mardi 7 mars 2017

L'ermite du lac Mégantic

L'ermite Hilaire Lemieux dans sa barque, sur les bords du lac Mégantic.
.
(Source : Collection Bruce Morrison)



« C’est donc dire que les petits et les sans-grades ont aussi 
une histoire, contrairement à ce qu’affirmait Victor Hugo ». 
— Paul-Henri Hudon, président émérite de la Société d'Histoire 
de la Seigneurie de Chamblyaprès avoir lu le dossier qui suit.



De 1978 à 1983, je passais mes étés à Piopolis, une petite municipalité sise sur les bords du magnifique lac Mégantic et l'une des plus pittoresques et charmantes localités du Québec, ce qui, à cette époque, restait encore un secret bien gardé car le village n'était alors pas affecté par un tourisme excessif ni par la laideur de certaines constructions de style "parvenu" et "nouveau riche" qui ont défiguré plusieurs régions québécoises, ce qui fait que, sous cet angle, Piopolis, c'est encore une sorte d'«anti Mont-Tremblant». 

Le village de Piopolis, sur le bord du lac Mégantic, tel qu'il apparaît de nos jours,
relativement peu changé depuis l'époque de l'ermite Lemieux. 


(Source : Tourisme Mégantic ; cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Âgé alors de 12 à 15 ans, j'adorais discuter avec les vieux du coin. Je me rappelle notamment d'Henri-Louis Guay, surnommé «Tout p'tit» (mais que j'appellais respectueusement «Monsieur Guay»), à qui mon grand-père louait la roulotte où nous logions durant notre premier été à Piopolis et dont le chalet se trouvait juste à côté. Ou encore de Paul Corriveau, un monsieur un peu taciturne qui, par beau temps, s'asseyait sur le perron du magasin général, et qui suscitait mon intérêt parce qu'il était une espèce d'homme à tout faire du village, en plus d'être le fossoyeur attitré du cimetière. 

En 1979, alors que j'étais âgé de 13 ans à peine, j'avais d'ailleurs aidé M. Corriveau à enterrer un mort, M. Jos Allard, un vieillard de 92 ans qui était lui-même un légendaire « cook » de camps de bûcherons à la sévère et austère réputation, et qui, l'été précédent, ne s'imaginait sans doute pas que le gamin qui lui faisait causette sur son balcon, au village à l'entrée du « Rang des Grenier », participerait moins d'un an plus tard, et de manière très littérale, à son propre enterrement ! Ma grand-mère et ma grande-tante passèrent devant le cimetière au moment où j'étais affairé avec la pelle au bord de la fosse. Leur émoi ne fut pas minime ; j'entends encore ma grande-tante Claire s'exclamer : « Mon Dieu ! r'garde donc Daniel en train d'enterrer pépère! » Malgré les bienveillantes exhortations de ces dames, je tins néanmoins à rester jusqu'à la complétion du travail, n'étant, déjà à ce jeune âge, pas du genre à abandonner une tâche commencée. 

L'auteur de ces Glanures sur la tombe de M. Joe Allard, personnage pittoresque
de Piopolis et ancien « cook » de camps de bûcherons, 
32 ans après avoir
participé à son enterrement avec le fossoyeur du village.


(Cliquez sur la photo pour l'agrandir)

L'auteur des ces Glanures en août 2011,  sur le quai  de Piopolis, 
en compagnie de l'ancien fossoyeur du village Paul Corriveau, 
quelques mois avant le décès de celui-ci. 

(Cliquer sur la photo pour l'agrandir)

Les vieux du village me parlaient de certains personnages légendaires, dont l'un était encore bien portant, « Dollard » Jacques (son vrai prénom est Adélard, comme l'indique sa tombe au cimetière du village), qui vivait avec sa sœur sur sa ferme ancestrale d'où l'on jouissait de la meilleure vue sur le lac Mégantic. Il s'adonnait que la ferme de Dollard était voisine du terrain de M. Guay, alias « Tout p'tit », donc ma curiosité s'orienta naturellement de ce côté. Dollard et sa sœur Maria vivaient comme dans les années 1890, comme en témoignaient leurs accoutrements et leurs équipements aratoires plutôt désuets. 

