dimanche 21 mai 2017

Hermas Bastien, ou sortir les Québécois de la paresse intellectuelle qui les tue à petit feu

Hermas Bastien (1897-1977)

(Source : Biographies canadiennes-françaises, 1933)




    « Nous avons trop d'automates ; 
         Il faut restaurer l'esprit. 
                 La vie est plate 
         De tant d'homme rabougris. »  
                          —  Hermas Bastien, 
                                Les Eaux Grises, 1919


Il y a de cela maintenant quarante ans, soit le 21 mai 1977, décédait le philosophe, pédagogue et écrivain québécois Hermas Bastien, dont malheureusement très peu de gens se souviennent de nos jours, même si son œuvre intellectuelle et patriotique est considérable, sa plume ayant produit une quantité prodigieuse d'articles, de livres et d'écrits de toute sorte. 

Comme le rappelle le philosophe et écrivain Marc Chabot dans un fort beau portrait (voir le texte intégral ICI) en hommage à Bastien : 


«Qui se souvient encore d’Hermas Bastien ? Il existe peut-être quelque part dans quelques bibliothèques de collège ou d’université. Il a écrit beaucoup, mais il nous reste de lui bien peu. Quelques essais ont été sauvés des nombreux élagages. Des livres qui dorment et tremblent sur nos tablettes. 


Dans le livre Ces écrivains qui nous habitent, on retrouve notamment des textes sur Marie-Victorin, Olivar Asselin, Albert Laberge et Louis Dantin. Puis, à la toute fin du volume, une bibliographie des livres et articles publiés par Bastien. 1021 titres, rien de moins : des essais philosophiques, des romans, de la poésie, de nombreuses réflexions sur la pédagogie et l’enseignement, des articles sur Descartes, Nelligan, William James, Goethe, Proust, Kant, Locke, Zola, Thoreau et Emerson

Hermas Bastien habitait son époque et avait un souci pour les autres. N’est-ce pas justement ce qui fait le véritable philosophe : pouvoir commenter, critiquer, analyser, penser et repenser les idées qui demeurent, les idées qui vivent et même celles qui devraient avoir une meilleure postérité ? 

[...] Il faut savoir que Bastien fut le premier laïc à s’intéresser à la vie philosophique en faculté et dans la culture en général. Pour lui, la chose était claire, le philosophe devait abandonner sa "fonction de défense" du thomisme, de la tradition scolastique ou de la théologie. La philosophie n’était pas seulement une pensée en mode défensif. Il fallait créer, il fallait sortir de ce rôle de défenseur de la théologie». 



Comme Marc Chabot le rappelle aussi, « Hermas Bastien combattait l’insouciance de l’esprit, la paresse intellectuelle, les déficiences d’une culture superficielle et même l’américanisation qui prend les formes de la facilité ». 


En parcourant son œuvre, on constate effectivement que la lutte contre la paresse et la médiocrité intellectuelles, qui dominaient déjà dans le peuple québécois d'alors, faisait partie des principales préoccupations de Bastien, dont le patriotisme était indéfectible, comme en témoigne notamment son long engagement dans le mouvement nationaliste, et ce, dès la fin des années 1910 et le début des années 1920. 

Pour Bastien, la paresse intellectuelle engendre la servilité de l'individu et maintient le peuple dans la dépendance et la soumission. Comme il le soulignait déjà en 1923 dans son œuvre de jeunesse Les énergies rédemptrices,« le servilisme politique enlève toute perspective. Il engendre l'arriviste chez qui l'ambition ne dépasse pas le succès de l'idole dont la position lui servira de tremplin pour arriver. Pas d'autre souci que les préoccupations personnelles ».

En dédiant sa vie à interpeller les Québécois à sortir de la paresse intellectuelle qui, depuis trop longtemps, les rend politiquement analphabètes et tue notre nation à petit feu, et surtout en se portant à la défense de l'intelligence, Hermas Bastien faisait preuve d'une grande témérité, sinon carrément de bravoure, tellement notre peuple, y compris  voire surtout  ce qui lui tient lieu d'élites, se complaît depuis trop longtemps dans la médiocrité et la veulerie qui lui font bouder les choses de l'esprit et qui perpétuent les chaînes qui le maintiennent dans l'asservissement politique et culturel.

