lundi 15 août 2022

La plume d'un fils de cultivateur de Berthier d'il y a 100 ans

La nouvelle Petite... mais grande, de Paul-Émile Lavallée (1899-1922),
 présentée 
ci-dessous est tirée du recueil Les premiers coups d'ailes,
publié 
par le Séminaire de Joliette en 1918. L'auteur avait quinze ans
lorsqu'il a écrit cette nouvelle.

Paul-Émile Lavallée s'est noyé accidentellement le 15 août 1922 dans le lac
McGregor, à Val-des-Monts, en Outaouais. La tragédie a eu lieu non loin 
de la croix blanche que l'on aperçoit sur cette photo tirée de la biographie
de Paul-Émile Lavallée, intitulée L'un des vôtres.


   Le 15 août 1922, soit il y a cent ans jour pour jour au moment de publier la présente glanure, un jeune oblat de 23 ans, Paul-Émile Lavallée, se noyait dans le lac McGregor, à Val-des-Monts en Outaouais, où se trouvait la maison de vacances des étudiants oblats. Le jeune homme se destinait à la prêtrise. 

   Né à Berthier le 18 juin 1899, de Joseph-Alfred Lavallée, cultivateur, et de Cordélia Lavallée, Paul-Émile Lavallée fréquenta l'école primaire du rang Saint-Esprit, où se trouvait la maison familiale. On le qualifia dès lors de «petit prodige». Après une année (1910-11) au Collège de Berthier, il entra au Séminaire de Joliette où, dès les premières semaines, il se mérita la première place en classe et la conservera jusqu'à à fin de ses études au Séminaire, en 1918, année où il fut élu président des élèves et finissants.

   Dès son adolescence, il publia des poésies et articles dans divers journaux. Il se fit également remarquer pour ses talents d'orateur : lors d'une soirée académique tenue en 1918, il livra un discours dont il a été dit qu'il était l'un des plus beaux et des meilleurs jamais prononcés dans cette institution d'enseignement. Il participa activement à l'Académie Saint-Étienne, vouée à la vie littéraire au Séminaire. 

   En septembre 1918, il entra dans la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée, où il fit son noviciat et son scolasticat (études philosophiques et théologiques).

Paul-Émile Lavallée en 1922, année de sa mort.

(Source : J.-M.-R. Villeneuve o.m.i., L'un des vôtres,
Montréal, Bibliothèque de l'Action française, 1927).

   Il est l'auteur d'un journal personnel inédit, constitué de trois volumes de 300 pages chacun, et qui contient notamment de nombreux poèmes, dont le poème ci-haut. Il avait auparavant composé, durant ses études au Séminaire de Joliette, un volume de 400 pages manuscrites qu'il avait intitulé Journal quotidien de six ans de vie collégiale. Ces documents devraient être, nous l'espérons, conservés aux archives des Oblats de Marie Immaculée.

   Dès sa jeune adolescence, Paul-Émile Lavallée avait développé un remarquable talent littéraire, d'abord en poésie, comme on peut le constater en prenant connaissance des deux poèmes auxquels on accède en cliquant sur chacune des illustrations suivantes : 


   Mais le talent littéraire de Paul-Émile s'exerça également dans la prose, comme en témoigne cet extrait d'une lettre écrite à un ami huit jours avant sa mort et dans laquelle, exprimant un vibrant patriotisme inspiré de la nature du pays, il décrit le paysage environnant le lac MacGregor (où il se noiera peu après) 

  « Le lac se découpe, sous mes yeux, de cinq ou six îlots, ronds, brisés, en futaies de bois blancs, au feuillage vert tendre ; les grèves de sable fin ou de calcaire semblent taillées au couteau dans le marbre de Carrare. Plus loin, entre d'autres îles, de petits bras de mer, détroits gracieux, avec des échappées de lumière sur le versant sud des montagnes. Ce sont ces dernières qui ferment notre horizon. Pas d'Himalayas sans doute, ni de Jungfrau, mais des montagnes modestes, voûtées, aux croupes rondes et houleuses, sans panache ni arêtes vives, sans cascades ni glaciers. Comme ce sont, au dire des géologues, les plus vieilles du monde, elles ont bien des raisons de mépriser ces vanités. […] Il y a dans notre nature quelque chose tout à la fois de religieux, de mâle, de fier et de grandiose, qui fouette le sang et nous aide à garder le front haut. Oh ! la patrie, comme elle souffle et murmure partout, comme elle parle à l'âme un langage mystérieux et puissant... » 
(Source : J.-M.-Rodrigue Villeneuve, L'un des vôtres, p. 303-304).

