dimanche 15 septembre 2024

De Granby à Monaco : l'épopée de Pierrot et Pierrette

Les castors Pierrot et Pierrette, le héros et l'héroïne de l'épopée racontée ici-bas.

(Source : Le Devoir, 12 avril 1956)


   Jean Bruchési (1901-1979), dont on peut lire la notice biographique présentée sous son poème « Cimetière de pêcheurs » (cliquer sur le titre), ne fut pas seulement un écrivain, historien, haut fonctionnaire et diplomate du meilleur calibre, mais aussi l'un de ceux qui, au vingtième siècle, aura le mieux contribué à l'édification de la culture française du Québec en plus d'avoir déployé de remarquables efforts afin de la faire connaître dans le monde, particulièrement en Europe et en Afrique. On lui doit notamment de nombreux programmes culturels qui furent entérinés par les divers gouvernements qu'il a servis à titre de sous-ministre à Québec depuis les années 1930 jusqu'à la fin des années 1950. Il fut certainement l'un des meilleurs esprits produits par notre nationalité. 

     Auteur d'un nombre assez considérable d'ouvrages tous aussi intéressants et enrichissants les uns que les autres (voyez ICI une liste de ceux qui sont encore disponibles), Jean Bruchési avait également une très belle plume, qui fait toujours plaisir à lire. L'écriture des deux tomes de ses Mémoires, Souvenirs à vaincre (1974) et Souvenirs d'ambassade (1976), est particulièrement exquise. Souvenirs à vaincre nous ramène notamment à la vie d'un gamin de 7 ou 8 ans évoluant au début du vingtième siècle dans les environs du carré Saint-Louis, à Montréal, et à ce lieu de villégiature estivale qu'était alors Boucherville. On y découvre aussi les rapports qu'il dut établir, sinon improviser, avec les dirigeants politiques de l'État québécois dont il fut un haut-fonctionnaire, notamment Maurice Duplessis, pour qui ce serait un euphémisme d'affirmer que la culture n'était pas nécessairement une priorité, mais que Bruchési sut néanmoins gagner à certains projets et politiques culturelles qu'il a élaborés. 

   C'est également dans Souvenirs à vaincre que Jean Bruchési raconte l'un des épisodes les plus cocasses sinon rocambolesques de sa longue carrière, soit la mission qui lui fut confiée, et qu'il n'avait aucunement sollicitée, consistant à livrer un couple de castors, nommés Pierrot et Pierrette, que le légendaire maire de Granby et fondateur du zoo de la même ville, Pierre-Horace Boivin, avait eu l'étonnante idée d'offrir au prince Rainier de Monaco, à l'occasion de son mariage avec la célèbre actrice américaine Grace Kelly, en avril 1956. Ce sont donc les passages de Souvenirs à vaincre consacrés à cet épisode un brin insolite que l'on peut lire ci-dessous, le tout étant suivi d'une brève revue de presse de l'époque sur ce sujet qui avait connu un certain retentissement tant national que mondial : 

Le récit que l'on va découvrir ci-dessous est tiré de Souvenirs à vaincre,
premier tome, paru en 1974, des Mémoires de Jean Bruchési,
dont on peut se procurer un rarissime exemplaire ICI.


(Photo de Jean Bruchési : BANQ)

   C'est en avril 1955, si ma mémoire est bonne, qu'une dépêche, signée Pierre de Monaco, annonça le choix du sous-ministre québécois [soit Jean Bruchési lui-même] pour représenter les lettres canadiennes-françaises au Conseil littéraire de la principauté. À ma courte honte ― il faut l'admettre ― j'ignorais l'existence même de ce Conseil, fondé cinq ans plus tôt par le père du Prince-Souverain de Monaco, pour offrir un prix qui était alors de $2 000,00 au moins. 
   Fort heureusement, un autre câblogramme, portant, celui-là, le nom de Pierre Gaxotte, éclaira ma lanterne. On ne tarda pas à me donner le nom des illustres «porteurs de plume», dont, en occupant la place de Jules Supervielle, je devenais le collègue. Il m'avait été donné d'en accueillir quelques-uns à Québec : Georges Duhamel, André Maurois, Émile Henriot, Maurice Genevoix, Robert Vallery-Radot, sans parler du « vieil » ami Gaxotte. Et j'avais été un jour reçu à la Société des gens de Lettres par Gérard Bauer, successeur de Maurice Bedel. Mais je ne connaissais pas autrement que par leurs ouvrages Marcel Pagnol, Marcel Achard ou Paul Géraldy, moins encore le Français Léonce Peillard, le Suisse Jacques Chenevière, le Belge Carlo Bronne, successeur de Franz Hellens, et le Monégasque Gabriel Ollivier.

Le Conseil littéraire de Monaco réuni le 7 avril 1957. On aperçoit
 notamment Jean Bruchési, 
tout en bas à droite, et le célèbre
Marcel Pagnol, troisième assis au côté gauche.


(Source : Jean Bruchési, Souvenirs à vaincre, Montréal, Hurtubise-HMH, 1974).

   Au demeurant, pressé de prendre part à la réunion d'avril 1956, j'avais déjà l'assurance de rencontrer tout le Conseil, maintenant au complet par l'addition du Canada français. À moins que... Mais tout se passa bien, après les élections provinciales qui me valurent un nouveau ministre ; d'autant mieux que le Prince-Souverain de Monaco, Rainier III, prêt à convoler en justes noces avec Miss Grace Kelly, invitait chaque membre du Conseil, accompagné ou non de sa femme, aux fêtes du mariage qui s'annonçaient. 
  Encore fallait-il partir sans bruit, surtout sans souffler mot du mariage. Mais les journalistes ont des antennes... [...] J'étais alors loin de penser qu'en arrivant à Monte-Carlo, le matin du 9 avril, en compagnie de ma femme, j'y trouverais une lettre d'Horace Boivin, maire de Granby, me priant d'accueillir à Nice, puis de présenter au Prince Rainier les deux castors offerts par sa ville ! 

Son Honneur Horace Boivin (1905-1994),
maire de Granby  de 1939 à 1964, et
fondateur du célèbre zoo de la même ville.
C'est lui qui eut la délicieuse idée d'offrir
 gracieusement le couple de castors
Pierrot et Pierrette à Leurs Altesses
Sérénissimes Rainier III et Grace Kelly
de Monaco, à l'occasion de leur fastueux
et mémorable mariage au printemps 1956.

(Source : BANQ)