Mais surtout, Dollard avait la réputation d'être un dévot pour le moins excessif, et il inspirait une certaine peur, surtout aux jeunes de mon âge dont certains croyaient dur comme fer qu'il possédait un pouvoir de malédiction. Avec un cousin aussi sociable que brave, Jean-Marc Dupont, je me souviens m'être risqué à aller voir Dollard à la porte même de sa vétuste maison. 

La scène avait quelque chose de terrifiant : en guise d'accueil, deux bergers allemands grognaient tout en exhibant leur dentition acérée. Puis Dollard, que je voyais de près pour la première fois, sortit de la cambuse. Chevelure dégarnie, semblant âgé environ 65 ans, l'œil à la fois perçant et furibond, l'aspect hirsute du personnage n'avait rien de rassurant. Mais la gentillesse et l'entregent naturels de mon cousin (pour ma part, l'effroi me glaçait le sang) contribuèrent à détendre l'atmosphère et, au final, Dollard ne fut pas mécontent de notre visite qui lui permit d'avoir à sa disposition un public prêt à l'écouter, bien qu'au moment de notre départ il nous promit les flammes éternelles de l'enfer si nous nous avisions de manquer à ce qu'il estimait être « nos devoirs religieux ».

La ferme de Dollard Jacques et de sa sœur Maria, telle qu'elle paraissait
jusque vers la fin des années 1980. Les deux ayant quitté ce monde,
 cette  
ferme si pittoresque qui cadrait parfaitement avec le bucolique
 décor naturel 
est aujourd'hui remplacée par une horrible construction 
de style carton-pâte et « nouveau riche » qui défigure le paysage et
qui n'a d'autre qualité
 
que d'avoir coûté 5 millions $. 

(Cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Un autre personnage de légende dont j'entendis alors souvent parler était quant à lui disparu depuis déjà longtemps : l'ermite Lemieux. M. Guay, alias « Tout p'tit », m'avait d'ailleurs montré la pointe où se trouvait la cabane de ce personnage qui a marqué la population de Piopolis, et ce, jusqu'à nos jours. 

L'ermite Lemieux (comme aussi le ci-haut mentionné Dollard Jacques dans une certaine mesure), c'est l'un de ces personnages de légende qui auront donné à notre peuple beaucoup de sa saveur et de ses couleurs. Excentriques, un peu fous ou beaucoup, bizarres, souvent mystérieux, ils hantent et fécondent encore notre imaginaire collectif (Louis Fréchette a tiré de saisissants portraits de personnages semblables dans son savoureux Originaux et détraqués, que l'on peut encore aisément se procurer en librairie). Il vaut donc certainement la peine de parler de ces personnages hors du commun, même s'ils n'étaient pas des «grands» de la politique, des arts ou des milieux académiques, car les oublier eux aussi, ce serait renoncer à une part importante de nous-mêmes et de ce qui nous a faits en tant que peuple. 

Afin de vous présenter l'ermite Lemieux, ces Glanures ont retranscrit pour vous le captivant dossier paru en 1971 dans l'album du centenaire de Piopolis. Celui qui a préparé ce dossier est Jean-Marc Grenier, qui présida et organisa avec beaucoup de brio les fêtes de ce centenaire, et ce, alors qu'il était âgé d'à peine 21 ans. 

Et maintenant, faisons connaissance avec l'ermite Lemieux : 


L'ermite Lemieux

par Jean-Marc Grenier 
(1971)


L'ermite Hilaire Lemieux (1833-1919)

(Source : album Centenaire de Piopolis 1871-1971)


Perdu dans la brume du large, écoutant silencieusement le clapotis des vagues contre la barque, je me souviens de tout ce que mon grand-père me racontait de l'ermite. De voir un homme, songeur, passer lentement ses doigts rugueux dans une barbe blanche, un homme qui avait fait de la vie une longue réflexion solitaire, cela faisait quelque chose au coeur. Et pourtant, le temps a passé et comme ces étrangers, les humains, l'ermite n'est plus qu'un souvenir.