Biographie de Paul-Émile Lavallée parue en 1927. 
On peut en trouver un rare exemplaire ICI.

   Dans le cadre de son activité au sein de l'Académie littéraire Saint-Étienne, Paul-Émile Lavallée a écrit quelques contes et nouvelles, dont trois ont été sélectionnés pour paraître dans Les premiers coups d'aile, recueil de textes signés par divers élèves du Séminaire de Joliette et paru en 1918. 

    Tiré de ce même volume, le texte présenté ci-dessous, intitulé Petite... mais grande, a été écrit par Paul-Émile en 1914, alors qu'il n'avait donc que quinze ans, et ce, au plus fort de la crise provoquée par l'imposition par le gouvernement d'Ontario de l'infâme Règlement 17, qui interdisait le français comme langue d'enseignement et de communication dans les écoles de cette province. Cette affaire avait provoqué un puissant vent de solidarité de la part des Canadiens-Français du Québec et de partout au Canada et aux États-Unis, et la jeunesse des écoles du Québec fut particulièrement mobilisée.

    C'est donc dans ce contexte de lutte héroïque contre la spoliation des droits des nôtres que l'élève Paul-Émile Lavallée composa ce texte qui fait appel à une fibre patriotique qui, tout-à-fait à l'opposé de l'aberrante situation de notre époque, était en son temps propagée et encouragée dans tout notre réseau scolaire et académique. De nos jours, et depuis des décennies déjà, hélas !, les écoles publiques du Québec prônent la haine envers notre peuple et le mépris envers son histoire. Vivement que l'on renoue avec l'esprit de ce patriotisme empreint de noblesse et de générosité qui animait un Paul-Émile Lavallée et tant d'autres de ses jeunes compatriotes, sinon ce sera à terme, et cela plus rapidement que d'aucuns se complaisent à le croire, l'extinction du peuple issu de Nouvelle-France, et c'en sera donc fait de la seule nation française d'Amérique.

    C'est donc pour commémorer le centième anniversaire de la mort tragique d'un jeune compatriote de la plus grande valeur et au caractère des plus estimables que vous est présentée aujourd'hui la nouvelle qu'il a composée en solidarité avec les nôtres dont les droits étaient piétinés par l'élément dominateur anglo-saxon qui, de nos jours encore, nous fait subir un régime politique qui a toujours été hostile à l'existence même de notre nationalité :  
    

Petite… mais grande

Nouvelle de Paul-Émile Lavallée

 

                              Afin qu'en leur ombre éternelle.
                              Les fiers ancêtres, qui sont morts,
                              Voient que leur race est toujours belle.
                              Et que leurs fils sont toujours forts !
                                               ― Blanche Lamontagne

 

    Depuis longtemps l'enfant était accoudée à sa table de travail. Une lumière pâle d'après-midi de septembre, laissant filtrer par les persiennes un jour adouci, mettait en relief l'exiguïté de la pièce et le bon goût de l'ameublement : près du lit et appuyé au jambage de la croisée, un bureau de toilette où s'alignaient quelques objets de fantaisie, un guéridon aux pieds de chêne sculpté supportant une statuette en bronze, plus loin la table recouverte de volumes de toutes dimensions.

    Cette profusion de livres d'histoire aurait dénoté un amour de l'étude peu ordinaire chez une personne âgée, si une fillette de treize ans n'eût été là, occupée à les lire attentivement. Une main sur son front aux lignes fermes, jouant négligemment de l'autre avec ses longs cheveux qui encadraient les pages, elle semblait absorbée par un récit tragique, quand deux ou trois coups frappés à la porte la tirèrent de sa lecture :

— « Bonsoir, Thérèse.

— « Bonsoir, maman.