   Malheureusement pour Granby, Pierrot et Pierrette ― c'étaient leurs noms ― arrivaient à la même heure que Miss Kelly. Le devoir était donc d'accompagner Maurois, Henriot, Chenevière et Géraldy jusqu'au débarcadère où accosterait le blanc yacht du Prince parti au-devant de la famille Kelly venue à bord du Constitution. Des vivats prolongés ne tardèrent pas à saluer l'apparition des fiancés pendant qu'un hydravion de l'armateur grec milliardaire Onassis laissait tomber, dans la mer et sur l'immense foule éblouie, des œillets rouges ou blancs, des soleils de papier jaune qui devenaient de petits drapeaux américains ou monégasques. Coups de canons, sonneries de cloches, sifflets et cris, vrombissements d'avions et d'hélicoptères : autant de bruit faisant pour ainsi dire escorte au Deo Juvante et traduisant la joie populaire pour une future princesse d'abord coiffée d'un énorme chapeau qui dissimulait les deux-tiers de son visage, puis d'un minuscule chapeau blanc, avec un caniche noir dans les bras. Deux enfants, vêtus du costume local, offrirent alors des fleurs à Miss Kelly qui enleva ses lunettes noires. Une pétarade : les fiancés et leur suite avaient disparu...
   Bien sûr, je n'avais pas oublié les deux castors qui devaient être à l'abri dans leur nouvel habitat du Jardin zoologique. Il restait à en faire la présentation au Prince-Souverain. Mais comment procéder ? [...]  Il y avait alors, dans la Principauté, dont la superficie est inférieure à celle de l'île de Montréal, au moins douze cents journalistes et photographes à l'affût du plus minime incident. Ils étaient donc au courant de l'offre des castors que, d'accord avec l'aimable directeur du Tourisme monégasque, j'irais présenter symboliquement au grand-maître du Palais, juste avant la réception offerte aux membres du Conseil littéraire par le Prince-Souverain désireux de nous faire connaître et voir de près sa radieuse fiancée. 
   Tout se passa bien durant le temps que dura la présentation symbolique. Les castors étaient sains et saufs, même si un télégramme annonçait la venue très prochaine de deux lionceaux offerts par le sultan du Maroc... 
   Mais je fus moins à l'aise en présence de Rainier III qui, répondant à une question banale, déclarait n'être jamais allé au Canada, ayant les pays froids en horreur. Je crus me rattraper avec les castors ! L'Altesse Sérénissime se dit enchantée d'avoir reçu semblable cadeau. Mais quelle nourriture convenait à ces petites bêtes ? Ma science n'allait pas loin, se bornant aux feuilles et branches d'arbres, lorsque les animaux sont en liberté. Mais que leur donner quand ils sont en cage, dans un Jardin zoologique, à Monaco ? « Sans doute, répondis-je naïvement, des carottes, du poisson... »
   Plus naïvement encore, je répétai le propos aux journalistes qui s'empressèrent d'alerter la presse de leurs pays respectifs. Il s'en fallut de 48 heures à peine pour que je reçoive une dépêche d'Ottawa, signée par le secrétaire de la Société royale, celle-ci incapable de cacher son « indignation » devant « l'ignorance du président » en ce qui concernait la nourriture des castors. Du même coup, j'apprenais que carottes et poisson étaient une promesse d'empoisonnement, que l'histoire avait fait son tour du monde. Je ne pouvais que rassurer les « immortels » d'Ottawa en leur affirmant que les castors dévoraient les Mémoires de notre Société royale. Mais je ne pouvais empêcher cette histoire de courir l'univers, avec bien d'autres. 
   En somme, ces castors, ce Pierrot et cette Pierrette, que je ne vis pas avant l'année suivante sous le terme générique de castores americani, dont on parla beaucoup dans la presse mondiale et à Radio-Canada, n'étaient point l'objet principal de notre visite à Monaco. [...]  À vrai dire, un autre voyage en Europe paraissait impossible. Mais le Conseil littéraire m'appelait de nouveau dans la Principauté. [...] L'occasion se présenta de revoir la souriante Princesse dont il sembla que le français et la vision avaient progressé depuis le mariage. Les castors, m'annonça le Prince Rainier, se portaient bien, et « Pierrette » avait mis bas à quatre petits. Leur histoire méritait d'être enfin contée et il me revenait de pouvoir admirer les heureux parents dans leur nouvel habitat de castores americani, avant de partir pour Cannes [...]. 

Extrait de : Jean Bruchési, Souvenirs à vaincre, Montréal, Hurtubise-HMH, 1974, p. 160-163 ; 167.


Brève revue de la presse de l'époque sur 
les aventures de Pierrot et Pierrette : 


La Feuille d'érable (Plessisville), 29 mars 1956.

Photo-Journal (Montréal), 7 avril 1956.

La Presse (Montréal), 10 avril 1956. 

L'Action catholique (Québec), 10 avril 1956.

Le Devoir (Montréal), 12 avril 1956.
(Cliquer sur l'article pour l'élargir)

La Patrie (Montréal), 12 avril 1956.
(Cliquer sur l'article pour l'élargir)

La Tribune (Sherbrooke), 14 avril 1956.
L'Action catholique (Québec), 16 avril 1956.
La Tribune (Sherbrooke), 16 avril 1956.

Le Progrès du Saguenay, 17 avril 1956.

Le Progrès de Coaticook, 19 avril 1956.

La Presse (Montréal), 19 avril 1956.
(Cliquer sur l'article pour l'élargir)
Le Devoir (Montréal), 1er mai 1956.
Le Samedi (magazine), 12 mai 1956.
(Cliquer sur l'article pour l'élargir)
La Patrie (Montréal), 27 mai 1956.


Le Droit (Ottawa), 3 août 1956.

La Patrie (Montréal), 3 août 1956.
Le Samedi (magazine), 15 septembre 1956.
Le Bien public (Trois-Rivières), 21 septembre 1956.

Bien que Son Altesse Sérénissime le Prince Rainier III eusse déclaré
à Jean Bruchési, lors de la remise officielle des castors Pierrot et
Pierrette à Monaco, en avril 1956, n'être encore jamais venu au
Canada parce qu'il avait « horreur des pays froids », il demeure
que Son Altesse et sa tout aussi Sérénissime épouse Grace Kelly,
ainsi que leurs trois enfants, n'ont tout de même pas manqué de
visiter Montréal lors de l'Exposition universelle de 1967. Ce cliché
a été pris à Montréal le 12 juillet 1967.

(Source : BANQ)

dimanche 13 août 2023

La chapelle des hirondelles

À gauche, ce qui subsistait en 1903 de la chapelle des hirondelles,
qui à l'origine était une grotte considérablement plus vaste. Il
semble que même ce résidus se soit depuis effondré, comme on
le constate sur la photo de droite, prise en juillet 2023 sur les
flancs du cap Tourmente, à l'endroit désigné sous le nom de
« Pierrier ». Aucun souvenir de la chapelle aux hirondelles
n'est de nos jours rappelé sur le site du cap Tourmente. 


(Photo de gauche : Fonds d'archives du Séminaire de Québec ;
photo de droite : Daniel Laprès, 17 juillet 2023)­.


