Le 11 mars 1873, soit il y a cent cinquante ans jour pour jour au moment de publier cette glanure, l'abbé Charles-Honoré Laverdière, l'un de nos plus brillants et attachants savants, et certainement l'un des personnages les plus sympathiques de notre histoire, mourait à Québec, foudroyé par ce qu'on appelait alors une crise d'apoplexie. Il n'avait que quarante-sept ans.
Sympathique, certes, l'abbé Laverdière l'était, comme on le verra dans les extraits de témoignages présentés ci-dessous. Mais cela n'empêche pas qu'il soit totalement inconnu de nos jours, oublié qu'il est depuis très longtemps. Pourtant, certaines de ses marques sont encore physiquement présentes, certaines étant même familières à plus d'un parmi nous à notre époque. Par exemple, plusieurs sont ceux qui ont fait l'ascension du mythique cap Tourmente, un exercice qu'il
faudrait avoir fait au moins une fois dans sa vie, car c'est toute l'histoire
de notre peuple qui y est associée ; Cartier, Champlain, la plupart de nos
ancêtres ont gravité dans ses environs. Mais ce
que peu de gens savent, c'est que l'on doit la facilité relative de cette ascension à
nul autre que l'abbé Laverdière. L'historien Joseph-Edmond Roy nous le rappelle dans ses Mémoires de collégien dont on lira plus loin un extrait plus substantiel : « C'est lui qui perça à travers le cap Tourmente des sentiers qui permirent
de gravir jusque sur la cime sans trop de fatigue ».
(Au sujet du cap Tourmente, ces glanures ont déjà présenté deux récits captivants datant du 19e siècle, soit « Une nuit sur le cap Tourmente » et « 250 élèves du Petit séminaire de Québec font l'ascension du cap Tourmente », que l'on peut découvrir en cliquant sur les titres).
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C'est à l'abbé Laverdière que l'on doit la plupart des sentiers encore empruntés de nos jours pour faire l'ascension du cap Tourmente, sur la Côte-de-Beaupré.
(Source : TripAdvisor) |
On
doit aussi à l'abbé Laverdière le portail du Séminaire de Québec, qu'il a conçu et que tout le
monde peut encore admirer juste à côté de la cathédrale de Québec (une photo de notre cru se trouve tout en haut ici-même). De cette manière, il reste, un siècle et demi après sa mort, encore présent
dans nos vies (quoique que la plupart des nombreuses gens qui passent par là n'en aient pas la moindre idée). Et à quelques pas du portail, dans la cour du Petit séminaire à laquelle tout le monde a accès, se trouve un cadran solaire antique mais qui était défectueux jusqu'à ce que l'abbé Laverdière s'en mêle, et qui fonctionne parfaitement depuis tout ce temps. Le professeur Hubert LaRue (cliquer sur son nom), collègue de l'abbé Laverdière au Petit séminaire et à l'Université Laval, raconte l'épisode :
« Il s'agissait de refaire et de
régulariser ce vieux cadran qui orne la façade de l'aile centrale du Séminaire,
et dont la vénérable antiquité remonte juste à un siècle. Avec le secours d'un
de ses collègues, Laverdière se mit à l'œuvre. Cependant, il fallait se servir
de plusieurs instruments de mathématiques, du théodolite entre autres : et
à peine nos deux savants eurent-ils commencé leurs opérations qu'ils
constatèrent dans l'instrument certaines défectuosités qui, probablement,
auraient passé inaperçues aux yeux de tous autres. Que faire en pareille
occurrence ? Nos deux mathématiciens eurent bientôt pris leur parti. Ils
se mirent à défaire le théodolite ; ce qui les conduisit loin, jusqu'à
observer les déviations que la température atmosphérique pouvait lui faire
subir ; ensuite ils le refirent, et purent, tout à leur aise, prendre la
méridienne ».
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Le cadran solaire du Petit séminaire de Québec, qui était défectueux jusqu'à l'intervention de l'abbé Laverdière, et qui fonctionne parfaitement depuis. La traduction de l'inscription latine est : « Nos jours fuient comme l'ombre ».