— « Comment vas-tu, chérie ?

 « Oh! très bien, malgré un peu de fatigue.... Tu sais, maman, Les Anciens Canadiens que tu m'avais achetés le mois dernier, j'ai fini de les lire... Comme c'est beau !... Jules d'Haberville surtout... As-tu lu La dernière classe de français ?... Ça fait pleurer... Pauvre monsieur Hamel !...

 « Tu aimes cela, n'est-ce pas, ma Thérèse ? Hé bien ! je t'en achèterai encore, entre autres : Maria Chapdelaine, et Les Oberlé que je t'avais promis le jour de ta fête. Seulement, il faut que tu prennes toujours soin de Bébé, et que tu me rendes ce soir un service...

— « Oh ! oui, dis...

— « Tu iras à Ottawa, chez les Saint-Denis, passer la nuit et la journée de demain.

— « Quand partirai-je ?

— « De suite... ou plutôt, dès que Bébé dormira, car autrement il chercherait à te suivre et ferait une tempête.

 « Est-ce qu'ils m'ont demandée ?...

 « Non, mais j'ai su par Germain que la mère était malade et presque découragée. Tu devines quel ennui cela doit lui causer... La famille est pauvre, et depuis la fermeture des écoles, les enfants restent à la maison !... Alors tu aideras la maman et tu prendras soin du dernier jusqu'à ce que j'aille te remplacer moi-même... Veux-tu ?

  « Pour sûr... ils font assez pitié ! »

    Descendre à la cuisine, baiser doucement au front Bébé qui s'était endormi, sa poupée dans les bras, et traverser au boudoir pour se vêtir fut l'affaire d'une minute.

— « Bonsoir maman ! dit-elle, au moment de partir.

— « Bonsoir ma Thérèse ! Ne t'amuse pas... »

    Sur ce elle sortit et traversa les rues de Hull, la physionomie tendue, le regard fixé bien loin, au-dessus de la Capitale...  


* * * 

    A quoi pouvait songer la petite, sinon à ses jeux, aux rencontres de son voyage ?... Quel rêve éperdument triste ou ravissant surgi des profondeurs de son âme innocente, devait-elle contempler ainsi à l’horizon ?... Car, à treize ans, lorsqu'on ignore les réalités de la vie, il est si doux de poursuivre sous le grand soleil, dans le vent qui chante, l'envolée rose des songes qui passent et ne reviendront plus.

   Pourtant Thérèse ne rêvait pas. Sa pensée allait droit aux miséreux, qu'on l'avait envoyée secourir, à la mère malade, aux enfants sans pain ; puis voici qu'elle se posait un instant, comme une aile invisible fatiguée de l'essor, sur la rustique beauté de ce poème de la glèbe que venaient de lui révéler Les Anciens Canadiens : souvenirs tour à tour mâles et glorieux dont la bise crue du nord lui soufflait à la face les leçons de noblesse et de fierté.

    Si ce n'eût été que cela !.... La veille, son père médecin, visitant un hôpital de blessés permissionnaires, avait entendu un jeune officier, atteint par un shrapnel allemand sur les contreforts des Vosges, relater tous les maux que souffrent les petits alsaciens : régime de fer, caserne, abolition de la langue maternelle, brutalités incroyables, etc., etc.

    A ce récit répété en famille, comme en bien d'autres précédents où le papa, malgré ses efforts, laissait percer son indignation, l'âme chaude et vibrante de l'intelligente enfant s'était révoltée. L'expulsion de ses compagnons d'école à elle, pour des motifs inconnus, les tableaux saisissants de Daudet : Vision du juge de Colmar, défilé lugubre de la population lorraine vers la frontière, et surtout : La dernière classe de français si émouvante, avant l'invasion des armées prussiennes, tout cela se rapprochait, se mêlait, se confondait dans l'esprit de la fillette pour donner naissance à une haine naïve mais unique et profonde contre les persécuteurs...