   Si vous vous rendez sur le site du majestueux voire mythique cap Tourmente, vous n'y trouverez pas la moindre mention d'une « chapelle des hirondelles » qui se trouvait jadis sur les flancs dudit cap, et qui ravissait les visiteurs et habitués de l'endroit. Il s'agissait d'une grotte plutôt vaste où des nuées d'hirondelles venaient s'abriter. 
   La majeure partie de la grotte s'est effondrée vers 1868, comme le décrit le texte présenté ici-bas, tandis qu'une partie de celle-ci a subsisté au moins jusqu'au début du 20e siècle comme en font foi les photos présentées ci-dessous. De nos jours, il ne semble plus rien en rester. Il est hautement probable que le site nommé « pierrier » soit constitué des débris de la « chapelle des hirondelles ». 
  Il est bien dommage sinon triste que l'administration du site du cap Tourmente ait omis de rappeler le souvenir de la chapelle des hirondelles, un nom beaucoup plus poétique et évocateur que « pierrier » qui, en vérité, ne signifie pas grand chose. Mais comment en être étonné, puisque de nos jours, et ce, particulièrement au Québec, tout concourt à affadir notre vision du monde et à étouffer la vie de l'esprit. 
   Heureusement toutefois, un texte dont la brièveté n'enlève rien à sa beauté littéraire nous redonne cette chapelle des hirondelles. Son auteur est le jeune abbé J.-Patrick Doherty, mort à 33 ans en 1872, et qui était selon nous l'une de nos meilleures plumes françaises de cette époque. Semant toujours la joie autour de lui malgré l'implacable maladie qui l'emporta si prématurément, on disait qu'il était le « boute-en-train » du clergé de Québec. Quant à ses dons littéraires, l'écrivain Arthur Buies partageait tout-à-fait notre avis, malgré l'anticléricalisme frénétique dont il fut atteint durant une partie de sa vie, Buies a en effet évoqué « le talent descriptif, doux, folâtre et original de l'abbé Doherty, […] un Irlandais par l'origine, mais un vrai Gaulois par la forme, par l'éducation, la tournure d'esprit ». Puis, rappelant que dans notre pays, « on conserve l'esprit de nos pères, l'ironie qui ne blesse pas et qui amuse », Buies mentionne que l'abbé Doherty « avait au plus haut degré cette teinte fine et doucement piquante qui est comme le parfum des fleurs après un orage ». 
   Vous découvrirez donc ci-dessous la description en cinq paragraphes de la chapelle aux hirondelles par l'abbé Doherty. Et plus bas encore, nous avons pensé vous présenter l'article paru dans Le Courrier du Canada du 19 juin 1872 au sujet du recueil des textes de l'abbé Doherty publié deux mois après sa mort, et ce, à cause non seulement de la beauté de l'écriture de l'auteur anonyme de cet article dont, malheureusement, on ne trouve plus l'équivalent à notre époque, ni du même calibre intellectuel ni de la même tenue littéraire, mais aussi parce qu'il met en relief les valeurs aptes à élever les esprits et les cœurs qui animaient l'abbé Doherty et son ami intime, l'abbé Louis-Honoré Paquet, à qui nous devons le bonheur de lecture que nous offre ce recueil paru il y a donc plus de 150 ans et qui était jusqu'à présent maintenu dans un total oubli, comme si ce petit bijou de littérature produit chez nous n'avait jamais existé.
   D'ailleurs, l'abbé Doherty a lui-même écrit : «... ces beautés sont hélas ! du genre de toutes celles que nous trouvons sur la terre : elles passent, et passent bien rapidement; et si je ne puis arrêter les ravages du temps, je me crois au moins en conscience d'arracher, en autant qu'il m'est possible, leur souvenir de l'oubli ». 
  C'est donc l'une des beautés littéraires produites par le sympathique et talentueux abbé Doherty que nous avons l'honneur d'arracher de l'oubli, et que l'on peut désormais découvrir ci-dessous... 

L'abbé J.-Patrick Doherty (1838-1872)

(Source : Fonds d'archives du Séminaire
de Québec. Colorisation : Hotpot.ai)

Pour une présentation plus exhaustive de l'abbé Doherty, 
voyez cette glanure qui sort de l'oubli sa captivante 
description d'une ascension du cap Tourmente par des 
élèves du Petit Séminaire de Québec (cliquer sur l'image) :

La chapelle des hirondelles

Un texte de l'abbé J.-Patrick Doherty


29 juillet 1868. — Nous sommes allés prendre les bains à la chapelle des hirondelles, au pied du Cap. Cette chapelle était une caverne assez considérable, taillée dans le rocher abrupte, par la main puissante de la nature. Une autre main, non moins puissante, celle du temps, est venue effacer cette œuvre, dont les ruines forment un immense monceau de pierres de toutes grandeurs au bord de l’eau.

   Depuis des siècles, les contours de cette grotte se dessinent sur les flancs de la montagne. Longtemps avant que Colomb eut cinglé vers le Nouveau-Monde, le sauvage venait s’y prosterner, avec un respect mêlé d’effroi, devant le terrible Manitou qui y avait fixé sa demeure, et dont la colère déchaînait les tempêtes si fréquentes en ce lieu.

     Les Français y vinrent enfin. Le démon de la grotte dut prendre la fuite devant le signe sacré qui brillait sur leurs étendards, mais non sans épuiser contre eux tous les efforts de sa rage désespérée. Ce fut en souvenir de cette lutte effroyable que la montagne reçut le nom de « Cap Tourmente ».

     Plus tard, les successeurs de Monseigneur de Laval s’y rendirent souvent pendant le repos des vacances. D’innombrables troupes d’hirondelles avaient pris la place du Manitou, et, comme ces saints prêtres savaient que ces petits oiseaux, par leur babil interminable, chantaient, à leur façon, les louanges de Dieu, ils appelèrent la grotte « La Chapelle des hirondelles ».

     Le sauvage avait disparu ; les générations de zélés missionnaires et de joyeux écoliers s’étaient succédées avec rapidité, et la chapelle était toujours là, avec sa voûte gothique et ses colonnes élancées. Mais, si solides que furent ses assises, elle aussi devait disparaître à son tour. Le jour arriva : la goutte d’eau avait miné le dernier appui, la masse s’écroula, et sus ruines gisantes disent aujourd’hui, avec je ne sais quelle muette éloquence : « Rien ne demeure ici-bas : le roseau s’incline, le rocher se brise, et toi, ô homme, qui contemple ces débris, tu passeras aussi ».

Source : L'abbé Doherty : ses principaux écrits en français, Québec, Imprimerie Augustin Coté et Cie, 1872, p. 123-125. 

Ce qui restait de la chapelle des hirondelles en 1904.

(Source : Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

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Cliquer sur la couverture pour accéder au contenu.

Sur le recueil de textes 
français de l'abbé Doherty

(Juin 1872)


     Voici un des plus charmants ouvrages que nous ayons vu depuis des années. C’est une bonne œuvre et une belle œuvre. Car il honore la mémoire d’un saint prêtre, d’un homme qui a passé sur la terre en faisant le bien, d’un caractère aimable entre tous, d’un talent peut-être le plus facile, le plus spirituel et le plus original de notre littérature canadienne. On ne pouvait élever à la mémoire de l’abbé Doherty un monument plus digne de lui. Ce n’est pas un somptueux mausolée ; ce n’est pas une construction majestueuse qui frappe par ses grandes et sublimes proportions : c’est le portrait vivant, animé d’une riche et brillante nature ; c’est une mosaïque charmante, qui reproduit avec un suave coloris tous les traits de cet esprit ingénieux et fécond. C’est l’aimable peinture de ce cœur si tendre, si profondément bon, de cette imagination si gracieuse et si séduisante qui a passé au milieu de nous en traçant de lumineux sillons trop vite effacés ; comme ces feux éblouissants allumés le soir pour nos fêtes, et qui, après avoir un instant ravi les yeux, vont « se noyer dans le firmament ».

     Ce petit livre est court. C’est son seul défaut. Sur un peu plus de cent vingt pages, il n’en est pas une qui ne soit bien écrite ; plusieurs sont délicieuses.

   Au commencement se trouve un portrait de l’abbé Doherty. Bien peu de copies ont fidèlement conservé les traits et l’expression. Et peut-être n’était-ce guère facile. Sur cette figure mélancolique et souriante, grave et douce, triste et joyeuse à la fois, il y avait une âme tout entière. Et quelle âme ! Elle réfléchissait tous les généreux sentiments, toutes les belles passions, et les plus légères émotions y imprimaient leur trace : comme les eaux d’un lac pur et tranquille où se peignent l’azur du ciel et tous les objets d’alentour, où peuvent creuser des rides une feuille qui tombe, un vent qui soupire, une fleur qui s’y penche. Quelques copies ont cependant rendu, sinon l’expression entière, du moins les contours et les lignes principales. Elles ont gardé le vase ; le parfum n’y est plus.

Portrait de l'abbé J.-Patrick Doherty 
commenté au paragraphe précédent.

     Ce qui vaut infiniment mieux que le portrait, c’est l’avant-propos qui le suit, c’est la biographie tout entière. Il n’est guère possible d’écrire avec une simplicité plus élégante, avec une émotion plus vraie et plus contenue, avec plus d’habilité et de naturel à la fois. L’auteur sait écrire comme il sait parler, avec un art parfait.