« C'était un curieux homme », me disait mon grand-père. Pour lui, l'ermite c'était quelqu'un venu par hasard, quelqu'un qui traînait sur son dos tout un passé d'histoires et de malheurs. Juste à voir ses yeux profonds, on pouvait sentir sa destinée. Ce mode de vie adopté par l'ermite était peut-être le résultat d'une peine d'amour, pensaient bien des gens de par ici. Tout cela était malheureusement vrai, et pour l'ermite la vie fut un long passage sur terre où ses deux seuls amours furent sa barque et sa cabane. 


Le sujet de l'ermite serait inépuisable. Par cet album, je vous transmets un récit sur l'ermite qui fut toujours conservé en filière au presbytère de Piopolis. C'est un manuscrit d'auteur inconnu qui daterait du 15 octobre 1898 environ :  


« Il s'asseyait sur le bord de la boîte à bois. Quand la famille (de M. Edmond Grenier) se mettait à table, il enlevait son chapeau; à part cela, il l'avait toujours. Il ne mangeait pas à sa faim. Il causait avec M. Edmond Grenier et ne parlait presque pas aux autres. 

D'après l'ermite lui-même, il serait là depuis environ 25 ans, soit depuis 1873 ? ... Personne ne sait au juste quand il est arrivé. Il est arrivé longtemps avant le premier colon ! À l'arrivée des colons, son logis était déjà construit et un lopin de terre défriché. Il connaît le curé Choquette, de Sainte-Agnès (à la ville de Lac-Mégantic). Le premier voyage pour lui parler fut nul. Il est armé et fait signe de déguerpir. Au deuxième voyage, soit le 15 octobre 1898, il nous reçoit, puisqu'on déclare : «C'est M. le curé Choquette qui nous envoie vous voir».

Est-il vrai qu'il ne souriait jamais ? Certains l'ont vu sourire... ! Il sait comment faire la pêche; il se montre réticent et considère le lac comme son royaume. Il jette un regard curieux sur le Kodak — explication : photographie — il s'objecte. Il avoue son admiration sur le Kodak mais doute de son efficacité. Il essaie de s'en servir, il photographie la rive opposée mais place le Kodak pour qu'il photographie de ce côté-ci, comme un chasseur qui fait mine de tirer par la crosse de son fusil. Beaucoup de négatifs gâtés avant de parvenir à photographier l'ermite. Il demande au départ de lui laisser le portrait que le photographe venait de prendre. On lui explique l'impossibilité de finir le portrait immédiatement, il penche la tête et ne se gêne pas de dire que la petite boîte ne valait rien.

Est-il ignorant des choses du temps ? Oui. Il n'est gouverné que par les lois naturelles qu'il interprète d'après le degré d'éducation et de connaissance qu'il possède. Lorsque M. Choquette lui risque un sage conseil, l'ermite se montre obéissant. Il est anachorète endurci, mais avant tout catholique. Il ne peut tirer rien de certain sur ses antécédents, sa jeunesse et sa famille. 

Son portrait : petit vieillard âgé de 81 à 82 ans... Pesanteur : 130 lbs environ. Hauteur : 5 pieds et demi, un peu voûté, le pas alerte, l'oeil vif et perçant (bleu). Barbe et cheveux hirsutes, peau jaune et plissée, mains calleuses, résultat d'un rude labeur. Ses yeux disparaissent presque entièrement sous de longs sourcils d'un brun jaune. Il a l'air bon garçon, mais le regard de quelqu'un qui se méfie de tout le monde. De temps en temps, il vous regarde sournoisement et si ce n'était sa petite taille, ce regard serait embarrassant pour celui à qui il est adressé. 