    Ces pauvres Français, qu'avaient-ils donc fait de mal pour se voir condamnés à ne plus parler leur langue ?... Et ceux d'ici, étaient-ils en meilleure situation ?... Pas de guerre ouverte, pas d'Allemagne, même pays, mêmes lois, et cependant voilà que ses compagnons battaient le pavé en face des écoles interdites... Elle connaissait les Lamarche, les Marchessault et les Saint-Denis, et chez eux, rien qui fût répréhensible. Pères et fils à conduite exemplaire, point méchants, ne disant jamais un mot plus haut que l'autre, sans compter qu'ils parlaient l'anglais et le français...

    C'en était une affaire !... Depuis quand pouvait-on empêcher ainsi quelqu'un de dire à Dieu dans sa propre langue les prières apprises et balbutiées sur les genoux de sa mère !...

    Les sourcils de la fillette se froncèrent ; ses traits se contractèrent en une expression de dureté et de mépris. A l'angle d'une rue, elle avait ramassé distraitement une feuille d'érable exquise de nuances et de nervures délicates, traînée là par le vent, triste et touchant emblème de la race emportée par la tourmente. D'un geste énergique de dépit, l'enfant froissa la feuille et la projeta par-dessus la berge de l'Outaouais, dans le chenal sombre où s'effilait un dernier rayon du soleil, dont l'échancrure attisée de toute l'ardeur du jour mourant semblait se reposer sur les toits rouges de la Capitale.

    Thérèse hâta le pas, traversa presque à la course le pont, négligeant cette fois d'obliquer vers la voie des piétons. Oubli ou défaut d'habitude ?... En vérité, c'était plutôt effet de la distraction, car un travail secret s'opérait en elle. Son âme droite, encline à la pitié, vibrait encore d'indignation au souvenir des enfants d'Alsace, des petites brutalisées par les reîtres prussiens. Et voici qu'à la faveur d'un rapprochement qui ne manquait point de justesse, elle leur comparait tout à coup ses propres compagnons évincés de leurs droits, et ses compagnes qu'elle aimait de toute son affection, autant que le bébé sur le front duquel elle avait, en partant, déposé avec amour sa plus chaude caresse.

    Il existait une lacune entre ces actes de violence contre des innocents et la répression qui se faisait trop longtemps attendre. Issue d'un foyer où l'honneur et la probité régnaient en maîtres, où l’on possédait surtout au plus haut degré le sens de l'action, l'enfant frémissait de ne pouvoir sur-le-champ réparer les torts ; elle était prise soudain d'une fièvre d'agir qui accélérait sa marche et stimulait son irritation. Puis, sentant le besoin d'affermir son ressentiment, de trouver des raisons valables à la colère qui l'envahissait, elle remontait plus haut, et, ignorant l'histoire étrangère, elle recherchait dans la sienne les motifs inavoués de cette persécution.

    On ne devrait pas frapper de la sorte sans le souvenir de quelque terrible affront. Et l'esprit à nouveau plongé dans les pages épiques où les lettres se soulevaient maintenant à ses yeux en des attitudes altières de défi, où les chapitres s'attifaient de titres de victoires portant comme des panaches les noms immortels de Jeanne Mance, de Dollard, de Madeleine de Verchères, l'enfant cherchait,... cherchait...

    Hélas ! elle ne voyait rien; rien qui put légitimer la violence, rien... si ce n'est l'héroïsme des colons de Bretagne, martyrs des indigènes et du climat, allant ficher la croix cintrée des fleurs de lis sous les latitudes impénétrables des Rocheuses, un siècle avant que Haldimand, Craig et Colborne fussent venus au nom de l'épée semer la sédition et les haines de races.

    Sa mémoire, activée par l'excitation du moment, lui rappelait pour la centième fois la pieuse théorie des missionnaires intrépides s'acheminant sur les pas de La Vérendrye à la découverte des plaines mystérieuses de l'Ouest, que d'autres réclameraient plus tard à titre de premiers occupants.

    Ah! l'on accusait ses pères d'avoir trahi ; on la traitait de fille de dégénérés !... Que faisait-on des Canadiens-Français de 1774 ?.... N'avaient-ils point sauvé la colonie de Montgomery et d'Arnold, à Près-de-Ville et au Sault-au-Matelot, pendant que les négociants anglais terrés sous les murs de Charlesbourg, s'apprêtaient à rallier les drapeaux du vainqueur ?....

