à sa position et pour accomplir les œuvres
nombreuses que réclame tous les jours son saint ministère. Notre clergé
canadien, grâce à Dieu, et les messieurs de Saint-Sulpice, en particulier, ont
toujours employé pour le plus grand bien du pays les ressources dont ils ont pu
disposer.
« Quelle reconnaissance le pays ne
doit-il pas aux Sulpiciens, qui, plus que personne, ont appris aux Canadiens â
rester Catholiques et Français ! Quelle reconnaissance ne doit-il pas aux Sulpiciens,
qui, depuis plus de deux siècles, se dévouent avec tant de zèle à procurer le
bien des âmes ! Il y a des années que je les vois à l'œuvre dans cette grande
ville de Montréal où réside ma famille et où j'aime à aller me reposer aussi
souvent que possible des labeurs de la politique ; et toujours j'ai admiré leur
grand zèle pour la prédication, pour la visite des malades, pour tout ce qui
intéresse le culte religieux.
« Les prêtres du Séminaire de Montréal sont l'honneur de l'Église du Canada. Leur grand mérite est
reconnu, je le sais, par les Protestants eux-mêmes, au milieu desquels nous
sommes obligés de vivre, et avec lesquels ils ont toujours été dans les
meilleurs rapports.
« J'aime aussi à rendre témoignage aux
bonnes relations qu'ils ont toujours su entrenir avec les autorités civiles et
politiques de la colonie. C'est une chose remarquable, que n'importe à quelle
époque de notre histoire, fût-ce la plus troublée et la plus orageuse, les Sulpiciens
ne se sont jamais trouvés en conflit avec qui que ce soit. Ils ont toujours été
fidèles aux traditions de sagesse et de prudence que leur a léguées leur saint
fondateur ».
Il termine sa conférence par ces paroles
sympathiques :
« Soyez convaincus, messieurs, que la
visite que j'ai le bonheur de faire aujourd'hui au Séminaire d'Issy et la
réception cordiale qui m'y est faite seront un des plus précieux souvenirs que
je remporterai de tout mon voyage en France. Ce souvenir m'attachera encore davantage
à votre belle et sainte congrégation, pour laquelle j'ai toujours professé le
plus grand respect, et que j'ai toujours associée dans mon esprit aux
meilleures et aux plus pures gloires du Canada ».
Le discours de M. Mercier, rempli de
faits et d'éloges bien mérités, avait cependant été si court, que tout le monde désirait entendre encore l'orateur. M. Bieil l'invita alors à parler des
ressources et de l'avenir du Canada : ce qu'il fit durant près d'une heure avec
une verve et un entrain qui soulevèrent à maintes reprises des tonnerres
d'applaudissements.
La séance, commencée par le Veni sancte, se termine par le Sub tuum.
À onze heures et demie précises, tout le
monde est rendu au réfectoire, et l'on se met à table. M. Icard préside, et
récite le grand Bénédicité.
À sa droite est placé M. Mercier, et à sa gauche M. Fabre. Vis-à-vis M. Icard
se trouve M. Bieil : M. Rameau est à sa droite ; je suis à sa gauche.
Rien ne sera changé aux antiques
traditions de Saint-Sulpice : le repas commencera par la lecture d'un passage
de l'ancien Testament. On reprendra ensuite, au lieu où elle a été interrompue
la veille, la lecture du livre qu'on lit habituellement au réfectoire ; et,
après ce juste hommage rendu à un usage séculaire, M. Icard donne Deo gratias.
Le repas terminé, le silence est de nouveau
requis, par le traditionnel coup de marteau ; et ce n'est qu'après la lecture
du Martyrologe du jour
que M. Mercier peut se lever, et demander à M. le Supérieur la permission
d'adresser quelques paroles pour le remercier encore de la cordiale réception
qui lui est faite, et exprimer la reconnaissance dont son cœur est rempli pour
la vénérable maison de Saint-Sulpice.
Il offre ensuite une médaille d'or à
l'élève le plus méritant du Séminaire, au jugement des supérieurs. « La
personne la plus méritante et la plus vénérée de notre maison, s'écrie M.
Bieil, c'est notre supérieur ! » Et tout le monde de ratifier ce jugement si
spontané, et d'acclamer M. Icard. La médaille d'or lui est adjugée.
On récite alors la grande prière post prandium ; puis, à la suite de M.
le Supérieur, tout le monde se rend à l'Oratoire,
qui s'élève dans le jardin, pour y faire quelques minutes d'adoration devant le
saint Sacrement.
Le temps est délicieux, la chaleur très
supportable, à l'ombre des grands arbres et au milieu des bosquets du jardin.