(Photo : Daniel Laprès, 23 juin 2022) |
Mais encore, s'il n'y avait que ça... C'est qu'on lui doit à peu près tout ce qu'on sait sur Jacques Cartier et Samuel Champlain, pour lesquels l'abbé Laverdière avait une passion dévorante, lui qui est ― et reste ― l'historien qui a accumulé le plus de connaissances sur la genèse de la
Nouvelle-France. Il a structuré et développé la bibliothèque de l'Université
Laval alors encore jeune, en la dotant de riches collections dans tous les
domaines les plus avancés de la culture et des sciences.
En
fait, quand on explore les nombreux témoignages laissés sur cet abbé original à
l'esprit pétillant, on découvre un personnage hautement sympathique, attachant,
passionné de connaissances dans divers domaines dont il approfondissait chacun,
dont l'archéologie dans laquelle il excellait et dont on peut dire qu'il est le précurseur chez nous. On lui doit notamment la découverte du
site de la maison de Louis Hébert, notre premier colon, aussi celui de la
chapelle Notre-Dame-de-Recouvrance édifiée par Champlain (juste derrière
l'actuelle cathédrale de Québec) et bien d'autres encore, dont la sépulture du père Ennemond Massé, l'un des premiers jésuites venus en Nouvelle-France. Pour un récit enlevant de cette dernière découverte, cliquer sur l'illustration suivante :
Photos : Daniel Laprès, 23 juin 2022.
De nos jours toutefois, rien n'indique sur le site de cette tombe les circonstances de sa découverte et, plus troublant encore, dans le musée de la maison des Jésuites, juste de l'autre côté du chemin, aucune mention n'est faite de l'abbé Laverdière, qui pourtant est celui à qui l'on doit la connaissance de cet important lieu historique.
Mais le grand œuvre de l'abbé Laverdière, c'est l'édition qu'il a conçue des œuvres de Champlain. En fait, on lui doit à peu près toutes les principales connaissances dont on dispose encore de nos jours sur le fondateur de Québec, et aussi sur Jacques Cartier. En 1909, l'excellent historien que fut l'abbé Auguste-Honoré Gosselin, qui avait connu l'abbé Laverdière durant sa jeunesse estudiantine au Petit séminaire, publia une brochure afin de rendre justice à la contribution majeure de ce dernier à la connaissance des débuts de notre histoire nationale. On peut consulter ou télécharger cette brochure en cliquant sur l'illustration suivante :
En
somme, l'abbé Laverdière était un savant original et accompli que de nos jours on qualifierait affectueusement de « crack », tellement il mettait de la passion dans tout ce qu'il accomplissait. Comme prêtre, il était selon tous les témoignages d'un dévouement de tous les instants, et son cœur ne semblait pas avoir de limites. Professeur, il savait capter l'attention des étudiants, les plus jeunes au Petit séminaire ou encore les adultes à l'Université Laval. Son
élève Joseph-Edmond Roy, précédemment cité, nous dit également : « À Saint-Joachim, où il passait
toujours la grande vacance, les élèves l'adoraient. Bon, affectueux, familier
avec tous, il s'ingéniait à trouver des amusements nouveaux ».
Et Roy décrit la
douleur des élèves du Séminaire de Québec quand ils ont appris le décès subit
de l'abbé Laverdière : « C'était le 11 mars 1873, à quatre heures et demie du
matin, et je me souviens encore comme si c'était hier de l'impression que cette
mort soudaine créa au milieu de nous lorsque nous en apprîmes la lugubre
nouvelle à notre réveil. Il n'y eut ce jour-là ni jeux, ni amusements. La mort
avait frappé sur chacun un coup cruel ».