Son vêtement : il était vêtu en étoffe du pays : pantalon, blouse grise et chemise en toile écrue. En été, il porte un chapeau mou, sans aucune forme ni couleur particulière, en hiver il porte le casque. 

Son quotidien : il ignore les choses modernes, "techniques", mais l'ermite sait lire et est fort heureux quand le curé Choquette lui apporte des journaux. Ou qu'il n'ait pas lu depuis quelque temps, ou que sa mémoire soit défectueuse, il ignore le trépas de Sir J. MacDonald ainsi qu'une foule d'événements importants dans les dernières années d'histoire. 

Il connaît mieux ce qui se passe sur les bords du lac. Pourvu que ça morde à l'hameçon, il est heureux. Il passe des journées et des nuits entières, surtout à surveiller les lignes dormantes. Il pêche un peu partout sur le lac et ses nombreux tributaires. Une fois par semaine, il joue l'aviron jusqu'au quai de Lac-Mégantic, vend les produits de sa pêche et revient au coucher du soleil. Sachant que le vieux n'est pas bavard et n'aime pas la société, les habitants qui veulent acheter du poisson vont à sa rencontre, choisissent, paient puis s'en retournent sans plus de façons. Il lui est arrivé de se tromper de jour et de se rendre au quai le mercredi au lieu du jeudi...

Souvent on l'a vu débarquer au village. D'une misanthropie révoltante vu le beau sexe... voit-il une femme cheminer dans sa direction, il rebrousse chemin et il s'éloigne en grognant. Lorsque le petit vapeur qui fait le trajet sur le lac passe vis-à-vis chez lui et qu'il y a une femme à bord, l'ermite se renferme dans sa cabane pour ne sortir que lorsque le bateau est disparu. 

Sa famille : une personne qui connaît bien l'ermite dit : «Cet homme se nomme Hilaire Lemieux. Il est natif de Lévis, d'une très respectable famille de cette ville. Il fit des études presque complètes au Séminaire de Québec. Joli garçon, il aimait la société, et était la coqueluche des demoiselles de son époque. Alors qu'il passait pour être amoureux d'une fort jolie fille de son oncle, il disparut un beau matin et ne revint jamais dans sa famille». 

On n'a jamais su ce qui détermina le jeune Lemieux à renoncer d'une façon aussi brutale au brillant avenir qui s'ouvrait devant lui. On a toujours supposé que ce coup de tête était le résultat d'une querelle d'amoureux. La jeune fille qui, d'après la légende, a été l'auteur inconscient du malheur de l'ermite, est morte il y a quelques années sans avoir voulu embrasser l'état matrimonial où elle a refusé d'entrer plusieurs fois. Lemieux, paraît-il, alla s'établir au pied du mont Beloeil, alors que ce pays n'était qu'une vaste forêt. Il y a vécu environ deux ans; de partout on venait le voir. (M. Eugène Grenier m'a déclaré qu'on le surnommait "le fou de Beloeil"). Il se fatigua donc de ces profanes et décida de venir s'établir sur les bords du lac Mégantic; le voyage dura plusieurs semaines. 

L'ermite assiste à la messe de Piopolis tous les dimanches, il possède sa chaise droite à l'arrière de l'église ainsi qu'un petit agenouilloir. Il ne parle aux habitants que pour acheter le lard et la farine dont il a besoin. 

Sa cabane : l'ermite vit dans un trou et dit n'avoir jamais été malade. Il ne fait usage ni de la boisson ni du tabac. Seulement quelques articles modernes dans sa cabane : un cadenas à la porte, un établi de travail, un fusil, un petit poêle en tôle, une corde de bois de grève, un godendard, une hache et un casque, voilà son avoir. 

La cabane de l'ermite Lemieux, sur le bord du lac Mégantic.
Sur le toit : Dr Millette. En bas de gauche à droite :
Eusèbe Huard, M. l'abbé Huard et Michel Couture.


