Pierre Baillargeon (1916-1967) |
Qu'il s'agisse d'articles dans certains journaux, de livres ou de documents inédits, les divers écrits qu'aura laissés Pierre Baillargeon nous révèlent l'un des plus beaux et percutants esprits du vingtième siècle québécois.
Mais lui aussi fait partie de ces grands oubliés de notre histoire, sans doute parce qu'il n'était pas très friand de la médiocrité, de la paresse intellectuelle, de l'insignifiance pontifiante, pour ne pas dire de la niaiserie et du narcissisme morbide, qui, de nos jours plus encore que dans le temps de Baillargeon, caractérisent ce qui nous tient lieu d'intelligentsia et de classe médiatique.
Même sur Google, on retrouve assez peu d'informations sur Baillargeon. Wikipedia offre une page plutôt piteuse, et quelques articles de publications spécialisées sont trouvables, dont un bref mais sympathique et saisissant portrait qu'en a tracé son biographe André Gaulin et dans lequel on peut lire :
«Baillargeon fut un homme tout dévoué à la
vie de l'esprit, à la défense de la liberté de
parole, écrivain d'un peuple toujours tenté
par le plat de lentilles. Son oeuvre et son
journal dévoilent un homme chaleureux,
volontiers discuteur, estimant l'intelligence
assez forte pour finalement triompher.»
J'ai découvert cet auteur il y a quelques années, par le hasard de mes pérégrinations dans les librairies d'occasion. Le titre d'un de ses derniers livres, Le scandale est nécessaire, avait capté mon attention. L'exemplaire étant dédicacé et contenant le pli d'une lettre manuscrite de l'auteur que je reproduis ci-dessous, et le prix étant mieux qu'abordable, je l'ai donc acheté, mais sans trop savoir à quoi m'attendre.
Lettre manuscrite de Pierre Baillargeon. (Collection Daniel Laprès ; cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Eh bien ! je n'ai pas été déçu. J'ai découvert en Baillargeon une plume incisive, un esprit critique autant décapant que mordant, le tout exprimé dans un style élégant sans être le moindrement pédant et dans une correction linguistique qui fait du bien à lire.
J'étais étonné, décontenancé même, de n'avoir jamais entendu parler de cet auteur aux si grandes qualités intellectuelles et dont l'écriture s'avère si stimulante, moi qui pourtant suis depuis belle lurette à l'affût des penseurs et auteurs québécois d'avant les années 1970. Je me suis donc mis à rechercher tous les livres qu'il avait publiés et que j'ai pu réunir après quelques mois de recherche dans les réseaux de libraires d'occasion (voyez les couvertures de ces livres au bas du présent article).
J'y ai découvert tellement de joyaux pour l'esprit que Baillargeon est vite devenu l'un de mes auteurs québécois favoris. Ceux qui répètent mécaniquement le slogan niais selon lequel notre société n'aurait été que "grande noirceur" avant 1960 auraient intérêt à se rhabiller : les oeuvres de Pierre Baillargeon confirment à leur tour que des esprits éclairés et des penseurs de haut calibre, nous savions en produire au Québec, et ce, à toutes les époques. Notre passé était donc bien autre chose que ce désert de l'esprit que nous connaissons de nos jours, tel que nous le montrent notamment les ânes qui monopolisent la quasi-totalité de notre espace médiatique.
Les propos de Baillargeon restent à notre époque d'une telle actualité qu'on ne peut éviter d'être frappé par la stupéfiante clairvoyance de cet auteur, comme en font foi ces quelques extraits du savoureux recueil d'essais Le choix, publié en 1969, un an et demi après sa mort :
«Nous ne sommes plus nous-mêmes. Si nous voulons sauver ce que nous sommes, il nous faut encourir les risques et les sacrifices que nous impose l'existence. Choisir ou mourir.»