    Fille de dégénérés ! elle... Mais oubliait-on si tôt 1812 ?... Que serait devenu le pays sous l'étreinte combinée de Hampton et de Wilkinson, sans l'héroïsme de Salaberry et de ses voltigeurs de Châteauguay ?... Et elle se surprenait à refaire ce tableau comparable aux gestes antiques, à peu près tel que la renommée avait dû le recueillir sur les lèvres expirantes des derniers survivants : sept mille hommes s'avançant en escouades serrées à travers les forêts, forcés à retraiter vers les frontières, devant trois cents Canadiens-Français déterminés à vaincre ou à mourir pour le maintien de l'allégeance britannique.

    Fille de lâches !... Mais qui donc l'avait été parmi ses ancêtres ?... Lafontaine ?... Cartier?... Vainement son esprit fouillait les coins et recoins de son histoire, vainement elle regardait se lever à l'infini, par de là l'horizon, semblables à des essaims auréolés de gloire, les souvenirs de l'œuvre dont elle demeurait une pauvre et bien humble survivante, rien ne donnait prise aux accusations.

    Pourquoi alors ces décrets de proscription contre ses frères, ses sœurs, ses parents ?... Pourquoi ces petits expulsés malgré leur conduite exemplaire ?... Pourquoi ?...

    A tous ces pourquoi, nulle réponse !.... La figure de la fillette était plus crispée. Elle marchait absorbée, sans voir, plus pâle sous les premiers reflets des lampes électriques, car elle venait de déboucher dans la Capitale.

    Son attitude disait la soif d'agir, une volonté inébranlable de faire quelque chose pour soulager l’indignation profonde qui oppressait son cœur...

    Elle aussi défendrait sa langue... se sacrifierait à l’occasion ;... elle était prête à tout s'il pouvait seulement s'ensuivre un peu de bien-être pour ses petits frères. Car sa langue, sa foi, sa race, toutes ces abstractions, elle fondait cela en un a-mour ingénu mais puissant : celui de ses compagnons injustement maltraités.

    Au tournant d'une rue, les bureaux du tramway apparaissaient... Du même pas résolu, la fillette entre et se dirige vers l'un des guichets alignés sur le fond de la salle d'attente, et où reposent quelques commis en train dé s'égayer.

    « Je désirerais un billet pour l'avenue L, s'il vous plaît ».

    Un large éclat de rire lui répond qui va s'émietter sous les lourds chapiteaux de la voûte... L'enfant est seule dans la pièce, seule et toute frêle entre les banquettes vides et les cinq employés qui la fixent avec ironie. Soudain l'un deux, à la carrure solide, s'est approché à l'abord du guichet, et ponctue de son plus pur saxon l'ordre de parler l'anglais :

     « You'll get your ticket, if you ask it in English ! »

   Thérèse a compris, mais cet avis, on n'a pas le droit de le lui donner. Les employés connaissent la loi et ils savent bien qu'elle peut parler sa langue maternelle si elle le désire. Aussi le refus ne tardera point ; sa petite main volontaire se pose avec fermeté sur la console du guichet, puis d'une voix où tremble l'émotion et non la peur, elle redemande un peu plus haut, accentuant toutes les syllabes :

    « Un billet s'il vous plaît !... »

Illustration ornant la nouvelle Petite... mais grande, de Paul-Émile Lavallée, dans
Les premiers coups d'ailes, recueil publié en 1918 au Séminaire de Joliette.

    On ne rit plus, la comédie tourne au tragique. L'agent confus a retraité en jetant sur la bambine un regard de désappointement, et s'est allé mêler au clan des autres commis qui se concertent près de la table du centre.

   Que préparent-ils ?.... Ils ont l'air animés, et l'enfant attentive croit saisir, dans le décousu de la conversation chuchotée à voix basse, les mots de « fatigue... elle partira... s'effrayer... noirceur... »

    Tout à coup, avant qu'elle ait même pensé à relier ces paroles, l'un des trois lampadaires s'est éteint, suivi aussitôt des deux autres, et la petite se trouve plongée en pleines ténèbres que rayent seulement quelques traits de lumière jaune filtrant par le grillage des verrières.