L'abbé Laverdière était aussi légendaire pour sa fameuse
chaloupe, qui était l'une des grandes passions de sa vie. Amarrée au port, il ne
manquait pas d'y monter dès qu'il en avait le loisir, et on le voyait alors
naviguer entre Québec et la Pointe-Lévy et celle de l'île d'Orléans, puis de
celle-ci à son village natal du Château-Richer. Il était alors « heureux comme
un écolier », comme le dit l'écrivain Faucher de Saint-Maurice (cliquer sur son nom), qui l'a connu
alors qu'il était élève au Séminaire, et dont on peut découvrir le témoignage en cliquant sur l'illustration suivante :
Une excellente manière de découvrir le personnage original et attachant qu'était l'abbé Laverdière est de lire la nouvelle édition, publiée en décembre 2022 chez Étienne Dumas Éditeur, du livre d'Ernest Myrand, Une fête de Noël sous Jacques Cartier. Myrand, qui fut l'élève de l'abbé Laverdière et qui noua des liens d'amitié avec lui au Petit séminaire de Québec, fait revivre celui-ci en en faisant le guide du narrateur, et aussi du lecteur, d'un fascinant voyage dans le temps auprès de Jacques Cartier et de son équipage lors de leur hivernement à Québec durant le dur hiver 1535-1536. On peut donc par cette lecture faire connaissance avec notre sympathique abbé, découvrir sa manière de s'exprimer sous l'effet de sa passion pour notre histoire, l'énergie qu'il y mettait, et aussi prendre connaissance des nombreuses découvertes qu'il avait faites sur les séjours de Jacques Cartier dans la vallée du Saint-Laurent tel que son élève Myrand les avait notées puis reproduites dans cette œuvre littéraire. Cliquer sur l'illustration suivante pour les informations sur ce précieux et captivant ouvrage dont il reste encore quelques exemplaires :
En guise de conclusion à notre modeste effort pour rappeler ce grand et inspirant compatriote à nos mémoires, voici quelques extraits, parfois amusants et souvent émouvants, de quelques-uns parmi les nombreux témoignages qu'ont publiés des amis et collègues de l'abbé Laverdière à l'occasion de son décès :
L'ami de tous
Abbé Louis.-O. Gauthier
Quand l’impitoyable mort vient ravir à notre affection quelqu’un que l’on a connu intimement, avec qui on a eu des rapports constants, si l’on veut être impartial, il est rare que l’on puisse dire : « Cet ami était sans défauts, il avait toutes les qualités du cœur et de l’esprit ».
Voilà
cependant ce que nous croyons pouvoir affirmer, en parlant du confrère que nous
pleurons aujourd’hui. Pour appuyer un avancé aussi élogieux, nous ne craindrons
pas d’en appeler au témoignage de ses supérieurs et de tous ceux avec qui il a
passé les plus longues années de sa vie d’étudiant et d’ecclésiastique. Les
défauts dont nous parlons ici sont surtout ceux qui se manifestent dans nos
rapports avec nos semblables, et qui sont les fruits empoisonnés de
l’amour-propre, de l’orgueil, de l’égoïsme et de l’ambition. M. Laverdière
n’avait même pas l’ombre de ces fautes qui rendent l’homme si détestable et qu’il
est impossible de cacher aux regards les moins clairvoyants. Cet ecclésiastique
dont les connaissances étaient si étendues avait la candeur et la simplicité
d’un enfant, et semblait ignorer qu’il sût quelque chose ; et c’est l’humble
opinion qu’il avait de lui-même qui lui faisait témoigner des égards et même du
respect à tous ses égaux. Sa douceur et l’égalité de son humeur étaient
inaltérables.
M.
Laverdière semblait n’avoir qu’un penchant bien prononcé et qui dominait tous
les autres ; ce penchant était de rendre service, et de s’imposer des sacrifices de tous genres pour tirer un
ami de l’embarras, ou même uniquement pour faire plaisir. Cœur d’or ; âme
grande et généreuse ; intelligence élevée : voilà en trois mots la
peinture fidèle du prêtre pieux et savant que la science et la religion
pleureront longtemps.
Est-il
nécessaire d’ajouter à ce qui précède que M. Laverdière n’avait pas
d’ennemis ? Pouvait-il en avoir ? Non, non, répondent tous ceux qui
ont eu des rapports journaliers avec lui ; des ingrats de la pire espèce
pouvaient seuls lui refuser leur estime et leur affection ».
(Source : La Gazette des familles canadiennes-françaises, 15 avril 1873).
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L'abbé Louis-O. Gauthier (1840-1880). auteur du témoignage ci-dessus, a travaillé avec l'abbé Laverdière à la bibliothèque de l'Université Laval et fut l'un de ses plus proches amis.
(Fragment d'une photo de groupe ; source : Musée de la civilisation du Québec / Fonds d'archives du Séminaire de Québec) |
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L'abbé Laverdière et sa chaloupe
par l'abbé Henri-Raymond Casgrain
Doué de
talents rares, et passionné pour le travail, il avait fait de très fortes
études classiques, n'ayant laissé passer aucune matière sans l'approfondir et
s'en rendre maître. De bonne heure il s'était pris d'enthousiasme pour notre
histoire dont les origines surtout le ravissaient d'admiration. Il en avait
fait l'objet de ses constantes recherches, y avait porté son esprit d'investigation.