(Source : Centenaire de Piopolis, 1871-1971 ;
cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Il couche sur une peau de mouton et garde près de la cabane deux barils remplis de petits frênes; une provision de bois et de têtes de poisson. Une embarcation est attachée à deux planchons jetés sur le rivage. On le voit souvent assis dehors alors qu'on travaillait sur la grève. C'est une joie d'entendre le «bateau de ligne» saluer l'ermite de son sifflet lorsqu'il passe devant chez lui. 

Et tout ceci n'est pourtant qu'une infime partie de la vie de l'ermite ».

Les gens de Piopolis se rappelleront toujours de cet honorable vieillard. Rien de plus doux que de se remémorer ceux qu'on aimait. Ainsi, j'ai cherché dans mon petit village ces morceaux de souvenirs que les gens âgés ont si bien conservés de l'ermite. Humorisé parfois, cet homme extraordinaire s'était bâti toute une philosophie de la vie, une vie de solitude. Voici ce dont Piopolis d'aujourd'hui (1971) se souvient :

« Pépère l'ermite c'était quelqu'un qui nous impressionnait tous, quelqu'un de respectable. Il avait toujours l'air songeur mais n'était pas méchant. Ce que je me rappelle le plus de lui, c'est qu'il ne regardait jamais lorsqu'il passait devant la maison. Mais une bonne fois, c'était l'après-midi, notre petit Jérôme regardait des images sur le bord de la tablette du châssis qui donnait sur le chemin. Voici que notre pépère l'ermite s'amène et en passant il envoie la main à Jérôme. Ceci impressionna tout le monde de la maisonnée : pépère l'ermite qui avait envoyé la main ! ... C'était quelqu'un qu'on respectait beaucoup». 
 Mme Henri Grenier

«On se rappelle surtout du fameux trou que l'ermite creusait dans la glace l'hiver pour y puiser son eau. Les gens qui passaient y faisaient boire leurs chevaux. Un beau jour, M. Jos. Dubuc sauta haut-en-bas de sa voiture et tomba dans le trou jusqu'à la ceinture... L'ermite, c'était un bon vieux et il parlait bien. C'était bien triste dans sa cabane. Il était très bon catholique et venait à la messe à pied, toujours habillé en over-all bleus. Il mangeait de son poisson et en donnait beaucoup pour faire la charité».  M. et Mme Dominas Trudeau

L'ermite Lemieux pêchant devant sa cabane sur le bord du lac.

(Source : Collection Danielle Morin ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) 

« Chez-nous m'envoyait voir à la cabane de l'ermite si cela faisait plus de deux ou trois jours qu'on ne l'avait pas vu, surtout l'histoire. Quand je ne voyais pas de pistes sur la neige, j'avais toujours peur qu'il soit mort. Mais avant d'arriver, j'entendais parler; c'était l'ermite qui se parlait tout seul. Il se posait des questions et répondait. Il disputait souvent contre le gouvernement et les femmes. Il ne pouvait endurer les gigantesques chapeaux de plumes que les femmes portaient : il bougonnait beaucoup lorsqu'il en voyait une avec cela sur la tête... Une année, avant de partir pour son pèlerinage à Sainte-Anne, il se demandait bien si en faisant traîner son énorme barre de fer derrière le train, cela l'amincirait et la rendrait par conséquent plus «légerte»... Il ne vivait pas pour manger mais il mangeait pour survivre... Il se faisait souvent de la soupe à la rhubarbe et aux framboisiers... Pour se guérir des rhumatismes, il buvait beaucoup de vinaigre pur et de demandait souvent si en se coupant «la grosse orteil» le mal qu'il ressentait partirait... Enfin, lorsqu'il venait aux bazards, il mangeait pour $0.50 et ne remarquait pas si on riait de lui; il mangeait souvent aux trois tablées...» — M. Eugène Grenier

«L'ermite venait chez nous, après la messe du dimanche. Il faisait faire sa couture par maman et la payait avec du bon poisson frais. Il apportait toujours son petit paquet de poissons sous son bras. C'était un homme étrange pour nous, mais nous étions contents de le voir. Maman le faisait manger et il apportait avec lui ce que maman lui donnait. Oui, je me le rappelle avec sa belle grande barbe et son chapeau mou...» — Mme Bella L'Heureux-Mercier

Site de la cabane de l'ermite Lemieux, communément appelé « Pointe de l'Ermite ».