     Non seulement on reconnaît à chaque page l’habile écrivain et l’ami sincère qui pleure son ami, mais, ce qui est mieux encore, chaque trait qu’il dessine peint admirablement une ligne de cette figure aimable que tous comprirent et que lui seul peut-être pouvait si bien rendre. Le ton général de la biographie est celui d’une émotion triste et douée à la fois, de la douleur consolée par la foi et l’espérance, de l’ami qui parle de son ami absent avec la douleur d’une absence qu’il ne croit pas éternelle, qui le ressuscite devant lui, qui le contemple avec amour et raconte avec charme sa douce illusion. Il suit avec une religieuse émotion chacun de ses pas, retrace avec délices chaque ligne de cette figure si chère. Et cette biographie n’honore pas moins le caractère de l’auteur que son talent.

     L’ouvrage aurait pu être plus long ; il ne pouvait être mieux fait. Tous ceux qui ont aimé l’abbé Doherty, c’est-à-dire tous ceux qui l’ont connu, y retrouveront cet esprit intarissable, « ce type unique et charmant de gracieuseté et de finesse ». Ses anciens compagnons de collège y reverront le plus aimable et le plus aimé des confrères ; ses nombreux élèves, celui qui mieux qu’aucun autre sut gagner leur affection et laisser dans les âmes un souvenir que le temps n’effacera pas. Ses auditeurs croiront encore entendre cette éloquence toujours facile, toujours pure et limpide qui jaillissait de son cœur et coulait dans les âmes comme un fleuve d’onction et de paix. Ses amis y retrouveront ce cœur tendre et fidèle qui a tant aimé leurs âmes, et tout le monde, un homme unique doué des dons les plus rares, un prêtre, enfin, en qui s’alliaient avec un charme indéfinissable, comme en la personne du divin maître, une énergie indomptable et une inépuisable bonté.

     Cette biographie occupe trente pages, toutes également bien écrites, avec une pureté de langage, une élégance de style et une délicatesse simple et sans fard, malheureusement trop rares aujourd’hui. L’auteur n’a pas voulu étendre davantage un récit où il aurait pu semer encore tant de charmants détails. Il a jugé, avec ce goût délicat qui est un des traits caractéristiques de son talent, qu’un homme ne se peint jamais si bien que par lui-même et à son insu.

    Les écrits de l’abbé Doherty occupent près de cent pages. « Il est impossible de rien trouver nulle part de plus joli, de plus spirituel ». Il y en a treize. Plusieurs sont des chefs-d’œuvre de narration qui rappellent la finesse de La Bruyère et la grâce de Sévigné. Il en est de sérieux et de graves ; ce ne sont pas les moins beaux. Un plus grand nombre sont légers et badins ; et presque tous sont des chefs-d’œuvre de verve comique, de plaisanteries fines et délicates et de vrai sel attique.

     Il en est un qui réunit tous les tons et tous les styles ; c’est le plus long et l’un des plus beaux : le récit de voyage de Saint-Joachim que firent les élèves du Séminaire, le 5 juin 1867 (cliquer ICI). Descriptions fraîches et brillantes, réflexions graves et douces, interrompues par des tableaux pittoresques et des dissertations badines, propos légers, traits comiques, figures éclatantes et hardies, images riantes et gracieuses, style enchanteur qui peint toutes les pensées et tous les objets, tantôt grave et doux, tantôt léger et sautillant, tantôt mollement cadencé, incisif comme la satire, enjoué comme la comédie ; toutes les couleurs y sont jetées sans confusion, avec cette merveilleuse richesse de la nature qui prodigue ses trésors sans jamais les épuiser.

     Les deux premiers morceaux du recueil qu’il écrivit encore écolier sont deux scènes d’un cloître, une sépulture et une procession. Le premier est plein d’une douce mélancolie, le second d’une paix sereine, tous les deux d’une émotion religieuse. Comment, encore assis sur les bancs du collège, à cet âge où les autres savent à peine revêtir d’une élégance banale des idées plus communes encore, ce jeune homme avait-il appris à manier avec une si merveilleuse facilité une langue étrangère ? Où avait-il trouvé si jeune ce style doux, recueilli, facile, qui coule harmonieux comme un ruisseau limpide entre deux rives fleuries ? Ce n’était pas un talent ordinaire qui savait rendre avec ce charme original et cette ravissante harmonie les douces et suaves impressions d’une âme religieuse. Ce n’était pas une âme vulgaire qui devinait si jeune les joies saintes du cloître et s’enivrait déjà du parfum mystérieux des solitudes chrétiennes.

     Et le charmant procès de cet homme condamné à mort pour avoir les dents trop longues et convaincu de « propensions anthropophages » parce qu’il a mangé un « valet » et s’est dit « rassasié » d’une personne ? Le brillant discours de l’orateur qui relègue au second rang le Pro-Corona et la cour entière laissant là le condamné pour courir au dîner !

     Il n’y a pas moins d’esprit dans la plaisante énumération qui commence « la fête du 15 août » et la peinture si variée et si vraie de tous les assistants. Et après ces jeux d’esprit, ce style grave et sérieux plein d’une religieuse émotion, cette procession qui s’avance avec des chants au milieu des rues illuminées et s’arrête devant l’oratoire de la Vierge qu’il décrit avec un si pieux amour. — « Pour ma part, dit-il, j’aurais pu y passer la nuit, et je crois que je n’y serais pas demeuré seul ». Tout l’homme est dans ces deux lignes. C’est bien là cette âme pieuse, si sainte dont nous avons tant de fois vu le recueillement religieux au pied des tabernacles.

     « La fête du 15 août » est suivie d’un petit proverbe dont il raconte l’origine avec ce sel attique et cet enjouement qui n’appartiennent qu’à lui.

     Mais le chef-d’œuvre de verve et de fine plaisanterie, c’est le « Procès à la salle de Liesse ». Il y a là une foule de traits que Racine et Molière n’eussent pas dédaignés. Jamais on n’a raillé avec plus d’esprit les tribunaux et les avocats.

     « Le malheureux, dit-il, est entouré de tous les secours auxquels il a droit de par la grande charte de la constitution britannique, à savoir : un avocat qui souvent ne sait rien ; un juge qui souvent ne peut rien ; des « jurés » qui souvent, très souvent, n’entendent goutte à l’affaire, c’est ce qui s’appelle : être jugé par ses pairs ».

    Il faudrait tout citer. L’anecdote qui suit est un chef-d’œuvre de grâce et d’esprit. Jamais on n’a plus parfaitement possédé ce style vivant et pittoresque qui rend tous les traits de la pensée et embellit tout ce qu’il touche. Qui a jamais peint avec tant de fraîcheur, et avec une si piquante originalité la brise matinale du mois d’août ?

   Les « zéphirs », sont un charmant badinage ; « La chapelle des hirondelles » une mélancolique légende qui en son genre n’est pas inférieure.

     Je m’arrête ici. L’analyse de toutes les beautés serait bien plus longue que l’ouvrage lui-même. Nous n’avons peut-être rien de comparable, rien du même genre dans notre littérature, et bien des pages fort vantées des écrivains de la vieille France pâliraient auprès.

     Nous le répétons, ce petit livre n’a peut-être qu’un défaut, celui d’être trop court. C’est tout ce qui l’empêcherait de mettre l’abbé Doherty au premier rang de nos écrivains. Espérons que celui qui a su élever à sa mémoire un si beau monument achèvera son œuvre, et par la publication des œuvres anglaises de l’abbé Doherty le placera au rang que lui mérite son merveilleux talent. Espérons aussi que le public encouragera des publications qui font tant honneur à notre littérature.

 Source : Le Courrier du Canada, Québec, 19 juin 1872.