Aussi peut-on affirmer que personne de son temps ne les a mieux connues que lui
et ne les a commentées avec plus de science et d'autorité. Pour ne parler que
de l'œuvre capitale de sa vie, l'édition de Champlain,
publiée sous sa direction, est un modèle d'érudition qui ferait honneur aux
savants de l'Europe.
L'abbé
Laverdière avait des excentricités de caractère qui prêtaient à rire et qui
l'amusaient lui-même quand on lui en faisait la remarque. J'en citerai
quelques-unes.
Nous
échangions souvent des visites, presque toujours pour discuter des questions
d'histoire : lui venait chez moi au presbytère, ou j'allais au séminaire
soit à sa chambre soit à l'Université dont il était bibliothécaire. C'était le
soir ordinairement qu'il venait me voir parce qu'alors j'étais plus libre que
dans le jour. Il veillait très tard, quand il avait quelques points obscurs à
élucider, des commentaires ou des notes à faire sur certains textes difficiles
qu'il voulait expliquer. Au cours d'une dissertation très vive qu'il fit à la
fin d'une de ces veillées il eut une distraction restée célèbre parmi ses amis.
D'habitude il apportait un petit fanal sourd dont il s'éclairait dans les
corridors du Séminaire où toute lumière était éteinte quand il y revenait.
Un soir
qu'il s'était attardé jusqu'à minuit et qu'il était sur le point de partir
après avoir allumé sa petite lampe, il lui vint une idée qu'il crut lumineuse
et il se mit à la développer à perte de vue. Une heure se passe et il causait
encore, lorsque tout à coup il s'interrompt pour partir, mais il s'aperçoit
qu'il n'a plus son fanal à la main. Il cherche à gauche, il cherche à droite,
range mes livres sur la table pour le trouver. Tout est inutile. A force de
s'échauffer il avait perdu conscience de lui-même et, sans y faire attention,
avait mis le petit fanal dans la poche de sa soutane.
L'abbé
Laverdière avait un amour bien légitime, l'amour de sa chaloupe. Elle était son
orgueil, la dame de ses pensées comme on aurait dit au temps de la chevalerie.
Il faut bien avouer que c'était la plus jolie embarcation et la plus fine
voilière du port de Québec. Toujours peinte à neuf, elle était sous les soins
d'un gardien du quai de la douane. Des fenêtres de l'Université, on la voyait
distinctement dans le bassin où elle était attachée. Plus d'une fois j'ai vu M.
Laverdière braquer sa grande longue-vue dans le carreau ouvert de la fenêtre
pour regarder tout à son aise sa belle chaloupe, s'assurer qu'elle était bien
amarrée, que tous les agrès étaient en ordre, les voiles, les rames, les
balestons bien attachés de chaque côté des bancs.
En repliant
sa longue-vue il me disait : « Croyez-vous qu'il fait beau
aujourd'hui ! La brise n'est pas forte, une petite brise de nord-ouest ;
mais elle va fraîchir avec le montant qui commence. Dans une heure la mer sera
assez haute. Si nous allions faire un tour de chaloupe et prendre un
bain ? Cela serait fort agréable. Nous avons bien gagné ce délassement
après avoir travaillé toute la journée. Nous ne sommes pas des chiens. Qu'en
dites-vous ? »
Je n'étais
pas homme à refuser une pareille offre. Une heure après nous étions au quai de
la douane à bord de la chaloupe. Pendant que je montais la misaine et déployais le foc en poussant le boute-hors,
Laverdière levait la grande voile et appareillait le tape-cul. Trois ou quatre
coups de gaffe nous sortaient du bassin
et la jolie nacelle penchait sous ses quatre voiles gonflées par les risées du
vent qui brunissaient l'eau du fleuve. Nous courrions d'une rive à l'autre, des
falaises de Lévis à la pointe de l'île d'Orléans. Après avoir louvoyé en
remontant du saut Montmorency à la pointe à
Carcy, nous allions jeter l'ancre vis-à-vis Maizerets à cinq ou six pieds de profondeur, afin de pouvoir plonger et nager à notre
aise autour de la chaloupe, sans faire d'imprudence. Nous étions à une bonne
distance du rivage, vu l'étendue de l'estuaire et par conséquent sans souci des
regards importuns.