«Hypocrisie ou peur, nous n'osons pas toujours être nous-mêmes. Comme si, pour vivre avec les Canadiens anglais, on dut les imiter ou s'effacer ! Aussi notre état habituel est-il le mal-être. Nous ne nous sentons chez nous nulle part. Plus ou moins amorphes, vivant à peu-près, nous nous contentons d'approximations.»
«Non seulement nous manquons de caractère, mais nous voyons dans le caractère la menace la plus grave. Écoles et collèges s'emploient à le briser. Les parents les secondent de leur mieux : en gâtant leurs enfants, ils pourrissent l'avenir.»
«Sans tradition, il n'y a pas de culture ni de progrès possible. Rien ne nous a nui autant que de recommencer sur nouveaux frais. Fausse avant-garde que celle qui ne garde rien.»
«Ce que l'on peut reprocher à plusieurs, c'est l'inconscience ou le manque de conscience. Ils ne se prononcent pas plus au sujet de la langue que du reste. Ils n'osent pas être eux-mêmes.»
«À l'anglicisation, le nationalisme s'opposa avec quelques succès. Mais il n'a pas suffi à développer notre culture, ce qui nous aurait définitivement mis à l'abri.»
«Pour garder notre langue contre vent et marée, il va nous falloir nous imposer les sacrifices les plus lourds et courir les plus grands risques. Or, nous sommes le peuple de la terre le plus irrésolu. Nous finirons peut-être par abandonner le français pour l'anglais, comme le vin pour la bière qui coûte moins cher et se trouve à l'épicerie.»
Et dans Le scandale est nécessaire, Baillargeon écrit :
«Chaque génération, ignorante de la précédente, est oubliée de la suivante. Nos morts sont plus morts que les morts des autres pays: les leurs ont cessé de vivre, mais les nôtres ont cessé d'être. Nous recommençons toujours sur de nouveaux frais.»
(Baillargeon n'aurait su mieux dire, comme le symbolise de manière particulièrement frappante l'anecdote suivante : à l'été 2013, ma conjointe et moi avions localisé sa tombe au cimetière montréalais de Notre-Dame-des-Neiges. Mais l'inscription de son nom sur le monument funéraire était entièrement cachée par des broussailles, que nous nous sommes aussitôt mis à tailler, et les lettres inscrites dans le granite étaient elles-mêmes rendues quasi illisibles à cause de la mousse végétale qui en avait envahi les cavités. Nous les avons donc grattées avec une clef afin de rendre visible l'inscription «Pierre Baillargeon, écrivain, 1916-1967».)
«Non seulement nous manquons de caractère, mais nous voyons dans le caractère la menace la plus grave. Écoles et collèges s'emploient à le briser. Les parents les secondent de leur mieux : en gâtant leurs enfants, ils pourrissent l'avenir.»
«Sans tradition, il n'y a pas de culture ni de progrès possible. Rien ne nous a nui autant que de recommencer sur nouveaux frais. Fausse avant-garde que celle qui ne garde rien.»
«Ce que l'on peut reprocher à plusieurs, c'est l'inconscience ou le manque de conscience. Ils ne se prononcent pas plus au sujet de la langue que du reste. Ils n'osent pas être eux-mêmes.»
«À l'anglicisation, le nationalisme s'opposa avec quelques succès. Mais il n'a pas suffi à développer notre culture, ce qui nous aurait définitivement mis à l'abri.»
«Pour garder notre langue contre vent et marée, il va nous falloir nous imposer les sacrifices les plus lourds et courir les plus grands risques. Or, nous sommes le peuple de la terre le plus irrésolu. Nous finirons peut-être par abandonner le français pour l'anglais, comme le vin pour la bière qui coûte moins cher et se trouve à l'épicerie.»
Et dans Le scandale est nécessaire, Baillargeon écrit :
«Chaque génération, ignorante de la précédente, est oubliée de la suivante. Nos morts sont plus morts que les morts des autres pays: les leurs ont cessé de vivre, mais les nôtres ont cessé d'être. Nous recommençons toujours sur de nouveaux frais.»