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L'appellation de « chapelle des hirondelles » sur le site 
du cap Tourmente était bel et bien courante au 19e siècle, 
comme en fait foi cet article relatant un accident tragique 
et ayant paru dans La Gazette des campagnes du 16 
décembre 1861 (cliquer sur l'article pour l'élargir) :   



Cet extrait d'un article paru dans La Gazette de 
Québec le 19 septembre 1825 prouve également 
qu'il y avait sur les flancs du cap Tourmente une 
grotte nommée  « chapelle des hirondelles » 
(cliquer sur l'extrait pour l'élargir) : 

samedi 11 mars 2023

Il y a 150 ans mourait l'un de nos plus brillants et attachants savants

L'abbé Charles-Honoré Laverdière (1826-1873) et le portail
qu'il a lui-même conçu du Petit séminaire de Québec.

(Sources : Photo de l'abbé Laverdière : Musée de la civilisation
du Québec / Fonds d'archives du Séminaire de Québec
Portail du Petit séminaire de Québec : Daniel Laprès, 23 juin 2022.
Cliquer sur l'image pour l'élargir)
 

Le 11 mars 1873, soit il y a cent cinquante ans jour pour jour au moment de publier cette glanure, l'abbé Charles-Honoré Laverdière, l'un de nos plus brillants et attachants savants, et certainement l'un des personnages les plus sympathiques de notre histoire, mourait à Québec, foudroyé par ce qu'on appelait alors une crise d'apoplexie. Il n'avait que quarante-sept ans. 

Sympathique, certes, l'abbé Laverdière l'était, comme on le verra dans les extraits de témoignages présentés ci-dessous. Mais cela n'empêche pas qu'il soit totalement inconnu de nos jours, oublié qu'il est depuis très longtemps. Pourtant, certaines de ses marques sont encore physiquement présentes, certaines étant même familières à plus d'un parmi nous à notre époque. Par exemple, plusieurs sont ceux qui ont fait l'ascension du mythique cap Tourmente, un exercice qu'il faudrait avoir fait au moins une fois dans sa vie, car c'est toute l'histoire de notre peuple qui y est associée ; Cartier, Champlain, la plupart de nos ancêtres ont gravité dans ses environs. Mais ce que peu de gens savent, c'est que l'on doit la facilité relative de cette ascension à nul autre que l'abbé Laverdière. L'historien Joseph-Edmond Roy nous le rappelle dans ses Mémoires de collégien dont on lira plus loin un extrait plus substantiel : « C'est lui qui perça à travers le cap Tourmente des sentiers qui permirent de gravir jusque sur la cime sans trop de fatigue ».

(Au sujet du cap Tourmente, ces glanures ont déjà présenté deux récits captivants datant du  19siècle, soit « Une nuit sur le cap Tourmente » et « 250 élèves du Petit séminaire de Québec font l'ascension du cap Tourmente », que l'on peut découvrir en cliquant sur les titres). 

C'est à l'abbé Laverdière que l'on doit la plupart des sentiers encore empruntés
de nos jours pour faire l'ascension du cap Tourmente, sur la Côte-de-Beaupré.

(Source : TripAdvisor)

On doit aussi à l'abbé Laverdière le portail du Séminaire de Québec, qu'il a conçu et que tout le monde peut encore admirer juste à côté de la cathédrale de Québec (une photo de notre cru se trouve tout en haut ici-même). De cette manière, il reste, un siècle et demi après sa mort, encore présent dans nos vies (quoique que la plupart des nombreuses gens qui passent par là n'en aient pas la moindre idée). Et à quelques pas du portail, dans la cour du Petit séminaire à laquelle tout le monde a accès, se trouve un cadran solaire antique mais qui était défectueux jusqu'à ce que l'abbé Laverdière s'en mêle, et qui fonctionne parfaitement depuis tout ce temps. Le professeur Hubert LaRue (cliquer sur son nom), collègue de l'abbé Laverdière au Petit séminaire et à l'Université Laval, raconte l'épisode : 

 « Il s'agissait de refaire et de régulariser ce vieux cadran qui orne la façade de l'aile centrale du Séminaire, et dont la vénérable antiquité remonte juste à un siècle. Avec le secours d'un de ses collègues, Laverdière se mit à l'œuvre. Cependant, il fallait se servir de plusieurs instruments de mathématiques, du théodolite entre autres : et à peine nos deux savants eurent-ils commencé leurs opérations qu'ils constatèrent dans l'instrument certaines défectuosités qui, probablement, auraient passé inaperçues aux yeux de tous autres. Que faire en pareille occurrence ? Nos deux mathématiciens eurent bientôt pris leur parti. Ils se mirent à défaire le théodolite ; ce qui les conduisit loin, jusqu'à observer les déviations que la température atmosphérique pouvait lui faire subir ; ensuite ils le refirent, et purent, tout à leur aise, prendre la méridienne ». 

Le cadran solaire du Petit séminaire de Québec, qui était défectueux jusqu'à
 l'intervention de l'abbé Laverdière, et qui fonctionne parfaitement depuis. La
traduction de l'inscription latine est : « Nos jours fuient comme l'ombre ». 

(Photo : Daniel Laprès, 23 juin 2022)

Mais encore, s'il n'y avait que ça... C'est qu'on lui doit à peu près tout ce qu'on sait sur Jacques Cartier et Samuel Champlain, pour lesquels l'abbé Laverdière avait une passion dévorante, lui qui est ― et reste  l'historien qui a accumulé le plus de connaissances sur la genèse de la Nouvelle-France. Il a structuré et développé la bibliothèque de l'Université Laval alors encore jeune, en la dotant de riches collections dans tous les domaines les plus avancés de la culture et des sciences.

En fait, quand on explore les nombreux témoignages laissés sur cet abbé original à l'esprit pétillant, on découvre un personnage hautement sympathique, attachant, passionné de connaissances dans divers domaines dont il approfondissait chacun, dont l'archéologie dans laquelle il excellait et dont on peut dire qu'il est le précurseur chez nous. On lui doit notamment la découverte du site de la maison de Louis Hébert, notre premier colon, aussi celui de la chapelle Notre-Dame-de-Recouvrance édifiée par Champlain (juste derrière l'actuelle cathédrale de Québec) et bien d'autres encore, dont la sépulture du père Ennemond Massé, l'un des premiers jésuites venus en Nouvelle-France. Pour un récit enlevant de cette dernière découverte, cliquer sur l'illustration suivante : 

Photos : Daniel Laprès, 23 juin 2022.

De nos jours toutefois, rien n'indique sur le site de cette tombe les circonstances de sa découverte et, plus troublant encore, dans le musée de la maison des Jésuites, juste de l'autre côté du chemin, aucune mention n'est faite de l'abbé Laverdière, qui pourtant est celui à qui l'on doit la connaissance de cet important lieu historique. 

L'abbé Laverdière (à droite) en 1863.

(Fragment d'une photo de groupe. Source :
Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

Mais le grand œuvre de l'abbé Laverdière, c'est l'édition qu'il a conçue des œuvres de Champlain. En fait, on lui doit à peu près toutes les principales connaissances dont on dispose encore de nos jours sur le fondateur de Québec, et aussi sur Jacques Cartier. En 1909, l'excellent historien que fut l'abbé Auguste-Honoré Gosselin, qui avait connu l'abbé Laverdière durant sa jeunesse estudiantine au Petit séminaire, publia une brochure afin de rendre justice à la contribution majeure de ce dernier à la connaissance des débuts de notre histoire nationale. On peut consulter ou télécharger cette brochure en cliquant sur l'illustration suivante : 

En somme, l'abbé Laverdière était un savant original et accompli que de nos jours on qualifierait affectueusement de « crack », tellement il mettait de la passion dans tout ce qu'il accomplissait. Comme prêtre, il était selon tous les témoignages d'un dévouement de tous les instants, et son cœur ne semblait pas avoir de limites. Professeur, il savait capter l'attention des étudiants, les plus jeunes au Petit séminaire ou encore les adultes à l'Université Laval. Son élève Joseph-Edmond Roy, précédemment cité, nous dit également : « À Saint-Joachim, où il passait toujours la grande vacance, les élèves l'adoraient. Bon, affectueux, familier avec tous, il s'ingéniait à trouver des amusements nouveaux ». 