Ces bains
étaient excellents mais ne valaient pas pour moi tant s'en faut, ceux du
Petit-Dégras [à la pointe de la Rivière-Ouelle] où l'eau salée, plus résistante
sous la main du nageur, exhale des enivrements inconnus aux gens d'eau douce.
Quant à l'ami Laverdière, natif de Château-Richer, il jouissait sans réserve
des bains de Maizerets.
J'aurais
une Odyssée à écrire si j'entreprenais de raconter toutes les aventures de
l'abbé Laverdière en chaloupe. J'en détache une qui a eu du retentissement et
qui égaye encore les causeries quand on rappelle celui qui en a été le héros.
Les
vacances battaient leur plein au Petit-Cap de Saint-Joachim. Le parc du château
Bellevue ouvrait ses clairières et ses avenues aux joyeuses bandes d'écoliers,
d'ecclésiastiques et de prêtres du Séminaire venus pour se délasser des
fatigues de l'année scolaire. L'abbé Laverdière en était parti depuis quelques
jours en chaloupe pour Québec et avait annoncé son prochain retour. On
l'attendait pour une expédition à la cime du cap Tourmente.
Il avait en
effet mis à la voile et descendait tranquillement, poussé par une légère brise.
Il faisait une chaleur étouffante et il s'était mis à l'aise en enlevant sa
soutane qu'il avait pliée sur un banc. Rien ne faisait présager un changement
dans l'atmosphère, quand tout à coup, vis-à-vis de l'église de Sainte-Anne [de Beaupré], la chaloupe fut
assaillie par un coup de vent si furieux qu'elle chavira en un clin d'œil.
Laverdière se serait noyé s'il n'avait été un nageur émérite. Il s'accrocha à
la chaloupe et réussit à monter sur la quille. Un habitant du voisinage qui
l'avait aperçu sauta sur un esquif et le ramena à terre où la chaloupe ne tarda
pas à dériver; mais la soutane était au fond de l'eau. Le brave habitant invita
l'abbé à rentrer chez lui et lui prêta des vêtements secs. M. Laverdière se mit
en route pour le Petit Cap dans son nouvel accoutrement qui n'était autre qu'un pantalon et un gilet
d'étoffe grise avec un chapeau mou, car il avait perdu le sien dans le
naufrage. En le voyant arriver, les hôtes du château Bellevue le prirent
d'abord pour un habitant du lieu. Qu'on juge de leur hilarité en le
reconnaissant sous ce costume d'emprunt. L'aventure qu'il conta avec sa bonne
humeur habituelle, fit fortune. Elle fournit à l'abbé Patrick Doherty (cliquer sur son nom),
l'un des professeurs les plus spirituels qui soit passé au séminaire, le sujet
d'une chronique désopilante qu'on relit toujours avec plaisir.
L'abbé
Laverdière avait de l'artiste dans les veines. Il était fin dessinateur et
musicien instruit, avait une très belle voix exercée, de peu d'étendue, il est
vrai, mais douce et harmonieuse. On lui doit une édition populaire des chants
liturgiques, Le Paroissien noté, qui est devenu
le manuel des enfants de chœur et qui sert de livre d'offices à un grand nombre
de fidèles.
[…] Si j'écrivais la
biographie de M. Laverdière, j'aurais à signaler ses diverses
publications ; mais ceci n'est qu'un tribut d'estime et d'affection
accordé à sa mémoire, ou, comme disaient les anciens, un sacrifice offert sur
l'autel de l'amitié. (Source : Henri-Raymond Casgrain, Souvenances canadiennes, édition établie par Gilles Pageau, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 2016, p. 411-415).