Tout nous invite à nous y promener un peu.
Mais les jeunes gens ne perdent pas de
vue M. Mercier; ils ne s'éloignent pas ; ils se pressent autour de lui et de M.
Icard. Le premier ministre est en verve. Mille souvenirs de collège se présentent
à son esprit, et il demande la permission d'en raconter quelques-uns.
Jamais je n'ai vu élèves de grand
séminaire rire de meilleur cœur et laisser déborder une joie plus exubérante.
La gaieté est communicative ; et, dans ce milieu où ne règnent d'ordinaire que
des plaisirs sévères, j'ai vu l'hilarité devenir générale, et la gravité elle-même
de plusieurs vénérables sulpiciens succomber.
N'oublions pas cependant le café qui
nous attend là-bas, au parloir, dans la petite futaille traditionnelle : nous
aurions bien tort, car il est aussi bon à Issy qu'à Montréal.
L'après-midi était déjà avancée,
lorsqu'il nous fallut, bien à regret, prendre congé des MM. de Saint-Sulpice,
et nous éloigner de leur beau domaine d'Issy...
(Extraits ci-haut tirés du chapitre
XX, p. 256-265)
Paris, dimanche 5 juillet 1891
Vous connaissez les Trappistes de Bellefontaine, qui ont fondé il y a quelques années un monastère à Oka, près du lac des Deux-Montagnes. Le gouvernement de Québec apprécie tellement les
services rendus par ces religieux à la colonisation et à la cause agricole,
qu'il leur a proposé d'établir une autre maison de leur ordre dans la région du
lac Saint-Jean.
Le R. P. Jean-Marie, abbé de
Bellefontaine, ayant prié M. Mercier d'aller faire une visite à son monastère,
celui-ci accepta l'invitation, et nous proposa, M. Fabre, l'abbé de Teil et son
frère, M. Dandurand,
et moi, de l'accompagner, ce qui fut accepté avec plaisir.
Il n'y a pas de ligne directe de Paris à
Bellefontaine. Il faut changer de train plusieurs fois et procéder par étapes :
de Paris à Tours, de Tours à Angers, d'Angers à La Possonnière, de
la Possonnière à Cholet.
Mais la Compagnie d'Orléans eut la gracieuseté de mettre à la disposition de M. Mercier et de
ses compagnons de voyage un wagon spécial où nous restâmes tout le trajet.
De Cholet à Bellefontaine, il y a trois
lieues à faire en voiture : ce qui nous permit de faire connaissance avec la Vendée. Dans ce pays
accidenté, pas un pli de terrain, pas un ravin, pas un bosquet qui n'ait sa
légende royaliste.
Partout sur notre passage, les habitants
de Cholet et des hameaux voisins sortent à la porte de leurs demeures, et nous
saluent d'un air souriant. Les populations, ici, sont encore foncièrement
catholiques, les familles nombreuses, les mœurs excellentes. Le luxe y est
inconnu ; le costume des femmes, surtout, a conservé la bonne simplicité
d'autrefois.
Il y a quelques années, le gouvernement
voulut appliquer à la Trappe de Bellefontaine les fameux décrets Jules Ferry,
et expulser les religieux. Tout le peuple accourut à l'entrée du monastère pour
protester contre cet acte odieux. Les nobles de l'endroit, entre autres le marquis de Villoutreys, et l'évêque d'Angers lui-même, Mgr Freppel,
se rangèrent parmi les Trappistes, pour partager leur sort. Il fallut que le
gouvernement procédât à main armée et fît une brèche dans le mur d'enceinte du
monastère. Les religieux et leurs amis furent expulsés les uns après les
autres. Le gouvernement triomphait...
Depuis lors, l'opinion publique a
triomphé à son tour. Les décrets subsistent, mais les Trappistes sont rentrés
paisiblement chez eux. Ils avaient été cinq semaines en exil.
Nous arrivâmes à Bellefontaine hier
matin, sur les huit heures. Le temps était frais ; la journée s'annonçait
radieuse. Les cloches du monastère sonnent à toutes volées, et réveillent les
échos d'alentour.
Entrée de l'abbaye de Bellefontaine. (Source : Wikipedia ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Le Père abbé, avec deux ou trois de ses
assistants, attend M. Mercier près de la grande porte, et lui fait l'accueil le
plus gracieux.
