Dans une Glanure récemment consacrée à Honoré Mercier, nous présentions les curieuses péripéties d'où a émergé la publication du livre Sensations de Nouvelle-France, paru en 1895 et attribué à l'écrivain français Paul Bourget, mais dont le véritable auteur est Sylva Clapin, un linguiste, éditeur et journaliste né à Saint-Hyacinthe en 1853 et auteur d'un premier Dictionnaire canadien-français.
Il peut être utile de prendre également connaissance des substantiels extraits qui suivent des Sensations de Nouvelle-France, car l'implacable portrait à la lourdeur déprimante que dresse Clapin des Québécois du temps, que l'on appelait Canadiens français, reste d'une saisissante actualité. En lisant ce texte on ne peut que constater que nous n'avons pas beaucoup changé depuis 120 ans. Et cela, certainement pas pour le mieux.
Souhaitons tout de même que ce portrait « coup de poing », qui n'a pratiquement jamais circulé depuis 120 ans, puisse en dégourdir – pour ne pas dire en déniaiser – au moins quelques-uns parmi les nôtres... pendant qu'il en est encore temps.
Bonne et éclairante lecture, donc, même si elle n'est pas nécessairement réjouissante :
Bonne et éclairante lecture, donc, même si elle n'est pas nécessairement réjouissante :
Sylva Clapin, véritable auteur de Sensations de Nouvelle-France. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir). |
Vendredi, 26 octobre
Quelle est la dominante, c’est-à-dire la caractéristique de ces Français d’Amérique, en voie peut-être présentement de former un peuple nouveau, et quelles transformations l’éloignement, le temps, l’assujettissement étranger, l’influence de choses extérieures nouvelles, ont-ils pu apporter chez tous ces descendants de Normands, d’Angevins, de Picards, que je vois là s’agiter, passer et repasser sous mes yeux ? Tâche certes attachante, et bien digne d’arrêter l’attention du voyageur.
Quelle est la dominante, c’est-à-dire la caractéristique de ces Français d’Amérique, en voie peut-être présentement de former un peuple nouveau, et quelles transformations l’éloignement, le temps, l’assujettissement étranger, l’influence de choses extérieures nouvelles, ont-ils pu apporter chez tous ces descendants de Normands, d’Angevins, de Picards, que je vois là s’agiter, passer et repasser sous mes yeux ? Tâche certes attachante, et bien digne d’arrêter l’attention du voyageur.
N’est-il pas évident, par exemple, que l’aspect généralement grave et recueilli de la nature canadienne devait bien vite mettre une sourdine à l’antique gaieté normande, venue du doux pays qu’arrose la Seine ? Et n’y aurait-il pas là, par hasard, nouveau motif à invoquer, pour s’expliquer l’air de détachement, d’insouciance, et de passivité, répandu ici sur la plupart des physionomies ?
Pourquoi, [aussi], ne pas attribuer, à la rigueur exceptionnelle des hivers canadiens, ce que je pourrais appeler une certaine « force d’inertie » – sorte de puissance à l’état dormant – qui s’annonce ici, chez la plupart, en des fronts aux lignes tenaces et obstinées, des fronts têtus de matelots, pour tout dire ?
L’habitude, voyez-vous, de tenir ferme dans les tournoiements de « poudreries », et de se défendre de toutes pièces contre les morsures d’un froid impitoyable, a dû achever pour de bon de mouler âmes et corps dans l’enveloppe de l’homme de mer, l’homme du large toujours vivant entre deux abîmes, toujours prêt à piquer du front dans les ouragans déchaînés, toujours arc-bouté à travers flots, vents et tempêtes.
Mais l’entêtement ne constitue pas la volonté, encore moins l’initiative, et c’est le manque presque absolu de ces deux puissants leviers, chez les Canadiens-Français, qui fait qu’ils n’ont pas plus donné jusqu’ici la mesure de ce qu’ils valent réellement. Ce peuple, il semble, aurait dû depuis longtemps s’être jeté, lui aussi, dans le tourbillon de vie de cette bruyante et neuve Amérique, qui veut et, partout enfante des nations débordantes d’ardeur et de vaillance. Et pourtant, j’ai beau écouter et pencher l’oreille, rien ne bruit et ne court, à travers ce pays, de cette idée de France Américaine, que l’on m’avait dit s’être réfugiée et toujours palpiter sur les bords du Saint-Laurent.
Bien plus, on croirait vraiment parfois – mais n’est-ce pas là une monstruosité ? – que ce peuple, bien que né d’hier, penche déjà vers la tombe, et que même il y aspire de toute la force d’une morne et infinie désespérance.