Le perfectionniste passionné
par Hubert LaRue
Laverdière […]
avait un grand talent pour la musique, et il avait su acquérir dans cet
art de prédilection une habileté incontestable. Il jouait de presque tous les
instruments, mais il affectionnait surtout l'ophicléide,
le violoncelle et le violon. Or, un jour Laverdière, dont l'ouïe musicale était
d'une délicatesse extrême, crut s'apercevoir qu'une des cordes de son
violoncelle rendait des sons ingrats. Aussitôt, avec cet esprit d'investigation
patiente qu'il apportait en toutes choses, il se prend à chercher la cause de
ce défaut. Après de nombreux essais, il constate que la cause du désordre se
trouve dans un fil de cuivre dont quelques-unes des spirales sont mal
enroulées. Tout autre que lui serait venu naturellement à la conclusion que le
parti le plus sage à adopter était de mettre de côté cette corde, et de la
remplacer par une autre ; Laverdière jugea la situation tout
autrement ; il se trouvait en présence d'une difficulté, il se garda bien
de reculer. En conséquence, il défit la spirale, avec une patience angélique,
et l'enroula de nouveau avec la seule aide de ses doigts !
Un autre
jour, il crut soupçonner dans les sons que rendait son violon certaines
défectuosités qui fatiguaient la délicatesse de son tympan. Visitant, par
hasard, un des appartements de la maison où l'on dépose les antiquités de tous
genres, il aperçoit un violon démantibulé auquel ne tient plus qu'une seule
corde. Il fait résonner cette corde, et constate que le proverbe qui s'applique
avec tant de vérité aux vins vieux et aux vieux violons ne se dément pas cette
fois ; il s'empara du violon. Rendu à sa chambre, il aperçoit dans la
caisse de l'instrument une épaisse couche de résine et de poussière qui doit en
amortir les sons. Un autre eut tout uniment porté le violon à un ouvrier de la
spécialité, et lui aurait demandé d'en faire le nettoyage : c'est ce que
ne fit pas Laverdière ; il trouva que le parti le plus naturel à prendre
était de défaire le violon lui-même, de le nettoyer et de le refaire ;
c'est ce qu'il fit. Mais, durant ce travail ardu, Laverdière, toujours en quête
de difficultés nouvelles pour se donner le plaisir de les vaincre, fut servi à
souhait.
En effet,
les deux parois du violon sont, comme on sait, supportées et maintenues à
distance convenable l'une de l'autre à l'aide d'un pivot en bois qu'en termes
d'artistes on appelle l'âme du violon. Or, en voulant ajuster ce pivot, il
trouva que l'opération n'était pas aussi simple qu'il l'avait d'abord présumée,
et alors des difficultés de toute nature surgirent en son esprit, tant et si
bien qu'appelant à son aide toutes les lois de l'acoustique, toutes les
formules de la physique, il en eut pour plusieurs jours de travail patient à
découvrir la solution de ce problème. Quelques mois plus tard, étant à passer la
soirée à la cure de Québec, la conversation vint à tomber accidentellement sur
la musique, et, par contrecoup, sur les violons ; Laverdière, en verve,
fit une dissertation savante sur l'âme des violons, et sur la place exacte que
doit occuper cette pièce essentielle de l'instrument.
Tel était
Laverdière dans les choses ordinaires de la vie privée : tel il fut dans
ses nombreux et importants travaux historiques. Ce qu'il fallait, avant tout, à
ce génie de bénédictin, c'étaient des difficultés à surmonter. Son travail
commençait là où celui des autres avait fini ; son génie patient, obstiné,
ne reculait devant aucun obstacle.
(Source : Le Journal de Québec, 3 juillet 1873). Aussi dans : Hubert LaRue, Mélanges historiques, littéraires et d'économie politique, volume II, Québec, P.-G. Delisle Imp., 1881, p. 145-151).
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La passion de la genèse de notre histoire nationale
par Joseph-Edmond Roy
Que de grandes et puissantes qualités d'érudit il possédait. Il avait
l'instinct et le flair du chercheur. Jamais savant ne fut moins prétentieux,
jamais érudit ne poussa plus loin le scrupule de l'exactitude. […] Laverdière avait une véritable passion pour tout ce qui pouvait le rapprocher
des origines de notre histoire. Cartier, Champlain, tous les fondateurs,
étaient les hommes de sa prédilection. Il aurait voulu les suivre pas à pas,
peser chacune de leurs paroles, se faire leur contemporain.
Aussi, tout absorbé qu'il fût par ses recherches d'histoire, il y avait
une telle variété dans ses aptitudes que l'on put lui confier tour à tour la
charge de professeur de mathématiques, de physique, de chimie, de troisième et
de seconde. Il enseigna l'histoire en même temps que la musique vocale et
instrumentale. Son amour des livres lui fit accepter la charge de
bibliothécaire de l'université, mais cela ne l'empêcha pas de diriger la classe
de dessin. Les sciences, les arts les lettres, tout lui était familier.