(Source : Collection Bruce Morrison ; cliquer sur l'image pour l'agrandir)

« M. Lemieux était pour nous enfants un personnage énigmatique qui suscitait à la fois notre curiosité et notre admiration. Nous observions son arrivée à la ville à distance du coin de l'oeil, car nous le craignions un peu à cause de sa réputation d'homme sévère. Nous étions également fortement impressionnés par la dignité que lui donnait sa longue barbe blanche et le courage qu'il montrait dans son mode de vie. Mon frère et moi parlions de lui si fréquemment  à la maison, qu'un jour mon père, pour satisfaire notre curiosité, nous amena à bord du «gros bateau» qui faisait dans le temps une randonnée quotidienne autour du lac. Nous avons pu alors observer la cabane qui abritait notre héros... Il a donc été la cause de notre premier voyage sur le lac Mégantic et nous en avons conservé un souvenir pénible et agréable à la fois ».  — Garde Marie Thibault, Lac-Mégantic

L'ermite Lemieux assis sur le bord de sa barque.

(Source : Collection Carmen Labbé; cliquer sur l'image pour l'agrandir).

« Je me rappelle monsieur l'ermite toujours vêtu proprement de ses pantalons et de sa veste d'over-all. Le dimanche, il s'asseyait dans les marches du perron de l'église et parlait quelque peu avec les gens venus pour la messe. Il parlait beaucoup de la température et ne manquait pas de dire lorsqu'il voyait des «pieds de vent» que le diable battait sa femme pour avoir des crêpes. En un mot, il connaissait par coeur toutes les prédictions de température qu'on pouvait remarquer sur le lac. Une chose qu'on trouvait bien curieuse, c'est qu'il n'acceptait aucune femme dans sa cabane... Le pauvre vieux...» — M. Alfred Laflamme

« Je me souviens surtout lorsque je marchais au petit catéchisme et que monsieur l'ermite venait nous chercher en bateau. Eh bien, pour ne pas nous voir, parce qu'on était des femmes, il s'assoyait à reculons et ramait tout le long en sens inverse... Il faisait de même lorsqu'il conduisait Mélanie à l'école en bateau ». — Mme Johnny Martel

(Source : Collection Bruce Morrison ; cliquer sur l'image pour l'agrandir).

« Monsieur l'ermite, on en a entendu parler, mais on ne pouvait lui parler souvent. Je me souviens quand on passait non loin de chez lui, on s'arrêtait faire boire les chevaux au lac. Il nous regardait par la fenêtre de sa cabane mais je ne me rappelle pas qu'il soit venu nous parler une fois. Il pêchait beaucoup et s'y connaissait sur le lac. Pour ma part, l'ermite c'était un phénomène; il menait une drôle de vie pour le temps...» M. Télesphore Goupil

« Il mangeait beaucoup de gros oignons forts et quand ses rhumatismes le faisaient trop souffrir, il faisait chauffer sa pelle ronde et s'assoyait dedans. Une fois, en plein coeur de l'hiver, il disait qu'il avait envie de descendre jusqu'à Mégantic sur le lac pour réchauffer ses fameux rhumatismes... Une fois, deux femmes vinrent en bateau pour regarder sa cabane; il leur dit : «Eh ben, regardez-la!», et il se sauva dans le bois. Quand il mangeait ailleurs, il mangeait tellement qu'il en devenait malade. Une fois, Godfroy avait mis une «poêlonne» sur son tuyau : l'ermite sortit voir ce qui se passait et était bien malpropre... Il arrêtait quelquefois le bateau de ligne et vendait du poisson à l'ingénieur... C'était en un mot un curieux de type...» — M. Napoléon Grenier