Tristement, force est d'admettre que Bastien n'aura pas gagné sa bataille, comme on ne le constate que trop de nos jours où c'est la médiocratie qui règne, pour reprendre le terme fort adéquat d'Alain Deneault. Mais au moins, Bastien aura donné tout ce qu'il pouvait pour nous réveiller collectivement.

Pour cela, il mérite certes le modeste hommage que ces Glanures lui rendent en ce quarantième anniversaire de sa mort, et, surtout, au pays dont la vraie devise devrait être, si nous étions honnêtes envers nous-mêmes : «Je ne me souviens de rien», il mérite que nous soyons plus nombreux à refuser que sa contribution à notre avancement intellectuel, social et politique reste pour toujours reléguée dans l'oubli. 

C'est pourquoi ces Glanures vous offrent les deux textes qui suivent, qui ne sont que des parcelles de l'immense et riche héritage intellectuel que nous aura légué Hermas Bastien, parcelles dont le contenu, à bien des égards, reste d'actualité dans un Québec qui tarde, de plus en plus dangereusement pour lui-même, à se déniaiser et à prendre en main ses destinées, c'est-à-dire à devenir adulte politiquement : 



Le chômage intellectuel


«C'est une crise qui, chez nous, sévit depuis toujours. [...] Le chômage intellectuel, la loi du moindre effort aidant, nous est devenu une seconde nature. [...] On s'en inquiète assez peu, attendu que cette crise n'affecte pas notre carnet de banque et ne trouble guère notre digestion.

Le capital intellectuel 
[...],  on oublie qu'il est la condition de l'avoir matériel. L'incuriosité de l'esprit, voué à la routine ou gêné par l'inadaptation, explique pour une large part notre infériorité économique. Que voulez-vous ? L'argument d'autorité a, pour nous, valeur totale. On nous dit si souvent que notre province est à la tête de la Confédération que nous nous croyons dans un Eden. En matière sociale, économique, intellectuelle, éducationnelle, nous avons, paraît-il, la formule suprême. Satisfaits, nous restons dans le statu quo

Il arrive cependant que de temps à autre une voix s'élève. Si elle secoue notre léthargie, elle ne provoque pas le ralliement sauveur, chacun comptant sur son voisin. Il y a des esprits cultivés qui veulent organiser une plus adéquate défense de l'intelligence. [...]

Lorsque l'on parle de déficience d'instruction, d'aucuns répondent déficience d'éducation. Ils n'ont pas complètement tort, mais ils ne doivent pas oublier que toute matière d'un programme, si elle est bien enseignée, contribue à l'éducation. La botanique, apprise exclusivement dans un manuel où rien ne figure de la flore locale, dans une ambiance indifférente sinon hostile aux "petites sciences", sous la direction d'un maître qui ne domine pas sa spécialité, aboutit à un exercice de mémorisation. Si, au contraire, elle comporte herborisation, indication de lectures pertinentes, cette science devient éminemment éducative puisqu'elle développe le sens de l'observation, l'esprit de méthode et de classification, l'amour de la nature [de chez nous]. Il en est de même de toutes les matières. Même celles qui sont abhorrées peuvent devenir captivantes et, partant, inspirer le goût du travail. 

Or, dans nos collèges, les studieux sont minorité. Le goût, la passion du travail intelligent sont qualités rarissimes. Sans doute, la besogne quotidienne s'accomplit, mais de manière fort différente. Les vrais travailleurs se reconnaissent bien plus à leur constance et à leur goût de la lecture qu'à leurs succès. 

Il est des premiers de classe qui sont des paresseux. C'est après le collège que l'on reconnaît ceux qui y ont acquis l'habitude du labeur. Les honneurs sont conquis avec facilité par les surdoués. C'est pour eux que La Fontaine a écrit Le Lièvre et la TortueLe second groupe réunit ceux qui travaillent par crainte. Ils se contentent de la médiocrité. Le pourcentage de la promotion, voilà leur objectif. 