Je descends de voiture, et jette un
regard autour de moi : une magnifique église romane en pierre, avec une flèche
élancée et une abside flanquée de sept absidioles, une grande hôtellerie pour
les pèlerins, toute neuve, toute pimpante ; une vieille maison, bien modeste et
bien pauvre, qu'habitent les religieux ; tout autour, de grands jardins, de
belles terrasses, de nombreuses dépendances : le tout enfermé dans un mur
d'enceinte ; et par delà, de vastes champs de blé, des bocages, des vignes, des
pâturages, de nombreux troupeaux : voilà Bellefontaine ; voilà le théâtre où
les Trappistes s'acquittent de deux fonctions indispensables à l'homme ici-bas
: prier et travailler.
L'abbé de Bellefontaine invite M.
Mercier à se rendre à l'église où l'attendent tous les Pères et les Frères de
la communauté. La réception qui lui est faite est très imposante et presque
semblable à celle des évêques en visite pastorale. Il paraît que c'est ainsi
que l'on recevait autrefois tous les pèlerins, en signe de respect pour
Notre-Seigneur, qui a voulu, dans l'évangile, s'identifier, pour ainsi dire,
avec ceux qui demandent et reçoivent l'hospitalité — hospes eram, et collegistis me
(« J’étais étranger et vous m’avez recueilli»). Aujourd'hui, la chose ne se
pratique plus que rarement, et seulement pour de hautes autorités
ecclésiastiques ou civiles.
Tout le monde se met en procession ; et
pendant que le cortège défile et se rend au chœur, on chante avec
accompagnement d'harmonium les versets si suaves et si touchants du psaume : Ecce quam bonum et qnam jucundurn habilare
fratres in unum (« Comme il est bon et doux que les frères vivent ensemble
»). Le Père abbé entonne quelques versets et chante une oraison, puis donne la
bénédiction du saint Sacrement, et la cérémonie est terminée. Chacun sort alors
de l'église pour aller déjeuner au monastère, tandis que l'abbé de Teil et moi
nous préparons à célébrer la sainte messe.
À l'hôtellerie, le Père abbé souhaite la
bienvenue au premier ministre, le remercie de sa visite et lui exprime sa
reconnaissance pour la protection qu'il accorde à ses frères au Canada. La
réponse de M. Mercier est courte, mais éloquente :
« Mon révérend Père, dit-il, je suis
profondément touché de l'accueil que vous me faites aujourd'hui. Ces hommages,
je ne les mérite certainement pas ; mais je les accepte avec reconnaissance
parce qu'ils s'adressent à mon pays, que je représente.
« En acceptant l'invitation que vous
m'avez faite de venir vous visiter à Bellefontaine, j'ai voulu vous exprimer
notre gratitude pour les services que vous nous rendez au Canada. Votre
monastère d'Oka est en effet pour nos cultivateurs une grande école de progrès,
de travail et d'industrie. Vous ne vous contentez pas de leur apprendre à être
de bons chrétiens et de bons citoyens, mais vous leur montrez par votre exemple
à marcher toujours de l'avant dans la voie du progrès, à ne rien négliger pour
sortir de la routine et pour améliorer le sol que la Providence leur a donné.
« Merci donc pour tout le bien que votre
communauté a déjà fait au Canada. Puisse la mission d'Oka continuer de
prospérer ! Qu'elle s'étende, qu'elle se dilate, pour son propre avantage et
pour le bien du district de Montréal où elle se trouve !
« Mais,
laissez-moi vous le dire, mon révérend Père, ma joie et ma reconnaissance ne
seront complètes que lorsque vous aurez étendu votre influence à un autre
district, et que vous aurez accepté la proposition que nous vous avons faite
d'établir une autre mission, au lac Saint-Jean.
« Nous avons besoin de vous dans cette
partie si intéressante du Canada. Nous avons besoin d'une communauté de
Trappistes qui enseigne à nos populations les bienfaits du travail, de
l'économie, le respect des lois, de la justice, de l'autorité, l'amour et la
pratique de toutes les vertus qui font les bons citoyens.
« Venez donc le plus tôt possible
profiter des avantages que nous vous avons faits. Rien n'égale la fertilité du
sol qui vous attend... Le domaine que nous vous avons réservé est sur les rives
du grand lac Saint-Jean. Il renferme une petite île où vous ferez une retraite
délicieuse pour ceux de vos religieux que la maladie ou les infirmités
réduisent au repos.
« Vous avez fait allusion, en effet, à
quelques-uns de vos Pères que la maladie a obligés de revenir du Canada en
France. Laissez-moi espérer qu'ils se rétabliront promptement, que la
Providence donnera de nouvelles recrues au monastère de Bellefontaine, et que
de vos sages délibérations sortira la résolution généreuse et bien arrêtée
d'accepter la proposition du gouvernement canadien et de vous établir au lac
Saint-Jean.
« Soyez assuré, mon révérend Père, que
le jour où vous prendrez cette résolution sera pour le Canada un jour de joie.