Mais alors, enfin, que devient la légende, cette légende d’irrédentistes canadiens avec laquelle on nous berce, en France, depuis si longtemps, légende accrue, enflée de tout un fracas de grands mots sonnant dans les journaux, emplissant les joues des tribuns ? Que devient surtout la fameuse devise Gesta Dei per Francos tonnant du haut des chaires des cathédrales, et secouant toute cette population de coups de clairons tapageurs et guerriers ? Serait-ce vraiment – comme me l’a laissé pressentir mon ami de Trois-Rivières – que de ce sol du nord sourdraient partout de nouveaux Tartarins, gonflés de vent et de jactance, toujours partant en guerre et n’abattant que des ânes, et ne faut-il voir en tout cela qu’une énorme tarasconnade, n’attendant plus qu’un autre Daudet pour atteindre l’immortalité ?
Dimanche, 28 octobre
J’en étais là, hier soir, à ce point de mon enquête, et je me remémorais, l’une après l’autre, toutes mes « sensations » de ces derniers dix-huit jours, attaché à les rassembler sur une formule synthétique qui fût comme l’expression finale même de ces notes de touriste psychologue. Bien que me sentant en bonne voie, je ne laissais pas cependant d’être assez perplexe, car mon voyage en ce pays durait depuis trop peu de temps pour que je pusse espérer tenir en mains toutes les données qui m’étaient nécessaires.
À tout reste, donc, ma tâche eût pu se prolonger indéfiniment, lorsque soudain, hier soir, elle se trouva singulièrement simplifiée grâce au concours que vint spontanément m’offrir un magistrat éminent de cette ville – lui-même écrivain, à ses heures –, pour qui j’avais un mot de présentation à mon arrivée, et avec lequel je n’ai pas tardé à me lier assez intimement.
L’éclipse – ne serait-ce pas plutôt la disparition ? – du Canada français, depuis quelques années, a été pour la France une énigme si incompréhensible, si douloureuse même, que je vais faire appel ici à toute ma mémoire pour rapporter fidèlement les paroles de mon interlocuteur, paroles qui, tout en confirmant plusieurs de mes déductions, m’ont semblé se rattacher aussi à des considérations sociales et politiques de la plus grande importance, pour la compréhension des hommes et des choses de ce coin d’Amérique.
* * *
Nous étions tous deux, hier soir, ainsi que cela nous était déjà arrivé deux ou trois fois, à faire une promenade d'après dîner sur la Terrasse Dufferin, au moment même de sa plus grande animation – l'heure où tremblotaient les premières étoiles – et je venais de faire part à cet aimable compagnon de toutes les étranges suppositions qui m'obsédaient, lorsque tout-à-coup, s'arrêtant et s'accoudant à la rampe, face à la foule :
« Vous avez deviné juste, dit-il. Toutes nos velléités françaises n’existent plus qu’à la surface. Au fond nous tendons, par un acheminement libre et naturel, à la fusion avec la race dominante, et nous glissons nous aussi par une pente rapide au gouffre anglo-saxon. Si encore cela ne dépendait pas de nous, et que nous fussions les victimes de circonstances incontrôlables, on aurait beau jeu à mettre tout simplement ce qui se passe sur le compte de la fatalité. Mais non, nous agissons, je le répète, librement, bien qu’inconsciemment.
Pour tout dire, et en me servant d’un exemple récent, cette sorte de patriotisme local qui, en Europe, a fait accomplir des prodiges aux Serbes et aux Bulgares, et qui tient ces petits peuples sans cesse hérissés devant les Turcs, ce patriotisme, dis-je, est ici fibre morte, et cela, ce qui est plus grave, du haut en bas de l’échelle, c’est-à-dire non seulement dans les masses, mais même dans les classes cultivées, jusque parmi ceux qui ont mission de nous diriger et de nous gouverner.
Seul, de tous nos hommes d’État contemporains, Mercier voulut une fois tenter de réveiller l’étincelle sacrée. Mal lui en prit, et vraiment il fit beau alors voir l’acharnement rageur avec lequel on se rua sur cet importun, sur ce fâcheux, et comme on le fit bien vite tomber de son rêve d’illuminé pour le pousser sans merci vers cette couche de moribond, où en ce moment le pauvre malheureux se débat, perclus et meurtri, les yeux figés dans les premières affres de l’agonie.
« Vous croyez peut-être, poursuivit-il, que j’assombris à dessein le tableau. Mais aussi vous n’êtes dans le pays que depuis trop peu de temps pour avoir pu déjà constater jusqu’à quel point nous manquons ici de ce grand ressort national, qui partout ailleurs soulève et transporte les nationalités.