(Baillargeon n'aurait su mieux dire, comme le symbolise de manière particulièrement frappante l'anecdote suivante : à l'été 2013, ma conjointe et moi avions localisé sa tombe au cimetière montréalais de Notre-Dame-des-Neiges. Mais l'inscription de son nom sur le monument funéraire était entièrement cachée par des broussailles, que nous nous sommes aussitôt mis à tailler, et les lettres inscrites dans le granite étaient elles-mêmes rendues quasi illisibles à cause de la mousse végétale qui en avait envahi les cavités. Nous les avons donc grattées avec une clef afin de rendre visible l'inscription «Pierre Baillargeon, écrivain, 1916-1967».)
Monument funéraire familial sur la tombe de Pierre Baillargeon, au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, Montréal. (Photo : Daniel Laprès) |
Les statues de Wilfrid Laurier, John A. MacDonald et Mgr Bourget, évoquées par Baillargeon dans l'article ci-dessous. |
Laurier, Macdonald, Mgr Bourget
Sir Wilfrid Laurier, les mains jointes, regarde, par delà la rue Dorchester, Sir John MacDonald en culotte sous un dais qui le protège un peu contre les crottes des pigeons.
Tous les midis, je traverse le square Dominion sous leurs yeux, non pas comme entre deux solitudes, mais entre deux compères vert-de-grisés dont Mgr Bourget, du haut de son piédestal, bénit l'union tacite.
Laurier a été idolâtré par nos grands-parents : il était le premier des leurs à la tête du Canada. Il devait être aussi de sa personne très séduisant. On l'imagine galantisant tour à tour Montréal et Toronto comme le Don Juan de Molière conte fleurette à Mathurine puis à Charlotte. Son costume démodé fait ressortir le côté comédien qu'il y avait en lui comme en tout politicien. Ce n'est pas sans raison que certains hommes publics d'aujourd'hui ont d'abord été des fantasmes de la télévision !
Prendre le pouvoir et le garder ne laisse guère de temps pour l'employer. Quel usage, pour sa part, Sir Wilfrid en a-t-il fait ? Il a voulu faire surtout de la musique, d'après l'inscription de son monument : «La pensée dominante de ma vie a été d'harmoniser les différents éléments dont se composent notre pays». Mais le titre anglais, le prénom welche et le nom français du grand homme éveillent plutôt l'idée d'une discordance que celle d'une harmonie.
Cette curieuse alliance des mots provenant de différentes parties du monde ne choqua point l'oreille des contemporains de Laurier, ni n'éveilla leur méfiance à l'égard de sa politique, tant l'anglicisation avait déjà fait des progrès dans nos rangs.
Et nous ne sommes pas plus choqués par l'inscription du monument, bien qu'elle soit dans le goût des traductions mécaniques naguère à l'usage des ministères, faites pour le principe ou la frime et ne servent à rien, au lieu d'être, comme la doublure d'une pelisse, la partie la plus moelleuse et la plus utile.
L'indifférence en question montre assez que le bilinguisme imposé à toute une nation tourne en faveur de la langue la plus facile, la plus avantageuse ou la plus prestigieuse, ce qu'est tout ensemble l'anglais en Amérique du Nord. Le premier gouverneur général canadien-français a un accent semblable à celui que Laurier avait attrapé à Londres.
Le monument de Laurier perpétue le souvenir du progrès que fit au début du siècle l'anglicisation de ses compatriotes. À cette anglicisation, le nationalisme s'opposa ensuite avec quelques succès. Mais il n'a pas suffi à développer notre culture, ce qui nous aurait mis définitivement à l'abri. Montrant Laurier du doigt, les guides touristiques feront cracher à leur porte-voix : « Grand orateur d'un peuple sans langue ! »
Tous les midis, je traverse le square Dominion sous leurs yeux, non pas comme entre deux solitudes, mais entre deux compères vert-de-grisés dont Mgr Bourget, du haut de son piédestal, bénit l'union tacite.