Nous vous accueillerons avec toute la cordialité possible. Vous y recevrez la
faveur et la protection du gouvernement. Comptez non seulement sur notre estime
et notre sympathie, mais aussi sur notre concours et sur l'influence dont nous
pouvons disposer.
« Merci, encore une fois, de la
réception si touchante que vous me faites aujourd'hui ainsi qu'à mes
compagnons ».
Ce discours terminé, les uns font la
visite du monastère et de ses dépendances, les autres, moins pratiques,
s'amusent à folâtrer dans les jardins, sur les pelouses, au milieu des fleurs,
sur les bords d'un étang poissonneux où se dessine une jolie petite île reliée
à la terre ferme par un pont gracieux.
Mais voilà que la cloche de l'église
nous invite à assister à la grand'messe qui va se chanter. Nous y allons tous.
Elle est courte,, mais pieuse, et les cérémonies se font d'une manière
parfaite. On chante tout simplement la messe de la sainte Vierge, et
l'harmonium soutient efficacement la voix suave et pénétrante des bons
religieux.
Durant la messe, sont accourus au
monastère un grand nombre d'ecclésiastiques et de citoyens distingués, de
plusieurs lieues à la ronde. La Trappe de Bellefontaine est évidemment
populaire. Un dîner magnifique a été préparé dans une des grandes salles de
l'hôtellerie. Nous nous mettons à table vers une heure.
La salle est décorée des écussons du
monastère de Bellefontaine, de celui d'Oka, des armes de l'abbé de
Bellefontaine et de celles de Mgr Freppel, l'évêque diocésain. En face de moi
se dresse, entourée de fleurs, la statue de saint Bernard, la gloire de l'ordre
Cistercien, dont relèvent les Trappistes, et au-dessus j'aperçois une peinture
à l'huile représentant le Christ en croix, qui me semble une copie parfaite du
chef-d'œuvre que nous avons dans la basilique de Québec.
Le repas est excellent ; mais pas de
viandes: plusieurs espèces de poissons, des œufs apprêtés de différentes
manières, des légumes, des salades, beaucoup de desserts succulents.
Après le dîner, force discours : le Père
abbé, M. Jules Baron et le comte de la Bouillerie, deux citoyens de l'endroit, M. Mercier, M. Fabre : tous
rivalisent d'éloquence.
Mais il faut se hâter : une grande
séance agricole nous attend après le repas ; et le départ pour Paris est fixé à
cinq heures. Une centaine de cultivateurs se promènent dans le jardin, et
attendent avec impatience que nous sortions de table.
Enfin la séance commence, sous la
présidence de M. de la Bouillerie, du syndicat agricole de l'Anjou. Il fait un
long discours, suivi d'un autre par le Père François de Sales, cellérier du monastère,
puis d'un troisième par M. Mercier, qui profite de l'occasion pour faire
connaître à ces braves cultivateurs angevins l'étendue, la situation et les
ressources du Canada :
« Je ne vous conseille pas, dit-il en
terminant, de quitter votre beau pays de France, où la nature vous a favorisés
de ses dons les plus précieux. Mais si jamais vous êtes obligés de vous
expatrier pour gagner votre vie, venez chez nous, venez au Canada. Vous
trouverez là aussi un beau pays ; vous y trouverez des terres immenses et
fertiles qui n'attendent que des bras pour être exploitées et produire des
richesses abondantes ; vous y trouverez surtout des cœurs amis, des frères
parlant votre langue, pratiquant votre religion : vous trouverez la France au
Canada ».
La séance est levée. Il est cinq
heures. Nous n'avons que le temps de dire adieu au vénérable abbé de
Bellefontaine et à sa communauté. Nous montons en voiture, et filons en toute
hâte vers Cholet, afin d'y prendre le train pour Paris.
Ce matin, de très bonne heure, nous
sommes à la gare d'Orléans; et comme c'est aujourd'hui dimanche, je me rends de
suite à la Madeleine pour y célébrer la sainte messe. M. Mercier m'y accompagne...
(Extraits ci-haut tirés du chapitre
XXI, p. 266-276)
Voyez également : Honoré Mercier, un destin tragique qui reste le nôtre.
Voyez également : Honoré Mercier, un destin tragique qui reste le nôtre.
Dédicace manuscrite de l'abbé Auguste Gosselin dans un exemplaire de sa monumentale biographie de Mgr de Laval. (Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Deux ouvrages récents permettent de découvrir la vie et la pensée politique d'Honoré Mercier ; on peut notamment les commander en librairie. Honoré Mercier par lui-même (information ICI) et Honoré Mercier, Discours 1873-1893 (information ICI) |
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