Et une masse imposante traîne, comme un boulet de forçat, une existence désabusée et fainéante. Leur esprit est illuminé par les étoiles du sport et du film. La paresse les vieillit prématurément et d'aucuns, gâtés par une mélancolie que les maîtres connaissent, s'en vont répétant les vers du pauvre Verlaine, 

       « C'est bien la pire peine
          De ne savoir pourquoi
          Sans amour et sans haine
          Mon coeur a tant de peine...»

Des causes diverses expliquent cette paresse intellectuelle [...]. L'histoire les a consignées. Il en est d'autres qui sont spéciales à notre époque. La génération d'hier ne les a point connues : le cinéma, le sport, l'auto, la radio. Déjà indolent par nature, le jeune Canadien français est accaparé par ces plaisirs faciles. Il ne profite guère que des inconvénients de toutes ces inventions que la science de son siècle a mises à sa portée. Les études proprement dites en souffrent mais, en particulier, le goût de la lecture. 

La carence du goût de la lecture, voilà l'indice du chômage intellectuel. [...] Certes, si nous surpeuplons les faubourgs, nous désertons les bibliothèques. 

[...] Le goût de la lecture est l'indicateur de l'efficience de l'instruction. Celle-ci, en développant l'intelligence, en lui faisant entrevoir l'immense domaine de la science, crée un besoin, excite la curiosité naturelle de l'âme humaine et l'avive et l'affine. Elle incite l'esprit à chercher aliment et satisfaction. C'est la lecture qui les lui procure. Bien que l'on puisse lire pour divers motifs, le livre demeure indispensable. On peut lire pour se reposer du labeur quotidien, pour jouir de l'art de l'écrivain, pour s'édifier dans un monde idéalisé. Ces buts sont nobles et légitimes. «Je n'ai eu de chagrin qu'un quart d'heure de lecture ne m'ait consolé», disait Montesquieu. Émile Faguet, dans l'opuscule charmant et spirituel L'art de lire, donne des conseils pratiques à ceux qui cherchent dans le livre l'ami discret qui console, amuse ou instruit. 

On doit surtout lire pour s'instruire. Le genre didactique répond à ce besoin. Indispensables aux étudiants, les manuels indiquent une méthode et fournissent les rudiments. Mais qui oserait se croire instruit pour avoir lu des manuels ? L'instruction s'acquiert dans la lecture d'ouvrages plus complets à condition qu'on les lise de manière à assimiler, en s'aidant de l'analyse, de la méditation, de la synthèse. Cela n'est guère possible qu'après le cours d'études, et toujours dans la mesure où l'on y a acquis le goût du travail méthodique. La classe doit apprendre à apprendre. Cet apprentissage a besoin d'être guidé durant la période de la formation.

Nous ne connaissons que par classes de choses. Non est scientia de individuis, de particularibus (Note des Glanures : Le F. Réal Aubin c.s.v., que nous remercions, suggère la traduction suivante : «La connaissance des atomes, de leurs particules, n'est pas une science»). 
En tenant compte de ce principe, on ne saurait trop insister sur l'insuffisance du journal au point de vue lecture post-scolaire. Le journal fragmente et morcelle la vérité. Son information est particulariste, individualisée, émiettée. Le journal ne profite guère qu'à l'esprit déjà formé et capable de ranger les faits sous les principes généraux. [...] 

On prétend, avec une candeur satisfaite, que notre instruction est plus poussée ; qu'elle est plus progressive ; qu'elle est exemplaire. L'on hausse les épaules et l'on prend une mine sceptique lorsqu'un impertinent vante ce qui se fait ailleurs ou à côté de nous dans le domaine éducationnel. 

Au fait, nos progrès culturels ne semblent pas avoir enrichi notre vie intellectuelle de façon sensible. [...] Les Canadiens français ne lisent pas, voilà une vérité. Ils s'excusent en disant qu'ils n'ont pas le temps de lire. Le mal s'avère dès le collège, disent les éducateurs, où les collégiens lisent moins que jamais. Fait lamentable. Une instruction qui ne développe pas le goût de la lecture ne saurait être dite complète. Quel peut être son but si ce n'est d'inculquer des habitudes de vie intellectuelle ? 