Laurier a été idolâtré par nos grands-parents : il était le premier des leurs à la tête du Canada. Il devait être aussi de sa personne très séduisant. On l'imagine galantisant tour à tour Montréal et Toronto comme le Don Juan de Molière conte fleurette à Mathurine puis à Charlotte. Son costume démodé fait ressortir le côté comédien qu'il y avait en lui comme en tout politicien. Ce n'est pas sans raison que certains hommes publics d'aujourd'hui ont d'abord été des fantasmes de la télévision !
Prendre le pouvoir et le garder ne laisse guère de temps pour l'employer. Quel usage, pour sa part, Sir Wilfrid en a-t-il fait ? Il a voulu faire surtout de la musique, d'après l'inscription de son monument : «La pensée dominante de ma vie a été d'harmoniser les différents éléments dont se composent notre pays». Mais le titre anglais, le prénom welche et le nom français du grand homme éveillent plutôt l'idée d'une discordance que celle d'une harmonie.
Cette curieuse alliance des mots provenant de différentes parties du monde ne choqua point l'oreille des contemporains de Laurier, ni n'éveilla leur méfiance à l'égard de sa politique, tant l'anglicisation avait déjà fait des progrès dans nos rangs.
Et nous ne sommes pas plus choqués par l'inscription du monument, bien qu'elle soit dans le goût des traductions mécaniques naguère à l'usage des ministères, faites pour le principe ou la frime et ne servent à rien, au lieu d'être, comme la doublure d'une pelisse, la partie la plus moelleuse et la plus utile.
L'indifférence en question montre assez que le bilinguisme imposé à toute une nation tourne en faveur de la langue la plus facile, la plus avantageuse ou la plus prestigieuse, ce qu'est tout ensemble l'anglais en Amérique du Nord. Le premier gouverneur général canadien-français a un accent semblable à celui que Laurier avait attrapé à Londres.
Le monument de Laurier perpétue le souvenir du progrès que fit au début du siècle l'anglicisation de ses compatriotes. À cette anglicisation, le nationalisme s'opposa ensuite avec quelques succès. Mais il n'a pas suffi à développer notre culture, ce qui nous aurait mis définitivement à l'abri. Montrant Laurier du doigt, les guides touristiques feront cracher à leur porte-voix : « Grand orateur d'un peuple sans langue ! »
N.B. : Comme preuve de la clairvoyance de Pierre Baillargeon quant au fait que Wilfrid Laurier n'était nullement intéressé à défendre les droits de ses compatriotes ni à honorer les combats qu'ils durent mener pour pouvoir continuer à exister, j'ai trouvé ceci dans un volume paru en 1897 pour souligner le soixantième anniversaire de la rébellion des Patriotes de 1837.
Sont publiés dans ce livre quelques dizaines de textes dont tous, à l'exception flagrante de celui de Laurier, célèbrent de manière émouvante et édifiante le sacrifice noblement consenti par nos Patriotes dans l'espoir que nous devenions un peuple libre et digne. Laurier, quant à lui, n'aura qu'envoyé la réponse sèche, sinon méprisante, que vous pouvez lire ci-dessous et dans laquelle il prend même soin de ne pas écrire le mot «Patriotes» et encore moins l'expression «martyrs de nos libertés» insérée dans les textes de plusieurs parmi les auteurs ayant participé à ce volume. À noter aussi que Laurier déconsidère les Patriotes en qualifiant leur lutte de «révolution», un terme qui à l'époque était synonyme d'infamie et qui servait à effrayer le peuple pour mieux le détourner de l'idée même de lutter pour ses droits et sa liberté :
(Cliquer sur l'image pour l'agrandir) |
Quelques-unes parmi les œuvres de Pierre Baillargeon :
Biographie et étude littéraire sur Baillargeon publiée en 1980 par André Gaulin:
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