    Sortir : elle y songe, car il se fait tard. Mais elle veut voir si on la rudoiera jusqu'au bout, si on la pliera contre son gré, si elle n'est pas capable de souffrir pour sa langue, et... elle attend... longuement...

    Frissonnante, pelotonnée sur elle-même, les mains jointes sous son manteau blanc pour se garer du froid cru qui envahit l'ombre et sue des larges dalles de pierre, elle semble une silhouette fine et gracieuse de mouette blessée, qui aurait à jamais fermé son aile dans l'obscurité de la nuit...

    Brisée par la fatigue et les émotions de la marche, elle s'endormit et fit un rêve. 


* * * 

    Ce fut d'abord un défilé d'êtres bizarres, informes, se succédant avec une rapidité fantastique : hommes sans membres, soldats mutilés; vêtements rougis ou troués de balles, canons et chassepots roulant vers un point ignoré de l'infini... Puis la vision se précisa... Une ville immense apparut : maisons innombrables et basses, rues étroites ensevelies sous un brouillard de neige que la tempête poussait du fond de l'horizon. Et là-bas, très loin, à peine estompés par la blancheur mate des cieux confondus avec la terre, de pauvres petits, sac au bras, pieds nus sur le givre, couraient en pleurant, poursuivis dans la rafale par de grands hommes noirs coiffés de casques à pointe, qui les chassaient impitoyablement.

    Étaient-ce les enfants d'Alsace que la horde allemande cinglait sous les tourbillons glacés de la bourrasque ?... Étaient-ce ceux dont elle avait relu les nobles gestes, peu de jours auparavant, et dont elle s'éprenait à cause de leur misère, qu'elle voyait fuir ainsi qu'une troupe lugubre de condamnés à mort ?...

    Question vaine ; le décor de la scène avait changé. L'azur du ciel, nettoyé des nuées sombres, était subitement devenu serein. Le printemps éparpillait dans la brise l'ivresse de la vie, l'amour et la joie ardente du renouveau. Or, voici que sur la route où couraient naguère les pauvres bambins inconnus, d'autres petits revenaient, livres au bras, mais, cette fois vêtus à neuf, allègres, triomphants. Dans la voie où ils allaient d'un pas calme et religieux tombaient, telles que pour une procession de Fête-Dieu, des fleurs blanches, des fleurs bleues, des fleurs rouges, aux corolles vivantes, pavoisant le chemin et répandant autour d'elles d'indicibles parfums.

    Et, cravatés ou coiffées de blanc comme pour un jour d'examen ou de première Communion, les petits et les petites arrivaient de partout... Ils débouchaient de chaque ruelle en masses profondes, l'air débordant d'allégresse silencieuse... Il y en avait maintenant à perte de vue ;... ce n'était plus qu'une fourmilière grouillante de têtes blondes ou brunes se touchant presque et se mariant avec l'harmonie la plus parfaite.

    Tout à coup, un parc tapissé de pelouses qu'encadraient des futaies majestueuses apparut, au centre duquel, sur un socle de bronze, se dressaient en un symbolisme captivant de grâce et de force, deux femmes jeunes encore protégeant du geste des bambins groupés à leurs pieds.

      La foule enfantine s'engouffra pêle-mêle sur le vert tendre des gazons, vint se ranger en cercle autour du piédestal au-dessus duquel bruissait l'harmonieuse et divine chanson des érables ; puis, lorsqu'elle fut pénétrée toute dans l'enceinte qui semblait reculer devant le nombre, retentirent soudain, entonnées avec un formidable élan d'enthousiasme par ces milliers de poitrines, les strophes puissantes du refrain national :

      « Ô Canada, terre de nos aïeux !... » 


* * * 

    L'enfant s'éveilla en sursaut. Les lampadaires rallumés plaquaient sur sa figure d'ange au repos leur lumière froide.

    Depuis combien d'heures dormait-elle ?... Impossible à savoir. Elle eut d'abord cette sensation de malaise et d'isolement que l’on éprouve à la suite d'un rêve que l'on croit réalité ; ce ne fut toutefois que le doute d'un instant : à cinq pas un guichet s'ouvrit et une main se leva qui fit signe d'approcher. La fillette se reconnut, puis, évoquant en un instant la scène précédente, s'avança hardiment.