[...] « Notre patrie, a écrit Bossuet, est composée de morts et de vivants », et Auguste Comte, plus catégorique : « L'humanité se compose de plus de morts que de vivants ». Le livre est donc la prise de contact indispensable avec l'humanité pensante. Le collège doit apprendre à s'assimiler ce qu'une civilisation renferme. Il faut initier la jeunesse à la fréquentation des auteurs en la dirigeant vers les oeuvres qui, d'abord, plairont à son imagination. Ensuite et graduellement, on l'orientera vers les ouvrages instructifs. Non pas qu'il faille ambitionner de faire de tous nos jeunes gens des rats de bibliothèque [...], mais pour que, les études finies, ils sentent le besoin d'alimenter leur esprit. Ouvriers ou professionnels, commerçants ou industriels, tels jeunes gens chercheront à se perfectionner dans les livres relatifs à leurs occupations.

Or, combien y a-t-il de personnes qui agissent ainsi ? Une fois sortis de l'usine ou du bureau, du magasin ou de la manufacture, les Canadiens français n'ont guère le souci d'enrichir leurs connaissances, enrichissement qui leur procurerait une noble jouissance, soit, mais qui les rendrait plus aptes à progresser dans la carrière qu'ils ont choisie. 

Plus que la conférence, les discours, le journal, la radio, la lecture est la grande éducatrice post-scolaire. À notre époque de concurrence effrénée, seuls les mieux outillés réussissent. À la base du succès, comme à la source des revers, on trouve infailliblement la curiosité ou l'apathie intellectuelles. 

[...] Le premier de classe au collège, bien doué, a cru que la fin de son cours d'études marquait le terme de ses études. Il a laissé son esprit s'empoussiérer. Il n'a pas songé que le savoir sanctionné par le parchemin n'est qu'une initiation et que, partant, il faut un complément, une alimentation intellectuelle soutenue durant toute la période de la formation personnelle qui se prolonge bien au-delà de la durée de la vie d'étudiant. Les pédagogues en fixent la limite vers la trente-cinquième année. Dans la société, il devient vite un retardataire, puis un amorphe.

Tel autre, qui inquiétait ses maîtres par sa légèreté, devient soudain leur honneur et leur gloire. C'est que, très souvent, celui-ci, après le collège, s'est remis à l'étude. De la salle de cours, il a emporté le goût de la lecture. C'est son bonheur et son salut. Le voilà dans la vie pratique et active une valeur, un spécialiste, un savant, un littérateur. Et ses maîtres le regardent maintenant avec orgueil, cet homme utile aux siens. Les oeuvres d'ordre social, philanthropique ou national, peuvent compter sur lui. Il est de bon service. Même dans l'ordre matériel, il est d'ordinaire celui qui réussit le moins mal. 

Rien d'étonnant qu'il en soit ainsi. [L'être humain] n'est pas une machine qu'il suffit de mettre en branle. Il est un être intellectuel et son esprit a un impératif besoin de nourriture. Ruskin l'a dit : «Les vraies veines de la richesse sont de pourpre et non d'or». Les cerveaux qui savent penser, voilà la vraie richesse, le trésor inépuisable. L'ambition du succès dépend de la générosité et cette générosité on la cultive, ou l'on peut la faire naître en soi, par la lecture. C'est la lecture qui donne des ailes. L'expérience prouve cette affirmation. Pas de plus grand apathique que l'homme dont l'intelligence est privée de lectures. 

Toutes les classes sociales souffrent de ce laisser-aller intellectuel. Les élèves de l'enseignement primaire, à la sortie des classes, ne savent choisir leurs lectures quand il leur arrive de lire. Le feuilleton et le journal sans tenue sont d'une décevante popularité. Et nos professionnels suivent la même loi du moindre effort. 

[...] Notre paresse intellectuelle paraît incurable. De tous les milieux, on entend le même aveu, le même regret. « Je n'ai pas le temps de lire...» Piètre excuse. On a du temps pour tout, le club, le cinéma, le sport, la flânerie. Ceux qui sont le moins occupés ne trouvent pas le temps de lire.