Et Roy décrit la douleur des élèves du Séminaire de Québec quand ils ont appris le décès subit de l'abbé Laverdière : « C'était le 11 mars 1873, à quatre heures et demie du matin, et je me souviens encore comme si c'était hier de l'impression que cette mort soudaine créa au milieu de nous lorsque nous en apprîmes la lugubre nouvelle à notre réveil. Il n'y eut ce jour-là ni jeux, ni amusements. La mort avait frappé sur chacun un coup cruel ».

L'abbé Laverdière était aussi légendaire pour sa fameuse chaloupe, qui était l'une des grandes passions de sa vie. Amarrée au port, il ne manquait pas d'y monter dès qu'il en avait le loisir, et on le voyait alors naviguer entre Québec et la Pointe-Lévy et celle de l'île d'Orléans, puis de celle-ci à son village natal du Château-Richer. Il était alors « heureux comme un écolier », comme le dit l'écrivain Faucher de Saint-Maurice (cliquer sur son nom), qui l'a connu alors qu'il était élève au Séminaire, et dont on peut découvrir le témoignage en cliquant sur l'illustration suivante : 

Une excellente manière de découvrir le personnage original et attachant qu'était l'abbé Laverdière est de lire la nouvelle édition, publiée en décembre 2022 chez Étienne Dumas Éditeur, du livre d'Ernest Myrand, Une fête de Noël sous Jacques Cartier. Myrand, qui fut l'élève de l'abbé Laverdière et qui noua des liens d'amitié avec lui au Petit séminaire de Québec, fait revivre celui-ci en en faisant le guide du narrateur, et aussi du lecteur, d'un fascinant voyage dans le temps auprès de Jacques Cartier et de son équipage lors de leur hivernement à Québec durant le dur hiver 1535-1536. On peut donc par cette lecture faire connaissance avec notre sympathique abbé, découvrir sa manière de s'exprimer sous l'effet de sa passion pour notre histoire, l'énergie qu'il y mettait, et aussi prendre connaissance des nombreuses découvertes qu'il avait faites sur les séjours de Jacques Cartier dans la vallée du Saint-Laurent tel que son élève Myrand les avait notées puis reproduites dans cette œuvre littéraire. Cliquer sur l'illustration suivante pour les informations sur ce précieux et captivant ouvrage dont il reste encore quelques exemplaires :


En guise de conclusion à notre modeste effort pour rappeler ce grand et inspirant compatriote à nos mémoires, voici quelques extraits, parfois amusants et souvent émouvants, de quelques-uns parmi les nombreux témoignages qu'ont publiés des amis et collègues de l'abbé Laverdière à l'occasion de son décès : 


L'ami de tous

Abbé Louis.-O. Gauthier


Quand l’impitoyable mort vient ravir à notre affection quelqu’un que l’on a connu intimement, avec qui on a eu des rapports constants, si l’on veut être impartial, il est rare que l’on puisse dire : « Cet ami était sans défauts, il avait toutes les qualités du cœur et de l’esprit ».
Voilà cependant ce que nous croyons pouvoir affirmer, en parlant du confrère que nous pleurons aujourd’hui. Pour appuyer un avancé aussi élogieux, nous ne craindrons pas d’en appeler au témoignage de ses supérieurs et de tous ceux avec qui il a passé les plus longues années de sa vie d’étudiant et d’ecclésiastique. Les défauts dont nous parlons ici sont surtout ceux qui se manifestent dans nos rapports avec nos semblables, et qui sont les fruits empoisonnés de l’amour-propre, de l’orgueil, de l’égoïsme et de l’ambition. M. Laverdière n’avait même pas l’ombre de ces fautes qui rendent l’homme si détestable et qu’il est impossible de cacher aux regards les moins clairvoyants. Cet ecclésiastique dont les connaissances étaient si étendues avait la candeur et la simplicité d’un enfant, et semblait ignorer qu’il sût quelque chose ; et c’est l’humble opinion qu’il avait de lui-même qui lui faisait témoigner des égards et même du respect à tous ses égaux. Sa douceur et l’égalité de son humeur étaient inaltérables.
         M. Laverdière semblait n’avoir qu’un penchant bien prononcé et qui dominait tous les autres ; ce penchant était de rendre service, et de s’imposer des sacrifices de tous genres pour tirer un ami de l’embarras, ou même uniquement pour faire plaisir. Cœur d’or ; âme grande et généreuse ; intelligence élevée : voilà en trois mots la peinture fidèle du prêtre pieux et savant que la science et la religion pleureront longtemps.
         Est-il nécessaire d’ajouter à ce qui précède que M. Laverdière n’avait pas d’ennemis ? Pouvait-il en avoir ? Non, non, répondent tous ceux qui ont eu des rapports journaliers avec lui ; des ingrats de la pire espèce pouvaient seuls lui refuser leur estime et leur affection ».

(Source : La Gazette des familles canadiennes-françaises, 15 avril 1873). 

L'abbé Louis-O. Gauthier (1840-1880).
auteur du témoignage ci-dessus, a
travaillé avec l'abbé Laverdière à la 
bibliothèque de l'Université Laval et
fut l'un de ses plus proches amis.

(Fragment d'une photo de groupe ; source :
 Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

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L'abbé Laverdière et sa chaloupe