Les gens le trouvaient bizarre, ce pépère l'ermite, mais la mort ne regarde pas celui qu'elle vient chercher. Ainsi, en ce dimanche du premier juin 1919 décédait subitement dans sa cabane l'ermite âgé de 84 ans. C'est M. Émile Richard qui le trouva couché sur son lit peu après la grande messe paroissiale. Une «chaudronnée» de soupe aux feuilles de rhubarbe dormait sur le poêle éteint. Et la vie venait de passer, à 84 ans, de cet homme que tous estimaient grandement. On le coucha sur des planches placées sur les sièges d'un bateau, et on monta l'exposer au presbytère du village. Le 3 juin 1919, M. le curé J. A. Robidas célébrait le service de feu Hilaire Lemieux dit l'Ermite, et signaient comme témoins MM. Edmond Grenier, Hormidas Martel, Israel Dubuc, Raymond et Apollinaire Chouinard. On porta la dépouille au cimetière paroissial et elle fut inhumée dans le lot de M. le curé Robidas. 

Et vous tous maintenant qui connaissez l'ermite tel qu'il fut, lorsque vous verrez un petit bateau rempli de fleurs au cimetière de Piopolis durant l'année du Centenaire, rendez vous à la fosse et ayez une pensée pour cet être cher...

Ce texte de Jean-Marc Grenier est extrait de l'album Centenaire de Piopolis, 1971-1971


Jean-Marc Grenier, auteur du dossier sur l'ermite Lemieux reproduit
dans cette Glanure, alors qu'il présidait, à l'âge de 21 ans, le comité 
du Centenaire de Piopolis, en 1971. 
Son vibrant amour pour son coin
de pays est nettement perceptible dans l'album 
du 
centenaire dont
il a coordonné la conception. Il est décédé prématurément durant
les années 1990.


(Source : 
Centenaire de Piopolis, 1871-1971)

Album Centenaire de Piopolis, 1871-1971 (cliquez sur l'image pour l'agrandir). 

Tel que le mentionne l'article de Jean-Marc Grenier reproduit ci-haut, l'ermite Lemieux a été inhumé au cimetière de Piopolis dans un lot ultérieurement acheté par l'abbé Joseph-Arthur Robidas, curé de la paroisse à l'époque du décès du légendaire personnage. Selon le livre St-Zénon de Piopolis, Historique (1871-1990), de l'abbé Gilles Baril, l'abbé Robidas était très apprécié et estimé de ses paroissiens : 

« Le curé Robidas est resté au nombre des pasteurs qui a marqué le plus notre population. Encore aujourd'hui, nos aînés se plaisent à en rappeler le souvenir. On dit de lui qu'il était la bonté
même, [avec] son sourire conquérant, son accueil chaleureux, son esprit avisé dans la conduite spirituelle et matérielle [...] Ce curé-là, dit-on encore de lui, recevait les gens au presbytère pour jouer aux cartes et avec lui, on ne s'ennuyait pas ! Il a travaillé avec les hommes de la paroisse à la reconstruction de la grange de la fabrique : il savait manier la hache et le marteau. On n'avait encore jamais vu un curé retrousser sa soutane pour faire du travail manuel. Régulièrement, il fendra du bois de chauffage, il participera aux corvées paroissiales et par son exemple il encouragera les colons dans leurs pénibles travaux ». 