[...] La lecture, qui fut toujours une nécessité, devient un gage de succès ou de faillite pour l'individu et la société qui, sans elle, s'ankylosent dans la routine. À la campagne, à la ville, on ne lit pas. On ne soupçonne pas le profit à tirer du livre. Il serait illusoire de perfectionner notre système d'enseignement, d'élargir nos programmes scolaires, si une fois sortie du collège, notre jeunesse s'engourdit dans l'insignifiance. La formation qui ne donne pas le goût de se perfectionner, du moins de se sustenter intellectuellement, est-ce une formation réelle ?

Puisse le livre inviter le lecteur ! Il est parfois si bienfaisant de s'évader de la réalité pour se transporter dans un monde fictif plus beau et meilleur. Mais qu'on ouvre les livres sérieux, pour acquérir les notions, les principes, la science, les connaissances générales qui feront que la supériorité dont notre peuple se targue sera mieux qu'un mot de passe, à moins que ce ne soit une blague. 

Cette supériorité, faisons-la plutôt resplendir par la culture générale, dans notre pensée quotidienne pour qu'elle informe notre langage et magnifie notre action. »

Extraits de : Hermas Bastien, La défense de l'intelligence, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1932, p. 90-104. 




Le sentiment national 

(extraits)

« À l'inconsistance de notre sentiment national on peut assigner bien des causes. Il faut cependant admettre que la plus efficiente est d'ordre historique. C'est tout notre passé de conquis qui pèse sur notre âme d'un poids bien lourd. Le fatalisme nous répugne. Aussi croyons-nous que, mieux guidée, notre nationalité trop longtemps tenue en lisière aurait secoué sa torpeur. Un sentiment collectif aurait lié les volontés et le patriotisme aurait cessé d'être un thème de cavalcade. Rien d'étonnant que l'individualisme ait dégénéré en neutralité patriotique. 

Une autre raison, d'ordre psychologique celle-ci, a agi dans le même sens que la première. À partir de 1867, la scène politique fédérale a accaparé notre meilleure énergie parlementaire. La vanité et l'ambition personnelle aidant, on a pensé que l'action politique à Ottawa servait mieux la nationalité qu'à la législature provinciale. Pourtant, n'est-ce pas à Québec que notre avenir se prépare ? La législation civile ou scolaire qui s'y élabore n'a-t-elle pas sur nous une influence directe ? Cette prépondérance politique a eu pour effet d'habituer notre [nationalité] à considérer le gouvernement fédéral comme l'unique centre de direction nationale. 

L'attrait invicible de la politique fédérale et le passé de conquis ont anémié chez nous tout sentiment collectif, en affligeant notre mentalité d'une nonchalance faite de scepticisme amer et de pessimisme débilitant. Que d'âmes inquiètes se demandent même si nous sommes une nationalité ! 

[...] Certes, la dispersion et la désunion ont pu nous affaiblir. Qu'importe, si la communauté de sang, d'histoire et d'aspirations n'a pas cessé d'informer notre irrédentisme. Telle est la situation. Mis en demeure d'opter pour une autre culture, dès le traité de Paris, nos ancêtres répondirent : non possumus. Leur attitude de 1763 et leur résistance aux instructions de Murray leur valurent l'émancipation de 1774 qui achemina à celle de 1791. Le même geste de défense au coup de force de 1841 leur mérita l'émancipation moins parcimonieuse de 1842, puis celle de 1848 qui prépara l'autonomie de 1867. 

[...] La plus sotte aberration serait de nous croire chez nous des étrangers. [...] On dira, peut-être, en instance, que le sentiment national canadien suffit puisque l'État fédéral est notre grand protecteur et la principale égide de notre identité. Trève d'ergoties. Nous concédons que le fait d'appartenir à l'État canadien nous vaut une protection ; mais elle est indirecte. La plus puissante sauvegarde d'un vivant, elle est en lui. Les premiers protecteurs, les protecteurs directs et à vrai dire les seuls protecteurs de notre culture, c'est nous. 