par l'abbé Henri-Raymond Casgrain

    Doué de talents rares, et passionné pour le travail, il avait fait de très fortes études classiques, n'ayant laissé passer aucune matière sans l'approfondir et s'en rendre maître. De bonne heure il s'était pris d'enthousiasme pour notre histoire dont les origines surtout le ravissaient d'admiration. Il en avait fait l'objet de ses constantes recherches, y avait porté son esprit d'investigation. Aussi peut-on affirmer que personne de son temps ne les a mieux connues que lui et ne les a commentées avec plus de science et d'autorité. Pour ne parler que de l'œuvre capitale de sa vie, l'édition de Champlain, publiée sous sa direction, est un modèle d'érudition qui ferait honneur aux savants de l'Europe.
   L'abbé Laverdière avait des excentricités de caractère qui prêtaient à rire et qui l'amusaient lui-même quand on lui en faisait la remarque. J'en citerai quelques-unes.
    Nous échangions souvent des visites, presque toujours pour discuter des questions d'histoire : lui venait chez moi au presbytère, ou j'allais au séminaire soit à sa chambre soit à l'Université dont il était bibliothécaire. C'était le soir ordinairement qu'il venait me voir parce qu'alors j'étais plus libre que dans le jour. Il veillait très tard, quand il avait quelques points obscurs à élucider, des commentaires ou des notes à faire sur certains textes difficiles qu'il voulait expliquer. Au cours d'une dissertation très vive qu'il fit à la fin d'une de ces veillées il eut une distraction restée célèbre parmi ses amis. D'habitude il apportait un petit fanal sourd dont il s'éclairait dans les corridors du Séminaire où toute lumière était éteinte quand il y revenait.
      Un soir qu'il s'était attardé jusqu'à minuit et qu'il était sur le point de partir après avoir allumé sa petite lampe, il lui vint une idée qu'il crut lumineuse et il se mit à la développer à perte de vue. Une heure se passe et il causait encore, lorsque tout à coup il s'interrompt pour partir, mais il s'aperçoit qu'il n'a plus son fanal à la main. Il cherche à gauche, il cherche à droite, range mes livres sur la table pour le trouver. Tout est inutile. A force de s'échauffer il avait perdu conscience de lui-même et, sans y faire attention, avait mis le petit fanal dans la poche de sa soutane.
      L'abbé Laverdière avait un amour bien légitime, l'amour de sa chaloupe. Elle était son orgueil, la dame de ses pensées comme on aurait dit au temps de la chevalerie. Il faut bien avouer que c'était la plus jolie embarcation et la plus fine voilière du port de Québec. Toujours peinte à neuf, elle était sous les soins d'un gardien du quai de la douane. Des fenêtres de l'Université, on la voyait distinctement dans le bassin où elle était attachée. Plus d'une fois j'ai vu M. Laverdière braquer sa grande longue-vue dans le carreau ouvert de la fenêtre pour regarder tout à son aise sa belle chaloupe, s'assurer qu'elle était bien amarrée, que tous les agrès étaient en ordre, les voiles, les rames, les balestons bien attachés de chaque côté des bancs.
      En repliant sa longue-vue il me disait : « Croyez-vous qu'il fait beau aujourd'hui ! La brise n'est pas forte, une petite brise de nord-ouest ; mais elle va fraîchir avec le montant qui commence. Dans une heure la mer sera assez haute. Si nous allions faire un tour de chaloupe et prendre un bain ? Cela serait fort agréable. Nous avons bien gagné ce délassement après avoir travaillé toute la journée. Nous ne sommes pas des chiens. Qu'en dites-vous ? »
       Je n'étais pas homme à refuser une pareille offre. Une heure après nous étions au quai de la douane à bord de la chaloupe. Pendant que je montais la misaine et déployais le foc en poussant le boute-hors, Laverdière levait la grande voile et appareillait le tape-cul. Trois ou quatre coups de gaffe nous sortaient du bassin et la jolie nacelle penchait sous ses quatre voiles gonflées par les risées du vent qui brunissaient l'eau du fleuve. Nous courrions d'une rive à l'autre, des falaises de Lévis à la pointe de l'île d'Orléans. Après avoir louvoyé en remontant du saut Montmorency à la pointe à Carcy, nous allions jeter l'ancre vis-à-vis Maizerets à cinq ou six pieds de profondeur, afin de pouvoir plonger et nager à notre aise autour de la chaloupe, sans faire d'imprudence. Nous étions à une bonne distance du rivage, vu l'étendue de l'estuaire et par conséquent sans souci des regards importuns.
      Ces bains étaient excellents mais ne valaient pas pour moi tant s'en faut, ceux du Petit-Dégras [à la pointe de la Rivière-Ouelle] où l'eau salée, plus résistante sous la main du nageur, exhale des enivrements inconnus aux gens d'eau douce. Quant à l'ami Laverdière, natif de Château-Richer, il jouissait sans réserve des bains de Maizerets.
     J'aurais une Odyssée à écrire si j'entreprenais de raconter toutes les aventures de l'abbé Laverdière en chaloupe. J'en détache une qui a eu du retentissement et qui égaye encore les causeries quand on rappelle celui qui en a été le héros.
    Les vacances battaient leur plein au Petit-Cap de Saint-Joachim. Le parc du château Bellevue ouvrait ses clairières et ses avenues aux joyeuses bandes d'écoliers, d'ecclésiastiques et de prêtres du Séminaire venus pour se délasser des fatigues de l'année scolaire. L'abbé Laverdière en était parti depuis quelques jours en chaloupe pour Québec et avait annoncé son prochain retour. On l'attendait pour une expédition à la cime du cap Tourmente.
      Il avait en effet mis à la voile et descendait tranquillement, poussé par une légère brise. Il faisait une chaleur étouffante et il s'était mis à l'aise en enlevant sa soutane qu'il avait pliée sur un banc. Rien ne faisait présager un changement dans l'atmosphère, quand tout à coup, vis-à-vis de l'église de Sainte-Anne [de Beaupré], la chaloupe fut assaillie par un coup de vent si furieux qu'elle chavira en un clin d'œil. Laverdière se serait noyé s'il n'avait été un nageur émérite. Il s'accrocha à la chaloupe et réussit à monter sur la quille. Un habitant du voisinage qui l'avait aperçu sauta sur un esquif et le ramena à terre où la chaloupe ne tarda pas à dériver; mais la soutane était au fond de l'eau. Le brave habitant invita l'abbé à rentrer chez lui et lui prêta des vêtements secs. M. Laverdière se mit en route pour le Petit Cap dans son nouvel accoutrement qui n'était autre qu'un pantalon et un gilet d'étoffe grise avec un chapeau mou, car il avait perdu le sien dans le naufrage. En le voyant arriver, les hôtes du château Bellevue le prirent d'abord pour un habitant du lieu. Qu'on juge de leur hilarité en le reconnaissant sous ce costume d'emprunt. L'aventure qu'il conta avec sa bonne humeur habituelle, fit fortune. Elle fournit à l'abbé Patrick Doherty (cliquer sur son nom), l'un des professeurs les plus spirituels qui soit passé au séminaire, le sujet d'une chronique désopilante qu'on relit toujours avec plaisir.
     L'abbé Laverdière avait de l'artiste dans les veines. Il était fin dessinateur et musicien instruit, avait une très belle voix exercée, de peu d'étendue, il est vrai, mais douce et harmonieuse. On lui doit une édition populaire des chants liturgiques, Le Paroissien noté, qui est devenu le manuel des enfants de chœur et qui sert de livre d'offices à un grand nombre de fidèles.
   […] Si j'écrivais la biographie de M. Laverdière, j'aurais à signaler ses diverses publications ; mais ceci n'est qu'un tribut d'estime et d'affection accordé à sa mémoire, ou, comme disaient les anciens, un sacrifice offert sur l'autel de l'amitié.

(Source : Henri-Raymond Casgrain, Souvenances canadiennes, édition établie par Gilles Pageau, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 2016, p. 411-415).

L'abbé Henri-Raymond Casgrain
(1831-1904)

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

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Le perfectionniste passionné