    Les rôles étaient intervertis ; les commis, assis près de la table, griffonnaient des chiffres sur d'énormes registres à tranche bleue, et une grande jeune fille remplaçait l'agent-chef absent.

     Avec un sourire de commande et son air le plus engageant, elle présenta à l'enfant un billet de banque, la priant de parler anglais. Celle-ci, qui croyait avoir vaincu par sa patience, a bondi d'indignation. D'un revers de main, elle repousse l'argent, et, plus fermement que jamais :

    « Je vous dis que je veux un billet, et en français !... »

    Tout a été épuisé contre la bambine. Elle a bravé trois hommes, supporté la fatigue de deux heures, refusé l'argent : rien n'a pu l'ébranler dans son ingénue mais farouche et fière détermination.

    Un moyen, un seul reste inemployé : l'expulsion. La demie de sept heures sonne au cadran. C'est l'heure de la fermeture du bureau. Le gardien se présente, trousseau de clefs à la main : « Go out !... time is over... » 

    À cette brutale injonction, la fillette comprend que la résistance devient inutile. Elle toise d'un œil plein de crânerie et d'audace l'homme qui marche sur elle, puis, d'un pas calme, sûre d'elle-même, forcée et non vaincue, elle sort sans tourner la tête.    


* * * 

    La légende, naïve et surhumaine, a brodé aux annales des peuples jeunes bien des récits invraisemblables. Celui-ci n'en est pas un, c'est un fait, le fait sublime d'une fillette de treize ans, petite, mais... grande, que la postérité glorifiera sous le nom de Marie-Thérèse Archambault.

    Lorsque les gestes d'aujourd'hui refleuriront dans l'avenir en moissons d'exemples et seront devenus le Passé que l'on interroge avec respect, le souvenir encore vivra de cette enfant au cœur pur, à l'âme forte, que rien ne put ébranler à l'heure du combat... Qui sait même si la Légende mystérieuse, ajoutant sa floraison d'épisodes immortels aux réalités splendides de l'Histoire, ne placera pas, demain, sur le front de cette petite, le nimbe des héroïnes, et ne fera point d'elle l'emblème chaste et captivant de la nationalité, les réunissant ainsi toutes deux dans le triomphe définitif de la gloire ?...

    Toutes deux, en effet, on a pensé les plier à l'injustice : elles ont résisté...

    On a voulu les séduire toutes deux par des offres alléchantes, sans pouvoir réussir...

    On a cru les fatiguer par la fréquence des assauts ; elles ne s'en sont relevées que plus alertes pour la défense des traditions...

    Contre toutes deux enfin, l'on a tenté le droit du plus fort, mais chez l'une et l'autre, la tentative injuste n'a fait que réveiller les énergies, et les dresser plus vivantes, plus impénétrables en face des persécuteurs.   


* * * 

    Jeunes filles de mon pays,.... filles de Jeanne Mance et de Madeleine de Verchères, l'avenir de la race vous appartient !...

    Demain, reines et mères du foyer, avec la paix divine de vos sourires et la puissance de vos incomparables tendresses, vous pétrirez d' amour et de foi l'âme de ceux qui vous suivront...

    Demain vous enseignerez, dans les vocables francs et rustiques du parler maternel, les traditions pieuses qui mettent au cœur des fils la force et le courage des ancêtres...

    N'oubliez jamais que les peuples, dont le patriotisme s'inspire de la foi religieuse et des principes immuables du droit et de la justice, portent toujours au front l'éclat rayonnant de la gloire et de l'immortalité !...


FIN

Dédicace dans Les premiers coups d'ailes, recueil de contes et nouvelles
d'où est tiré Petite... mais grande, ci-haut, de Paul-Émile Lavallée. On peut 
trouver ICI l'unique exemplaire présentement disponible de ce volume

Paul-Émile Lavallée est l'un des 200 poètes présentés 
dans Nos poésies oubliées, dont il reste encore quelques
exemplaires des tomes 1 et 2. Pour des informations
supplémentaires, cliquez sur cette illustration :

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