[...] Il faut donc développer le sentiment national, parce que nous constituons une nationalité.

[...] La défense de notre droit français contre l'envahissement graduel du common law, le désencombrement de notre législation alourdie par des lois calquées sur des lois d'autres provinces, voilà pour les juristes, les avocats, les magistrats et les législateurs, une besogne urgente. En effet, les lois figurent parmi les caractéristiques essentielles d'une nationalité. 

La langue, comme la loi d'ailleurs, illustre la permanence d'une pensée et d'une action. L'idiome national implique l'identique intelligence des fins de la vie, de la conception de l'existence, du prix et de la valeur de l'effort. Les vocables d'une langue, c'est l'âme de la nationalité intellectualisée, enrichie des émotions et des sentiments qui enjolivent les idées revêtues par les syllabes des mots. 

Mais la langue, illustrée par tous ceux qui la parlent, est surtout défendue par les oeuvres écrites. C'est l'élite pensante qui peut par la littérature, en faisant aimer la figure de la patrie, attacher les âmes au pays laurentien. Si le sens national s'alimente d'idées, il sera pour une bonne part ce que seront les oeuvres de l'esprit. [...] Les manifestations littéraires peuvent enraciner dans les âmes la fierté et buriner dans les intelligences la juste notion de nationalité. 

[...] Le développement du sentiment national est une question d'éducation. Il commence, à l'école, par la juste idée du drapeau que l'on inculque au bambin, afin que plus tard le drapeau ne soit pas une simple guénille bariolée. L'idée du drapeau bien comprise, on lui apprend à le saluer, puis à distinguer celui de son pays d'avec le drapeau du voisin. Ces notions très simples sont à la base de la formation civique. 

Mais nous croyons que le développement du sentiment national est avant tout la tâche de l'élite, de eux à qui le talent, la situation, l'influence imposent des devoirs spéciaux. À eux de se convaincre des motifs décisifs de la survivance. La survie n'est soumise à aucun déterminisme. 

Si le grand homme, par sa claire vision de l'avenir, peut orienter la vie nationale, si le milieu économique est capable de modifier la hiérarchie des facteurs de victoire, il reste qu'avant tout c'est la volonté collective qui sauve les nationalités. Or, la volonté a besoin de l'intelligence. Tenons compte de toutes les directives. 

N'allons pas oublier cependant que la justice sociale entre les générations nous impose, avec la force d'un impératif catégorique, le devoir de transmettre à ceux qui viennent, avec une énergie multipliée, le vouloir-vivre collectif. L'accroissement du patrimoine matériel, nous y sommes tenus. Nous ne sommes pas exemptés d'augmenter l'héritage moral dont une autre génération sera l'usufruitière. 

Élevons notre pensée. Afin que l'effort requis soit sans intermittence, [...] travaillons à notre épanouissement intégral par le développement du sentiment national  ».


Extraits de : Hermas Bastien, Itinéraires philosophiques, Montréal, Librairie d'Action canadienne-française, 1929, p. 196-211. 



Dédicace d'Hermas Bastien, dans son livre
Témoignages, Études et profils littéraires, 1933.

(Collection Daniel Laprès)

Hermas Bastien, dans sa jeune vingtaine ;

(source : Archives de l'Université de Montréal)

Quelques-uns parmi les nombreux ouvrages publiés par Hermas Bastien : Témoignages ; études et profils littéraires, 1933 ; Conditions de notre destin national, 1935 ; Olivar Asselin, 1938 ; Ces écrivains qui nous habitent, 1969 ; (cliquer sur l'image pour l'agrandir).  

Deux oeuvres de jeunesse d'Hermas Bastien : Les Eaux Grises
recueil de poèmes, 1919 ; Les énergies rédemptrices, 1923 ;

(cliquer sur l'image pour l'agrandir).

Sur la photo de cet article de février 1966 paru dans La Presseon voit Hermas Bastien 
en compagnie de l'historien Lionel Groulx et de Guy Sylvestre et Roger Duhamel,
 membres de l'Académie canadienne-française. (Source : BANQ).

Notice nécrologique parue
dans Le Devoir, 24 mai 1977.

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