L'abbé Joseph-Arthur Robidas (1885-1948)

(Source : BANQ)

Dans son ouvrage Vie en Église de Saint-Zénon de Piopolis 1871-2009, Yvette Jacques-Grenier fournit des précisions quant au contexte ayant entouré l'inhumation de l'ermite Lemieux, de même que l'acquisition, quelques années plus tard, du lot dans lequel repose l'ermite et trois autres personnes au cimetière de Piopolis, lot qui sans doute était à l'origine une fosse commune. On peut en déduire que c'est pour éviter l'anonymat destiné aux personnes enterrées dans une fosse commune que, trois ans après avoir quitté ses fonctions dans cette paroisse, l'abbé Robidas est revenu à Piopolis afin de procéder à l'achat de ce lot, qui de nos jours encore, est désigné comme étant « le lot du curé Robidas» , que celui-ci a également pris soin de doter d'un monument que l'on peut encore voir avec les noms des quatre personnes qui y sont inhumées. Ce geste atteste très certainement de la générosité et de l'humanité de ce prêtre. Voici comment Yvette Jacques-Grenier relate le tout : 

« Durant le mandat du curé Robidas, quatre personnes qui ne possédaient pas de lots seront inhumées dans le cimetière de Piopolis, soit : Clément Chaussé, 83 ans, en 1918; Georgina Chaussé, 58 ans, en 1918; Hilaire Lemieux, surnommé l'ermite, 86 ans, en 1919 et Félicité Bouchard, 55 ans, en 1920. 

Le 24 mai 1920 marquera le coeur des habitants de Piopolis. En effet, leur curé que tous vénèrent et considèrent comme un membre de leur famille doit obéir à son évêque en déménageant à la cure de St-Malo. Piopolis est en deuil. [...]

L'abbé Robidas revint à Piopolis le 15 juillet 1923 pour acheter le lot #11 dans le bloc C du cimetière où sont enterrées les quatre personnes nommées ci-haut. La vente a été faite par le curé Jules-Norbert Boucher en vertu d'une résolution des marguilliers en date du 21 janvier 1923. Ceux-ci sont Alphonse Lecours, Joseph Tétrault et Hormidas Patenaude ». 

Preuve de l'achat par l'abbé Joseph-Arthur Robidas du lot où, en 1919,
a été inhumé l'ermite Lemieux au cimetière de Piopolis.

(Source : Yvette Jacques-Grenier, Vie en Église de Saint-Zénon de Piopolis, 1871-2009, p. 105) 

Le monument Robidas au cimetière de Piopolis, au pied duquel reposent 
quatre indigents, dont l'ermite Lemieux dont la plaque funéraire est la
deuxième à partir de la droite. L'abbé Joseph-Arthur Robidas avait payé 
ce lot de sa poche pour que les quatre pauvres de la localité puissent
avoir une sépulture décente et non reposer dans une fosse commune.
L'abbé Robidas n'avait pas acheté ce lot pour lui-même, ayant été enterré
dans la paroisse de Coaticook, une autre municipalité de l'Estrie.


(Photo : Daniel Laprès, septembre 2022 ; cliquer sur l'image pour l'élargir)

Plaque funéraire de l'ermite Lemieux, cimetière de Piopolis.

(Photo : Daniel Laprès, septembre 2022 ; cliquer sur l'image pour l'élargir)

Piopolis, vers les années 1950. On aperçoit le lac Mégantic au fond,
et à l'avant le cimetière où repose l'ermite Lemieux depuis 1919. 

(Cliquer sur l'image pour l'élargir)



(Le dossier présenté ci-haut a été mis à jour et augmenté le 17 novembre 2022)

3 commentaires:

  1. Merci pour la publication de cette nouvelle. Très intéressant!

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  2. Eusèbe Huard sur l'une des photos était l'oncle de mon grand-père Eugène. Il accueillit ce dernier rendu orphelin par la mort de son père Louis dans un accident de train à Donacona. Eugène travailla au magasin général de son oncle Eusèbe sur la rue Frontenac (anciennement Maple, car Mégantic avait pris naissance avec la création du chemin de fer Granc Tronc) et en hérita à la mort de son oncle en 1930. Tout petit j'apparais sur une photo avec mon grand-père Eugène que je n'ai pas eu le temps de connaître car il est décédé en 1955. Le magasin Huard repris un temps par mon oncle Jules, frère de mon père Louis-Georges, avait trouvé une autre vocation quand il fut détruit avec le reste de la rue Frontenac dans l'incendie ferroviaire de 2013.

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