par Hubert LaRue

       Laverdière […] avait un grand talent pour la musique, et il avait su acquérir dans cet art de prédilection une habileté incontestable. Il jouait de presque tous les instruments, mais il affectionnait surtout l'ophicléide, le violoncelle et le violon. Or, un jour Laverdière, dont l'ouïe musicale était d'une délicatesse extrême, crut s'apercevoir qu'une des cordes de son violoncelle rendait des sons ingrats. Aussitôt, avec cet esprit d'investigation patiente qu'il apportait en toutes choses, il se prend à chercher la cause de ce défaut. Après de nombreux essais, il constate que la cause du désordre se trouve dans un fil de cuivre dont quelques-unes des spirales sont mal enroulées. Tout autre que lui serait venu naturellement à la conclusion que le parti le plus sage à adopter était de mettre de côté cette corde, et de la remplacer par une autre ; Laverdière jugea la situation tout autrement ; il se trouvait en présence d'une difficulté, il se garda bien de reculer. En conséquence, il défit la spirale, avec une patience angélique, et l'enroula de nouveau avec la seule aide de ses doigts !
      Un autre jour, il crut soupçonner dans les sons que rendait son violon certaines défectuosités qui fatiguaient la délicatesse de son tympan. Visitant, par hasard, un des appartements de la maison où l'on dépose les antiquités de tous genres, il aperçoit un violon démantibulé auquel ne tient plus qu'une seule corde. Il fait résonner cette corde, et constate que le proverbe qui s'applique avec tant de vérité aux vins vieux et aux vieux violons ne se dément pas cette fois ; il s'empara du violon. Rendu à sa chambre, il aperçoit dans la caisse de l'instrument une épaisse couche de résine et de poussière qui doit en amortir les sons. Un autre eut tout uniment porté le violon à un ouvrier de la spécialité, et lui aurait demandé d'en faire le nettoyage : c'est ce que ne fit pas Laverdière ; il trouva que le parti le plus naturel à prendre était de défaire le violon lui-même, de le nettoyer et de le refaire ; c'est ce qu'il fit. Mais, durant ce travail ardu, Laverdière, toujours en quête de difficultés nouvelles pour se donner le plaisir de les vaincre, fut servi à souhait.
            En effet, les deux parois du violon sont, comme on sait, supportées et maintenues à distance convenable l'une de l'autre à l'aide d'un pivot en bois qu'en termes d'artistes on appelle l'âme du violon. Or, en voulant ajuster ce pivot, il trouva que l'opération n'était pas aussi simple qu'il l'avait d'abord présumée, et alors des difficultés de toute nature surgirent en son esprit, tant et si bien qu'appelant à son aide toutes les lois de l'acoustique, toutes les formules de la physique, il en eut pour plusieurs jours de travail patient à découvrir la solution de ce problème. Quelques mois plus tard, étant à passer la soirée à la cure de Québec, la conversation vint à tomber accidentellement sur la musique, et, par contrecoup, sur les violons ; Laverdière, en verve, fit une dissertation savante sur l'âme des violons, et sur la place exacte que doit occuper cette pièce essentielle de l'instrument.
          Tel était Laverdière dans les choses ordinaires de la vie privée : tel il fut dans ses nombreux et importants travaux historiques. Ce qu'il fallait, avant tout, à ce génie de bénédictin, c'étaient des difficultés à surmonter. Son travail commençait là où celui des autres avait fini ; son génie patient, obstiné, ne reculait devant aucun obstacle.

(Source : Le Journal de Québec, 3 juillet 1873). Aussi dans : Hubert LaRue, Mélanges historiques, littéraires et d'économie politique, volume II, Québec, P.-G. Delisle Imp., 1881, p. 145-151).


Hubert LaRue (1833-1881)

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

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La passion de la genèse de notre histoire nationale

par Joseph-Edmond Roy


Que de grandes et puissantes qualités d'érudit il possédait. Il avait l'instinct et le flair du chercheur. Jamais savant ne fut moins prétentieux, jamais érudit ne poussa plus loin le scrupule de l'exactitude. […] Laverdière avait une véritable passion pour tout ce qui pouvait le rapprocher des origines de notre histoire. Cartier, Champlain, tous les fondateurs, étaient les hommes de sa prédilection. Il aurait voulu les suivre pas à pas, peser chacune de leurs paroles, se faire leur contemporain.
Aussi, tout absorbé qu'il fût par ses recherches d'histoire, il y avait une telle variété dans ses aptitudes que l'on put lui confier tour à tour la charge de professeur de mathématiques, de physique, de chimie, de troisième et de seconde. Il enseigna l'histoire en même temps que la musique vocale et instrumentale. Son amour des livres lui fit accepter la charge de bibliothécaire de l'université, mais cela ne l'empêcha pas de diriger la classe de dessin. Les sciences, les arts les lettres, tout lui était familier. 
          Sur nous, les « petits », il exerçait un prestige singulier. Quand nous le voyions venir par les longs corridors, nous nous poussions du coude et nous disions : « Voilà Monsieur Laverdière !... » Et nous ne savions trop quel sentiment nous agitait. Sans être en contact particulier avec les élèves, il tenait à nous par toutes les fibres. C'est dans ses livres que nous apprenions l'histoire du Canada, les chansons de marche et les chants liturgiques. C'est à lui que nous avions recours pour corriger les premières ébauches de nos dessins ou pour réparer les instruments de musique défectueux. Et puis, on nous racontait tant de choses sur son compte. Ne passait-il pas pour un marin expérimenté ? N'avait-il pas un yacht à nul autre pareil qui remportait les premiers prix dans les courses nautiques ? On ne savait jamais le jour où il ne découvrirait pas quelques merveilles du passé. Nous le croyions capable de tout entreprendre.
         À Saint-Joachim, où il passait toujours la grande vacance, les élèves l'adoraient. Bon, affectueux, familier avec tous, il s'ingéniait à trouver des amusements nouveaux. C'est lui qui perça à travers le cap Tourmente des sentiers qui permirent de gravir jusque sur la cime sans trop de fatigue. Et il nous enseigna alors la manière de faire cuire des pommes de terre. C'est celle dont on se sert au désert pour faire rôtir les cochons de lait. Il faisait en terre un trou de deux pieds carrés environ, qu'il tapissait avec soin de pierres lavées dans le ruisseau voisin ; il emplissait cette fosse de braise ardente et attendait qu'elle se fut transformée en un véritable four ; puis il la vidait, étendait sur le fonds un lit de feuilles mortes, sur ce lit les pommes de terre, sur ces dernières un nouveau lit de feuilles et sur les feuilles de grosses mottes de gazon. Dans une demi-heure, nos pommes de terre étaient cuites.
Robuste de corps et d'une santé apparemment inébranlable, Laverdière mourut tout jeune, à l'âge de 47 ans, après dix-huit heures de maladie. C'était le 11 mars 1873, à quatre heures et demie du matin, et je me souviens encore comme si c'était hier de l'impression que cette mort soudaine créa au milieu de nous lorsque nous en apprîmes la lugubre nouvelle au dortoir à notre réveil. Il n'y eut ce jour-là ni jeux, ni amusements. La mort avait frappé sur chacun de nous un coup cruel.
Le cadavre fut exposé en chapelle ardente pendant trois jours dans la chambre du supérieur, qui était alors en Europe. Des ecclésiastiques, continuellement occupés à réciter l'office, se relevaient d'heure en heure. C'était la veillée des morts. Le 13 mars, à cinq heures du soir, eut lieu la levée du corps. À travers les longs corridors, on vit s'avancer la procession des prêtres en surplis, suivis des élèves, tous récitant des psaumes.
        Oh ! le triste et lugubre défilé ! Laverdière en habits sacerdotaux, la barrette sur la tête, était à demi incliné sur un lit de parade que supportaient sur leurs épaules, quatre de ses confrères. Il me semble encore voir, dans la demi-obscurité du soir, la tête basanée du mort, les mains jointes sur la poitrine, serrant le crucifix et le chapelet, puis la chasuble violette et l'aube blanche. Et le lendemain, dans la chapelle toute tendue de noir, ce furent les solennelles funérailles où assistait tout ce que la ville comptait d'illustrations.

(Source : Joseph-Edmond Roy, Souvenirs d'une classe au Séminaire de Québec (1867-1877), Lévis, 1905, p. 212-219).


Joseph-Edmond Roy (1858-1913)

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

L'abbé Laverdière avait aussi des talents de dessinateur, comme en fait foi
cette représentation de sa main du château Bellevue et de la chapelle
Saint-Louis-de-Gonzague, au Petit Cap de Saint-Joachim, sur la 
Côte-de-Beaupré, qui appartient toujours au Séminaire de Québec.

(Source : Musée de la civilisation du Québec / 
cliquer sur l'image pour l'élargir)

L'abbé Laverdière, jeune prêtre.

(Photo tirée d'une mosaïque, collection de Gaspé,
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)

L'abbé Charles-Honoré Laverdière, professeur 
au Petit séminaire de Québec et à l'Université
Laval, dont il était aussi le bibliothécaire.

(Source : Musée de la civilisation du Québec /
Fonds d'archives du Séminaire de Québec)