« Et la raison, me demandez-vous. Cela tient à des causes assez complexes, et que je vais essayer de vous démêler de mon mieux. « La principale, et se rattachant du plus loin à ce peuple par des racines extrêmement vivaces, est ce que je pourrais appeler un abus de « paternalisme » ecclésiastique. L’un de vos publicistes, M. Victor du Bled, a déjà écrit sur nous, dans la Revue des Deux Mondes, un assez long travail intitulé « Un Essai de colonie féodale en Amérique. » Il aurait dû, selon moi, changer féodale par théocratique, et son titre eût été parfait.
« Vous avez deviné juste, dit-il. Toutes nos velléités françaises n’existent plus qu’à la surface. Au fond nous tendons, par un acheminement libre et naturel, à la fusion avec la race dominante, et nous glissons nous aussi par une pente rapide au gouffre anglo-saxon. Si encore cela ne dépendait pas de nous, et que nous fussions les victimes de circonstances incontrôlables, on aurait beau jeu à mettre tout simplement ce qui se passe sur le compte de la fatalité. Mais non, nous agissons, je le répète, librement, bien qu’inconsciemment.
Pour tout dire, et en me servant d’un exemple récent, cette sorte de patriotisme local qui, en Europe, a fait accomplir des prodiges aux Serbes et aux Bulgares, et qui tient ces petits peuples sans cesse hérissés devant les Turcs, ce patriotisme, dis-je, est ici fibre morte, et cela, ce qui est plus grave, du haut en bas de l’échelle, c’est-à-dire non seulement dans les masses, mais même dans les classes cultivées, jusque parmi ceux qui ont mission de nous diriger et de nous gouverner.
Seul, de tous nos hommes d’État contemporains, Mercier voulut une fois tenter de réveiller l’étincelle sacrée. Mal lui en prit, et vraiment il fit beau alors voir l’acharnement rageur avec lequel on se rua sur cet importun, sur ce fâcheux, et comme on le fit bien vite tomber de son rêve d’illuminé pour le pousser sans merci vers cette couche de moribond, où en ce moment le pauvre malheureux se débat, perclus et meurtri, les yeux figés dans les premières affres de l’agonie.
« Vous croyez peut-être, poursuivit-il, que j’assombris à dessein le tableau. Mais aussi vous n’êtes dans le pays que depuis trop peu de temps pour avoir pu déjà constater jusqu’à quel point nous manquons ici de ce grand ressort national, qui partout ailleurs soulève et transporte les nationalités.
« Et la raison, me demandez-vous. Cela tient à des causes assez complexes, et que je vais essayer de vous démêler de mon mieux. « La principale, et se rattachant du plus loin à ce peuple par des racines extrêmement vivaces, est ce que je pourrais appeler un abus de « paternalisme » ecclésiastique. L’un de vos publicistes, M. Victor du Bled, a déjà écrit sur nous, dans la Revue des Deux Mondes, un assez long travail intitulé « Un Essai de colonie féodale en Amérique. » Il aurait dû, selon moi, changer féodale par théocratique, et son titre eût été parfait.
« Je m’explique. Quand le Canada fut cédé à l’Angleterre, nobles, fonctionnaires et marchands étaient presque tous repassés en France, et les prêtres se trouvèrent naturellement amenés – de par le fait de leur éducation et de leur ascendant moral – à prendre en mains la conduite des Canadiens-Français. Ils s’emparèrent donc, comme de leur chose, des soixante-dix mille habitants restés au pays, et il se trouva que le système de théocratie qu’ils leur appliquèrent, et qui était leur grand rêve secret depuis les démêlés de Frontenac et de Mgr de Laval, contribua énormément, en gardant au catholicisme toute sa ferveur, à maintenir intactes les traditions et la langue de la France.
« Mais alors, c’est admirable, allez-vous me répliquer. C’est bien aussi ce que tout le monde pense en ce pays, sans s’arrêter à scruter le fond des choses. Les examens de surface sont d’ailleurs la règle parmi la population, habituée à une grande paresse d’esprit. On ne s’est jamais dit, par exemple, que ce qui était excellent à la suite de la conquête – à cette époque si sombre de notre histoire où nous étions comme des enfants abandonnés – pourrait ne pas s’adapter aussi bien par la suite à notre adolescence, puis à notre âge mûr.
Et, confiants, nous avons glissé, presque sans nous en apercevoir, à ce que les Anglais appellent Too much of a good thing, nous complaisant indolemment dans une existence dépourvue d’initiative, nous reposant sur d’autres du soin de nous ouvrir une carrière et de diriger nos moindres actions, jusqu’au jour où nous avons fini par ressembler à ces garçonnets élevés fort tard par leurs mères, et qui se reconnaissent facilement à leurs mouvements gauches, timides, à leurs regards sans cesse redoutant une gronderie, une semonce.