Sur nous, les « petits », il exerçait un prestige
singulier. Quand nous le voyions venir par les longs corridors, nous nous
poussions du coude et nous disions : « Voilà Monsieur Laverdière !... »
Et nous ne savions trop quel sentiment nous agitait. Sans être en contact
particulier avec les élèves, il tenait à nous par toutes les fibres. C'est dans
ses livres que nous apprenions l'histoire du Canada, les chansons de marche et
les chants liturgiques. C'est à lui que nous avions recours pour corriger les
premières ébauches de nos dessins ou pour réparer les instruments de musique
défectueux. Et puis, on nous racontait tant de choses sur son compte. Ne
passait-il pas pour un marin expérimenté ? N'avait-il pas un yacht à nul
autre pareil qui remportait les premiers prix dans les courses nautiques ?
On ne savait jamais le jour où il ne découvrirait pas quelques merveilles du
passé. Nous le croyions capable de tout entreprendre.
À Saint-Joachim, où il passait toujours la grande vacance, les élèves
l'adoraient. Bon, affectueux, familier avec tous, il s'ingéniait à trouver des
amusements nouveaux. C'est lui qui perça à travers le cap Tourmente des
sentiers qui permirent de gravir jusque sur la cime sans trop de fatigue. Et il
nous enseigna alors la manière de faire cuire des pommes de terre. C'est celle
dont on se sert au désert pour faire rôtir les cochons de lait. Il faisait en
terre un trou de deux pieds carrés environ, qu'il tapissait avec soin de
pierres lavées dans le ruisseau voisin ; il emplissait cette fosse de
braise ardente et attendait qu'elle se fut transformée en un véritable four ;
puis il la vidait, étendait sur le fonds un lit de feuilles mortes, sur ce lit
les pommes de terre, sur ces dernières un nouveau lit de feuilles et sur les
feuilles de grosses mottes de gazon. Dans une demi-heure, nos pommes de terre
étaient cuites.
Robuste de corps et d'une santé apparemment inébranlable, Laverdière
mourut tout jeune, à l'âge de 47 ans, après dix-huit heures de maladie. C'était
le 11 mars 1873, à quatre heures et demie du matin, et je me souviens encore
comme si c'était hier de l'impression que cette mort soudaine créa au milieu de
nous lorsque nous en apprîmes la lugubre nouvelle au dortoir à notre réveil. Il
n'y eut ce jour-là ni jeux, ni amusements. La mort avait frappé sur chacun de
nous un coup cruel.
Le cadavre fut exposé en chapelle ardente pendant trois jours dans la
chambre du supérieur, qui était alors en Europe. Des ecclésiastiques, continuellement
occupés à réciter l'office, se relevaient d'heure en heure. C'était la veillée
des morts. Le 13 mars, à cinq heures du soir, eut lieu la levée du corps. À
travers les longs corridors, on vit s'avancer la procession des prêtres en
surplis, suivis des élèves, tous récitant des psaumes.
Oh ! le triste et lugubre défilé ! Laverdière en habits
sacerdotaux, la barrette sur la tête, était à demi incliné sur un lit de parade
que supportaient sur leurs épaules, quatre de ses confrères. Il me semble
encore voir, dans la demi-obscurité du soir, la tête basanée du mort, les mains
jointes sur la poitrine, serrant le crucifix et le chapelet, puis la chasuble violette
et l'aube blanche. Et le lendemain, dans la chapelle toute tendue de noir, ce
furent les solennelles funérailles où assistait tout ce que la ville comptait
d'illustrations.
(Source : Joseph-Edmond Roy, Souvenirs d'une classe au Séminaire de Québec (1867-1877), Lévis, 1905, p. 212-219).
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L'abbé Laverdière avait aussi des talents de dessinateur, comme en fait foi cette représentation de sa main du château Bellevue et de la chapelle Saint-Louis-de-Gonzague, au Petit Cap de Saint-Joachim, sur la Côte-de-Beaupré, qui appartient toujours au Séminaire de Québec.
(Source : Musée de la civilisation du Québec / cliquer sur l'image pour l'élargir) |