« Voyez par exemple nos collèges classiques, où grandissent les générations qui auront plus tard à porter les poids les plus lourds. Eh ! bien, ces collèges, et cela en dépit de quelques efforts isolés pour en modifier le caractère, restent surtout des séminaires, et nous en sortons tous avec le pli séminariste. Ce n’est pas là un défaut, je sais fort bien, au sens absolu du mot, mais ce ne peut être aussi d’autre part, je crois, qu’une bien piètre qualité dans cette fin-de-siècle si batailleuse, si agressive, où le Vae victis sonne bien vite inexorablement aux oreilles des timides, des irrésolus, des résignés.
« Oh ! oui, résignés surtout, car c’est de résignation – vertu théologale et séminariste – que nous sommes présentement en passe de mourir, et c’est cela même qui plaque sur la figure de la plupart de ces promeneurs ce masque de lassitude qui vous a tant frappé. Arrière, ici, le principe de l’affirmation des nationalités. II faut accepter son sort de vaincus. Il faut, selon que le prescrit l’Évangile, tendre la joue gauche sitôt que la droite a été souffletée.
Il y a plus encore : cette résignation, on nous l’a tellement martelée en tête, que nous avons fini par en recevoir, dans le cou, comme une cassure qui nous donne l’attitude passive de bêtes de joug. Le moyen, après cela, je vous le demande, de sonner la fanfare de la nation canadienne française.
« Et le pire, c’est que cette théocratie, dont l’action fut si salutaire à l’origine – quand prêtres et peuple battaient à l’unisson du même souffle, des mêmes aspirations – en est arrivée aujourd’hui à sa dernière évolution, qui la rapproche de sa sœur jumelle, l’autocratie. N’est-ce pas Mgr Ireland qui a déjà dit qu’au Canada le clergé et le peuple étaient maintenant comme deux flots – l’un d’huile et l’autre d’eau – coulant contigus l’un à l’autre, mais sans jamais se mêler.
« Mais il vous reste bien la campagne, allez-vous me dire, la campagne au peuple sain et fort, et qui partout est le back-bone d’un pays ? Ah ! bah, notre campagne, le beau billet, vraiment. Pour le touriste, rien de reposant, de bucolique, comme l’habitant canadien : vous diriez un paysan de Millet, croqué sur le vif. Mais pour l’économiste, quel changement ! Le type devient alors bien vite une quantité négligeable, voire dangereuse. Rien ne perce à travers l’épaisseur de l’habitant : ce n’est qu’un ilote courbé vers la terre, qu’il cultive du reste fort mal.
« Il s’est présenté, pourtant, au cours de ce siècle, une occasion où l’habitant aurait pu nous être utile, et cette occasion a été notre soulèvement de 1837. Si ceux qui détenaient alors cette force des campagnes – d’autant plus brutale qu’elle était aveugle – l’eussent déchaînée contre nos oppresseurs, nous aurions joliment balayé toute cette province. Comme les Vendéens de 93, nos habitants, menés à coups de crucifix, auraient fini par remplir l’office d’un énorme catapulte, broyant et écrasant tout. Qui sait, la France Américaine – notre seule Patrie canadienne – aurait peut-être alors pu être fondée, et cela sans déroute de Savenay.
Mais, hélas ! nous aussi, nous l’avons eu notre Savenay. Que dis-je ! Quiberon, non plus, ne nous a pas été épargné, et le désastre est devenu complet. Et maintenant, le cœur vide, désabusés, surtout résignés, nous descendons à la tombe, baisant quand même la main qui nous y pousse – cette main, il faut le dire encore, s’est ouverte autrefois pour tant de bienfaits – et bientôt nous entrerons au néant, les membres étroitement emmaillotés dans le suaire du drapeau britannique, et alors la nation canadienne-française, accablée de bénédictions et de promesses de vie éternelle, aura cette fois pour de bon vécu».
* * *
Sur nos têtes un fracas de tonnerre, au milieu
d’une zébrure rouge trouant le noir de la nuit,
venait de se faire entendre. C’était le coup de
canon de neuf heures, à la Citadelle, annonçant le
couvre-feu. Bientôt la foule, comme obéissant à
un signal convenu, commença de se disperser.
Mon compagnon, alors, la désignant d’un même
geste circulaire, et dans des tons d’une réelle,
d’une infinie tristesse :
« Résignés, vous dis-je ! tous résignés. »
« Résignés, vous dis-je ! tous résignés. »
N.B. : On peut lire, et même télécharger, le texte intégral du livre Sensations de Nouvelle-France ICI.
Québec, Terrasse Dufferin, à l'époque de la scène décrite dans les extraits ci-haut. |
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